Étiquette : Cécile Guivarch


  • Cécile Guivarch, Renée, en elle

    par Angèle Paoli

    Cécile Guivarch, Renée, en elle,
    Editions Henry, Collection La Vie, comme elle va, 2015.



    Lecture d’Angèle Paoli



    DE L’AÏEULE À LA DESCENDANTE, UNE LEÇON D’AMOUR



    Longtemps Renée, en elle a résonné sous mes paupières. Telle une mémoire oubliée. Une part de moi-même, lointaine et étrangère, mais cependant sensible, vivante ― écho ténu d’un vécu ancestral davantage livresque qu’issu d’une expérience réelle. C’est du titre du livre, sans doute, qu’émane cette présence mystérieuse ; des sonorités du titre. De ses allitérations en « n » autour de l’alternance du [e] fermé et du [Ɛ] ouvert ; sans doute en raison aussi de ce [r] inaugural qui roule, amorti par un [ə] muet, puis s’élance, après la virgule, ailé. Ouverture, envol, élan ? Pourtant, dès l’incipit de Renée, en elle, recueil en prose que Cécile Guivarch dédie à ses aïeules, et à Renée en particulier, s’impose la présence de la mort, avec pour prémices, son lot de souffrances de malheurs de larmes et de sang. C’est peut-être en raison de cette présence itérative de la mort, de son omniprésence, que la lectrice que je suis a longtemps résisté à rendre compte de sa lecture, non pour se protéger de la prégnance de la mort mais pour laisser vibrer encore les sonorités incantatoires du titre. Dont la magie continue de m’habiter. Renée, en elle.

    Renée, c’est cette aïeule lointaine dont « elle », la narratrice, s’est emparée de l’histoire. Pour s’en imprégner l’assimiler la faire sienne. L’incorporer. « En elle ». Une histoire qu’il a fallu aller chercher très loin, jusque dans les registres d’état-civil que plus personne ne consulte. Il a fallu remonter le temps pour retrouver Renée, l’aïeule, effacée de longue date de la mémoire familiale. Renée, depuis tout ce temps (1816-1817, c’est encore l’aurore du dix-neuvième siècle) oubliée parmi tant de souvenirs jaunis dont plus personne n’a cure. Sinon « elle », la narratrice d’aujourd’hui.

    « Je ne sais pas vraiment bien pourquoi je descends ainsi jusqu’à ces aïeux. Ni pourquoi je sors des malles en carton, des vieux registres qu’on ne regarde plus. Ce serait comme creuser, forer, en extraire les racines », confie Cécile Guivarch. Forer, creuser, extraire. C’est ce à quoi elle s’est attelée. Patiemment, avec ténacité. Pour cela, elle a mis à contribution les « généalogistes du Finistère ». Des archives mises à sa disposition, la narratrice a exhumé l’histoire de Renée. Il lui a fallu retrouver les pièces manquantes, les ajointer et combler les non-dits, les absences, les blancs. Mais l’histoire d’une vie ne se livre pas sans résistances. Peu à peu, pareille à une archéologue, la descendante a assemblé les tesselles. Fait surgir de la poussière la vie de Renée, son enfance paysanne, son amour pour Jean. Les noces bretonnes et les naissances, suivies de douloureux décès. Avec la mort de sa fille, la tragédie menace. Renée et Jean n’en réchapperont pas. Devenus orphelins, les enfants en bas-âge sont recueillis par la famille. Mais entre-temps, avant que le couple ne sombre, il y a les couleurs de Renée. Autres que le noir des deuils ou le blanc des linceuls. Ce blanc auquel Renée n’aura pas droit, livrée à la fosse commune. Les couleurs sont celles d’un bonheur éphémère, que dominent le bleu des yeux de la jeune Bretonne, les lapis-lazuli et la lumière ; peu à peu remplacés par un bleu délavé par les larmes, par le rouge du sang. Cependant, l’histoire est venue. « Quand j’ai eu l’âge de sa mort », confie Cécile Guivarch en parlant de Renée.

    « Ce qu’il y a avec Renée, c’est qu’elle me vient tout en morceaux, tessons de mosaïques. Je les assemble et tente de les harmoniser. Je m’évertue à donner à Renée de vraies couleurs. » Ainsi se recompose, « pièce par pièce », le tableau d’une existence. Ancrée dans une région précise, dans des mœurs rurales rudes et dures, dans une époque marquée par les famines, les grands froids et les sècheresses ; par la faim qui torture et qui décime. Par la misère qui guette et par la maladie qui s’en mêle. Au centre de cette histoire, liée au travail de la terre et aux récoltes, se tient Renée. Le portrait se précise, se parachève. Naissance, amour, tragédie et mort. Avec beaucoup de tendresse et une infinie patience, Cécile Guivarch se met en quête de l’ancêtre. Mais aussi à son écoute. Elle accueille Renée en elle, la reçoit, fait remonter à la surface ses plaintes ses cris ses maux. Elle est habitée par elle. Hantée par les images qu’elle suscite en elle ; par ses gémissements ses pleurs son souffle. La voix de Renée s’insinue se livre jusque dans les fibres profondes de la narratrice. Jusqu’à la faire hurler. Jusqu’à la faire se tordre de douleur et vomir. Comment se résoudre à supporter les injustices dont l’aïeule a été victime ? La narratrice vit au rythme de Renée, va de pair, traverse avec elle les affres des accouchements successifs ; partage ses chagrins ses hantises sa terreur que la mort ne lui ravisse une fois encore un autre enfant. Car si l’époque se résout à voir disparaître les nouveau-nés, Renée, elle, ne s’y résout pas. Dans le déroulé du temps, vie et mort sont liés ; le sang des naissances et celui des disparitions sont de même essence et partagent le même liant. Quant à la terreur de perdre un enfant, elle se transmet de génération en génération. La pensée obsédante de la mort réduit les mots au silence. Elle frappe parole et pensée d’interdit.

    En se mettant à la recherche de Renée, puis à son écoute, Cécile Guivarch a libéré l’aïeule de la chape de silence qui pesait sur elle. En libérant sa parole, en lui rendant sa voix, elle lui a rendu son souffle. Par l’écriture — une écriture sobre, soucieuse de coller au plus près au réel, et comme soudée à lui —, elle lui a accordé une seconde vie, étroitement liée à la reconnaissance. Ensemble, par le dialogue profondément humain qui les a unies l’une à l’autre, elles ont vécu une bouleversante leçon d’amour. Désormais, apaisée, l’aïeule peut rejoindre le monde des morts et reposer sans souffrance. La descendante, libérée de l’angoisse qu’elle portait en elle, peut désormais poursuivre son chemin. Dans la pleine lumière.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Renée, en elle



    CÉCILE GUIVARCH


    Cécile Guivarch portrait
    Ph. : Michel Durigneux
    Source





    ■ Cécile Guivarch
    sur Terres de femmes


    Cent ans au printemps (lecture d’AP)
    Cent ans au printemps (lecture de Philippe Leuckx)
    [Écrire ses yeux] (extrait de Cent ans au printemps)
    [c’est tout pour aujourd’hui] (extrait de c’est tout pour aujourd’hui)
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double (chronique de Marie-Hélène Prouteau)
    [J’ai marché sur les morts]
    [Je ne sais pas si tu es encore jeune](extrait de Sans Abuelo Petite)
    Sans Abuelo Petite (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [des hommes tressaillent](extrait de S’il existe des fleurs)
    Vous êtes mes aïeux (lecture de Gérard Cartier)
    → (dans l’anthologie Terres de femmes)
    [ma grand-mère avait beaucoup de clés]



    ■ Voir aussi ▼

    J’écriture(s)[le blog de Cécile Guivarch]
    → (sur le site des éditions Henry)
    la fiche de l’éditeur sur Renée, en elle
    le site terre à ciel | poésie d’aujourd’hui



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  • Cécile Guivarch | [ma grand-mère avait beaucoup de clés]



    Je ne sais pas si elle en avait une pour ouvrir la porte de sa chambre bis








    [MA GRAND-MÈRE AVAIT BEAUCOUP DE CLÉS]





    Ma grand-mère avait beaucoup de clés
    elles tintaient dans les poches de son tablier


    celle de la porte d’entrée
    celles des trois verrous de la même porte
    celle du garage
    celle de la petite maison où nous dormions
    celle du cadenas du poulailler
    celle de la porte de derrière
    celle du local où se trouvait le tonneau de cidre
    celle du local à vaisselle pour les mariages et les communions
    celle de la maison de sa sœur
    celle de sa quatre chevaux
    celle de la barrière
    celle du cadenas de la barrière
    celle de son armoire
    celle de la porte des cabinets
    celle de la maison de sa belle-sœur
    celle du buffet où elle enfermait les boîtes de chocolats périmés depuis plusieurs noëls
    celle de l’autre buffet où elle enfermait les bouteilles de calva


    je ne sais pas si elle en avait une pour ouvrir la porte de sa chambre





    Cécile Guivarch
    texte inédit pour Terres de femmes (D.R.)





    CÉCILE GUIVARCH


    Guivarch (1)
    Source



    ■ Cécile Guivarch
    sur Terres de femmes

    [des hommes tressaillent](extrait de S’il existe des fleurs)
    [J’ai marché sur les morts]
    [Je ne sais pas si tu es encore jeune](extrait de Sans Abuelo Petite)
    Sans Abuelo Petite (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Renée, en elle (lecture d’AP)
    Vous êtes mes aïeux (lecture de Gérard Cartier)



    ■ Voir aussi ▼

    J’écriture(s)[le blog de Cécile Guivarch]
    → (sur Terre à ciel)
    plusieurs pages sur Cécile Guivarch
    → (sur remue.net)
    Cécile Guivarch | ma mère de pierre (extraits)
    → (sur Olivier Bastide/Dépositions, le Blog)
    Cécile Guivarch/Une Idée de la poésie X





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  • Cécile Guivarch, Vous êtes mes aïeux

    par Gérard Cartier

    Cécile Guivarch, Vous êtes mes aïeux,
    éditions Henry, Collection La main aux poètes, 2013.



    Lecture de Gérard Cartier



    Charrue
    Des hommes, dont la vie a le poids de la charrue
    Photo © Yann Arthus-Bertrand
    Source








    DONNER VIE




    En dépit de son format réduit (celui de la collection noire La main aux poètes qui, à côté d’auteurs chevronnés, poursuit un travail méritoire d’exploration de la jeune poésie), et de la brièveté des poèmes (rarement plus de huit vers, d’un mètre court, avec une prédilection pour l’hémistiche), voilà un vrai livre. Non pas une liasse d’instantanés arbitrairement nouée par un titre, mais un ensemble construit en vue d’un projet : arracher à la blancheur de leurs morts répétitives les lignées de paysans et de travailleurs dont l’auteure est issue.

    Cécile Guivarch a fouillé les archives, remonté les filiations, parcouru les lieux où ils vivaient. De la plupart, dans le grand arbre des générations à la cime duquel elle écrit, il ne reste rien, occupés qu’ils étaient « à vivre tout simplement » — ce ne sont plus que « des morceaux de ciel ». Quand ils en ont laissé, les traces de leur passage sont rares et discrètes : des triplets de prénoms (souvent les mêmes, quatre ou cinq, en une litanie dont l’ordre seul distingue les individus, au bout de quoi celui de Cécile semble d’un autre monde), un acte de naissance ou de dot (« trente blouse  /  quatre caraco  /  douze chemises… »), quelques photographies, une adresse, un nom de métier, et les tombes où ils dorment les pieds tournés vers le ciel. Cécile Guivarch s’empare de ces bribes, seuls témoins de toute une existence, pour redonner vie aux êtres et les faire fulgurer un instant. Des hommes, dont la vie a le poids de la charrue, qui ont aimé sans savoir le dire, « plein la bouche du travail du vin », sinon qu’ils s’effondraient quand leur compagne mourait en couches. Des femmes surtout, absorbées par les tâches ménagères, les jardins légumiers et les petits métiers :


    cantinière d’eau de vie

    vos lèvres devaient trembler

    autant que vos mains

    à verser autant de vie

    dans la coupe des hommes


    S’il n’y a pas de poésie féminine, si le sexe ne régit pas le travail des formes, il colore nécessairement images et sentiments. Beaucoup de mères ici, pleurant les enfants morts, pressant sur leur sein ceux qu’effraie la tempête, accouchant dans la terreur, en ces temps où les gestes de l’amour engendraient si souvent la mort :


    mon enfant me pousse vers la terre

    sors vite mon petit

    prends tes ailes et traverse la pierre


    L’expérience de la maternité (Te visite le monde, éd. Les Carnets du Dessert de Lune, 2009), qui inscrit si fortement les femmes dans la continuité des générations, semble à l’origine du désir de Cécile Guivarch de retrouver ceux qui vivent dans [son] corps  /  circulent dans [son] sang. Mais, au lieu de prétendre accoucher de ses aïeux sur la page, comme l’aurait fait tout homme, ce sont eux, écrit-elle, qui souffrent et enfantent dans chaque parturiente : « dans chaque naissance  /  ce sont vos cris que l’on ressent » ; les chairs nouvelles émergent « du profond de vos entrailles ». Les morts nous mettent au monde. Par nous renaissent leurs mots pétrifiés.


    Gérard Cartier
    D.R. Texte Gérard Cartier







    Cécile Guivarch, Vous êtes mes aieux



    CÉCILE GUIVARCH


    Cécile Guivarch portrait
    Ph. : Michel Durigneux
    Source





    ■ Cécile Guivarch
    sur Terres de femmes


    Cent ans au printemps (lecture d’AP)
    Cent ans au printemps (lecture de Philippe Leuckx)
    [Écrire ses yeux] (extrait de Cent ans au printemps)
    [c’est tout pour aujourd’hui] (extrait de c’est tout pour aujourd’hui)
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double (chronique de Marie-Hélène Prouteau)
    [des hommes tressaillent](extrait de S’il existe des fleurs)
    [J’ai marché sur les morts]
    [Je ne sais pas si tu es encore jeune](extrait de Sans Abuelo Petite)
    Sans Abuelo Petite (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Renée, en elle (lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie Terres de femmes)
    [ma grand-mère avait beaucoup de clés]




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    J’écriture(s)[le blog de Cécile Guivarch]
    → (sur le site des éditions Henry)
    la fiche de l’éditeur sur Vous êtes mes aïeux
    le site terre à ciel | poésie d’aujourd’hui




    ■ Autres lectures de Gérard Cartier
    sur Terres de femmes


    Patricia Cottron-Daubigné, Femme broussaille, la très vivante
    Jean-Pascal Dubost, & Leçons & Coutures II
    Alain Guillard, Quête du nom
    Emmanuel Moses, Ivresse
    Muriel Pic, Élégies documentaires





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