Étiquette : Cécile A. Holdban


  • Isabelle Alentour, Makapansgat

    par Philippe Leuckx


    Isabelle Alentour, Makapansgat,
    éditions La tête à l’envers, 2021.
    Peinture de couverture de Cécile A. Holdban.



    Lecture de Philippe Leuckx


    Que la perception d’une pierre-visage donne lieu à une phénoménologie poétique du quotidien, c’est la trouvaille heureuse de ce livre, dont le point de départ est ce galet australopithèque qui représente un visage.

    Quand l’âge vient et que la solitude pèse, on aimerait tant « conserver » des visages pour anéantir l’absence qui gagne.

    Dans ce recueil tendu comme une corde de tendresse à l’adresse du monde, la poète consigne un quotidien revisité par la grâce d’une attente, d’une forme. Qui sait ? D’un inconnu qui viendrait dans sa vie.


    Certains jours je n’ai pas le courage de penser

    J’observe le monde

    J’aimerais savoir nommer chaque chose



    Ma main tout près de lui

    sans le toucher

    mon regard au contraire


    La poète qui se tient « à l’aplomb de la blessure » sait atteindre le visage de l’autre, le marquer au sceau de l’inédite confiance ; elle fait halte dans la nuit pour que tout puisse revenir ; elle en garde « de petits cristaux de sel » et ce goût de l’enfance, du « partage de [s]on rire dans les embruns ».



    Quatre parties dans le recueil comme une progressive appropriation de l’autre, avec les questions, les réponses, les tressaillements ; l’écriture alterne les « je », « tu », les impératifs doux, l’intimité des formes et de l’écoute du plus âpre en nous :


    Entre les lèvres du regard

    la vitre embuée de nos solitudes


    Dans un sens de l’altérité retrouvée, le poème signe son périple : du galet initial à la conque que le poème offre quand il panse la solitude éprouvée.



    Un très beau livre, dont on sort revivifié.




    Philippe Leuckx
    D.R. Texte Philippe Leuckx
    pour Terres de femmes







    Alentour 3




    ISABELLE ALENTOUR
    [PELLEGRINI]



    Alentour portrait 2





    ■ Isabelle Alentour
    sur Terres de femmes


    [Je me sens vieillir] (extrait de Makapansgat)
    Louise (lecture d’AP)
    [Heures douces d’un après-midi d’été] (extrait de Louise)
    [Jamais d’abord, ni contre] (extrait d’Ainsi ne tombe pas la nuit)
    [Lac étal comme un épuisement] (extrait de Je t’écris fenêtres ouvertes)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Pour ne pas perdre la pluie]




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions La tête à l’envers) la page de l’éditeur sur Makapansgat d’Isabelle Alentour
    → (sur Terre à ciel) une page sur Isabelle Alentour [dont un mini-entretien avec Roselyne Sibille]





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  • Isabelle Alentour | [Je me sens vieillir]


    VIEILLIR ... (1)
    Montage photographique, G.AdC





    [JE ME SENS VIEILLIR]




    Je me sens vieillir – j’ai l’impression que la vie échappe
    Je n’ai pas l’éternité
    Sans savoir pourquoi je coupe toujours
    mes biscuits en deux avant de les manger
    J’achète mes vêtements en double
    J’ai toujours une chambre prête à la maison

    Je marche ensemble — je ris ensemble — je chantonne
    ensemble, et puis
    je hausse les épaules
    tout cela n’a pas de sens

    Il est clair que rien de cela n’a de sens

    cependant

    j’attends
    Je ne sais rien de la lettre
    qui compose le mot
    qui compose la phrase
    qui compose l’histoire

    Je ne sais rien de l’idée
    de l’intelligence
    ou de la pensée
    je ne suis qu’un galet

    Mais je suis prêt à tout dire
    à tout écrire
    je suis prêt à tout lire et à tout écouter

    Je peux même me risquer à évoquer la mort
    la baptiser attente
    ou ignorance
    la nommer éternité
    taire mon propre nom




    Isabelle Alentour, III, « Est-ce toi » ?, Makapansgat, éditions La tête à l’envers, 2021, pp. 48-49. Peinture de couverture : Cécile A. Holdban.





    Alentour 3




    ISABELLE ALENTOUR
    [PELLEGRINI]



    Alentour portrait 2





    ■ Isabelle Alentour
    sur Terres de femmes


    Makapansgat (lecture de Philippe Leuckx)
    Louise (lecture d’AP)
    [Heures douces d’un après-midi d’été] (extrait de Louise)
    [Jamais d’abord, ni contre] (extrait d’Ainsi ne tombe pas la nuit)
    [Lac étal comme un épuisement] (extrait de Je t’écris fenêtres ouvertes)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Pour ne pas perdre la pluie]




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Terre à ciel) une page sur Isabelle Alentour [dont un mini-entretien avec Roselyne Sibille]





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  • Julien Bosc, Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa

    par Angèle Paoli

    Julien Bosc, Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa,
    La tête à l’envers, 58330 Crux-la-Ville, 2018.
    Préface d’Édith de La Héronnière.
    Peinture de couverture de Cécile A. Holdban.



    Lecture d’Angèle Paoli




    ENTRE CHARMES ET SORTILÈGES




          Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa.



    La petite musique du titre agit comme une brûlure légère, comme une épine ensorcelante. Une nostalgie qui s’immisce sous les mots, glissant d’un poème à l’autre, dans la rondeur du silence et dans la rumeur des vagues.


    Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa.



    Ce titre leitmotiv imprime sa broderie tout au long des neuf chants qui composent le recueil de Julien Bosc. Une broderie tout en ajours, tout en finesse et tout en mélancolie.

    À la croisée du ciel et de la mer a lieu la rencontre. À la croisée de quatre couleurs se nouent les prémices du récit, dans le mystère de ses mots à elle, « dont le dernier mot / est l’écho silencé du premier ».

    La rencontre se poursuit entre. D’autres couleurs, plus vives, plus chaudes mais toujours dans l’interstice de l’entre-deux.

    « Entre bleu et vert » / « entre gris et noir » d’abord. Puis « entre orange et rose » / « entre rouge et jaune ».

    Entre estran et terre.

    Et, très vite, entre amour et mort.

    Mais ce sont ses mots à elle — « les mots du corps » — qui servent de sésame à l’écriture. C’est avec eux que le récit aurait pu prendre son essor. Et que pourtant celui-ci se brise pour renaître plus avant de ses cendres :


    « Ainsi du semblant du récit ne resta-t-il plus qu’une ombre
    imparfaite et mouvante
    agitée par des courants violents et contraires. »



    Puis, plus loin, « des versets s’amuïssant refluèrent », qui ouvrirent la voie au poème et aux « mots à venir ».

    De cet échange de voix, il reste entre nos mains ce recueil d’une poésie lyrique ciselée jusque dans sa beauté extrême, jusque dans son extrême recherche. Sans pour autant que l’émotion qui s’en dégage en soit affaiblie. Tout au contraire. Les ciselures avivent l’émotion d’une touche singulière qui fait de chaque poème un chant alterné à deux voix, un carmen ouvragé et mystérieux.

    C’est à travers son regard à lui — « la vigie du poème » —, regard de poète attentif à l’autre et au moindre détail saisi au vol, qu’elle survient, dans les différentes phases de ses apparitions. Annoncée, toujours, par le leitmotiv « elle avait sur le sein des fleurs de mimosa ». Le refrain égrène à sa suite de menues variations, comme le vent emporte dans les embruns la robe de la belle. « La dévoilant longue et blanche », nue et liane, « vent debout dans la nuit faussement silencieuse ». Qui est-elle ? D’où vient-elle ? Que fait-elle sur ce promontoire, livrée à la violence des rafales, dans ce paysage marin-cosmique, à la croisée du rêve où tous les possibles se rencontrent et se confondent ? De quel deuil cherche-t-elle le pansement ? Qu’est son amour devenu ? Amant défunt dont elle s’abîme à ranimer les braises. Quel est cet autre qui s’avance à sa rencontre ? À qui s’adresse-t-elle, perdue-éperdue, sinon au vent : « Ah vent errant de la parole désœuvrée » ? Se sont-ils parlé ? Du bout des lèvres peut-être, « la voix sans voix ». Ce qu’il reste de leur échange est peu de chose. Ce sont


    « [l]es mots en réserve du poème inlassablement replié
    sur lui-même
             Les à peine deux ou trois larmes de rien contre lesquelles on ne
    peut mais ».



    Et dans la bouche cet « âpre goût d’inachevé ».

    Entre confidence et échange, le récit se poursuit. La belle continue d’habiter le poème et de laisser sa vie dériver sous les mots. Jusqu’à appréhender — peut-être — le désir enivrant de « conjurer la mort. » Mais la mort toujours rôde et le vent déraisonne qui sème le doute et repousse à plus tard « l’avant-silence du récit. » Elle est fille des flots, quelque peu magicienne. Aventurière malmenée par le deuil et renaissant sans cesse de ses blessures. La poursuite inassouvissable de son amant se révèle un leurre et les gestes qu’elle s’essaie à reconduire la laissent endolorie :


    « Au réveil        
    De ce poème qui le maintenait vivant
    Je ne sus plus que les premiers mots. »



    Le temps s’écoule et les saisons, qui ramènent la belle endeuillée sur la rive. Dans un murmure, elle livre les mots de son chant :


    « J’avais sur le sein des fleurs de mimosa. »



    Mais les mots eux-mêmes échappent, qui se dérobent. Restituer ce qui fut dit de leur dernier échange, et qui parlait de cet amour, se compte sur les doigts de la main.

    Entre rêve et rumeur de la mer, le poème achève de se dévoiler. Libérant un à un, entre charmes et sortilèges, les secrets d’un thrène sans pareil.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Bosc mimosa





    JULIEN BOSC


    Julien Bosc
    Source




    ■ Julien Bosc
    sur Terres de femmes


    [Nue-pâle sous sa toilette de satin noir] [extrait d’Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa]
    Le coucou chante contre mon cœur (lecture d’AP)
    [Nous pourrions dire une forêt] (extrait du Coucou chante contre mon cœur)
    La Demeure et le Lieu (lecture d’AP)
    [marcher chaque jour] (extrait de La Demeure et le Lieu)
    Goutte d’os (lecture d’AP)
    (Et toi, qui es-tu ?) [extrait de Je n’ai pas le droit d’en parler] (+ une notice bibliographique)
    [Hormis les lèvres où mourir] (extrait de De la poussière sur vos cils)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Julien Bosc
    → (sur le site des éditions la tête à l’envers)
    la fiche de l’éditeur sur Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa
    → (sur le blog Mediapart Outre l’écran)
    Julien Bosc (par André Bernold), par Jean-Claude Leroy





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  • Julien Bosc | [Nue-pâle sous sa toilette de satin noir]





    [NUE-PÂLE SOUS SA TOILETTE DE SATIN NOIR]





    Nue-pâle sous sa toilette de satin noir
    Nue sauf le sein ce fut dit
    Elle ne sut
    Dans un pareil décor
    (Mer port montagnes rochers plages de sable ou galets abrités
    par des criques
    Plus loin places rues parcs ou jardins de la ville
    Bois et forêts de l’arrière-pays
    Par-delà en amont la descente assourdissante du torrent
    Puis le fleuve puis probablement encore l’océan
    Et
    Un port des montagnes des rochers une femme qui ne savait
    avec sur le sein des fleurs de mimosa mais
    Dans ce décor
    Ne savait quoi
    ?)
    Elle ne sut non
    Qui de la nuit du jour la surprendrait




    Dans un sommeil un silence un récit
    ?
    Ou là
    Sur la jetée qu’elle aurait déjà rejointe




    Julien Bosc, Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa,
    La tête à l’envers, 58330 Crux-la-Ville, 2018, pp. 48-49.
    Préface d’Édith de La Héronnière. Peinture de couverture de Cécile A. Holdban.







    Bosc mimosa





    JULIEN BOSC


    Julien Bosc
    Source




    ■ Julien Bosc
    sur Terres de femmes


    Le coucou chante contre mon cœur (lecture d’AP)
    [Nous pourrions dire une forêt] (extrait du Coucou chante contre mon cœur)
    Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa (lecture d’AP)
    La Demeure et le Lieu (lecture d’AP)
    [marcher chaque jour] (extrait de La Demeure et le lieu)
    Goutte d’os (lecture d’AP)
    (Et toi, qui es-tu ?) [extrait de Je n’ai pas le droit d’en parler] (+ une notice bibliographique)
    [Hormis les lèvres où mourir] (extrait de De la poussière sur vos cils)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Julien Bosc
    → (sur le site des éditions la tête à l’envers)
    la fiche de l’éditeur sur Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa
    → (sur le blog Mediapart Outre l’écran)
    Julien Bosc (par André Bernold), par Jean-Claude Leroy





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  • Cécile A. Holdban, Toucher terre

    par Angèle Paoli

    Cécile A. Holdban, Toucher terre,
    éditions Arfuyen, Collection « Les Cahiers d’Arfuyen »,
    n° 238, 2018.



    Lecture d’Angèle Paoli





    HOLDBAN Cécile
    « Au commencement était l’O de mon nom »
    Ph. : Yvon Kervinio
    Image, G.AdC







    « C’EST LE VENT QUI NOUS MEUT »



    «  Il y a des pierres dans sa langue, de l’eau et des cailloux. » Il y a aussi des oiseaux, beaucoup d’oiseaux, des fleurs, des étoiles et des papillons, la nature entière, mer et cosmos. Et la terre et les saisons. Il y a de l’aile et de l’eau dans son nom, l’O d’Ophélie, l’O du sommeil et l’O de l’oubli.

    « Au commencement était l’O de mon nom

    une aurore liquide jaillissant de la nuit

    l’ovale encerclé de mon visage

    émergeant de l’eau. »

    L’O qui surgit ici, au détour d’un poème, c’est celui de la poète Cécile A. Holdban. La terre que le regard foule et l’esprit qui la traverse, c’est la terre poétique de son dernier recueil. Toucher terre. Pour accompagner ce titre, la poète a choisi un détail d’un dessin de Nicolas Dieterlé : Pays secret de poésie. Le paysage, de montagne et d’arbres baignés de lumière, est traversé par un cycliste aérien et solitaire courbé sur son vélocipède. À la fois malicieuse et inattendue, l’illustration de la première de couverture fait sourire. Et intrigue. Sans doute parce qu’elle renvoie le lecteur à l’enfance, à la magie qui parfois s’en dégage encore, par le détour de la mémoire, au monde onirique qui la nimbe. Elle renvoie aussi à l’univers propre de la poète et au lien étroit qu’elle revendique avec le poète Nicolas Dieterlé.

    Mais l’enfance de la narratrice-poète est loin désormais. Il ne reste de ce temps que les ritournelles de quelque comptine, d’un air ancien, le souvenir d’une « robe bleue pendue à un cintre ». Elle est ce qui « demeure » dans la mémoire d’un passé heureux et que l’eau tremblée du miroir ne peut ramener à la surface. La vie depuis longtemps a changé de sens, changé d’espace. Partout autour de soi des murs se sont dressés. La nuit est devenue « une soupe épaisse tournant autour du gouffre ». Nul ne sait d’où vient le mal. Le fait est qu’il est à l’œuvre. La mort engendre la mort. Et les « corps sont des corps vides qui demeurent et nourrissent une terre lourde de ses ombres ». Le passé semblait pourtant devoir durer toujours, ayant précieusement gardé secrètes ses promesses de bonheur.

    « Nous avions des mains fraîches au logis

    des mains pleines de mémoire

    des mains pleines de saisons.

    C’est un mal qui nous rend invisible. »

    S’ouvre ainsi le recueil Toucher terre, sur un monde dévasté. La présence quasi contiguë d’un poème de Paul Celan (extrait de Grille de parole), fournit la clé de l’alphabet muet auquel poète et lecteur se trouvent confrontés :

    « Est venu, venu.

    Est venu un mot, est venu,

    est venu par la nuit,

    voulait luire, voulait luire. »

    Les liens de Cécile A. Holdban avec le monde de la poésie sont nombreux. Cécile est une authentique lectrice de poésie. Elle est aussi une traductrice. Un aspect de son travail qui n’est pas négligeable. Certains poèmes qu’elle a traduits — hongrois et américains — avoisinent ici ses propres poèmes. Ainsi établit-elle des parentés explicites avec les poètes qu’elle côtoie, qu’elle fréquente et qu’elle aime. Howard McCord, Linda Pastan, Janos Pilinszky, Sándor Weöers dont elle s’inspire pour créer, en écho au sien, son propre poème « Xénie ». D’autres poètes surgissent sous sa plume. Alejandra Pizarnik, Edgar Poe, dont les vers apparaissent en italiques. Des emprunts, qui appartiennent désormais à chacun d’entre nous, se glissent parfois à l’improviste dans le poème. Ainsi ces quatre vers parmi lesquels le lecteur reconnaît le titre d’un ouvrage de Christian Bobin :

    « pourtant nous durons

    dans cette obstination à chercher

    l’étincelle, la part

    manquante. »

    D’autres fois, certains vers en italiques ne sont pas identifiables. Sans doute s’agit-il de traductions inédites à partir de comptines hongroises ou de poèmes puisés à la source originelle de la poète : la Hongrie.

    « Le sud n’est rien, elle est fille de l’est, des Pâques et des septentrions.

    Les oiseaux de ses mains rappellent la clarté et le froid de l’enfance. »

    écrit la poète dans « Le figuier » (in « Voix »).

    Quant à l’épigraphe qui ouvre la section « Labyrinthe », il est emprunté au poète et ami Jean-Pierre Chambon. Le lecteur en retrouve un écho dans le poème À travers (in IV, « Toucher terre »)  :

    « on frotte ses paumes contre le miroitement des glaces

    en espérant les traverser ».

    La présence d’Arthur Rimbaud se révèle essentielle. Suivant le chemin de son aîné, Cécile A. Holdban se veut voyante. Dans un monde labyrinthique devenu illisible, un monde hérissé de murs, où la mort l’emporte sur le vivant, il y a grande nécessité à ouvrir les yeux et à percer les ombres :

    « on doit tenir droit

    les mots nous guident. Il faut y planter les ongles

    si on ne voit pas au-delà

    des yeux. » (in L’alphabet, I, « Labyrinthe »)

    Plus loin, dans le poème intitulé L’O, la poète, Ophélie rimbaldienne, écrit :

    « Diapason : dans le ciel un vaisseau

    soulève, précis, la paupière du monde

    dans sa mue, devenus voyants

    nous observons en silence

    déchiffrons les strates du visible

    nos doigts tremblent

    devinant les traces à demi effacées

    de la blessure d’eau. »

    Enfin survient le titre — C’est la mer allée avec le soleil —, en écho à Rimbaud et à son poème « L’Éternité » (in « Demeure », II).

    Se faire voyant est nécessité, car la fêlure est profonde qui brise l’équilibre originel, et la folie guette. Mais se faire voyant n’est pas simple. Voir clair dans l’opacité qui englobe le monde est chose malaisée, car « illusion et vérité sont structure et moelle d’un même paysage. ». Aux augures de jadis, la poète oppose sa lucidité et s’adresse cette injonction :

    « Sois l’espace entier, la fenêtre où voir est sans limite. »

    Et d’ajouter ce vers :

    « L’horizon : on le mesure à ce qui tremble

    Par-delà les lignes possibles. Le temple est transparent. » (in Templum, « Voix », III)

    Parfois un simple geste suffit, qui joue comme une respiration :

    « Les yeux clairs

    elle se lève pour regarder le temps

    frapper à la fenêtre »

    Ce geste simple, le lecteur le retrouve dans le très beau poème final, ce « Toucher terre » qui donne son titre au recueil :

    « Toucher terre lentement, à l’abri des sous-bois,

    des cyclamens mauves, des lianes de ronces

    les flammes des bruants voletant

    entre l’ombre des haies

    simplement toucher terre ».

    Poème après poème, la poète s’exerce à redonner vie au langage. Il y a en elle quelque chose de Déméter :

    « je te sème de mes doigts d’équinoxe.

    Je te disperse ».

    Il faut, selon la poète, délivrer les mots des gangues qui les enserrent ; il faut se désencombrer ; ouvrir grand l’espace mémoriel ; accepter de désenclaver la langue. Jusqu’à « divaguer la mer et l’inverser ». C’est le conseil que la poète adresse au prophète Jonas. Pourtant, même si le regard s’exerce à considérer l’envers du monde, le labyrinthe ne cède pas. Qui brouille jusqu’au silence. La poète persiste malgré tout à penser et à croire que « quelque chose résiste encore », que demeurent les choses simples :

    « Rondeur du fruit

    lustre d’une feuille

    volupté de l’espace

    le ruissellement de l’eau et le vent dans les branches

    qui les délivrent. »

    Mais qui est donc la poète Cécile A. Holdban ? Au détour d’un quatrain apparaît une très belle définition ; une définition qui se décline en exact contrepoint à Jonas :

    « berger sans bâton ni carte

    je marche en moi-même

    pour puiser ce qui me constitue

    sans l’aide du miroir ».

    Elle est aussi ce vaisseau clair qui ouvre devant lui/devant elle des espaces infinis. Invisibles et insaisissables. Des espaces de beauté pure. Comme le sont ces trois vers. Magnifiques :

    « Ce ne sont pas les pierres

    Ni les os qui demeurent,

    C’est le vent qui nous meut. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Holdban Toucher terre






    CÉCILE A. HOLDBAN


    Cecile A. Holdban




    ■ Cécile A. Holdban
    sur Terres de femmes

    Îles (poème extrait du recueil Toucher terre)
    À la fenêtre (poème extrait du recueil Ciel passager)
    Ciel passager (présentation publique de Thierry Gillybœuf)
    Hiéroglyphes (poèmes extraits du recueil L’Été)
    [Il n’est pas d’autre lieu que celui de l’absent] (poème extrait de La Route de sel)
    Poèmes d’après suivi de La Route de sel (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Poèmes d’après suivi de La Route de sel (lecture d’Emmanuel Merle)
    [Suspendre ma voix] (poème extrait du recueil Un nid dans les ronces)
    Xénie
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Je ne tuerai point]



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site du Nouveau Recueil) une lecture de Toucher terre par Jean-Marc Sourdillon
    → (sur Recours au Poème) une lecture de Toucher terre par Pierre Tanguy
    → (sur le site de la mél [maison des écrivains et de la littérature]) une notice bio-bibliographique sur Cécile A. Holdban





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  • Cécile A. Holdban | Îles



    ÎLES



    Ses yeux sont plus vieux que son corps.
    Elle les cache, les plonge dans les profondeurs, alors l’enfance demeure
    seule sur les îles.

    Les îles ont des yeux. Elle le sait, les abrite dans son nom.
    Elles ont des yeux sous l’eau, immergés dans le sel, qui a coulé
    dans les rivières et la dissolution des roches venues jusqu’à la mer.

    Les îles ont des yeux, elle a nagé longtemps dans les eaux de leur ventre
    Sirène muette, échouée au rivage du souffle elle a ouvert ses paupières,
    grand sa bouche et recraché l’eau.

    Les îles se touchent entre elles par le faisceau des yeux
    dans la lucidité des fonds elles forment des archipels,
    des volcans sous-marins
    dorment, respirent et s’aiment parmi les tellines et les praires
    elles se meuvent sans mouvement
    elles ne connaissent ni l’âge ni la mort ni le temps.

    Elles effacent dans leurs yeux
    les lettres claires de son nom.




    Cécile A. Holdban, « II Demeure » in Toucher terre, Éditions Arfuyen, Collection « Les Cahiers d’Arfuyen » n° 238, 2018, pp. 42-43.






    Holdban Toucher terre






    CÉCILE A. HOLDBAN


    Cecile A. Holdban




    ■ Cécile A. Holdban
    sur Terres de femmes

    Toucher terre (lecture d’AP)
    À la fenêtre (poème extrait du recueil Ciel passager)
    Ciel passager (présentation publique de Thierry Gillybœuf)
    Hiéroglyphes (poèmes extraits du recueil L’Été)
    [Il n’est pas d’autre lieu que celui de l’absent] (poème extrait de La Route de sel)
    Poèmes d’après suivi de La Route de sel (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Poèmes d’après suivi de La Route de sel (lecture d’Emmanuel Merle)
    [Suspendre ma voix] (poème extrait du recueil Un nid dans les ronces)
    Xénie
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Je ne tuerai point]





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  • Cécile A. Holdban | Hiéroglyphes




    HIÉROGLYPHES
    (extraits)





    Sur le tronc du châtaignier
    quelques branches fines se dressent — frémissent
    la clarté entame les feuilles puis rebondit.

    Les insectes tracent le réseau
    de cités et d’empires
    invisibles à nos yeux

    pour déchiffrer l’espace,
    tu m’as donné un œil fixé au ciel
    de cristal et d’eau.






    J’ai longtemps creusé ton visage
    avec mes yeux
    des rivières en crue larges de tant de pluies

    j’avais une faim de bois,
    de chevreuils de course et d’aubier
    et les forêts naissaient au galop de mon souffle.

    Enfin je t’ai trouvé
    au centre de la nuit où te jetait mon rêve
    tu étais un grand orme rouge abattu par l’orage

    le vent jouait entre mes mains et tes racines
    et sur tes branches radiantes
    chuchotaient des lèvres invisibles.



    Cécile A. Holdban, « Hiéroglyphes » (extraits) in L’Été, Éditions Al Manar | Alain Gorius, 2017, pp. 20-21. Dessins de Bobi+Bobi.






    Cecile A. Holdban  L'été





    CÉCILE A. HOLDBAN


    Cecile A. Holdban




    ■ Cécile A. Holdban
    sur Terres de femmes

    À la fenêtre (poème extrait du recueil Ciel passager)
    Ciel passager (présentation publique de Thierry Gillybœuf)
    [Il n’est pas d’autre lieu que celui de l’absent] (poème extrait de La Route de sel)
    Poèmes d’après suivi de La Route de sel (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Poèmes d’après suivi de La Route de sel (lecture d’Emmanuel Merle)
    Toucher terre (lecture d’AP)
    Îles (poème extrait du recueil Toucher terre)
    [Suspendre ma voix] (poème extrait du recueil Un nid dans les ronces)
    Xénie
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Je ne tuerai point]





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  • Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel

    par Isabelle Lévesque

    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel ,
    éditions  Arfuyen, Collection « Les Cahiers d’Arfuyen »,
    volume 228, 2016.



    Lecture d’Isabelle Lévesque


    De cet espace, je ne garde rien.
    J’écris, pour que tout demeure possible.

    C. A. H.





    Quel après susciter, quel chemin longer pour rejoindre ce qui ne s’atteint pas ? Les épigraphes de Poèmes d’après de Cécile A. Holdban orientent la lecture : « temps perdus dans la ténèbre » pour Novalis, « [t]able rase de la lumière ou de l’ombre » pour Juarroz.

    Ce volume publié par Arfuyen rassemble deux recueils. Le premier, Poèmes d’après, est organisé en trois parties. La première est nocturne et hivernale. « C’était une période où Dieu se taisait », prévient l’auteur. Elie Wiesel, dans La Nuit, découvrant l’horreur inimaginable d’Auschwitz-Birkenau, écrivait : « L’Éternel, Maître de l’univers, l’Éternel Tout-Puissant et Terrible se taisait » 1, mais aussi : « Et le monde se taisait ». Ce jour commence donc par la nuit, par le chaos douloureux de la nuit. Nous savons les crimes, les guerres, les violences d’avant et celles d’aujourd’hui. Comment vivre après ?

    Sceau de la dispersion : les premiers vers de Poèmes d’après trébuchent sur une interrogation qui fonde ce livre :

    « Quelle main rassemblera

    les fragments laissés à la nuit ? »

    Par sa quête, le poème restitue les fragments d’une unité perdue. L’errance est située dans un temps immémorial et présent : celui des « maisons » où « des toits aux fondations / rien ne tremble ». Quelque chose appelle qui demande à être éveillé, une langue perdue qu’il faut étreindre pour éprouver sa matérialité et sa force, plusieurs langues sans doute pour l’auteur, traductrice et porteuse de cultures plurielles.

    Le choix de couverture le figure : le détail de la toile Le Rendez-vous des amoureux, de Tivadar Kosztka Csontváry, rappelle les origines hongroises de la poète et isole le chemin et l’horizon liés par la couleur alors que le couple du rendez-vous, accompagné d’un ange (ou Cupidon ?) aux longues ailes blanches, devenu hors-toile figure l’arrière-pays présent/absent (escompté).

    Une langue veut exister, revendique l’unité perdue.

    Le roi Nimrod, défiant Dieu du haut de la tour de Babel, semble apparaître au détour d’un tercet :

    « Un archer fou veut ficher

    ses flèches dans le ciel

    toutes elles retombent et se brisent. »

    Et la tour se brise aussi, et l’unité humaine. Quelle langue pour écrire après Babel ?

    Le poème s’invente par l’épopée créatrice « de toutes les eaux » comme en déluge on sauverait les mots rassemblés qui se lèvent et s’ajoutent les uns aux autres pour constituer le tissu de la langue, « des étoiles aux étoiles » pour rendre la vue. Des unités de sens (de force) se constituent : « vivre » et « naître » en dérivés signifiants fondent et assument le poème qui s’engendre. Au futur, prophétique et accompli, « nous serons », se trouve la direction d’instinct, de destin, « saumons à l’amont du combat des eaux ».

    Monde animé, parcouru de forces, le soleil « debout » accomplit sa tâche, la nuit est parfois brisée par ses rayons silencieux, cohorte de mots assignés : ils conduisent les « rêves durcis », filant une métaphore d’équipée maritime porteuse de « soif ». La poésie de Cécile A. Holdban porte une langue de combats, elle ranime des forces amenuisées pour ouvrir l’horizon. L’instrument de lutte, ce sont les mots et les modes : impératifs d’assaut, « [a]ccueille ton capitaine », le futur proche qui accomplit les promesses par la certitude de l’indicatif. Les verbes d’action se dressent dans le vers, succession en parataxe dénotant l’urgence comme l’ordonnance d’un destin que l’on construit. En cela, la liberté guide le vers et associe langue et combat au ciel d’un absolu qui se conquiert. Nulle tranquillité en ces poèmes énergiques, l’heure est aux miracles, « l’océan s’ouvre ». Cela coule (sang, sève), debout et allant. Des vers d’autres poètes sont cités, ceux d’Anna Akhmatova, Janet Frame, de Sándor Weöres, Edith Södergran, célébration par le texte qui entre dans les poèmes de Cécile A. Holdban. Un monde perdu / restitué nous est offert : à cet égard l’emploi strict du verbe « être » comme copule restitue une vocation unificatrice de ce terme : au présent ou au passé, malgré la fragmentation. Ce qui est écrit passe par une assimilation directe de réalités (métaphores), comme si sans détour les équivalences établissaient des évidences incontestables. Le passage par la lutte permet au poème de renouer avec la clairvoyance (foi en ce que la poésie peut délivrer).

    Des scènes sont imaginées, envisagées, revécues : fulgurance d’ogre pourléché, un enfant « blotti au chaud dans son ventre », il « dévore la lune entre les dents des feuilles ». Ces visions, secouées par des « peut-être », font surgir des hypothèses inattendues, lune poursuivant sa course dans le ventre de l’ogre « mais qui n’éclaire rien », des réalités cachées sont envisagées qu’il nous faut détecter. Poète déchiffreur, poète « peut-être » dans un « ciel bleu muet » captant « dans ce long cri muet/caressé au ciel » un « OISEAU » majuscule, alors la lecture de ce monde devient poème, un miracle accru, « courants invisibles/perdus pour l’amour ». À la troisième personne se jouent l’histoire, l’épopée, la mémoire. Les trois, ensemble, augurent le temps révolu, mythe créé d’une lecture atemporelle de la réalité dans laquelle chacun avance aveuglément. Aveuglement temporaire, puisque le voile est levé par celui ou celle qui, parcourant les surfaces vides (mystérieuses ?), « les yeux collés à la vitre », verra : « un arbre a poussé là / où la croix s’est défaite et les branches sont tombées ». Alors « il marchera » « avec d’autres langues », elles portent les disparus car chacune révèle celui qui la parla. Ce dernier poème de la première partie porte pour titre le nom de l’observatoire astronomique qui mesure avec précision la distance de la Terre à la Lune : « Apache point ». La Lune nous rappelle que le Soleil n’est pas mort. Elle donne sa lumière quand la nuit s’impose. La Lune féminine, Séléné ou Luna, commande aux océans et à leurs marées. Les folies qu’elle provoque ne sont que passagères.

    La seconde section du livre est consacrée à la petite fille que la femme porte en elle. Comme le dit le poème de Sándor Weöres, ici traduit et placé : « Et l’enfant vieillard que j’étais, / je le porte avec moi dans un cercueil minuscule / comme une amulette. » Cette « petite-fille » se déplace « à cloche-pied » sur la grande marelle des âges, tout est possible, l’avenir est ouvert, et le poème chante :

    « aucun escalier aux abois

    aucun brasier funeste [6 syllabes]

    ni corbeaux aux jardins [6 syllabes]

    ni ton sang dans les sources [6 syllabes]

    ni chapelle où renoncer

    aucun blason, aucun centaure, aucun guerrier [alexandrin trimètre]

    sous un ciel de dentelle, de jasmin et d’étoiles [deux hexasyllabes]

    tu sautes à cloche-pied »

    Poème d’après la nuit, d’après les guerres. De quelle robe s’habillera la « petite fille » ? « Les oiseaux du jardin », ceux qui « connai[ssent] les secrets de [s]a nuit v[iendront] s’y poser ». Une robe de lune ? Cette « lune / envers du visage, œil aveugle et blanc de paroles / ouverture à la perte aux échecs aux aiguilles… » ? Vient-elle de la lune cette « cuve de néant versée sur les montagnes, une lune lumière de la nuit ?

    La « fillette » se livre au jeu des dînettes « dans sa maison de poupée », ici ou près « des minarets » dans le déplacement constant de la fable, des contes et des langues. Elle voyage. Comme dans une chanson traditionnelle, un marin invite la jeune fille à monter dans son bateau. Mais la chanson finit mal. La « petite fille » doit combattre les chimères, les images serrées les unes contre les autres l’arment : elle et son fil face à « l’ombre du Minotaure ». Plusieurs poèmes sont lancés par une remémoration, une adresse ou un appel à sourdre. Autour, les arbres, l’étang, l’ogre hiver, les personnages vivants de la fabuleuse histoire visitent les rêves dont il ne restera rien, « quelques osselets / l’ivoire dur du ciel ». Comment y voir ? Les symboles mêlés, formes des nues révélées, avalent le silence de la petite fille, « sa présence absolue voudrait / renouer l’univers ».

    On perçoit l’union entre la poète et les éléments d’un monde dont on entrevoit la proximité secrète : mouette de l’océan cherchant ses oeufs dans les rochers, quelqu’un la regarde qui voudrait être l’objet de sa quête. Une porosité existe entre le vivant, lieu du désir, et la nuit : l’obscur est la page de Cécile A. Holdban, elle y écrit son poème – ou le rêve. L’impossible n’est pas écarté, tout palpite et se vit, dans le monde animé de l’océan, des abysses. Victoire fragile du poème qui existe et fait émerger « des créatures rares et sombres ». Les légendes et les mythes fondateurs se déroulent sur un ciel animé d’intentions et de gestes. On pénètre les lieux secrets d’une conscience où se mêlent des éléments culturels alors que la voix de la petite fille ne s’éteint pas. Elle relit ses cauchemars, transforme ses souvenirs en visions traversées de force que la nuit libère. Les vers courts du début de livre cèdent à l’ampleur du conte pour des versets qui secrètement visent, à force de flèches, une identité polymorphe et entière :

    « si je suis venue, et l’oiseau à ma suite, c’est pour trouver mes yeux

    dans l’océan, où le regard est double. »

    Activation sans fin d’une démarche qui se nourrit d’écume et de mots comme racines et ciel se joignent. Affirmation de volonté farouche : la poète retrouve des silhouettes, les décrit – les enchante :

    « Tu te penchais sur la terre en toute saison, creusant de tes mains, tu semais, tassais, cueillais, caressais et frappais la terre. »

    Ainsi soient les gestes retrouvés, séparés d’un ancrage précis, l’immémorial affirme son règne dans un présent immédiat et oraculaire. Les pronoms personnels tournoient : qui parle ? Ou plutôt : d’où partent ces voix sans cesse ? Polyphonie de cette « bouche  » où « s’enlacent / les fleurs les fruits les oiseaux », ici l’impossible dans ces voix qui se mêlent et s’aimantent. Alors la « petite fille » « referme la boîte de sa maison » qui « brûle », elle « prend son cahier et commence à écrire ». Partir, grandir, mûrir, écrire.

    Dans la troisième partie, nous atteignons un autre paysage. Le monde se découvre dans sa réalité. Il s’agit d’abord de le nommer avec les mots justes. La voix qui s’élève ne s’arrête pas, nourrie d’identités multiples, elle se refuse à une définition unique, comme ne cesse l’énumération des biens hirsutes et libres qui nourrissent les listes sans fin :

    « Aubier, souche, sève, écorce, pousses ligneuses, bourgeons, pétioles, aiguilles, tiges, segments, arêtes, résine, drageons »…

    Ces trésors, pour nous engendrer à l’infini : fruits de reliefs, de saveurs, délibération ouverte aux osmoses, l’écriture s’alimente dans l’inépuisable, le poème est cette trace mystérieuse et polysémique qu’elle a générée. Ici les virgules suivent ce mouvement fou de multiplication, il le suit comme il appelle encore, toujours, de nouveaux noms à énumérer. Alors l’impératif (« Murmurez, bénissez, soyez… ») invite à épouser cette prolifération, le poème veut la vie autant que la vie le requiert. La poète marcheuse « tête levée » perçoit les nuages (répétés, ils envahissent le poème) : leur texture, leur visage, leur symbole, leur parole, voici que par le regard tout devient ces nuages, « ton œil renverse le ciel pour leur offrir l’abri ». En cela, l’ombre et la magie se joignent pour délivrer l’impossible, une force va qui réduit les contraires à de la poussière d’or. L’aube, l’enfance existent toujours, mais portées par un autre âge :

    « Il y a dans le paysage de midi quelque chose de figé qui pourtant tremble,

    un paysage portant moins loin le regard que l’offrande d’un oui

    et des dons passe-murailles d’une solitude à l’autre »

    Ce qui change tout, à commencer par le poème, c’est la rencontre, l’amour :

    « Si je mâche mes mots, longtemps, infiniment

    c’est pour qu’ils soient de l’eau

    c’est pour qu’ils soient liquides, qu’ils soient rendus au bleu

    c’est pour que tu y plonges

    et que tu m’y retrouves. »

    Vers, prose, échappée narrative à peine, d’une teneur fabuleuse, au miroitement de la reconnaissance une parole revient, « c’est toi » ponctuant chaque fin de vers d’un autre poème :

    « ma source et mon désert et ma Jérusalem – c’est toi

    mon soleil souverain, mon berceau et ma nuit – c’est toi. »

    La poète énonce sans fin, retournant au miracle d’un paysage devenu l’aimé applaudi et fêté.


    Les trois parties du recueil contiennent des poèmes (ou des extraits) traduits de six poètes écrivant dans six langues différentes : trois fois Janet Frame (néo-zélandaise) en anglais, deux fois Sándor Weöres en hongrois, Roberto Juarroz (argentin) en espagnol, Anna Akhmatova en russe, Novalis en allemand, Edith Södergran (finlandaise) en suédois. C’est que les poèmes sont toujours des poèmes d’après d’autres poèmes, ceux qui ont été lus, éventuellement traduits. Les poètes sont lecteurs et habités par les voix de ceux qui les ont précédés et touchés.

    « Les morts sont bien morts. Mais ils ne dorment que d’un œil. Dans les cimetières poussent les crocus. Ce sont les flèches. Le soleil monte lentement de la terre. »

    Cécile A. Holdban, née en Allemagne avec des origines hongroises et vivant en France, traductrice du hongrois et de l’anglais, l’éprouve en sa voix. C’est ce qu’Armand Robin2 appelait le « monde d’une voix » 3. Dans la présentation qu’il faisait de ses traductions de trente-quatre poètes écrivant dans dix-huit langues différentes, il déclarait : « […] je me fis tous les grands poètes de tous les pays de toutes les langues. J’atteignis un Eden d’avant la Tour de Babel ; tous y parlaient une outre-langue […]. Eux-moi sommes UN. Je ne suis pas face à eux, ils ne sont pas face à moi. Ils parlent avant moi dans ma gorge, j’assiège leurs gorges de mes mots à venir […]. » 4 Dans Ma Vie sans moi, il mêlait des poèmes traduits et des poèmes personnels. Dans le volume Poésie/Gallimard de 1970, l’éditeur a choisi de mutiler l’œuvre et de ne publier que les poèmes personnels.

    Dans Poèmes d’après, les poètes francophones sont présents eux aussi ; ils sont les exclusifs dédicataires. Ils sont cinq, tous bien vivants : le Suisse Philippe Jaccottet, Lórand Gáspár, Français d’origine hongroise, Jean-Marc Sourdillon, Thierry Gillybœuf et Estelle Fenzy. Les quatre premiers d’entre eux sont aussi traducteurs. Leurs univers se reconnaissent dans les poèmes qui leur sont dédiés.

    Les poèmes d’avant sont bien dans les poèmes d’après.


    La Route de sel ne contient aucun poème traduit. Son sous-titre désigne une dédicataire : Poèmes pour Emilia. S’agit-il d’Emilia Wandt5 ? Sur le titre on s’interroge également. Quelle est cette route de sel ? Les Poèmes d’après nous assuraient qu’« à l’océan détourné par les vagues, certains soirs / un chemin obscur est promis », chemin aux « nourritures salées ». Et Janet Frame ajoutait par la voix de Cécile A. Holdban que « L’eau salée est poésie ». Cette route de sel, sans doute est-ce le chemin de poésie, avec son sel nourricier, son sel qui brûle aussi. Les routes océanes ne sont pas tracées, ce sont les plus risquées et les plus belles. Mais le sel de la vie, c’est aussi celui du vent, le « sel d’autan »6 et le sel des larmes, en cette eau qui n’apaise pas les plaies :

    « Les larmes ne cicatrisent rien

    étincelles trop proches

    d’un fer rougi »

    Les blessures sont toujours présentes, ouvertes, saignantes, les blessures de ce qui commence à finir en naissant même. Comment, sans les refermer, les apaiser ? Pour cela : printemps et eau fraîche de la pluie. L’annonce est clairement formulée : « le printemps arrive ».

    « Il faut guetter la nuit

    la dérobée

    une veine d’eau vive

    pour le cœur apaisé

    chercher la faille

    où glisser ce baume

    l’ombre sur la plaie du jour. »

    Pierre-Albert Jourdan écrivait au printemps qui commence, le samedi 27 mars 1980 : « Frémissement, mot admirable, habillé de feuilles et de chair, de vent et d’amour. » 7 Cécile A. Holdban confie à son tour :

    « Mars,

    la barque du ciel glisse d’un jardin à l’autre

    vent, vagues, frémissement

    à la cime des arbres ».

    Tels sont les mouvements ascendants et descendants, du ciel vers la terre et de la terre vers le ciel, de la sève, du sang et de l’eau. La vie est un échange. Notre galaxie est blanche comme le sel et, vue de loin, semble une route, c’est la « Voie lactée ». Simples individus, nous ne sommes pas grand-chose parmi tant d’infinis, pris entre la première division de l’atome et un achèvement impossible à calculer : « Au silence réuni de l’atome / la trame du cosmos / d’avant, bien avant / forgea l’ombre entre les étoiles ». Nous venons bien après « le vieil Éden ». Les « étoiles », les « constellations » et leur « langue de feu » traversent le texte pour nous situer. Les poèmes créent des liens, tressent des fils pour nous guider dans les labyrinthes extérieurs et intérieurs :

    « au-delà de mon corps j’ai étendu un arc

    et relié les mondes – point démultiplié »

    Des fleurs innombrables traversent les poèmes, comme les arbres qui viennent de l’intérieur de la Terre pour grimper vers le ciel (« les arbres sont des passerelles »), ou les oiseaux qui vont du sol au ciel : le printemps paraît une grande fête de la vie organisée par le dieu-lune, le grand Pan.

    La tour de Mélisande se dresse dans le ciel au royaume d’Allemonde dans l’opéra de Debussy et Maeterlinck. Mélisande se coiffe à sa fenêtre et chante que ses « longs cheveux descendent jusqu’au seuil de la tour ». Pelléas les prend dans ses mains et chante à son tour : « Je les tiens dans les mains, je les tiens dans ma bouche… Je les tiens dans les bras, je les mets autour de mon cou… Je n’ouvrirai plus les mains cette nuit… » 8 Ce chant d’amour sensuel retentit dans les poèmes de Cécile A. Holdban. Était-ce déjà Mélisande qui, dans Poème d’après, « démêl[ait] sa chevelure  » ? Dans La Route de sel, une « tour jaillit » de la nuit. Mélisande apparaît, mais au bord de la fontaine où elle a laissé tomber la bague de Golaud, elle va rencontrer Pelléas.

    L’eau, le printemps apaisent les blessures, mais plus encore l’amour écarte le pire. La figure de l’amoureuse dans La Route de sel éclabousse les poèmes d’éclats vivants, plumes, pétales : « sur ma paume / quelques lignes de sang ». La « femme tourelle » (tour, tourelle et tourterelle), se révèle protectrice, et sa verticalité de songe guide les pas du marcheur qu’elle attend, « une seule présence / pour que surgisse le jour ». Soleil et lune, en une croisée singulière dans le ciel de Cécile A. Holdban, nous apprennent que le destin des astres n’est pas incompatible. Le ciel les ouvre aux traversées et à l’alliance, le paradis perdu peuplé d’oiseaux merveilleux interpellés depuis la terre ; ils unissent la mer à la route, l’aube aux routes célestes, intercesseurs hardis comme les poètes lus ou traduits qui offrent leurs forces convergentes dans l’énigme de l’univers parcouru de signes fous. Bien des lignes ne seront pas décryptées, c’est que le vol, nourri de son élan, ne se lit pas, il se suit du regard dans le mystère de sa trajectoire de mars. Sur la page, l’un des derniers poèmes, haïku, parole de vent :

    « Ici

    rien que des mots

    le désir est ailleurs »

    où tremble, peut-être, le fil nu de l’encre du poème.



    Isabelle Lévesque
    D.R. Texte Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes




    ________________________________
    1. Elie Wiesel, La Nuit, Éditions de Minuit, 1958/2007, page 77.
    2. Armand Robin (1912-1961) avait le breton comme langue maternelle. Il apprit le français à l’école, puis une vingtaine d’autres langues. Il fut le premier traducteur de nombreux poètes, dont Anna Akhmatova. Il traduisit du hongrois André Ady et Attila József.
    3. Armand Robin, Ma Vie sans moi suivi de Le Monde d’une voix, Éditions Gallimard, 1970. Sur le sort éditorial de ces textes, voir le site de Françoise Morvan :
    https://francoisemorvan.com/recherche/edition/armand-robin/.
    4. Armand Robin, Poésie non traduite, Éditions Gallimard, 1953, page 11. Les deux volumes de Poésie non traduite n’ont jamais été réédités.
    5. Poète néo-zélandaise méconnue que Cécile A. Holdban traduirait ? Mais existe-t-elle vraiment, cette Emilia cousine d’Emily Dickinson ?
    6. En latin, altanus ventus signifie « le vent qui vient de la mer ». Dans le Sud de la France, c’est un vent du sud-est, qui vient donc de la mer. Il est réputé pouvoir faire perdre la tête… « ma raison glisse / plus loin encore », lit-on dans l’un des poèmes.
    7. Pierre-Albert Jourdan, Les Sandales de paille (Notes 1980), Éditions de L’Ermitage, 1982, page 39.
    8. Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande (pièce et livret), Éditions L’Escalier, 2010, page L25 (livret Acte III, scène 1).







    Cecile A Holdban






    CÉCILE A. HOLDBAN


    Cecileaholdban




    ■ Cécile A. Holdban
    sur Terres de femmes

    À la fenêtre (poème extrait du recueil Ciel passager)
    Ciel passager (présentation publique de Thierry Gillybœuf)
    Hiéroglyphes (poèmes extraits du recueil L’Été)
    [Il n’est pas d’autre lieu que celui de l’absent] (poème extrait de La Route de sel)
    Poèmes d’après suivi de La Route de sel (lecture d’Emmanuel Merle)
    Toucher terre (lecture d’AP)
    Îles (poème extrait du recueil Toucher terre)
    [Suspendre ma voix] (poème extrait du recueil Un nid dans les ronces)
    Xénie
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Je ne tuerai point]



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur La Pierre et le sel) Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
    → (sur le site des éditions Arfuyen) la page de l’éditeur sur Poèmes d’après suivi de La Route de sel, de Cécile A. Holdban
    → (sur le site des éditions Arfuyen) une fiche bio-bibliographique sur Cécile A. Holdban
    → (sur le site des éditions de la Lune bleue) une notice bio-bibliographique sur Cécile A. Holdban




    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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  • Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel

    par Emmanuel Merle

    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel ,
    éditions  Arfuyen, Collection « Les Cahiers d’Arfuyen »,
    volume 228, 2016.



    Lecture d’Emmanuel Merle


    « TU ES LANGUE EN CE PAYSAGE »




    Au commencement, la nuit et le silence.

    Et l’autre soi-même qu’on ne saurait comprendre clairement.

    Au commencement de l’existence, l’absence de repères : la nuit en plein jour, la nuit à l’intérieur de soi. On dirait que les visions qu’on s’autorise sont à l’extérieur, derrière une vitre-écran, inaccessibles, et tout autant en soi, dans l’esprit et dans le corps, internes et comme vivant leur propre vie :

    « Tes yeux sont les tessons d’une fenêtre d’hiver

    que le givre recouvre tu grattes pour y voir au dehors la glace

    fondue »

    Où est l’emplacement de la vie, se demande celle qui

    « (sait) dormir alors

    qu’on ne sait plus déjà

    qu’un rêve a englouti le jour. »

    La folie rôde dans le même espace mental que l’espérance. Enfermée en soi, enfermée dans le monde incompréhensible encore, la « narratrice », naissant peut-être, mais déjà dépositaire d’une mémoire de l’humain, se heurte à l’immédiate présence du réel lorsqu’il est encore indifférencié, encore Un. Et pourtant la blessure est là, de toute éternité, semble-t-il, la blessure qu’il faut ravauder d’une manière ou d’une autre : se faire arbre et « comme l’arbre [n’avoir] qu’une parole de feuille » ou « à sa bouche [avoir] peut-être la lune », ou bien « penser enfin OISEAU ».

    Car il y a une blessure déjà, et une menace encore. Quelque chose peut surgir à chaque instant, dans la ville, sur le chemin, « un monstre s’est tapi dans la chrysalide », qui est déjà venu, qui peut venir encore. Le Minotaure, la « tête de cerf », s’agite à la lisière du regard et

    « il ne restera du jeu d’hier

    rien, sauf

    quelques osselets

    l’ivoire dur du ciel »

    La voix est rauque qui crisse dans les vers, comme d’avoir trop crié.

    Comment vivre pleinement avec le manque initial ? Qu’est-ce qui va « rempli[r] les marges », alors même que « les pages sont vides » ? L’ensemble du recueil est une interrogation sur le pouvoir du langage, une tension permanente entre l’impossibilité de la parole et le pouvoir incroyable des mots. Ça commence par la mise à distance de soi, par l’apostrophe récurrente à la « petite fille », qui à la fois appelle celle qu’on n’est plus, qu’on regrette de ne plus être, qu’on redoute d’être à nouveau, et à la fois confirme qu’une part de soi est restée cette enfant. Et même que c’est certainement cette part qui autorise l’écriture de l’adulte :

    « Petite fille

    quand les feuilles se seront détachées

    absorbées par la terre

    les arbres dormiront nus debout

    (c’est ce qu’elle dit

    mais ce n’est déjà plus sa bouche qui parle) »







    Holdban Guidu
    Ph., G.AdC






    Les mots peuvent-ils dire l’immédiat de la sensation, l’évidence d’un regard, le souvenir palpable d’un être ? Vieille question, vieille tension. « Plutôt qu’un poème, c’est toi que je veux écrire ». Faut-il s’abreuver de mots, remplir des pages de cahiers avec des listes qui diraient tout, ou tenteraient de le faire, juste pour le foule rassurante des choses, juste pour la sonorité des mots rares, des mots que la science naturelle pose sur les êtres simples des fleurs et des arbres ? Cette profusion soudaine est-elle suffisante ? Les mots peuvent-ils être des « mains jetées au ciel », des « flèches » pour percer le mystère de la présence au monde, dont on sent bien qu’elle est la seule voie de guérison et la seule adhésion ?

    Ne faut-il pas se heurter au silence, l’accepter, lui qui « sourd des origines », et, par la plénitude qu’il installe dans la nature, accéder à un autre degré du langage, à la poésie, puisqu’aussi bien c’est de ce silence que « survient la parole » ?

    « À la fin l’horizon entaille claire

    sera la pointe d’un mot

    qui sans cesse recule »

    Le langage se dérobe toujours lorsqu’il veut se faire parole, et c’est uniquement dans une tentative réitérée sans cesse que se trouve la poésie. C’est au niveau de la gorge que sont liés définitivement corps et esprit, c’est à cet endroit comme un nœud que se rejoignent inextricablement le désir d’absolu et le constat de notre finitude :

    « Si je mâche mes mots, longtemps, infiniment

    c’est pour qu’ils soient de l’eau

    c’est pour qu’ils soient liquides, qu’ils soient rendus au bleu

    c’est pour que tu y plonges

    et pour que tu m’y retrouves »

    Mais au lieu de rester dans la tentation (pourtant présente) de la dissolution dans le grand Tout, de la disparition de soi, qui serait une forme d’acceptation de la solitude et de rejet du sens, au lieu d’un éparpillement mystique de soi dont on sent bien qu’il est presque souhaité, la personne qui écrit là ne peut pas nier sa simple humanité, ce qui en constitue la part la plus haute, et finalement la plus nécessaire pour qui veut savoir ce qui se passe « après » : d’où viennent ces « poèmes d’après », d’où naissent-ils ? Et où vont-ils ? La seule réponse possible, foncièrement humaine, c’est qu’ils sont adressés à l’autre, et que d’une certaine manière ils viennent de lui.

    Cécile A. Holdban ne convoque pas d’autres poètes pour s’en revendiquer : elle les nomme et elle cite leurs paroles, elle les remercie de bien vouloir lui faire une place parmi eux, à hauteur d’humanité. Sandor Weöres, Kathleen Raine, Janet Frame, Sylvia Plath, Pierre-Albert Jourdan sont d’abord ces humains qui ont dit la difficulté d’être et la gloire de vivre. Ce sont donc bien ces voix multiples qui empêchent la dissolution de soi, qui font que, penchés au bord du vide, nous pouvons nous retourner vers ceux qui, comme nous, cherchent un sens. Et nul doute que La Route de sel (deuxième partie du recueil), loin d’une vallée de larmes, soit cette voie/voix possible pour donner aux autres les paroles qui « murmure[nt]/ et [qui] porte[nt] sur une branche sacrée / la feuille qui [nous] guérira ».

    « Révélés,

    les domaines silencieux

    survolés en silence

    les tilleuls et les herbes.

    Les doigts dans la terre

    l’enfant jardine

    ressuscitant l’aïeul

    au dévers de ses mains »

    Un dernier secret : c’est une poésie entièrement tournée vers la vie. « Tourbillon est roi », écrivait Aristophane, et c’est le déplacement, le pas suivant l’autre, l’élévation rapide, le déplacement du vent que les mots de Cécile A. Holdban répercutent comme les échos d’un mouvement ininterrompu, à l’image de la vie qui va :

    « la grâce d’un geste pèse autant sur la terre que la grâce des âmes ».

    « Par la grâce du geste, elle dévêt la pesanteur. »

    Et enfin, parce que la vie est brève, et parce que nous ne devenons jamais ce que nous sommes, mais que, simplement, nous sommes ce que nous devenons :

    « Jour vif, où le corps ne pèse que le poids du mouvement. »



    Emmanuel Merle
    D.R. Texte Emmanuel Merle (avril 2016)
    pour Terres de femmes







    Cecile A Holdban






    CÉCILE A. HOLDBAN


    Cecileaholdban




    ■ Cécile A. Holdban
    sur Terres de femmes

    Poèmes d’après suivi de La Route de sel (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Il n’est pas d’autre lieu que celui de l’absent] (poème extrait de La Route de sel)
    À la fenêtre (poème extrait du recueil Ciel passager)
    Ciel passager (présentation publique de Thierry Gillybœuf)
    Hiéroglyphes (poèmes extraits du recueil L’Été)
    Toucher terre (lecture d’AP)
    Îles (poème extrait du recueil Toucher terre)
    [Suspendre ma voix] (poème extrait du recueil Un nid dans les ronces)
    Xénie
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Je ne tuerai point]



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur La Pierre et le sel) Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
    → (sur le site des éditions Arfuyen) la page de l’éditeur sur Poèmes d’après suivi de La Route de sel, de Cécile A. Holdban
    → (sur le site des éditions Arfuyen) une fiche bio-bibliographique sur Cécile A. Holdban



    ■ Emmanuel Merle
    sur Terres de femmes

    Amère Indienne
    [Cape Cod]
    Le Chien de Goya (lecture d’AP)
    Ici en exil (lecture de Sylvie Fabre G.)
    [Le rouge] (extrait de Dernières paroles de Perceval)
    Dernières paroles de Perceval (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Dernières paroles de Perceval (lecture d’AP)
    [Tout est matière, sauf ma décision] (extrait de Olan)
    [Une promesse, dis-tu]
    Emmanuel Merle & Thierry Renard | La Chance d’un autre jour, Conversation (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Emmanuel Merle & Thierry Renard | [Jour de pluie ici aussi]





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  • Cécile A. Holdban | [Il n’est pas d’autre lieu que celui de l’absent]




    [IL N’EST PAS D’AUTRE LIEU QUE CELUI DE L’ABSENT]




    Il n’est pas d’autre lieu
    que celui de l’absent

    d’autre mot que celui d’une épine sous l’écorce
    d’autre chair que celle née d’un renoncement
    d’autre temps que celui déserté par les os

    nulle ombre ne connaît son nom
    nulle merveille n’est incorruptible
    ce qu’a formé le ciel, le ciel l’a dissout
    ce qui vient à la source devra gagner la mer

    ni commencement
    ni milieu
    ni fin

    il n’est pas d’autre lieu
    que celui de l’absent.



    Cécile A. Holdban, La Route de sel in Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel, éditions Arfuyen, Collection « Les Cahiers d’Arfuyen », volume 228, 2016, page 127. Prix international de poésie francophone Yvan-Goll.



    _____________________________________
    NOTE d’AP : en novembre 2016 a paru dans la revue Europe ma recension de cet ouvrage (Revue Europe, novembre-décembre 2016 n° 1051-1052, pp. 345-346).






    Cecile A Holdban






    CÉCILE A. HOLDBAN


    Cecileaholdban




    ■ Cécile A. Holdban
    sur Terres de femmes

    Poèmes d’après suivi de La Route de sel (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Poèmes d’après suivi de La Route de sel (lecture d’Emmanuel Merle)
    À la fenêtre (poème extrait du recueil Ciel passager)
    Ciel passager (présentation publique de Thierry Gillybœuf)
    Ciel passager (présentation publique de Thierry Gillybœuf)
    Hiéroglyphes (poèmes extraits du recueil L’Été)
    Toucher terre (lecture d’AP)
    Îles (poème extrait du recueil Toucher terre)
    [Suspendre ma voix] (poème extrait du recueil Un nid dans les ronces)
    Xénie
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Je ne tuerai point]



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur La Pierre et le sel) Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
    → (sur le site des éditions Arfuyen) la page de l’éditeur sur Poèmes d’après suivi de La Route de sel, de Cécile A. Holdban
    → (sur le site des éditions Arfuyen) une fiche bio-bibliographique sur Cécile A. Holdban





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