Étiquette : Catherine Weinzaepflen


  • Catherine Weinzaepflen, L’Odeur d’un père

    par Angèle Paoli

    Catherine Weinzaepflen, L’Odeur d’un père,
    des femmes-Antoinette Fouque, 2021.



    Lecture d’Angèle Paoli


    UN DESTIN D’ÉCRITURE




    L’Odeur d’un père n’est ni un roman ni un recueil de poésie. Le titre même de l’ouvrage oriente la lecture vers l’écriture autobiographique. Récemment paru aux éditions Des femmes-Antoinette Fouque, le récit de Catherine Weinzaepflen est dédié à sa fille Fanny. « Quand j’ai quarante ans je deviens mère. » Ainsi se clôt L’Odeur d’un père.

    L’étrangeté du titre est plurielle. L’odeur y est première tandis que l’adjonction du mot père est, elle, indéfinie. Est-ce à dire que le géniteur de la narratrice lui est inconnu ? Ou bien que sa personne est indiscernable, parce que démunie de ce que l’on a coutume d’attribuer à l’identité paternelle ? Et donc similaire de celle de n’importe quel autre homme de même statut ? La réponse est formulée dans l’une des pages qui commencent par la formule « Quand j’ai onze ans ».

    « Quand j’ai onze ans je ne sais trop à quoi ça sert un père.  »

    Pourtant, au fil des pages et des chapitres, se précise la figure de ce père que la narratrice associe à l’Afrique. Avec le premier voyage en Afrique équatoriale – qui « deviendra trois ans plus tard, République de Centrafrique » –, se noue et se construit la relation du père avec le lieu qu’il s’est un jour choisi. Pour quelles raisons le père est-il parti en Afrique ? Qu’est-ce qui a motivé ce choix ? La narratrice n’en saura rien. Et les photographies qu’elle consulte ne lui apporteront aucune réponse sur ce point. Peut-être est-ce « la filière Alsace/Afrique noire, pour faire fortune » qui en est responsable ? Mais, grâce aux vacances qu’elle passe, enfant, aux côtés du père, la toute jeune fille découvre un univers qu’elle ne connaissait jusqu’alors qu’à travers Tintin au Congo. Derrière le père, en contrepoint, et séparée de lui par un divorce, la mère aimante et aimée, que l’enfant de onze ans se réjouit de retrouver au retour d’Afrique. Une mère « permissive et progressiste. » Auprès du père, et à l’opposé de la mère, la seconde épouse : D. La belle-mère. Qui ne mérite ni le titre de mère ni l’adjectif qui lui est associé. L’enfant et elle se détestent. D. incarne tout ce que la narratrice fuit. Et la narratrice adulte ne lui pardonnera pas. Car se demande-t-elle : « pourquoi on pardonne à certains de nous avoir fait souffrir, pourquoi on ne peut pardonner à d’autres ». Et, conclut-elle : « Sans doute peut-on pardonner à ceux qu’on a aimés. » S’énonce implicitement sous cette réflexion : l’enfant n’a pas aimé D. En revanche, chemin faisant à ses côtés et dans l’éloignement, elle a aimé son père. Même s’il n’est plus « le héros lointain » qu’elle avait imaginé et pas non plus le Raf Vallone que l’enfant avait fantasmé.

    Chaque chapitre du récit est inauguré par une formule temporelle dont l’âge varie en fonction des souvenirs qui affluent dans le désordre mémoriel. En fonction des lieux évoqués ou des événements. Ce qui n’exclut ni les anticipations ni les retours en arrière qui ponctuent le récit et l’infléchissent différemment. Dès le premier séjour, les onze ans de la narratrice sont associés à la maison de Bangui — « au km 15 sur la route de Boali, isolée » — et à la figure paternelle. Aux vastes espaces de l’Afrique, elle oppose l’Alsace originelle, « riche et xénophobe », ses vignes, ses paysages bien ordonnancés. Strasbourg et sa bourgeoisie cossue sont très vite délaissés au profit d’autres étrangetés. La narratrice leur préfère de beaucoup les populations colorées et joyeuses de l’Afrique, ses animaux extraordinaires et les virées en Land Rover dans le désert aux côtés du père qui toujours l’emmène dans ses déplacements. Au père s’oppose en tous points la mère, restée en France après le divorce, lorsque l’enfant avait quatre ans.

    « Je suis née un 1er juillet dans un été continental torride, à onze ans j’ai découvert la chaleur moite de l’Afrique : mon amour du désert est la résultante de ces deux contextes climatiques. »

    Ainsi, au fil du temps, la narratrice reconstruit-elle son passé d’enfant et son évolution personnelle, mêlant au présent de l’écriture, les âges de la vie dans une chronologie déstructurée tout à fait séduisante. La tournure/formule « Quand j’ai onze ans » revient de manière itérative, créant à la fois un tempo et une attente. Attente d’Afrique et d’exotisme, d’images et de saveurs. Attente interrompue ou retardée par l’immixtion d’autres âges : « Quand j’ai vingt-trois ans/quand j’ai douze ans/quand j’ai trente ans… ».

    Aux antipodes se situent la toute petite enfance — « quand j’ai trois ans » — et les prémices de la vieillesse — « Quand j’ai soixante-ans » — avec une variante : « Quand je suis âgée ». L’écoulement d’une vie, avec une intrusion hors temps : « Quand je ne suis pas née ». Des écarts qui permettent de modifier et d’enrichir l’approche mémorielle, de surajouter des images ayant trait à un passé lié à des souvenirs flous qui ne prendront tout leur sens que bien des années plus tard ; ou d’évoquer une Afrique antérieure à la sienne, celle de Gide par exemple, dont l’adulte lit le Journal. C’est aussi à onze ans que la narratrice découvre l’écriture, un moyen pour l’enfant de braver les interdits et de contourner la sieste imposée. La poésie, écrit-elle « dans un grand cahier à couverture marbrée vert et noir », « m’apparaît comme une forme codée à l’abri de vos intrusions ».

    « L’Afrique est le premier envoutement de ma vie », écrit Catherine Weinzaepflen, et, avoue-t-elle, « je reste « africaine″ ». Jusque dans ses lectures qui la conduisent du côté de Joseph Conrad — Lord Jim, Au cœur des ténèbres — ou de Robbe-Grillet, lorsqu’elle découvre La Jalousie. Mais aussi de M.D. « L’Indochine coloniale de son enfance a le même parfum que l’Afrique de la mienne. »

    Car les odeurs sont omniprégnantes sous la plume de Catherine Weinzaepflen.

    « Quand j’ai onze ans je découvre que l’odorat est mon sens de prédilection. Plus que le regard. Plus que le son. »

    Tout un bouquet d’odeurs se diffuse par strates successives autour de la narratrice, odeurs parfums fragrances, capiteuses ou putrides, en relation avec le père et l’Afrique : « parfum de savon Camay rose », « odeur agressive de l’aftershave Gillette bleu », « lotion Pantene pour les cheveux… » ; odeur de moisi de la douche, odeur de champignon « qui rivalise avec l’antimite que D. met dans l’armoire » ; « odeurs de friture » et « odeurs de fiente de poule » ; « odeur des fruits blets tombés au sol ». Et, du côté du fleuve, « effluves de terre, de boue et d’eau » et « intense odeur des poissons qu’on vient de décharger d’une pirogue ». Ou encore l’absence totale d’odeur dans le living ; « bougainvillées sans odeur » ou « parfum suave » des daturas. Tout l’espace africain s’organise autour des odeurs et des parfums. Ces sensations olfactives puissantes resteront à jamais gravées dans la mémoire de la narratrice. Au point qu’elle ira plus tard à leur recherche au cours de ses nombreux voyages. De sorte que lorsqu’elle évoque son voyage au Moyen Orient, les odeurs d’Afrique refont surface. Se mêlent, enivrantes ou nauséeuses, « odeur du feu de bois » « odeurs nocturnes » ; « exécrables effluves » ; « odeur d’œuf pourri » et « puanteur du manioc ». L’enfant semble s’être construite ainsi, à l’entour des odeurs de l’Afrique. « C’est l’Afrique qui m’a fait naître », écrit-elle. « Quand j’ai onze ans. »

    À l’âge vingt-trois — « Quand j’ai vingt-trois ans » , un tournant s’opère dans le récit. Catherine Weinzaepflen fait une pause qu’introduit un texte en italiques. Une sorte de prise de conscience sur ce qu’est véritablement ce récit. Pause au cours de laquelle l’auteure pose un regard sur son travail d’écrivain. Et s’interroge sur ce qu’il lui faudrait désormais envisager de faire :

    « Comme il arrive qu’un voyageur effrayé, perdu sur des terres inconnues, s’arrête pour faire le point, je suspends un temps, mon exploration du passé. J’ai soudain la sensation que ce récit constitue une réhabilitation de mon père. Mais l’anamnèse dont il procède fait forcément resurgir des épisodes que j’avais préféré oublier. Jusqu’ici je suis allée piocher des éléments ″exotiques », progressant avec prudence sur les chemins de la mémoire. Or ce qu’on pourrait qualifier d’exotique s’assèche, et il va bien falloir faire face à des épisodes plus violents que l’ingestion de viande chevaline ou la méchanceté de D. Et in fine me rappeler la Lettre au père que, à la différence de Kafka, j’enverrai. »

    Il est rare qu’à la lecture, un témoignage autobiographique agisse sur moi avec tant de force et suscite autant de plaisir. Serait-ce l’exotisme de ce récit et cet amour viscéral pour la sensuelle Afrique qui m’ont habitée tout au long de ma lecture de L’Odeur d’un père ? Un patchwork d’émotions sur lequel vient se graver en filigrane la personnalité de Catherine Weinzaepflen. Dont je comprends mieux en la lisant quels sont les fils originels qui l’ont tissée et qui l’ont conduite à ses engagements d’aujourd’hui. Féminisme, anticolonialisme, antiracisme. L’Afrique et ses sortilèges ont façonné la femme en profondeur. Et c’est peut-être à son père qu’elle doit d’être devenue écrivain.

    « L’Afrique a contaminé tous mes livres, de manière plus ou moins visible, et il m’a fallu de nombreuses années pour penser que tu avais ta part dans mon destin d’écriture. » (Quand j’ai onze ans)



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Catherine Weinzaepflen  L'odeur d'un père 2




    CATHERINE WEINZAEPFLEN


    Catherine WEINZAEPFLEN
    Ph. © Vincent Olivier




    ■ Catherine Weinzaepflen
    sur Terres de femmes


    [Quand j’ai onze ans] (extrait de L’Odeur d’un père)
    Avec Ingeborg (lecture d’AP)
    Celle-là (lecture d’AP)
    Le Rrawrr des corbeaux (lecture d’AP)
    Huit [avec Jean-Jacques Viton](extrait du Rrawrr des corbeaux)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    la terre est ronde




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  • Catherine Weinzaepflen | [Quand j’ai onze ans]



    Petits carnets à spirales
    Ph., G.AdC







    [QUAND J’AI ONZE ANS]




    Quand j’ai onze ans la maison d’Afrique me semble immense. J’aime le plain-pied et les nombreuses fenêtres sans vitre avec des volets à claire-voie, des volets en bois peint en vert. Le grand séjour au sol de ciment peint en rouge. Quatre fenêtres, quatre portes – deux d’entre elles donnant sur l’extérieur. Tout est ouvert. Même dans la salle d’eau, il y a deux fenêtres. Dans l’angle une douche accrochée au plafond sans parois – la pièce est tellement grande qu’il n’est pas nécessaire de la protéger des éclaboussures. Une maison c’est une rencontre : on s’y sent bien, ou mal, sur-le-champ. Ta maison d’Afrique, un parallélépipède posé dans une nature sauvage sous de grands arbres, hante mes lectures. Elle est pour moi générique de la maison d’Elizabeth Bishop au Brésil (de plain-pied, entourée d’une végétation sauvage), celle de La Jalousie (entourée de bananiers), et sur l’île d’Achill en Irlande, la maison de Heinrich Böll. Ingeborg Bachmann a raison lorsqu’elle dit que « les années de jeunesse sont, sans qu’un écrivain le sache au début, un véritable capital ». L’Afrique a contaminé tous mes livres, de manière plus ou moins visible, et il m’a fallu de nombreuses années pour penser que tu avais ta part dans mon destin d’écriture. Ma mère ne cessait d’écrire, de manière compulsive. J’imagine combien ça devait t’agacer et je soupçonne que l’enjeu du sac à main à cordons que je vous ai vus vous disputer, chacun tirant de son côté, devait être le carnet de ma mère. Dans ses petits carnets à spirales, elle consignait aussi bien les choses à faire que les comptes rendus de ses journées. Chaque soir, dans son lit (je parle de sa vie seule avec moi, après votre séparation), elle mettait ses notes au propre dans un agenda plus conséquent, cartonné – son journal. Elle y écrivait ses faits et gestes et jusqu’aux dialogues qu’elle avait échangés avec ses proches. Une sorte de graphomanie. Je ne crois pas lui avoir jamais demandé pourquoi elle remplissait ainsi des carnets et des cahiers. D’ailleurs elle ne m’aurait pas donné d’explication. Et peut-être n’en avait-elle pas. Je les ai feuilletés, enfant, imaginant y trouver des secrets. Il n’y avait rien. Seule une restitution du déroulement de ses journées comme le ferait un capitaine de navire. Adulte, lorsqu’il nous arrivait de séjourner ensemble à la campagne, j’ai revérifié. Rien. Ou plutôt, comme si elle avait imaginé que je pourrais vérifier son journal, des récriminations à mon endroit qu’elle n’aurait jamais osé formuler verbalement. C’était « elle ne m’a pas embrassée », « elle m’a répondu d’un ton agacé », « C. est allée dîner chez des amis. » À sa mort, j’ai voulu jeter ces piles de diaries, quelqu’un m’en a empêchée au motif qu’il s’agirait d’un témoignage ethnologique. Ils sont toujours dans la cave d’un ami, en Alsace.



    Catherine Weinzaepflen, L’Odeur d’un père, des femmes-Antoinette Fouque, 2021, pp. 69-71.






    Catherine Weinzaepflen  L'odeur d'un père 2




    CATHERINE WEINZAEPFLEN


    Catherine WEINZAEPFLEN
    Ph. © Vincent Olivier




    ■ Catherine Weinzaepflen
    sur Terres de femmes


    L’Odeur d’un père (lecture d’AP)
    Avec Ingeborg (lecture d’AP)
    Celle-là (lecture d’AP)
    Le Rrawrr des corbeaux (lecture d’AP)
    Huit [avec Jean-Jacques Viton](extrait du Rrawrr des corbeaux)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    la terre est ronde




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  • Catherine Weinzaepflen, Le Rrawrr des corbeaux

    par Angèle Paoli

    Catherine Weinzaepflen, Le Rrawrr des corbeaux,
    éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion, 2018.



    Lecture d’Angèle Paoli




    « J’ATTENDRAI / LE TEMPS D’USURE / D’UN SAVON À L’AMBRE »



    De Sydney à Paris, Catherine Weinzaepflen écrit. Qu’elle soit en Australie, en France ou ailleurs, les livres ne la quittent pas. L’écriture non plus. Son dernier ouvrage en date est une suite de poèmes rassemblés sous le titre Le Rrawrr des corbeaux. En tout, 66 poèmes numérotés (en lettres majuscules et sans traits d’union entre les numéraux composés) auxquels viennent s’ajouter douze autres textes non numérotés, lesquels se glissent entre les pages. Étrange composition. Étrange contrepoint. Qui interroge et qui engendre une lecture à double entrée. La première en suivant, page après page, l’ordre d’occurrence des textes dans la suite composée par la poète. La seconde en récurrence, en commençant par la fin de l’ouvrage, c’est-à dire en consultant les deux ultimes pages portant l’intitulé :

    « Catherine Weinzaepflen avec : »

    Suit une liste de noms de poètes, écrivains et artistes, connus ou non du lecteur, chacun mis en correspondance avec un ou parfois plusieurs nombres. À partir de cette « table » d’un genre particulier tout s’éclaire. Le lecteur comprend que chaque poème s’inscrit dans un dialogue de la poète avec l’autre, lequel est quelquefois nommé dans le poème (Walt Whitman, Tim Winton, Reznikoff) ou dont on peut aussi saisir la présence à travers mots ou initiales (M.D.). L’autre : un tremplin pour l’écriture.

    L’écrivain ne part jamais de rien et l’écriture qui est la sienne se fait in praesentia des autres ; même si cette présence — et c’est ici le cas — semble partiellement cryptée pour le lecteur. La voix de Catherine Weinzaepflen entre en symbiose avec la voix de ceux ou de celles qui sont convoqués sur la scène d’écriture du livre. Jusqu’à se confondre. Parfois certains signes — titres, citations et initiales, allusions explicites — facilitent l’identification de l’autre. Ainsi du poème CINQUANTE QUATRE :

    « j’écoutais ce matin

    la voix de M.D.

    ici à Sydney

    la lumière d’un jour

    d’hiver ensoleillé

    Marguerite balayant ainsi

    une nuit de cauchemars

    […]

    il y a des tas de régions

    en toi

    qui se mettent à nu,

    disait-elle à son acteur

    et j’aime qu’elle dise région »

    Mais ce n’est pas toujours le cas. Il arrive que le poème ne se livre pas. Il garde alors son entier mystère. Quant à la poète, elle entre en symbiose avec les auteurs poètes et artistes qu’elle affectionne et qui structurent de longue date sa vie intellectuelle. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, d’une composition métissée, tableau ou suite narrative dans laquelle Catherine Weizaepflen se dévoile en dévoilant ses propres goûts littéraires, artistiques ainsi que sa sensibilité politique. Dominent dans ce panorama qu’elle nous offre de son arrière-pays culturel les auteurs australiens et anglo-saxons. Artistes et auteurs français sont aussi bien représentés. Je m’étonne de la présence solitaire de l’Allemand Friedrich Hölderlin, de celle, singulière, de la Japonaise Sei Shônagon. Et je remarque le trio italien représenté par Andrea Zanzotto, Erri De Luca et Dante Alighieri. Je ne suis cependant pas surprise de l’absence de la poète allemande Ingeborg Bachmann. Qui a déjà fait à elle seule l’objet de tout un ouvrage, intitulé Avec Ingeborg. Il est donc possible d’imaginer que Le Rrawrr des corbeaux est un prolongement de ce précédent ouvrage.

    Le titre de cette suite a de quoi inquiéter. Les corbeaux sont désignés par leur cri, « le rrawrr », onomatopée brute, sauvage (raw) et noire qui insiste sur le roulement des « r » et contient en miroir le mot war. Dès la première page (UN), la présence inquiétante des oiseaux est avérée. En nombre : « les corbeaux prolifèrent ».

    Les corbeaux se manifestent aussi dans les poèmes. Mais par intermittence. Annonciateurs de mort. Ils surgissent au travers des violences, dont les injustices et les désespoirs préparent le terrain. Ainsi du poème HUIT qui prend appui sur la colère de Jean-Jacques Viton :

    « les expulseurs les banquiers les politiques

    ça suffit maintenant ça suffit »

    et la poète d’enchaîner avec ses mots :

    « back home

    loin du Pacifique

    loin du bush aux fleurs minuscules

    le bush peuplé de mille oiseaux

    j’entends la voix de mon ami

    sa formidable colère

    ils disent nouveau gouvernement

    et je pense Fuck off

    alors où comment

    une autre vie

    tout est si désespéré mon ami »

    Viennent les attentats et les guerres. Gaza 2014 où « les enfants meurent déchiquetés / par les bombes ». Ou encore, en ONZE (Frank Smith), les strophes qui s’agencent autour de l’attentat du 7.01.2015 :

    « la scène qui annihile toute pensée :

    dans une pièce de 25 m2

    l’assassinat de 10 personnes

    à l’arme de guerre »

    Pour Catherine Weinzaepflen

    « la date retenue

    sera le 11.01.2015

    un million de personnes dans la rue… »

    La poésie de Catherine Weinzaepflen s’empare de ce qui fait le quotidien de C.W., où domine l’anglais, et celui des personnes avec qui elle fraternise. Celle-ci évoque ce quotidien sans pathos, soucieuse de coller au plus près au réel et de ne pas le perturber par ses propres réactions. Ainsi du poème SIX (qui ne fait référence ni allusion à aucun poète ou artiste) qui brosse dans un décor de guerre, de manière sèche et concise, une scène d’intimidation au pistolet, de mise en joue vécue en direct par la poète :

    « nuit

    ville en ruine

    noir

    tout est noir

    jellabas noires

    visages noirs

    les tueurs patrouillent

    […]

    deux tient un pistolet

    dans chaque main

    […]

    soudain des cris

    une agitation

    les tueurs partent en courant

    nous ne sommes pas morts »

    D’autres cruautés surgissent au détour d’une page. Ainsi de cette scène d’émasculation en Inde d’enfants offerts à la Divinité :

    « le médecin

    muni de machettes

    émascule le jeune garçon

    l’aura fait manger et dormir

    avant de le castrer »

    [DIX HUIT, Roberto Bolaño]

    L’économie des notations et l’absence de lyrisme qui caractérisent l’écriture de Catherine Weinzaepflen ne sont cependant pas synonymes de froideur. Ici ou là transparaît la trace d’une émotion. Souvent en lien avec le rêve. Ainsi d’Anna Torres dont, en DIX SEPT, elle clôt l’évocation par ces mots :

    « elle s’est tuée un jour d’août

    pendue

    je rêve parfois d’elle ».

    De même dans le poème TROIS, consacré à Sylvia Plath qui se conclut ainsi :

    « de mon côté

    dans la nuit noire sans lune de Sydney

    je caresse le souvenir d’eux »

    Eux : Sylvia / Assia (seconde épouse de Ted Hughes) / Shura (demi-sœur de Frieda qu’Assia tua avec elle / Nicholas, fils de Sylvia.

    Ailleurs, dans les poèmes qui ne renvoient à aucun artiste ou écrivain particulier, la poète évoque sa jeunesse. Ainsi du poème SOIXANTE TROIS. Un brin de nostalgie transparaît, lisible grâce à la disposition des mots sur la page :

    « nous étions jeunes

    et nous nous aimions

         follement

    […]

    mes plus belles années ?

    (pensée excessive sûrement) »

    Si les corbeaux, quelle que soit la forme que prend leur présence, sont à l’œuvre dans la poésie de Catherine Weinzaepflen, il demeure quelques trouées de lumière : « une sauterelle / venue d’on ne sait où » ; la « perfection d’un matin d’été ».

    Et ces quatre vers qui se détachent de DIX :

    « la pureté du matin

    un monde simple

    terrasse blanche

    sous un toit de canisses ».

    Ainsi, au milieu de tragédies devenues la norme, le bonheur se manifeste-t-il encore parfois, ténu mais présent malgré tout :

    « le bonheur

    advient

    par bribes ».

    Et la poète de conclure sa suite poétique par cet aveu singulier et intime :

    « j’attendrai

    le temps d’usure

    d’un savon à l’ambre ».

    Trois vers qui à eux seuls suffisent à susciter le désir d’une relecture.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Catherine Weinzaepflen  Le Rrawrr des corbeaux




    CATHERINE WEINZAEPFLEN


    Catherine Weinzaepflen
    Source




    ■ Catherine Weinzaepflen
    sur Terres de femmes


    Huit [avec Jean-Jacques Viton](extrait du Rrawrr des corbeaux)
    Avec Ingeborg (lecture d’AP)
    Celle-là (lecture d’AP)
    L’Odeur d’un père (lecture d’AP)
    [Quand j’ai onze ans] (extrait de L’Odeur d’un père)
    8 juillet 1593 | Naissance d’Artemisia Gentileschi (+ un extrait du roman Orpiment de Catherine Weinzaepflen)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    la terre est ronde




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site du cipM)
    une page bio-bibliographique sur Catherine Weinzaepflen (+ deux extraits d’archives sonores)
    → (sur le site des éditions Flammarion)
    la fiche de l’éditeur sur Le Rrawrr des corbeaux





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  • Catherine Weinzaepflen | Huit [avec Jean-Jacques Viton]



    HUIT



    les expulseurs les banquiers les politiques
    ça suffit maintenant ça suffit


    back home
    loin du Pacifique
    loin du bush aux fleurs minuscules
    le bush peuplé de mille oiseaux
    j’entends la voix de mon ami
    sa formidable colère
    ils disent nouveau gouvernement
    et je pense Fuck off
    alors où comment
    une autre vie
    tout est si désespéré mon ami

    quitter cette ruine fuir la défaite chercher
    des châteaux en forêt des cabanes dans les arbres

    suggères-tu
    ce matin un vieillard à barbe
    fouillait une poubelle verte
    récupérait des emballages de fast food
    les raclait de ses doigts qu’il léchait
    j’ai pensé à Noé
    celui de l’Arche oui
    nous autour
    noyés



    Catherine Weinzaepflen, Le Rrawrr des corbeaux, éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion, 2018, page 16.






    Catherine Weinzaepflen  Le Rrawrr des corbeaux



    _______________________________
    NOTE d’AP : Le Rrawrr des corbeaux est disponible en librairie le 26 septembre 2018.




    CATHERINE WEINZAEPFLEN


    Catherine Weinzaepflen
    Source



    ■ Catherine Weinzaepflen
    sur Terres de femmes

    Le Rrawrr des corbeaux (lecture d’AP)
    Avec Ingeborg (lecture d’AP)
    Celle-là (lecture d’AP)
    L’Odeur d’un père (lecture d’AP)
    [Quand j’ai onze ans] (extrait de L’Odeur d’un père)
    8 juillet 1593 | Naissance d’Artemisia Gentileschi (+ un extrait du roman Orpiment)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    la terre est ronde



    ■ Voir | écouter aussi ▼

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    → (sur le site des éditions Flammarion)
    la fiche de l’éditeur sur Le Rrawrr des corbeaux





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  • Catherine Weinzaepflen, Avec Ingeborg

    par Angèle Paoli

    Catherine Weinzaepflen, Avec Ingeborg,
    éditions Des femmes-Antoinette Fouque, 2015.



    Lecture d’Angèle Paoli




    RENDRE LE MONDE À SON AMPLEUR



    Duo de femmes. Cheminement de l’une vers l’autre. De l’une aux côtés de l’autre. Avec pour traits d’union privilégiés la langue allemande et l’écriture. Mais bien au-delà encore. « D’où vient cette émotion dès qu’il s’agit de Bachmann ? » Ainsi s’interroge Catherine Weinzaepflen. « Ingeborg ma sœur ».

    D’une naissance à l’autre, vingt années séparent les deux femmes. Ingeborg Bachmann et Catherine Weinzaepflen. Vingt années suffisent pourtant à les rapprocher. La plus jeune, en effet, se sent en très grande affinité de pensée et de cœur avec son aînée. C’est sans doute le lien invisible de parenté qu’elle retrouve sur une photo de famille (sa mère et sa sœur jumelle) qui nourrit en Catherine Weinzaepflen ce sentiment émouvant de sororité. « Ingeborg en sœur d’écriture pourrait être une réponse aux jumelles. »

    On n’écrit jamais seul(e). « On écrit avec les autres », confie Catherine Weinzaepflen dans un entretien donné en 2013 à Liliane Giraudon sur Poezibao. Dans ce dernier ouvrage, Avec Ingeborg, ouvrage inclassable puisque d’un genre hybride où alternent prose et poésie, Catherine Weinzaepflen écrit « AVEC Ingeborg ». Elle est accompagnée de sa présence ; elle vit avec ses œuvres, dont elle interroge sens et forme, jusque dans le choix de l’alternance prose/poésie ; elle voyage en sa compagnie dans l’espace et dans le temps. Après s’être libérée des inhibitions et des obstacles qui l’oppressaient, après s’être nourrie en profondeur de l’histoire d’Ingeborg Bachmann, la Strasbourgeoise se lance dans l’écriture de ce texte. Avec Ingeborg. Imprégnée de l’œuvre poétique de l’Autrichienne, Catherine Weinzaepflen s’attache à traduire en français nombre de ses poèmes. Fidèle en cela à la pensée de Bachmann pour qui le travail de/sur la langue est toujours recherche d’une « autre langue capable d’exprimer la conscience et l’expérience de la porosité du même à l’autre, à tout autre, homme, arbre, animal »* ; et, mêlant sa propre voix à celle d’Ingeborg, elle s’autorise un jour à écrire à sa suite, en écho avec elle, en symbiose avec elle. Jusque dans les engagements politiques qui lui font dénoncer les « violences d’État ». « Toutes les violences sont issues de ceux qui nous gouvernent », écrit Catherine Weinzaepflen. En amont et comme en écho, cette réflexion d’Ingeborg Bachmann concernant la catastrophe naturelle survenue à Salerno en octobre 1954 en raison de pluies diluviennes : « La sombre coïncidence d’un jour de fête et d’un jour funeste soulève un problème qui est aussi politique : celui de la colonisation interne et externe de l’Italie. Le Mezzogiorno est demeuré jusqu’à aujourd’hui le point névralgique du pays… »**

    Ainsi, leur histoire se croise-t-elle à travers une sensibilité proche. Cette histoire est celle d’une rencontre à travers une langue commune, l’allemand, porteuse du même poids (ambivalences et contradictions). Fardeau dont il faudra, pour la poète autrichienne, se défaire de la pesanteur afin que puisse advenir une langue autre. Langue longtemps marquée, pour Catherine Weinzaepflen, du sceau de l’interdit :

    « En 2006 je parlais anglais à Berlin, l’allemand coincé au fond de ma gorge. Idem en 2007. En 2010 je parle allemand à Berlin. »

    Une fois franchies et dépassées les barrières, Catherine Weinzaepflen se met sur les « traces » d’Ingeborg Bachmann. Elle remonte le temps. Le sien et celui d’Ingeborg. Jusqu’aux « années de jeunesse », « véritable capital », selon les mots d’Ingeborg, et jusqu’aux terres de l’enfance qui se rejoignent, annonciatrices de désordres à venir :

    « en Europe la terre est noire

    imprégnée des cendres

    de ceux qui y furent exterminés

    en Afrique la terre est rouge

    et la langue dévoyée

    en hurlements coloniaux… ».

    Poèmes et proses sont émaillés de références à l’œuvre d’Ingeborg Bachmann. Citations extraites de journaux et traduites par Catherine Weinzaepflen ; extraits de lettre ; expressions tirées de Trois sentiers vers le lac (traduction de Hélène Belletto, Le Sorbier, 1982) ; allusion à Malina, unique roman de Bachmann qui est aussi « le livre que j’aurais voulu écrire », aveu de la poète strasbourgeoise ; les vers empruntés aux poèmes figurant pour la plupart dans l’anthologie poétique Toute personne qui tombe a des ailes (poèmes 1942-1967), dans une traduction de Françoise Rétif, édition récemment publiée dans la collection Poésie/Gallimard. Souvent, le texte d’Ingeborg Bachmann sert de point d’appui ou d’accroche au poème de Catherine Weinzaepflen. Souvent Catherine Weinzaepflen complète les vers de son aînée en fonction de sa propre interprétation. Ainsi du poème « « je » parle d’autres langues » :

    « entre les squelettes de glace je cherchais mon chemin,

    arrivai chez moi, m’entourai de lierre

    bras et jambes » […] ***

    « aujourd’hui

    « il faut passer d’une lumière

    à l’autre, d’un pays

    à l’autre sous l’arc-en-ciel »

    d’un pays à l’autre

    de langues variées ».

    Dates et noms permettent de suivre les événements marquants de la vie d’Ingeborg. Mais Catherine Weinzaepflen fait des choix. Elle va à ce qui lui parle. Elle prélève les vers qui lui importent. Elle évite ainsi l’écueil du récit biographique qui n’est pas son propos. Elle voyage à travers une œuvre et entraîne le lecteur à sa suite. Elle l’invite dans le même temps à mêler les lectures. Choix de poèmes de Paul Celan « réunis par l’auteur », dans la traduction de Jean-Pierre Lefebvre (éditions Gallimard, 1998). Ou encore les Lettres à Felician, ouvrage publié en 2006 par Actes Sud (traduction de Pierre-Emmanuel Dauzat). L’écriture de Catherine Weinzaepflen éveille la curiosité. Elle est incitation à lire ou à relire les poèmes qui lui ont inspiré ses propres textes. En cela aussi, semble-t-il, CW est proche d’Ingeborg Bachmann pour qui la poésie est ouverture vers l’autre. Toujours davantage.

    Ainsi, le texte intitulé « Vienne », qui s’ouvre sur la jeunesse de la Strasbourgeoise, mêle-t-il des détails biographiques de la vie d’Ingeborg :

    « J’ai seize ans. Je suis blonde, en robe, sur la photo… Nous sommes en janvier, la neige blanchit les toits de la capitale autrichienne. Ingeborg Bachmann est en résidence d’écrivain à Berlin. En agonie subventionnée (c’est elle qui dit cela). Elle a quitté Vienne depuis dix ans. Je suis sur ses traces. »

    1962. Catherine Weinzaepflen a seize ans. Cette année-là, au mois de juin, Ingeborg Bachmann se rend à New York. Et, tandis qu’elle fait la rencontre d’Hannah Arendt, Max Frisch poursuit seul sa vie dans leur appartement romain. Six mois plus tard, la rupture d’Ingeborg avec l’auteur de Stiller vaudra à la poète un séjour à l’hôpital de Zurich :

    « Dépression, tentative de suicide. Plus tard c’est le voyage en Égypte, pays « où le rire m’est revenu », dira Bachmann. Elle aime le désert. »

    Et Catherine Weinzaepflen de poursuivre et d’interroger dans « Désert » :

    « Comment est-il possible (ici les livres en témoignent) que deux êtres qui se rencontrent sur tant de points communs puissent, lorsque leur histoire d’amour s’achève, se haïr avec une telle férocité ? ».

    Longtemps avant Max Frisch, il y eut Paul Celan.

    « Le 16 mai 1948, Ingeborg Bachmann rencontre Paul Celan. Elle a vingt-deux ans, elle est éblouie par lui. Elle aime sa voix, son visage triste, sa démarche »… Elle « aime les poèmes de Celan. Elle sait que cet homme lui prend tout, elle veut tout lui donner. » Paul Celan quitte l’Autriche pour Paris. De cette séparation naît leur correspondance dont témoigne ce texte de Catherine Weinzaepflen, « entre Vienne et Paris » :

    « nos lettres dans la faillite constante

    celles que je ne t’envoie pas

    celles auxquelles tu ne réponds pas

    celles qu’il faut lire entre les lignes

    celles dans lesquelles le mensonge

    comme un virus

    nous infecte… ».

    Dans le texte en prose « de l’impossible », Catherine Weinzaepflen conclut de cette manière étrange :

    « Tous deux effrayés par leur rencontre amoureuse y renoncent — elle, avec l’apparent courage de la sincérité, lui, sans rien dire. Des modalités d’échec qui portent les stigmates du féminin et du masculin. »

    Deux vers du poème « en vérité » d’Ingeborg Bachmann permettent à Catherine Weinzaepflen de faire la jonction avec le poème « Corona » de Paul Celan. C’est l’occasion pour la poète strasbourgeoise de s’interroger sur le mot « corona » et de procéder — sur Google — à une recherche sur les différentes occurrences et définitions de ce mot d’origine latine. Recherche qui la conduit au poème éponyme de Paul Celan mais qui ne nous apporte toutefois aucun éclaircissement sur le lien qui existe très probablement entre ce poème, issu de Pavot et mémoire (1952), et Ingeborg Bachmann qui en est sans doute l’inspiratrice :

     « Mon œil descend vers le sexe de l’aimée :

    nous nous regardons,

    nous nous disons de l’obscur,

    nous nous aimons comme pavot et mémoire

    nous dormons comme un vin dans les coquillages,

    comme la mer dans le rai de sang jailli de la lune. »

    et le poème Wahrlich (« en vérité ») :

    « Celui à qui un mot n’a jamais fait perdre sa langue,

    […]

    il n’y a rien à faire pour l’aider. »****

    Cependant cette recherche aboutit à un élargissement historique :

    « Corona se dit Kronstadt en allemand

    1921 répression à Kronstadt

    c’est Trotski qui menait l’Armée rouge

    je l’apprends aujourd’hui

    en cherchant sur Google

    le sens du mot Corona ».

    La rencontre avec Paul Celan est décisive pour Ingeborg. Le dialogue poétique entre les deux poètes, bien que recelant des points majeurs de divergences, s’avère extrêmement fécond. Pour l’un comme pour l’autre. La nouvelle de la mort de Celan, « un jour de mai 1970 », met Ingeborg au bord du gouffre.

    « Ingeborg s’arrête enfin et s’assoit le dos contre un arbre. Le ciel, au-delà du feuillage, est d’un bleu insolent. Comment pourrait-elle continuer alors que celui qu’elle aimait plus que quiconque s’est jeté dans la Seine ? L’idée de son corps attaqué par le fleuve noircit ciel, pelouses et arbres. Elle en perd connaissance, tombe d’épuisement sur l’une des pelouses de la Villa.

    Plus tard, à la nuit tombée, petits pas d’infirme jusqu’à la station de taxis piazza di Spagna. Elle a 44 ans, il lui reste trois ans à vivre. »

    Tout imprégnée de l’histoire d’Ingeborg Bachmann, Catherine Weinzaepflen poursuit sa route. Elle voyage. Berlin à nouveau. Elle déambule dans cette ville qu’elle aime « passionnément ». Elle croise d’étranges créatures de la nuit, des femmes au « dos osseux tatoué d’un I’m yours en lettres gothiques. » Et la poète d’ajouter : « C’est dans les bars qu’Ingeborg a dû les rencontrer. Les aimer avec cet appétit de l’autre qui était le sien. »

    Cet appétit de l’autre, Catherine Weinzaepflen semble l’éprouver aussi. Elle cherche désespérément à le vivre dans un monde livré à un individualisme forcené. Ainsi la poète fustige-t-elle le « moi je » qui règne en maître :

    « En 1959, Ingeborg revendiquait

    un « je sans garantie »

    en 2011 en France

    chacun pour soi. »

    La poète strasbourgeoise englobe dans sa réflexion les horreurs perpétrées par notre siècle. En témoignent les derniers textes de l’ouvrage qui évoquent les tragédies d’aujourd’hui et leur lot de parias.

    « …les maisons calcinées hurlant au ciel

    et je m’installe avec les parias » *****

    Reliant le présent au passé, Catherine Weinzaepflen implore la poète autrichienne :

    « Ingeborg ma sœur

    écoute rugir les parias

    les pauvres en guenilles

    couverts de la poussière du désert

    pieds nus

    te souviens-tu d’eux ? »

    « Le voyage est fini », écrit Ingeborg dans « Le monde est vaste et nombreux sont les chemins ». Le voyage de Catherine Weinzaepflen prend fin à Berlin. Le livre se ferme sur l’énigme d’une « histoire d’amour ratée », dont témoigne, à travers le filtre des lectures, la correspondance entre Ingeborg Bachmann et Paul Celan. Lecture qui persiste à graver son mystère pénétrant dans la solitude pensive de Catherine Weinzaepflen :

    « je suis échouée

    sur les rives du lac

    sans compréhension ».

    Au-delà de l’incompréhensible demeure l’infini tissage des textes, des lectures et des rencontres qu’ils engendrent. De cet entrecroisement de voix qui se cherchent et se répondent d’une langue l’autre naît « l’ampleur du monde ».

    « Derrière le monde il y aura un arbre,

    aux feuilles de nuages

    et à la cime d’azur […]

    Derrière le monde il y aura un arbre,

    à sa cime un fruit

    dans une peau en or.

    […]****** ».

    À chacun de découvrir ce qui se cache « derrière le monde ». Pour Catherine Weinzaepflen, une part de la révélation passe par Ingeborg Bachmann. Elle trouve dans la fréquentation assidue de la poète autrichienne une personnalité à la hauteur de ses aspirations ; une complicité d’âme qui pousse à l’engagement et ouvre la voie au partage. Lui revient en mémoire un souvenir ancien de voyage et de femmes nomades, robes à petites fleurs ornées de lourdes broderies achetées, puis jetées.

    « [C]omment ai-je pu ? » s’interroge-t-elle.

    Puis vient la promesse que la poète se fait à elle-même :

    « je ne jetterai plus

    (voilà, c’est écrit)

    d’œuvre d’art ».

    Ainsi, à la suite d’Ingeborg Bachmann, Catherine Weinzaepflen s’attache-t-elle à lire le monde. Afin de le rendre à son ampleur.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli




    ________
    * Françoise Rétif, « Introduction », Toute personne qui tombe a des ailes, Poésie/Gallimard, 2015, page 26.
    ** Ingeborg Bachmann, Quel che ho visto e udito a Roma, Quodlibet, 2002, page 34. Préface de Giorgio Agamben. Traduction inédite d’Angèle Paoli.
    *** Ingeborg Bachmann, « Curriculum Vitae », Invocation de la Grande Ourse (1956), Toute personne qui tombe a des ailes, op. cit., page 287. Traduction de Françoise Rétif.
    **** « En vérité » (Wahrlich), in Toute personne qui tombe a des ailes, op. cit., page 427.
    ***** Extrait de « Abschied » in Ich Weiß keine bessere Welt, Piper verlag (Allemagne), page 85. Traduction de Catherine Weinzaepflen.
    ****** Extrait de « Le monde est vaste et nombreux sont les chemins… », Die Welt it weit und die…, in Toute personne qui tombe a des ailes, op. cit., page 117.







    Catherine Weinzaepflen, Avec Ingeborg




    CATHERINE WEINZAEPFLEN


    Catherine WEINZAEPFLEN
    Ph. © Vincent Olivier




    ■ Catherine Weinzaepflen
    sur Terres de femmes


    Celle-là (lecture d’AP)
    L’Odeur d’un père (lecture d’AP)
    [Quand j’ai onze ans] (extrait de L’Odeur d’un père)
    Le Rrawrr des corbeaux (lecture d’AP)
    Huit [avec Jean-Jacques Viton](extrait du Rrawrr des corbeaux)
    8 juillet 1593 | Naissance d’Artemisia Gentileschi (+ un extrait du roman Orpiment de Catherine Weinzaepflen)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    la terre est ronde




    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site du cipM)
    une page bio-bibliographique sur Catherine Weinzaepflen (+ deux extraits d’archives sonores)





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  • 8 juillet 1593 | Naissance d’Artemisia Gentileschi

    Éphéméride culturelle à rebours



         Le 8 juillet 1593 naît à Rome Artemisia Gentileschi. Artemisia est la fille aînée de Prudenzia Montoni et d’Orazio Gentileschi de Lomis, peintre illustre, né à Pise en 1563.







    Artemisia Gentileschi, Judith et la servante avec la tête d’Holopherne
    Artemisia Gentileschi, Judith et sa servante Abra avec la tête d’Holopherne,
    vers 1617-1618
    Huile sur toile, 114 x 93,5 cm
    Florence, Palazzo Pitti, Galleria Palatina
    Source






         C’est à l’historien d’art italien Roberto Longhi et à l’article de 1916, intitulé « Gentileschi padre e figlia », que l’on doit la reconnaissance d’Artemisia Gentileschi de Lomis comme peintre majeure. Tombée dans l’oubli depuis sa mort, celle qui fut célébrée de son vivant tant pour la qualité de son art que pour sa personnalité de femme libre, retrouve aujourd’hui sa place de figure féminine ardente, pionnière du Seicento, haute en couleur et talentueuse.


         Artemisia acquiert très jeune, sous la conduite de son père dont elle est l’apprentie, les techniques liées à la peinture. En 1611, à l’âge de dix-sept ans, un drame vient bouleverser la vie de la jeune artiste. Violée par Agostino Tassi, son professeur de dessin, ami de son père, Artemisia devra subir la violence d’un procès initié par son père. Ces événements tragiques orientent sa vie et impriment à l’œuvre d’Artemisia une tonalité particulière. Mariée en 1612 au Florentin Pierantonio Stiattesi, Artemisia quitte Rome pour Florence et entre à la cour du Grand Duc de Toscane, Cosme II de Médicis. Commence alors la carrière mouvementée d’une femme qui entend mener de front sa vie personnelle et sa vie d’artiste. Après Florence (1613-1620), Artemisia revient à Rome (1620-1626) où elle travaille pour la cour pontificale puis se rend à Venise (1627-1630), à Naples, à la cour du Vice-Roi (1630-1638), et enfin à Londres (1638-1640) pour travailler aux côtés de son père. Elle termine sa carrière à Naples où elle meurt, sans doute en 1654.


        « Être femme et peintre à cette époque-là est en soi un défi », écrit Catherine Weinzaepflen sur le premier rabat de la couverture d’Orpiment, roman consacré à Artemisia Gentileschi.






    ORPIMENT (extrait)



    Gaspare me met en paix avec mon travail. Ce doit être cela l’amitié : être capable de voir l’autre.
    Je suis contente de cette Suzanne, mais il a raison : ce n’est pas celle de la Bible. Elle ne peut être à ce point torturée et effrayée par les vieillards alors qu’elle est innocente. Ça me donne envie de faire une autre Suzanne et les vieillards.
    Quant à la Maddalena, j’aimerais lui trouver l’intensité de regard de la femme au turban bleu, mais ça ne marche pas. Tant pis. L’expression du visage compensera peut-être un regard qui reste intérieur. Le regard d’un portrait est la chose la plus difficile qui soit, j’imagine que dans la musique ou l’écriture, il y a des équivalents.
    D’ailleurs il me semble bien que Mira, combien elle me manque…, Mira disait que l’écriture de l’amour était la pire des gageures. J’ai la sensation que la représentation du regard relève de la même difficulté. De toute façon, aujourd’hui je n’arriverai pas à travailler ce visage.
    Vous sortez madame ?
    Oui. Je vais au marché et j’emmène les filles, tu peux disposer de ton après-midi.
    Mais madame…
    Daria, ce n’est pas parce que les autres font comme ci ou comme ça que nous sommes obligées de faire pareil. Que tu ne bouges pas d’ici au prétexte que je pourrais avoir besoin de toi est absurde.
    Si vous allez au marché : il n’y a plus de fromage.
    D’accord.
    L’air est délicieux ce matin, si léger le long du fleuve. J’ai tort de ne sortir qu’en fin de journée lorsque la chaleur intensifie les odeurs de pourriture. Je ne peux m’accorder aucune liberté avant d’avoir travaillé. Mira, si seulement tu étais là, que nous reprenions cette discussion où tu parlais à propos de l’art, d’imposture et de courage à la fois – j’avais du mal à suivre ta pensée, l’idée d’imposture me rebute. Pourtant…
    Jamais vu le reflet des maisons dans l’Arno, l’eau est parfaitement calme aujourd’hui. Immobile on dirait. Il faudra que je me souvienne du fleuve en ruban bicolore : gris et vert. Le paysage est une image du monde. J’aimerais que le personnage, la Maddalena par exemple, soit une représentation du monde vu de l’intérieur.
    Je ne sais pas, ne sais plus. Imposture, disait Mira. Je n’ai plus personne pour penser avec moi depuis que j’ai quitté Rome. Trop seule dans ces zones d’inconnu. Il n’empêche : la peinture me fait traquer ceux qui sont autour de moi, me fait les regarder et les renifler comme un chien peut le faire. Perception intuitive. C’est ce qui fait la différence avec les hommes : Orazio et mes frères ne marchent pas sur des sables mouvants, ils ont des certitudes.
    Il m’arrive de me dire que la Maddalena a trop de robe jaune autour d’elle, mais finalement je suis assez satisfaite que son buste et son visage surplombent une telle masse de tissu, une robe dont je me suis souvenue qu’elle était celle de ma mère. Francesco me croit folle lorsque je lui confie ce genre de choses. La botte de navets ! un violet transparent qui passe au blanc autour des tiges vertes. Et les asperges : autre vert qui n’est pas celui des olives, proche pourtant.
    Le fils du boucher est beau. Quand je vais chez lui c’est pour regarder son visage. Je ne peux imaginer une seconde les pensées de cette tête aux boucles brunes, en deçà des paroles toutes prêtes que profère sa bouche charnue. Il faudrait lui demander de poser, je n’oserai jamais…



    Catherine Weinzaepflen, Orpiment, Des femmes | Antoinette Fouque, 2006, pp. 50-51-52.






    Artemisia Gentileschi, Maddalena penitente
    Artemisia Gentileschi, Madeleine pénitente, 1620-1625,
    Huile sur toile, 146 x 109 cm,
    Florence, Palazzo Pitti, Galleria Palatina
    Source



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  • Catherine Weinzaepflen, Celle-là

    par Angèle Paoli

    Catherine Weinzaepflen, Celle-là,
    éditions Des femmes-Antoinette Fouque, 2012.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Ma chambre -tait d-un jaune doux ni or ni citron
    « j’ai rêvé d’une ville de lumière jaune de soleil
    dans la maison où j’habitais avant
    ma chambre était d’un jaune doux ni or ni citron
    orpiment peut-être »
    Aquatinte numérique, G.AdC







    ENTRE RÊVES ET EAU, LA FUGITIVE



    Entre rêves et eau. Elle est « Celle-là ». La femme sans nom du dernier roman de Catherine Weinzaepflen, celle qui deviendra, au cours de son errance, la Lorelei de Celle-là.

    Prise dans un désir irrépressible de dépossession d’elle-même, la-sans-nom-la-sans-visage est la fugitive qu’un drame affreux jette, un matin d’été, sur la route. Inépuisablement, le long des chemins de halage, au bord des fleuves, elle marche. Délestée de tout bien, elle n’a pour seul bagage qu’un sac dans lequel la voyageuse tient serrés ses vêtements. Devenue « huttiste » (le Thoreau de Walden est présent dans les pages) par la force qui la pousse loin de chez elle, toujours vers l’Est, vers l’Est toujours, elle dort aux abords des forêts, dans des cabanes de branchages, se nourrit de ce que lui offre la nature, champignons et fraises des bois, se baigne nue dans l’eau vive des rivières et des lacs. Sa symbiose avec le monde secret des grands arbres la tire vers l’animal. Elle se sent renarde, dit-elle. L’hiver venant, elle trouve refuge dans les hôtels des villes et villages qu’elle traverse. Parfois même, un monastère l’accueille pour plusieurs semaines. Elle se joint alors aux moniales dont elle partage la table et le travail. Nul ne l’interroge. Elle fait silence sur sa vie. Elle est presque au bord de perdre l’usage de la parole. Mais toujours la pleine nature reprend ses droits, qui l’attire, dès les premiers beaux jours. En elle, dans cet espace dont elle savoure chaque parcelle, elle retrouve l’asile sûr qu’elle a apprivoisé au cours de son errance. De rêves et d’eau.

    Omniprésente, l’eau préside à la marche ― « Heureusement il y a l’eau » // « L’eau toujours, la proximité de l’eau ». Qu’elle soit de fleuve, de rivière ou de lac, l’eau accompagne la fugitive, se coule dans ses rêveries, rythme son pouls et sa vie, dresse la carte de son cheminement, fixe ses objectifs : « Se diriger vers l’Est de rivière en lac, de fleuve en bord de mer ». Au-delà, en contrepoint, il y a la forêt, inquiétante et amie, la clairière et le ciel, la lumière qui filtre à travers les branchages. Et les odeurs et les bruits, les habitants des bois et des champs, les cachettes et les grottes. Et toujours, lorsque la forêt s’éloigne, surgit la question de la lisière et du seuil, de l’autre rive et des ponts. « Il faut que je traverse le fleuve  ». Passer de l’autre côté du fleuve ― Rhin ou Neckar, Spree ou Oder, Vistule ou Neva, ― déplacer les frontières mentales dans le silence de la pensée solitaire. Car d’une rive à l’autre du fleuve, il y a tant de points communs et les interrogations sont les mêmes. « Qu’est-ce qui m’attend de l’autre côté ? ». Qui suis-je ? se demande aussi la jeune femme.

    Le récit suit le cours des rivières et des fleuves, traçant dans le texte la permanence de l’horizontalité. La marche régulière le long des méandres ouverts par le cours des eaux, entre ciels aux couleurs changeantes et champs de colza, libère progressivement la vagabonde de l’obsession qui la hante. Elle berce la mort de l’enfant et la terrible souffrance qui l’accompagne et donne à Lorelei la force de poursuivre sa route et de continuer à vivre.

    « Marcher le long de l’eau. Le lent clapotis sonore du fleuve qui embrasse la berge me berce, et le bleu métallique du méandre jusqu’auquel je me suis aventurée adoucit le rivage inconnu ».

    Lorelei. Ce nom de sirène blonde, porteuse de mythes et de rêves, est celui que la marcheuse s’est choisi et s’est approprié. Il l’accompagne dans ses rencontres. Il complète la série des noms liquides en « L » autour desquels se tisse sa vie. Il y a eu Lucien, l’homme qu’elle a cru aimer et qu’elle a quitté. Il y a eu Ludwig, leur fils, ce petit être qui la sépare pour toujours de Lucien, responsable de la mort du bébé. Enfin, il y a Leonid. Leonid avec qui elle partage les nuits d’orage dans les granges, les baignades dans les rivières, les déambulations nocturnes, une nouvelle complicité amoureuse, et, après bien des résistances, un désir de voyage à Moscou. Et de tendresse retrouvée.

    « Alors, poursuivre le déplacement. Il faut que je me déplace vers l’Est. Une injonction. Irai-je jusqu’en Chine ? Au Japon ? L’envie de revoir Leonid aussi, Leonid en Russie ― cette seule idée me fait sourire. »

    Les rêves cimentent le récit. Annoncés en exergue par la référence à Walter Benjamin ― « Rendre compte d’une époque c’est aussi rendre compte de ses rêves » ―, les rêves s’intercalent dans le corps du texte et lui assurent sa dimension spirituelle de verticalité. Distincts dans le roman par l’italique et annoncés par le mot « rêve », ils sont en écho à la vie de Lorelei. Reliés à l’enfance et au passé, au père et à la mère, au bébé, à Lucien, aux voyages, aux rencontres, aux angoisses du présent, ils le sont aussi à la mort :

    « …dormons dans des suaires blancs je ne sais dans quelle pièce se trouve mon enfant je le cherche ».

    Libérés de toute ponctuation, les rêves surgissent à l’improviste, parfois à plusieurs reprises à l’intérieur d’un même chapitre. Ils sont la ponctuation du texte courant. Ils en assurent l’articulation et la cohésion. Car chaque rêve est relié au récit qui le précède et de chaque rêve dépend l’état d’esprit avec lequel la marcheuse va aborder le jour suivant. Ainsi, chaque rêve module-t-il la poursuite du récit.

    « rêve    j’ai rêvé d’une ville de lumière jaune de soleil dans la maison où j’habitais avant ma chambre était d’un jaune doux ni or ni citron orpiment peut-être la chambre de Ludwig était bleu lavande

    Le ciel est bleu partout au-dessus de Berlin, le feuillage des tilleuls précis, entre le vert côté face et le gris côté pile. Un air chaud et limpide présage une belle journée d’été (j’ai toujours pensé que je ne pouvais pas mourir en été). Journée idéale pour aller se baigner. L’eau me manque. »

    Mais le rêve suit sa pente. Il brouille les pistes, mélange les identités, fait fusionner les visages, donnant ainsi naissance à une réalité nouvelle dont seule la rêveuse détient les clés. Hommage silencieux peut-être à Hélène Cixous, le rêve ouvre un nouvel espace de respiration. Avec le rêve en effet, toute une dimension de l’écriture prend possession du texte. Dont les plus belles pages suivent l’errance. Entre forêts, ciels et fleuves.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Celle-là 3




    CATHERINE WEINZAEPFLEN





    ■ Catherine Weinzaepflen
    sur Terres de femmes

    Avec Ingeborg (lecture d’AP)
    L’Odeur d’un père (lecture d’AP)
    [Quand j’ai onze ans] (extrait de L’Odeur d’un père)
    Le Rrawrr des corbeaux (lecture d’AP)
    Huit [avec Jean-Jacques Viton](extrait du Rrawrr des corbeaux)
    8 juillet 1593 | Naissance d’Artemisia Gentileschi (+ un extrait du roman Orpiment)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    la terre est ronde



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site du cipM)
    une page bio-bibliographique sur Catherine Weinzaepflen (+ deux extraits d’archives sonores)





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  • Catherine Weinzaepflen | la terre est ronde



    Les bananiers 1
    Ph., G.AdC





    LA TERRE EST RONDE




    les bananiers encore à 10 000 kilomètres de distance
    Ouest ici à Los Angeles
    Sud ceux de l’enfance en Afrique
    et ce livre de Lespiau reçu à L.A.
    les avions oui les avions, Opération Lindbergh le titre du livre
    un livre dans lequel je lis page 3 « la parole hélice… Hawaii, Maui, Kaholawe, Oahu, Lanai… »
    manque Kauai (que je découvrirai dans 3 jours)
    comment la concordance de cet envoi et mon voyage ?
    il est ce soir (28 juillet 2002) 1 heure du matin autour des bougies
    ils dorment
    l’humidité de la nuit et la silhouette des bananiers aux hautes feuilles déchiquetées sur un ciel jamais noir (les néons de L.A.)
    un avion (le bruit) sur ce ciel gris de nuit et le toit des maisons en silhouettes noires (un noir dense comme jamais le ciel de la mégapole) j’écris à la bougie (piscine invisible dans l’obscurité) sur la nappe humide où nous dînions deux heures plus tôt
    cette discussion inopinée sur l’impérialisme américain
    mon enfant (15 ans) montant au créneau j’en reste encore surprise
    « comment Pearl Harbour pourrait justifier Hiroshima ? »
    cette terrible obstination des Français, ils répondent
    crétinerie de tout nationalisme et le monde va
    je veille, les bougies se consument dans la rapide lenteur du temps et la pensée de Galilée
    J. surgit de sa chambre
    silhouette dénudée dans la maison où même les animaux dorment (chien et chats)
    sexualité empêchée comme la pensée de cette nation
    ils ont leur drapeau accroché sur la façade de leur maison entre jasmin et bougainvillées, et leur pensée vaine
    un avion encore
    lumière fixe plus 2 clignotantes qui miment les étoiles (250 personnes à bord)
    tout est si ridiculement dérisoire



    Catherine Weinzaepflen
    Texte inédit
    pour Terres de femmes (D.R.)






    Les bananiers 2 (1)
    Ph., G.AdC






    CATHERINE WEINZAEPFLEN




    ■ Catherine Weinzaepflen
    sur Terres de femmes


    Avec Ingeborg (lecture d’AP)
    Celle-là (lecture d’AP)
    L’Odeur d’un père (lecture d’AP)
    [Quand j’ai onze ans] (extrait de L’Odeur d’un père)
    Le Rrawrr des corbeaux (lecture d’AP)
    Huit [avec Jean-Jacques Viton](extrait du Rrawrr des corbeaux)
    8 juillet 1593 | Naissance d’Artemisia Gentileschi (+ un extrait du roman Orpiment)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site du cipM)
    une page bio-bibliographique sur Catherine Weinzaepflen (+ deux extraits archives sonores)






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