Étiquette : Cécile Wajsbrot


  • Cécile Wajsbrot, Nevermore

    par Angèle Paoli

    Cécile Wajsbrot, Nevermore,
    éditions Le Bruit du temps, 2021.



    Lecture d’Angèle Paoli


    UN ROMAN WOOLFIEN DE HAUTE LICE




    Nevermore. « Jamais plus ». Inscrit de longue date dans nos mémoires, l’adverbe anglais fait partie d’un topos spatio-temporel riche d’explorations littéraires. Lesquelles pourraient conduire le lecteur curieux jusqu’aux poètes troubadours. Voire, au-delà, du côté des poètes élégiaques latins.

    En amont du célèbre poème éponyme de Verlaine qui commence sur l’apostrophe, — « Souvenir, souvenir, que me veux-tu » —, vient le poème noir du « Corbeau», traduit par Baudelaire à partir du texte d’Edgar Allan Poe. The Raven. Plus proche de nous encore, le poème de Louise de Vilmorin. « Plus jamais » (L’Alphabet des aveux, 1954) :

    « Quelle est cette nuit dans le jour ?

    Quel est dans le bruit ce silence ? »

    Avec Nevermore, roman tout récemment édité par Antoine Jaccottet aux éditions Le Bruit du temps, Cécile Wajsbrot s’inscrit d’emblée dans la lignée des grands textes aux accents saturniens. Le temps passe et nous passons ; ce qui a été n’est plus ; jamais ne reviendra ; les traces témoignent, qui laissent le passant aux abords de ce qui fut. Sur le seuil qui veille à l’équilibre entre un avant et un après. Restent la mémoire et ses incertitudes ; les questions sans réponse ; la solitude et le vide ; la poussière et les ombres ; la mélancolie et le rêve. Parfois même le désespoir.

    Traductrice de son état, la narratrice de Nevermore explore cette thématique jusqu’à l’obsession. Par son travail et par ses questionnements. Par une quête inlassable qui la conduit à dialoguer, comme elle le fait aussi dans Mémorial, avec ses propres ombres. Cette vaste entreprise trouve ses assises dans la traduction de « Time passes » / « Le temps passe », second volet du roman de Virginia Woolf, To the lighthouse — La Promenade au phare — plus récemment traduit sous le titre Vers le phare. Pour s’adonner à ce travail de patience exigeant, la narratrice a choisi l’extrême solitude dans une ville où elle ne connait personne, où personne ne l’attend et où ne l’attache aucun souvenir personnel. Le lieu idéal pour traquer « tout ce qui manifeste les signes de l’absence. » À commencer par les manifestations insolites des objets à l’épreuve du temps dans la maison vide de Mrs. Ramsay, non loin du phare ancré sur l’île de Skye, dans l’archipel des Hébrides.

    La ville dans laquelle déambule la traductrice n’est pas n’importe quelle ville. Elle porte les stigmates de la destruction. Elle « s’attache à conserver la mémoire d’une nuit de bombardement aérien […] en même temps qu’elle s’emploie à l’effacer en reconstruisant à l’identique les édifices qui firent sa gloire. » Dresde. Allemagne de l’Est. République démocratique allemande. Repliée dans une modeste chambre qu’elle a prise en location, la narratrice partage son temps entre errances, le plus souvent nocturnes, vagabondages de l’esprit et travail.

    Le texte de Virginia Woolf l’occupe tout entière et de bout en bout, depuis le titre jusqu’aux derniers mots. Mot après mot, rythme et ponctuation, souffle. Chaque phrase, prise dans son ensemble, décortiquée, passée au crible de ses interrogations, puis replacée dans son contexte, est soumise à des ébauches successives. Lesquelles rendent compte des doutes et des tâtonnements de la traductrice. Parfois même de son désarroi :

    « Beauté, poésie. Toute tentative de transcription vouée à l’échec. Essayons — avec un soupir mais sans découragement. »

    Sous sa plume surgissent de multiples réflexions, le plus souvent métaphoriques, comme celle-ci :

    « La traduction est une science inexacte, une tentative, toujours, non vouée à l’échec mais à l’imperfection. D’une langue à l’autre, la barque du passeur se heurte à des obstacles, qu’elle affronte ou contourne, des vagues ou une simple houle, des courants contraires ou porteurs. C’est une traversée avec un point de départ et un point d’arrivée mais de l’un à l’autre, une seule personne connaît le voyage et ses écueils, celle qui en a parcouru toutes les étapes. »

    Ou cette autre par laquelle elle analyse, de façon imagée, son rapport à l’écriture :

    « Aller où personne n’est encore allé, explorer, découvrir. J’aurais aimé pouvoir écrire et aller au hasard des chemins non balisés, puis travailler, retravailler pour les transformer en paysage. Mais je n’ai jamais su, je n’ai jamais essayé, je me suis dirigée vers autre chose, le passage, la transcription, la tentative de restituer un texte écrit dans une autre langue, au plus près. Et c’est ce que j’essaie de faire, ici, à Dresde. »

    Au cours de ses errances, la traductrice woolfienne surprend une forme qui la suit, puis une voix qui lui parle. Sans doute l’a-t-elle provoquée. Convoquée de manière semi-consciente. Est-ce une amie perdue de jadis, qui se manifeste au hasard des déambulations dans les rues désertes de Dresde, devenue « ville des hantises » ? Une inconnue qui lui ressemble ? Une coïncidence ? Peut-être n’existe-t-elle pas ?

    Je me souviens d’avoir croisé cette ombre dans Mémorial, et de m’être posé à son sujet les mêmes questions. Des questions sans réponses. J’ai gardé en mémoire l’image d’une forme diffuse. Une présence-absence, qui rassemblerait en elle tous les corps (faut-il oser l’emploi du mot âme ?) disparus au cours du siècle précédent. Une obsession, qui se manifeste au cœur de la nuit, du vide, et de l’extrême solitude.

    « Ne pouvais-je l’apercevoir et lui parler que dans des lieux intermédiaires, entre deux rives, deux mondes, entre présent et passé ? » s’interroge la narratrice de Nevermore.

    Il m’arrive aussi, en cours de lecture, d’imaginer que cette amie n’est autre que Virginia Woolf elle-même, dont Cécile Wajsbrot a traduit plusieurs ouvrages – Des phrases ailées, Les Vagues. Réflexion aussitôt démentie par la phrase suivante. De cette amie, à qui elle se livre, lui confiant ses propres attentes et ses propres limites, la narratrice écrit :

    « J’enviais cette amie, ou plutôt j’admirais sa capacité d’invention, la façon dont une image, une scène, passait de ce qu’elle avait pu me raconter un jour à ce qu’elle écrivait, et qui était à la fois semblable et différent. Je revenais de nos rencontres, confortée dans mon désir de passer ma vie avec les livres mais parfois un peu triste, aussi, de ne pas pouvoir ou savoir donner forme à certaines de mes obsessions que je ne trouvais pas dans les livres des autres. Pourquoi ne pas essayer, m’avait-elle dit un jour, pourquoi ne pas écrire ? ».

    Dans la quête que poursuit la narratrice de Cécile Wajsbrot, l’esprit souvent bifurque, qui s’attache soudain à d’autres images. À la fois autres et semblables. Ainsi de ce moment où, assise dans un café à Dresde, absorbée par l’animation des abords du Marché de Noël, la traductrice s’évade vers les lacs. Elle vagabonde du côté de l’Arverne — le lac des Enfers — puis rejoint celui de Ravensbrück dont elle avait un jour découvert le camp et de là, à la faveur d’un bâtiment abandonné, elle établit une comparaison entre ces constructions et celles des « immeubles hauts de Pripiat » (Tchernobyl)… « témoignant d’une vie et d’un commerce qui n’auraient jamais lieu comme la grande roue de Pripiat témoignait de fêtes qui n’auraient jamais lieu — jamais plus. »

    C’est la première fois que l’expression « jamais plus » apparaît dans le roman. La seconde occurrence survient à propos du glissement de « vision » sur la mémoire et le temps, qui passe de Mrs. Ramsay à Mrs. MacNab puis, de là, à la narratrice woolfienne :

    « Jamais plus, me disais-je, nevermore, ces rencontres régulières dans un lieu qui ne changerait jamais de nom mais souvent de propriétaire… »

    Ainsi la pensée glisse-t-elle, qui prend appui sur la traduction en cours et se poursuit en d’autres lieux, changeant la perspective du regard, amenant de manière fluide et presque à l’insu de la lectrice, d’autres comparaisons. Lesquelles occupent une longue digression qui emporte momentanément vers un ailleurs lointain, vers d’autres temps, d’autres disparitions, sans jamais cependant perdre de vue Time passes et le phare de Virginia Woolf auquel l’on revient toujours comme porté par une vague qui ramène sans cesse le flot sur la grève :

    « So with the house empty and the doors locked and the mastresses rolled round. » Et avec la maison vide, les portes verrouillées et les matelas roulés… signes de l’abandon des personnes, des personnages, de la vie humaine…

    Là-bas, sur des terres lointaines, au large d’une ville nommée Pripiat et d’une centrale nommée Tchernobyl, là-bas dans un territoire d’une trentaine de kilomètres carrés, se trouve une zone d’exclusion qu’on appelle zone interdite, dont 135 000 personnes furent évacuées et qui vit en dehors de toute présence humaine depuis plus de trente ans. Comme la maison du phare vécut sans habitants pendant dix ans. Sur les cartes figurent des taches, on appelle cela la contamination en peau de léopard… ».

    Ainsi, comme le confie par ailleurs la narratrice, à partir de « la disparition des habitants d’une maison » s’ouvre une disparition plus vaste, laquelle en contient tant d’autres. Espaces des confins glacés de Thulé, livrés à la solitude, villes englouties par les eaux. Et ce village de Dunwich, sur la côte du Suffolk, dont le peintre Turner a laissé une « étonnante aquarelle autour des années 1830 représentant la falaise attaquée par les vagues et l’écume de la mer, et là-haut, dans un blanc fantomatique, une église se dressant au bord… ». La traductrice traque dans le récit de Virginia Woolf les motifs avant-coureurs des disparitions futures — qu’elles soient œuvre du temps ou œuvre des hommes — bientôt emportées sous les déflagrations de la Première Guerre mondiale.

    Construit comme une partition musicale — Prélude/Interlude/Coda —, le roman de Cécile Wajsbrot rend compte de sa passion pour la musique. Mais dans ce domaine comme dans celui de l’écriture ou de la peinture, sa recherche se porte vers toute composition ayant trait à la disparition. Sur le fait que nous sommes des êtres de passage. Ainsi de la composition d’Arvo Pärt — Cantus in memoriam Benjamin Britten — dont la narratrice suit les mouvements et rythmes jusqu’à l’apaisement et la consolation. Plus loin, elle évoque la Cathédrale engloutie de Claude Debussy ; La Grotte de Fingal de Félix Mendelssohn ; Les Cloches de Rachmaninov, poème symphonique pour chœur, voix et orchestre, d’après le poème éponyme d’Edgar Allan Poe.

    Aux sept interludes (consacrés à la High Line de New York et à ses multiples transformations) correspondent les sept chapitres consacrés à Dresde et au travail de traduction de Time passes. Et les multiples réflexions que les mystères et la poésie d’un tel texte soulèvent en elle. Mais la coda sur laquelle se boucle la traduction de Time passes n’ouvre-t-elle pas sur un nouvel horizon ? Parce que « chaque fin de livre était peut-être l’annonce du livre suivant ou d’un prochain livre ? » Et l’écriture de To the Lighthouse n’annonce-t-elle pas celle des Vagues ? Et cette manière qu’a Cécile Wajsbrot d’entrer dans la pensée de Virginia Woolf, de dialoguer avec ses mots, d’infiltrer le rythme de ses phrases et de l’adopter, n’annonce-t-elle pas un ouvrage ultérieur, comme sans doute Mémorial portait déjà en germe, par l’atmosphère qui enveloppe la voyageuse et par les dialogues qu’elle poursuit à travers paysages et ombres, les prémices de Nevermore ?

    Le lien étroit et constant que la narratrice entretient avec le récit de Virginia Woolf crée une complicité, une quasi osmose avec la romancière anglaise. Jusque dans le phrasé et dans la rhétorique des images. Si fluides et si beaux. Et sans doute la traductrice française est-elle le double discret de Cécile Wajsbrot, la passeuse de mots qui lui sert de guide à travers l’écriture de Virginia Woolf en même temps qu’elle lui ouvre la voie de sa propre création. Nevermore. Et s’il n’y a pas de personnages dans Time passes, il n’y en a pas non plus dans le roman si particulier de Cécile Wajsbrot. Et si, contrairement au récit de Virginia Woolf, il y a une narratrice dans Nevermore, cette narratrice n’a pas de nom et tout ce que nous comprenons d’elle vient de son dialogue ininterrompu avec la romancière anglaise. L’une et l’autre, en revanche, sont accaparées par les ombres qui passent, les reflets qui fuient, surgissent, s’estompent. « Par la dévastation du temps », sur les êtres et sur les choses. Ainsi les deux romancières se rejoignent-elles dans le projet que l’une et l’autre poursuivent dans l’écriture. Chercher « à saisir l’instant ». « Mais aussi la trace de la présence humaine dans l’éternité. » Et Cécile Wajsbrot y réussit magnifiquement. Qui offre avec Nevermore un roman woolfien de haute lice. Absolument passionnant.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Nevermore couv




    CÉCILE WAJSBROT


    Cecile Wajsbrot Denim
    Cécile Wajsbrot en 2008.
    ULF ANDERSEN / AURIMAGES
    Source





    ■ Cécile Wajsbrot
    sur Terres de femmes


    Destruction (lecture d’AP)
    Mémorial (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Cécile Wajsbrot
    → sur le site des éditions Le Bruit du temps)
    la fiche de l’éditeur sur Nevermore





    Retour au répertoire du numéro de mars 2021
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’@angelepaoli »


    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Cécile Wajsbrot, Mémorial

    par Angèle Paoli

    Cécile Wajsbrot, Mémorial [Zulma, 2005],
    éditions Le Bruit du temps, 2019, suivi d’un entretien de l’auteur
    avec Dominique Dussidour.



    Lecture d’Angèle Paoli




    UNE LEÇON BOULEVERSANTE




    « Passager clandestin de l’inhabité »*, le harfang des neiges traverse les grands ciels glacés de l’Arctique. L’oiseau majestueux conduit le lecteur de Mémorial (récit de Cécile Wajsbrot) dans une traversée de l’espace et du temps. Le voyage s’effectue selon deux trajectoires. Celle de l’oiseau des neiges. Celle d’une jeune femme partie à la rencontre de son passé. « Deux imaginaires », selon Dominique Dussidour, dans l’entretien qu’elle conduit avec l’écrivain. Un imaginaire oral, du côté des voix qui accompagnent et submergent la narratrice. Un imaginaire visuel avec le récit de l’oiseau. Le voyage de la narratrice s’accomplit depuis un point de départ, la gare d’une grande ville dont le nom n’est pas précisé, jusqu’à la ville de Kielce, en Pologne, d’où la jeune femme tire ses origines. Le récit d’un aller qui s’étire dans le train de nuit, après plusieurs heures d’attente sur des quais figés par le froid et l’inquiétude, et s’achève de l’autre côté de la frontière. À Kielce. Un « pèlerinage » dont la narratrice n’est pas certaine qu’il répondra à l’énigme de ses propres attentes.

    Chaque épisode majeur du récit est introduit par la traversée — en italiques — du harfang des neiges, silence mémoriel, trajectoire qui établit un lien entre la voyageuse, fille de migrants réfugiés en France, et le strigidé au plumage d’un blanc éblouissant qui se déplace dans l’espace, donnant au récit toute sa profondeur métaphorique et son mystère. Comment résister au vol énigmatique du harfang ? Sans cesse happé par la beauté mystérieuse de l’oiseau mais aussi par son essence ténébreuse, le lecteur tourne dans le récit, revient sur les traces du harfang, puis sur celles de la narratrice ; cherche le fil conducteur ; lit et relit les pages consacrées par Cécile Wajsbrot à cet oiseau inquiet, poussé dans son vol à une quête constante. L’infatigable migrateur n’en finit pas de franchir les frontières. Partir et revenir. « Dans ses voyages, va-t-il toujours au même endroit et revient-il au même, garde-t-il en mémoire les lieux pour retourner chez lui », s’interroge l’écrivain. Et le lecteur de s’interroger à son tour sur le lien étroit qui semble unir Cécile Wajsbrot à l’oiseau de son choix — symbole de l’errance. Et sans doute aussi d’une forme de liberté. La liberté ? « Un bien grand mot » ! Une illusion ; un leurre. Pourtant, à considérer le royaume du harfang, il semble que la liberté fasse partie intrinsèque de son univers. Un univers a-temporel, fait de silence. Son royaume ? Un idéal, peut-être, pour Cécile Wajsbrot. Et l’expression d’une nostalgie. [U]n lieu sans avenir ni passé où n’existe nulle trace, nul vestige d’aucune civilisation, une terre immaculée d’où rien n’est jamais parti […] Il est dans ce qu’il fait, dans son vol, pas l’ombre d’une arrière-pensée ou d’un retrait – son vol exprime l’instant, la concentration de l’élan.

    Le harfang ne fuit rien car rien ne vient à lui, il est l’essence et la présence – il est totalité. »

    La voyageuse, quant à elle, s’interroge. Et interroge les voix intérieures qui la pressent et se pressent autour d’elle, assaillant sans relâche son esprit. La première de toutes, celle d’où découlent toutes les autres, s’enquiert du pourquoi de cette entreprise. Quelles obscures raisons ont soudain poussé la jeune femme à se lancer sur le chemin de ses origines ? Elle qui prétendait pouvoir construire sa vie sans se préoccuper de l’histoire familiale. Sans se retourner sur les pas des siens, sans s’encombrer du poids de leur silence, de leurs rêves détruits, de leur fuite et de leur errance ! Sans se charger du poids de leurs désirs dans lesquels elle ne se reconnaît pas. La voilà pourtant qui passe le pont et va au-devant des fantômes qui viennent à sa rencontre et la poursuivent de leurs reproches muets, de leur incompréhension, et de leur attente.

    « — Qu’aurions-nous fait, dans cette ville ?

    — Tu vois ces horizons étroits, bouchés par les montagnes.

    — Les collines.

    — L’hostilité, surtout.

    — Ces gens que tu regardes.

    — Avec presque tendresse.

    — Ce sont eux qui nous ont chassés. Ou leurs parents, leurs grands-parents.

    — Leur famille.

    — Qu’aurions-nous fait, ici ?

    — Qu’avez-vous fait de tellement extraordinaire, là-bas, avais-je envie de leur dire.

    — Nous avons survécu.

    — Ce n’est déjà pas mal.

    — Ici, nous aurions été emportés.

    — Par la haine.

    — Ou l’horreur.

    — D’un côté ou de l’autre.

    — Nous avons survécu. »

    Mais voilà que la décision prise lui pèse, qui l’oblige à se confronter à ses démons, l’oblige à affronter ses propres contradictions. Car se mettre en voyage, c’est décider d’assumer sa part d’une histoire qui ne la concerne pas, pas vraiment, pas totalement. C’est aussi s’interroger sur le pays qui l’a vu naître et grandir ; qui l’a épaulée dans ses études et qui reconnaît son travail ; qui est le sien, tout en n’étant pas totalement le sien ; et découvrir l’autre pays, celui de ses parents, qui n’est plus tout à fait le sien non plus, puisqu’elle n’y est pas née et qu’elle n’en comprend pas la langue. C’est s’atteler à la lancinante question de l’identité. Qui suis-je ? D’où suis-je ? Pourquoi cette histoire devrait-elle être la mienne ? Qu’en faire ? Pourtant la démarche entreprise s’avère nécessaire, et il faut la mener jusqu’au bout. C’est là le prix à payer pour continuer à vivre et pour s’autoriser à vivre enfin autre chose, pleinement :

    « Et j’attendais ce train, qui m’amènerait, peut-être, au centre, au cœur du mystère que je tentais de percer, à ce qui me permettrait de résoudre l’énigme pour passer — enfin — à autre chose — à supposer que la vie ne soit pas la recherche d’une réponse à l’unique question. »

    Parmi les bribes de conversations saisies au vol surgit au cours du voyage une autre voix. Inattendue et douloureuse. Celle de cette jeune femme qui partage le compartiment de la narratrice et qui se rend à Oświęcim, sa ville natale. Oświęcim ? Le nom polonais d’Auschwitz. Comment peut-on vivre à Oświęcim ? Comment ne pas y vivre lorsque l’on est originaire de cette ville et que l’on a fait le choix d’y rester ? La passagère se confie, hésitante d’abord, puis plus assurée. Libérant par sa parole les mots tenus enfermés sous la chape de plomb de la mémoire. Ravivant par sa parole libérée la mémoire de la narratrice :

    « Le nom d’Oświęcim nous pétrifiait, transportant en d’autres temps, d’autres lieux, tous ceux de ma famille qui n’étaient pas venus en France et qui n’étaient pas morts avant la guerre avaient péri là-bas, je ne les connaissais pas, j’ignorais leurs noms et leurs visages mais ils me poursuivaient, cohorte silencieuse, et surgissaient parfois dans les rêves de la nuit. »

    Oświęcim ! Dans la nuit de leur échange, ce nom roule entre les deux voyageuses. « Il y avait l’expérience commune d’un nom accolé à une catastrophe, et la même question, comment échapper ou comment vivre avec — vivre après. »

    Les questions reviennent, obsédantes, tournent en boucle dans la tête. Et sur les pages de Mémorial. Que faire de ces traces indéchiffrables ? Que faire de ce passé, des souvenirs qui obstruent la vue et barrent le présent ? Que faire de ces voix qui tentent de happer la jeune femme pour l’amener à rejoindre leur monde ? Lesquelles, parmi elles, appartiennent-elles aux vivants ou aux morts ? Les leurs ? La sienne ? Mais « déjà les vivants sont destinés à devenir des morts, dans l’entre-deux où ils se trouvent, ils n’essaient pas de revenir, désormais, une impulsion les pousse à continuer, à aborder de l’autre côté. » Que faire de ce chaos qui aspire dans les méandres de l’absurde ?

    Pour la narratrice, la réponse est peut-être à Kielce, au bord de la Silnica. Aux abords de la maison qu’occupaient autrefois les siens. C’est là, malgré le calme apparent des eaux, que s’affolent les pensées, que s’agitent les ombres. Une voix prend la parole, celle de l’oncle disparu. Elle évoque les tragédies qui ont eu la Silnica pour théâtre ; et guide la voyageuse vers le mémorial juif. C’est là que veille la chouette — cet autre strigidé —, « divinité de la mort », « gardienne des cimetières, pétrifiée sur les stèles dressées, gravée dans la pierre des mémoriaux – gardant le seuil du temps. » L’errance de la narratrice la conduit jusque devant les stèles dont les signes hébraïques lui sont une énigme. Les siens sont peut-être là, dans ce cimetière délaissé, protégé par une grille. Elle n’en saura rien.

    Le dialogue avec les voix — ses voix — se poursuit, qui pousse la jeune femme à examiner tous les ressorts de l’Histoire, à envisager tous les possibles, à passer au crible toutes les pensées. Celles de sa famille et les siennes. Celle de l’oncle défunt, noyé dans les eaux sombres de la Sinilca. À l’histoire de Kielce — le pogrom subi dans l’après-guerre, la fuite hors du pays, les crimes et les massacres — se mêle l’histoire personnelle de ses proches. La maladie d’Alzheimer du père et de sa sœur. Errances de la pensée sans mémoire. Errance dans le passé et dans un présent devenu obscur, indéchiffrable. Errance de la narratrice dans les rues de Kielce, ballotée entre des choix impossibles. Ce que la jeune femme est venue chercher reste introuvable. Il n’y a rien. Ni à chercher ni à trouver. Que du silence. Que du vide.

    De retour chez elle, la narratrice se sent étrangère. Au monde qui l’entoure, à elle-même. Pourtant un sursaut la réveille de son absence. Qui la conduit auprès de ses parents. Pour un ultime dialogue dont on ne sait s’il est réel ou s’il est rêvé. Quelque chose se tisse entre les voix, qui tient de la reconnaissance réciproque. Un voile est levé, qui libère la mémoire. Il aura fallu toutes ces années et tout ce détour par la Pologne pour qu’enfin les voix se comprennent et s’acceptent. La narratrice va pouvoir trouver le repos du Léthé :

    « Je vais m’étendre à côté d’eux comme j’en rêvais parfois, et puis fermer les yeux, m’endormir. »

    Subrepticement, le harfang des neiges s’est éclipsé de ce récit magnifique, cédant la place à la chouette de la mort. Mais avant de disparaître, il a laissé derrière son vol silencieux une leçon de mémoire :

    « Tout possède une mémoire, les oiseaux, le corps et l’eau, chaque chose se souvient à sa manière et nul ne sait si la mémoire de l’un ressemble à la mémoire de l’autre. »

    Le harfang des neiges a inoculé dans l’esprit du lecteur la conviction que, de la laideur et de la cruauté, la beauté peut un jour renaître. C’est ce que révèle ce très grand texte. Une leçon bouleversante que ce Mémorial.


    ___________________
    * Une expression empruntée à Cécile Wajsbrot, in Totale éclipse, Christian Bourgois éditeur, 2014.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    MemorialCÉCILE WAJSBROT




    ■ Cécile Wajsbrot
    sur Terres de femmes


    Destruction (lecture d’AP)
    Nevermore (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Cécile Wajsbrot
    → sur le site des éditions Le Bruit du temps)
    la fiche de l’éditeur sur Mémorial





    Retour au répertoire du numéro de mars 2019
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’@angelepaoli »

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Cécile Wajsbrot, Destruction

    par Angèle Paoli

    Cécile Wajsbrot, Destruction, roman,
    éditions Le Bruit du temps, 2019.



    Lecture d’Angèle Paoli




    Wajsbrot
    Image, G.AdC







    DANS LA HOULE NOIRE




    Que s’est-il donc passé qui s’est durablement installé sans que l’on y prenne garde ? Quelque chose s’est produit, qui a pris forme peu à peu, de manière insidieuse, reléguant le passé dans un lointain désormais indésirable, pour instaurer à sa place un présent monochrome, dominé par une méfiance généralisée allant soudain jusqu’à la peur. Quelque chose s’est produit à l’insu de chacun, entraînant une destruction progressive de ce qui faisait jusqu’alors la vie. Les livres, le théâtre, les concerts, les dîners et discussions entre amis, tout ce à quoi la narratrice était attachée, tout ce en quoi elle croyait, persuadée qu’elle était que cela durerait toujours, a disparu. Progressivement. Progressivement effacé par le travail de sape d’un pouvoir aveugle. Destructeur et jaloux de sa force.

    Ce qui est arrivé se nomme la dictature.

    Destruction. Tel est le titre du remarquable roman de Cécile Wajsbrot. En cinq sections d’une extrême tension, la romancière explore, sous une forme non conventionnelle, la façon dont s’est mis en place le changement drastique auquel la narratrice se trouve confrontée. Dont s’est fait le passage de la société traditionnelle à une société de type totalitaire. De la liberté à l’enfermement. De la clarté aux ténèbres. Anonyme et sans visage, la narratrice est une voix. Ce à quoi elle est désormais réduite, malgré elle. Cette voix est celle d’une grande lectrice et d’un écrivain. Lire/écrire. Deux passions indissociables pour ce que l’on nommait « littérature  ̶  ce monde où les choses écrites existent plus que celles du réel. Où les mots ne sont pas des enveloppes vides qu’on adresse au hasard. Où ils contiennent des idées, des pensées. » Écrire/lire. Deux passions également soumises à la loi obscure des temps.

    La narratrice vient d’être chargée par une autre voix – celle d’un homme – de rendre compte, uniquement par oral, de l’atmosphère qui règne autour d’elle et qui constitue désormais sa vie. La vie de tous. Pourquoi elle ? Pourquoi a-t-elle été choisie ? « Parce que vous connaissez les mots, parce que vous les pratiquez », lui répond son interlocuteur. Ce qui lui est demandé est une sorte de rendez-vous vocal, « un blog oral » hebdomadaire, « un journal de bord sonore » accompagné d’une série de contraintes – le secret notamment. « Par sécurité ». Et la nuit. Autre sécurité. Il ne s’agit nullement d’un « document autobiographique ». Les états d’âme n’intéressent pas les membres du groupe. Il s’agit plutôt d’un « documentaire, d’un récit ». Le commanditaire de ce travail est un opposant au régime en place. Qui travaille pour une organisation clandestine. Il œuvre, semble-t-il, à l’élaboration d’« une gigantesque toile d’araignée, invisible » … qui se tisse à l’insu du pouvoir et le prendra tôt ou tard dans ses rets, au moment où il ne s’y attendra pas. En attendant que survienne ce moment, il faut se résoudre à accepter le passage obligé de/par l’obscurité. Laquelle est symboliquement annoncée à chaque entrée dans une nouvelle section du roman par les références aux éclipses de soleil qui ont jalonné l’histoire, plongeant hommes et bêtes dans la peur : « Le soleil a perdu la lumière et d’épaisses ténèbres ont chassé le jour. » (Odyssée, Livre vingt) / « Sur la longue passerelle reliant le XXe au XXIe siècle, l’ombre était passée, avait recouvert le soleil, intemporelle. »

    Les éclipses ne font-elles pas partie d’une vie ? Ainsi de la poète Nelly Sachs qui « connut bien des éclipses, dans sa vie. Éclipse d’amour, d’argent, de renommée – éclipse d’inspiration, de paix.

    – Pourtant la poésie ne cessa de la guider », dit une voix. À quoi répond en écho une autre voix :

    – « Telle une étoile. »

    Ce qui est certain, c’est que ce qui s’est produit n’est pas arrivé d’un seul coup, en un seul jour. L’ère nouvelle qui s’est ouverte a été concoctée de longue date, en amont, tout au long des ans, de manière imperceptible. Et insidieuse. Sans doute parce que chacun poursuivait son chemin dans la légèreté, le divertissement, l’insouciance et l’incrédulité. Et aussi le déni. Sans doute aussi parce qu’il y avait, dans la griserie éprouvée par les groupes à refaire le monde à peu de frais, l’illusion rassurante qu’ils étaient des veilleurs. Et que cela suffisait pour garantir le maintien de la société dans l’état où elle se trouvait. Sans doute aussi parce qu’il est bien malaisé d’avoir une conscience claire de la déconstruction à l’œuvre avant que ne survienne la destruction. Puis, peut-être, la reconstruction. Or, il faut davantage de temps pour détruire que pour construire, dit la narratrice. Il n’est pas si confortable que cela de démonter ce qui s’est consolidé au fil de tant d’années et de tant d’efforts. Il n’est pas non plus aisé de choisir la bonne « bifurcation », tant sont innombrables les possibilités et tant leurs variantes sont trompeuses. Mais une fois les choses mises en place, il n’y a plus rien à faire, hors attendre.

    Il est néanmoins difficile de dire quand tout cela a réellement commencé. Comment le changement s’est-il produit ? Comment s’est faite la rupture entre l’avant et l’après ? Comment aurait-on pu savoir que la destruction était à l’œuvre alors qu’aucune ruine n’était le moindrement perceptible ? Pourquoi les gens se taisent-ils ? Pourquoi se terrent-ils chez eux dès que tombe le soir ? De quoi ont-ils peur au juste ? Autant de questions qui surgissent entre les lèvres de la narratrice, autant de questions qui ne cessent de la tarauder et auxquelles elle tente d’agréger des idées. « C’était étrange, ce sentiment de sentir quelque chose et de ne pas le sentir, de savoir et, en même temps, d’ignorer… », confie-t-elle à son interlocuteur. Tout en s’interrogeant sur le réel dont elle est censée rendre compte. En effet, tout en faisant le constat des changements survenus dans sa propre vie, la narratrice prend conscience que les structures de la pensée sont elles aussi touchées par l’effacement ou par la submersion :

    « Mais je ne sais plus s’il faut parler au passé ou au présent, si le monde dans lequel nous sommes aujourd’hui est le même que celui dans lequel j’ai vécu jusque-là ma vie. Je ne sais pas où nous en sommes. »

    Tout comme elle déplore l’appauvrissement de la langue et de la pensée ; tout comme elle déplore cette manie de la juxtaposition des événements ̶ sans cesse soumis à l’irruption spontanée, incontrôlable et irréfléchie, de commentaires contradictoires  ̶, la narratrice déplore l’abolition de la chronologie tout comme celle des idées :

    « En effaçant la mémoire collective, ils ont effacé la mémoire personnelle. Nos expériences, même les plus intimes, se rattachent aux événements du monde. Tout ce que je n’ai pas écrit n’existe plus, les idées passent, fugitives, sans revenir ̶ étendant leur ombre comme l’aile d’un oiseau. »

    Le dialogue nocturne avec la voix de l’inconnu se poursuit. L’inconnu oriente les questions, ouvre des pistes, propose d’intercaler d’autres voix, de manière à construire le propos, à obtenir une composition plus étoffée qui viendrait rejoindre le « matériau brut » de la narratrice. Sans cesse il relance son interlocutrice, sans cesse il l’encourage à poursuivre son récit : « et puis »/« et puis » ; ou bien « parlez ». D’autres fois, le dialogue prend les allures d’un match de ping-pong, dans une alternance brève et serrée de questions/réponses.

    « – Qu’espériez-vous ?

    – Je vivais au jour le jour.

    – Qu’attendiez-vous ?

    – Que les choses changent.

    – De quelle façon ?

    – Je ne sais pas … »

    Les préoccupations de l’interlocutrice sont multiples, qui tente de comprendre en quoi tous les livres qu’elle a lus pourraient être éclairants pour le présent ; en quoi la connaissance de l’histoire et des événements qui l’ont bousculée et meurtrie pourrait être d’un réel secours pour identifier les drames en préparation dans le présent ; en quoi le fait d’essayer de recoller les morceaux épars du passé pourrait l’aider, elle et d’autres, à vivre ce présent. Jamais elle n’aurait imaginé que quelque chose puisse se produire, qui remette en question l’équilibre d’un pacte collectif. Qui tenait bon, malgré tout, malgré les mouvements de protestation, et grâce à l’implication de chacun sur des questions bien déterminées. Tant de pétitions signées contre le racisme, contre la montée de la haine, contre la « prolifération nucléaire », contre les dégradations de tous ordres, niveau de vie, pollution, harcèlement au travail. Tout ce pour quoi chacun s’était impliqué, avait manifesté, tout cela en quoi chacun croyait, se révèle, en définitive, vain. Face aux difficultés qui se présentent, la tentation du repli guette. Désespoir et anéantissement. Mais il y a la voix de la nuit, son rendez-vous avec elle, le guide à qui elle transmet chaque semaine ses reportages – ses « chroniques sonores ». Et puis cette image rassurante du phare à laquelle elle se raccroche pour se convaincre qu’elle est bien sur la bonne voie. Celle de l’espoir :

    « J’imagine que nous sommes plusieurs et qu’à notre manière nous allumons un phare, et qu’à travers nous, un rayon de lumière balaie une partie de la nuit. »

    La nuit où tous sont plongés et qui maintient chacun dans la peur.

    Dans ce « nous » qui rassure la narratrice, il y a la voix de l’interlocuteur et derrière lui, tous ceux, invisibles, inconnus, qui sont rattachés à l’organisation dont il dépend et dont elle ne sait rien. Pourtant, de cet inconnu dont elle ignore le nom et à qui elle confie ses enquêtes hebdomadaires, elle attend des signes. Des signes qui la rattacheraient à d’autres et qui rompraient sa solitude. Qui lui restitueraient le désir confisqué de se sentir à nouveau « en phase ». Avec elle-même et avec les autres. En phase avec le monde.

    Au cours de ces entretiens vocaux, le passé reflue par vagues, qui fait remonter à la surface tous les indices qui auraient dû permettre d’identifier « la chose ».

    Ainsi des bribes de discours, des réflexions qui ne cessaient de revenir dans les bouches et dont la récurrence aurait dû éveiller la méfiance :

    « Il ne faut pas trop réfléchir, il faut être spontané, suivre une ligne claire, une seule, et jusqu’au bout éviter les détours, les voies secondaires » ; « Là où est le plus grand nombre, c’est là qu’il faut aller, là est la vérité » ; « les livres les plus lus sont les plus réussis. Le classement des ventes […] est le seul jugement esthétique qui vaille. Les chiffres sont la seule issue. »

    Ainsi s’exprimaient-ils. Ils ? Mais quel visage mettre derrière ce « ils » ? Et qui sait si la narratrice n’en a pas fait partie, elle aussi, sans s’en rendre compte ? Qui sait si elle n’est pas incluse dans le groupe de ceux qui travaillaient à la destruction de la société et du monde ? La voix de la culpabilité est là, qui fait son chemin insidieusement. Mais sa voix est-elle toujours vraiment la sienne ? Elle n’en est pas si sûre, tant le monde alentour est devenu instable. Tant il est devenu obscur et opaque.

    Derrière la voix nocturne de la narratrice affleurent bien d’autres voix. Celles dont elle a fait la collecte avant de les remettre à son interlocuteur inconnu. Démultiplication de voix anonymes qui rejoignent dans leur expression la voix principale. Aux voix viennent s’adjoindre des images. Images du passé, d’événements historiques ayant bouleversé le monde, souvenirs de lectures, de pièces de théâtres, de films qui ont marqué un temps, une époque, à laquelle chacun se sentait rattaché, se sentait partie prenante. De cette adéquation ancienne, que reste-t-il ? Le sentiment d’une illusion construite pour masquer la vérité qui était en train de se préparer avant que de tout engloutir. Pire encore : le sentiment d’un vide existentiel. Abyssal. Qui avait conduit à des dissonances ; à des débordements ; à des dysfonctionnements ; à une dystopie généralisée. Et en définitive à la submersion et à la destruction.

    Ainsi, à travers une polyphonie inquiétante de faits et de réflexions, Cécile Wajsbrot parvient-elle à transmettre au lecteur ses propres hantises. Rien de ce qu’elle décrit avec une précision étonnante et une lucidité extrême ne nous est véritablement étranger. Les voix qui se croisent et dialoguent sont à la fois celles de l’écrivain et les nôtres. Le monde que celles-ci font vivre est glaçant. Il est à nos portes. Il est sans doute déjà là. Comme est présent aussi le surgissement espéré de « la houle noire » à laquelle se mêle la narratrice et qui brise son enfermement :

    « Ils sont partis. Ils ont cédé devant la houle noire et silencieuse qui montait, chaque nuit, devant leur palais. Alors que nous étions rassemblés, ils ont quitté les lieux par une issue secrète et au matin, la vacance du pouvoir a été constatée. »

    Visionnaire, Cécile Wajsbrot ? Ce qu’elle donne à voir, à lire et à entendre, ce qui s’écrit derrière ces « chroniques sonores » d’une intensité que rien ne vient affaiblir, porté par une très belle écriture et par des images fortes, c’est le monde tel qu’il est devenu. Notre monde.

    La question qui se pose désormais à nous, lecteurs, mais pas seulement, est celle de l’épreuve. L’épreuve à affronter, la traverserons-nous avec l’écrivain, côte à côte, dans « la houle noire » qui soudain submerge tout sur son passage, pour qu’enfin puisse advenir la reconstruction tant attendue ?



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Destruction
    CÉCILE WAJSBROT






    ■ Cécile Wajsbrot
    sur Terres de femmes


    Mémorial (lecture d’AP)
    Nevermore (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Cécile Wajsbrot





    Retour au répertoire du numéro de février 2019
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’@angelepaoli »

    » Retour Incipit de Terres de femmes