Étiquette : Champ Vallon


  • Étienne Faure | [Après les rigueurs inhumaines | du gel]



    [APRÈS LES RIGUEURS INHUMAINES | DU GEL]




    Après les rigueurs inhumaines
    du gel qui tout saisit, met sous verre
    et fige les distances entre les corps,
    dans le feu de l’action se reprend
    à vivre un mouvement — marcher,
    d’ardent désir rester sur le qui-vive
    qui fait la force même des oiseaux
    réunis en V dans le ciel ou dans le lac glacé,
    à remuer pour garder l’eau libre, fendre l’air
    contre le froid qui congèle
    tout paysage où n’aurait passé
    un seul mouvement d’oiseaux en pointillés
    qui marchent, non volent, non nagent,
    laissant dans le tableau leurs empreintes
    inscrites, tels en hiver les livres où par chance
    la neige n’a pas tenu, parcourue de signes
    au charbon qui sont cause de sa perte, la fonte
    au feu des yeux qui les poursuivent.



    contre le froid



    Étienne Faure, « La sève attend » in Ciné-plage, Éditions Champ Vallon, Collection de littérature recueil, 2015, page 98.






    Cine-plage-





    _________________________
    NOTE de l’éditeur :

    Ciné-plage renoue avec la forme en vers.

    Ciné-plage, qui emprunte son titre à l’une des parties, se déroule en quatorze séquences. Il commence avec des lettres d’amour sur du papier (juste avant la dématérialisation des mots et des correspondances qui vont avec…) et se termine par un seul texte qui vient clore le recueil en forme de salut aux poètes, hommes et femmes parvenus jusqu’à nous par le fil de l’écrit, et qui nous lient comme autant de mailles et maillons, en une invitation à poursuivre : continuons.

    Le film entre-temps chemine à travers les amours, la plage, les vies aux fenêtres, les souvenirs dits de l’enfance, l’immuable émotion d’automne puis de la sève qui reprend, contre le froid les rencontres humaines — rapprochements —, les lieux d’Europe et de mémoire, l’histoire encore, saluant Kafka, Venise et son théâtre, la langue perdue puis retrouvée sans cesse, vieux fil.





    ÉTIENNE FAURE


    Etienne Faure




    ■ Étienne Faure
    sur Terres de femmes


    Et puis prendre l’air (lecture d’AP)
    Sortir, Éloge appuyé des bancs, Changements de saison (extraits d’Et puis prendre l’air)
    Les soirs d’été au pas des portes (extrait d’Horizon du sol)
    sur « Le Poète à tête renversée » (extrait de Tête en bas)
    Tête en bas (lecture d’AP)
    La Vie bon train, proses de gare (extrait)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Champ Vallon)
    les pages consacrées à Étienne Faure, dont plusieurs poèmes extraits du recueil Ciné-plage (« Du courrier sous la porte », pp. 11-16)
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Étienne Faure






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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Philippe Agard | [Câpre]



    Câpre
    Source






    [CÂPRE]



    Câpre
    Bibelot fragile
    Âpre assurément
    Où le velours prit la mer
    Tactile gemme
    Et du criquet le deuil
    Ni minéral ni animal ni végétal
    Modeste pièce
    Pour un musée de bocaux, gracile
    Flexueuse
    Côtes oblongues
    Amphore en bouche de saveurs défuntes



    Philippe Agard, Plomb des grives, Champ Vallon recueil, 2015, page 31.





    PLOMB DES GRIVES





    PHILIPPE  AGARD


    Philippe Agard
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Champ Vallon)
    la page de l’éditeur sur Plomb des grives




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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Jean-Louis Giovannoni, Voyages à Saint-Maur

    par Angèle Paoli


    Jean-Louis Giovannoni, Voyages à Saint-Maur, récit
    Éditions Champ Vallon, 2014.




    Lecture d’Angèle Paoli


    23 avenue Jean-Jaurès








    L’ENFANCE S’ÉLOIGNE, VOYAGES À SAINT-MAUR DEMEURE




    La photo de l’« enfant sur une barque », un garçonnet en culottes courtes et en chandail tricoté main, est datée de juin 1958. Elle a été prise quai de Bonneuil, dont les berges sont jalonnées de « bâtiments industriels ». On trouve la description de ce paysage de bord de Marne un peu plus loin, dans le « Deuxième voyage » de Voyages à Saint-Maur. La photo sépia, illustration de la première de couverture, y est décrite.

    « Des frênes ombragent la scène. La prise de vue est sous-exposée. Des noirs charbonneux enserrent les corps, les tirent.

    Des poissons viennent aux nouvelles.

    — Ne bouge pas ! Ne les regarde pas ! Tu vas tomber ! »

    Ces précisions et compléments d’information, qui miment un instant le contexte de la photo, la ramènent au présent du moment où elle a été prise. Mais Jean-Louis Giovannoni, auteur de ces lignes, ajoute un peu plus loin, parlant des chevaines qui tournent autour de la barque : « la photo n’en a rien retenu. »

    Pareils aux poissons qui ont échappé à l’objectif, les souvenirs « échoués dans le présent », se dérobent, et leurs traces échappent à toute tentative de réhydratation. Ainsi en sera-t-il du passé que Jean-Louis Giovannoni ramène à la surface de sa mémoire dans Voyages à Saint-Maur.

    Il faut à l’auteur tout son talent d’écrivain pour se glisser dans les zones de flous, pour déplier les gestes, pour rendre aux voix leurs intonations d’origine. Et permettre ainsi aux visages qui surgissent de temps à autre de venir regarder le petit garçon des années 1950 en équilibre sur sa barque. Peut-être l’adulte qu’il est devenu parviendra-t-il à lui restituer son bien ? Cette « multitude d’histoires fixée sur papier sensible. »

    La barque est à l’arrêt, arrimée au piquet qui la tient rivée à la berge. L’eau du fleuve, un friselis, à peine. Debout à l’avant de la barque, l’enfant se tient droit et immobile. Rien ne bouge. Le récit de Jean-Louis Giovannoni, Voyages à Saint-Maur, tenu tout entier dans cette photo sépia, s’inscrit apparemment dans un paradoxe. Les voyages annoncés seront-ils immobiles ? Pas vraiment. Dans le temps, ils sont pluriels, inscrits dans une multiplicité. Ainsi le suggère le titre. Dans l’espace, ils se répèteront à l’identique, selon le trajet imposé par le bus 111. Depuis Paris jusqu’à Saint-Maur-des-Fossés, « une bonne heure environ ». Le voyageur déambule ensuite dans les rues du quartier, à la recherche du numéro 23 de l’avenue Jean-Jaurès. L’itinéraire se reproduit en sens inverse, à la fois semblable et différent, dans le retour vers Paris.

    Les « voyages » sont au nombre de douze. L’écriture des trois premiers renvoie à l’année 1981. Printemps 1981 / Été 1981 / Automne 1981. Vient ensuite un Hiver 1981/1982. Suit une ellipse temporelle de plusieurs mois qui prend fin avec le « Cinquième voyage », daté de septembre 1982. À partir du « Sixième voyage », le temps prend ses distances et l’on entre dans une tout autre coloration/connotation. Hors temps / De mon lit, un soir. /…Par temps couvert / Essais en plein jour / Le 21 décembre 2012. Deux voyages, le huitième et le neuvième, ne portent aucune indication. Quant au « Douzième voyage », suivi depuis l’appartement parisien sur Google Maps, l’écrivain y passe en revue les différents points névralgiques de sa banlieue, en faisant glisser le curseur, ne retenant au passage que quelques observations qui confirment le « désastre » :

    « Le 21 bis n’existe plus.

    Le 23.

    Je monte le curseur.

    Impossible d’entrer. L’image se brouille. »

    Ainsi prennent fin Voyages à Saint-Maur :

    « Fermeture de session

    En cours… »

    Le temps est élastique dans Voyages à Saint-Maur. Époques et âges se croisent. Les analepses fréquentes ramènent le passé sur le devant de la scène. L’enfant de jadis reprend ses droits sur la page. On y trouve ses rêveries et ses passions, ses aventures et ses jeux guerriers, sa cabane au fond d’un jardin, ses expériences d’entomologiste en herbe. On y croise ses camarades et les gens du quartier ; son chat Pompon et ses poissons rouges ; mais aussi les hantises maternelles, ses craintes obsessionnelles de la propreté et de la maladie. Passé et présent se cherchent, se superposent, fusionnent. Le gamin en culotte courte de la photo sépia livre les secrets de l’écrivain d’aujourd’hui. L’un et l’autre cohabitent avec tendresse.

    Dans cet incessant chassé-croisé entre hier et aujourd’hui (un aujourd’hui qui appartient désormais au passé de l’écriture), l’écrivain revient sur la période de Saint-Maur. Point fixe de la photo. C’est là qu’il a vécu avec sa mère, dans le modeste pavillon du 23, avenue Jean-Jaurès. Parfois, surgis des pages d’un album, d’autres lieux s’immiscent, qui appartiennent à la même époque. Quelques dates, inscrites au dos d’une photo ou marquées par un événement particulier, permettent de circonscrire une part de ce passé. Mai-juin 1960, « l’invasion des hannetons » à Saint-Maur. « Été 56. » La photo est « prise avec ma cousine Pierrette près de la maison familiale en Corse ». Été 63. La photo d’« un groupe de communiants sur la place du village U Carognu (Caroneo) ». Cette photo ramène avec elle l’incompréhension liée à la disparition de la fillette, et les vers que Jean-Louis Giovannoni lui a consacrés dans Le Corps immobile (éditions Unes, 1982) :

    « Comment a-t-on pu la convaincre

    de quitter notre photo

    où elle avait tout pour être heureuse ? »*

    L’une de ces photos porte la date de septembre 1958. Elle est prise à Saint-Maur. L’enfant a huit ans : « On m’offrit à huit ans une casquette avec protège-oreilles. » La casquette à oreillettes, signe vestimentaire distinctif de l’enfant de cette époque-là — « on me voit avec cette casquette sur presque toutes les photos ».

    Plus loin, dans le « Huitième voyage », une photo presque identique montre le « petit garçon perché sur un vélo d’homme, de fabrication ancienne. La photo a été prise dans les années 50. »

    On retrouve le chandail tricoté main et le short. Ailleurs les chaussettes en tire-bouchon, les sandales ou les brodequins, selon la saison. D’autres attributs viendront compléter l’attirail de l’enfant, petits soldats de plomb, albums illustrés, Tout l’Univers, marrons, et boîtes ; et un « petit vélo beige », trop grand pour lui.

    Revenons à l’année qui ancre le récit dans le temps : 1981. Sans doute l’auteur a-t-il envisagé, dès cette époque, de revisiter son passé, d’en noter quelques bribes sur des feuillets. Après avoir été abandonné, le projet d’écriture de ces voyages à travers le temps semble avoir retrouvé une nouvelle impulsion avec l’approche — en 2012 — de la date anniversaire de la mort de la mère. 1974. La publication de Voyages à Saint-Maur en 2014, aux éditions Champ Vallon, marque le quarantième anniversaire de sa disparition.

    De fait, le récit s’ouvre avec la mort de la mère. « Ma mère est morte ». Ainsi commence le « Premier voyage ». Passée cette première phrase — dont l’écriture blanche rappelle celle de Camus dans L’Étranger : « Aujourd’hui, maman est morte » —, le présent de la mort s’installe dans une durée qui rejoint celui de la vie : « Elle habite au 23, avenue Jean-Jaurès, rez-de-chaussée droite où elle dort. » Les deux présents coexistent, cohabitent conjointement, indissociables l’un de l’autre. « Les deux situations se côtoient. Aucune n’a la force. Impossible. », note l’écrivain dans cet incipit. Ainsi la mémoire reste-t-elle inopérante dans l’effort que fait l’écrivain pour séparer ce temps de la mort qui s’agrippe au temps de la vie. Et l’incompréhension demeure pour celui qui tente de saisir le mystère de la disparition :

    « Par où les choses disparaissent-elles ? Absorbées de l’intérieur ? En elles-mêmes  ?

    Désastre muet. Sans preuves. »

    L’écriture peut-elle apporter une réponse ? Comment s’y prendre ? Que noter ? Quelle méthode adopter ? Autant de questions qui se posent à l’écrivain qui revient sur le lieu de l’enfance. Autant de questions nécessaires pour tenter de cerner le passé, de l’enclore dans une page, de reconstruire, même illusoirement, même imparfaitement, un univers fragmenté, disparu ; le colorer d’une apparence de réel.

    « Installer un paysage ?

    Par épuisement. Usure. Jusqu’à voir à travers. Dans l’évidence. Où tout reste et ne sait tomber. »

    Installer un paysage. Cela donne un cadre pour vaincre la peur. Peur de constater que le décor a changé. Peur du doute qui taraude. Peur de se trouver confronté à l’impossible. Ou pire, à l’inutile, à la vanité de l’entreprise. « Pourquoi noter ? »

    « Je relis mes notes. Aucun passage sur eux (les hommes). Impossible de reconstituer ces lieux. Manque toujours quelque chose. Pas certain que ces arbres… peut-être trop au bord ? »

    S’attacher à noter les noms des rues et des places, les plaques commémoratives, les noms des usines ou des cafés, le cimetière, la topographie des boucles de la Marne, ses lieux-dits et ses îles… Telle est la méthode. Retrouver sur le territoire, tout ce qui y est inscrit une fois pour toutes, tout ce qui n’a pas changé, qui a résisté au temps qui passe. Tout ce qui restitue son dû à la mémoire. Retrouver la passerelle. La passerelle de la Pie.

    « La passerelle.

    Fantôme au-dessus de l’eau. La Marne lente. Lente et décidée. Elle chante dans les graves. Court par le métal et le béton. Jusqu’à mes pieds. Ma main. Collée à la rambarde.

    Corps traversé par les remous. Passerelle solide jambes dans l’eau. Enfant pris dans la nuit. Ne l’ont pas retrouvé. »

    Passé présent se frôlent ici, rêve et réalité se mêlent. Qu’est-ce qui revient à l’adulte dans ces lignes, qu’est-ce qui revient à l’enfant ? L’un et l’autre fusionnent laissant la question, devenue inutile, sur le bord.

    L’écrivain a beau vouloir contenir son récit dans une écriture objective, neutre, elliptique jusqu’à la sècheresse parfois, il ne peut empêcher les métaphores de se glisser dans les interstices. Jusqu’à faire surgir et à exprimer, inattendue au sein de la cruauté, l’émotion, progressive et lente. Et la beauté :

    « Sur la carte, Saint-Maur-des-Fossés ressemble à une poche. À une poche pleine. Un utérus gravide. D’où rien ne sortirait.

    Que la Marne est lente à serrer son tour.

    Nul ne se débat dans un nœud coulant. Pris au col, on ne bouge plus trop. On laisse passer le temps. »

    Retrouver les personnes que l’on a connues est une entreprise vouée à l’échec. Faire remonter les souvenirs qui se rattachent à elles est tout aussi improbable. Écrire sur ces personnes échappe :

    « Quand je parle de personnes, je devrais détailler un peu plus. La plupart du temps, je ne reconstitue qu’un bras, une main isolée ; un manteau, une casquette. Guère mieux. Mon taux de réussite est plus important pour les parfums et pour les voix. Je me concentre, et ils remontent. »

    Pour les odeurs, en effet, l’écrivain n’a pas son pareil. Odeurs de transpiration, de sueur, d’haleines… mélangées aux relents de cuisine incrustés dans les vêtements. Rien ne nous est épargné de ces détails peu ragoutants. Ils parlent de la modestie du quartier. Et l’auteur nourrit pour elle une grande affection. L’odeur de Saint-Maur est reconnaissable, elle aussi, dès les abords de la ville :

    « Mes poumons reconnaissent à la première goulée l’air de Saint-Maur, de ce quartier. Avec son arrière-fond de jardins mouillés, de terre entourée d’eau. De murs humides. D’arbres saisis par le centre. Condensation qu’exhale le moindre rayon de soleil. »

    L’émotion n’est pas loin. Elle est là, sous-jacente, qui guette. Retourner au 23 n’est pas une aventure inoffensive et indolore. Paralysé, l’écrivain esquive le moment de retrouver la maison. Il fait des détours, tergiverse, passe sur l’autre trottoir. Bat en retraite. Se terre dans son appartement, prêt à renoncer. Les souvenirs pourtant affluent, fragments épars qui fermentent sous le crâne, semblables aux germes qu’il collectionnait gamin :

    « Veulent surgir. Gagner surface. Et ça trépigne. Gronde. Tourne en sachet. Par vingt. Par mille. Si toutes ces enveloppes s’ouvraient d’un coup.

    Elles dorment […]

    Des formes en devenir. »

    Les formes ont germé. Se sont épanouies. L’écrivain les a contenues, classées, organisées dans la précision. Le Guide des nuisibles a donné naissance aux Moches. Et les vieilles photos ont accepté de livrer une part de leur histoire. Une histoire tendre et douloureuse, animée par le regard bienveillant du poète sur le petit monde de Saint-Maur qui a été un jour le sien. Une histoire d’enfance qui s’éloigne, émouvante et belle. Et qui revit par l’écriture. Tout redevient possible :

    « Le soleil ne s’est pas encore retiré. Mes bras bougent. Pompon s’agite. Nous sommes déjà haut. Les pavillons nous rejoignent. Vols d’une pièce à l’autre. »

    Voyages à Saint-Maur demeure, qui rejoint dans la lenteur d’autres voyages imaginaires.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    __________________________________
    * Jean-Louis Giovannoni, « Les choses naissent et se referment aussitôt » in Le Corps immobile, Éditions Unes, 1985, page 122.






    Jean-Louis Giovannoni, Voyages à Saint-Maur, Champ Vallon, 2014.







    JEAN-LOUIS  GIOVANNONI


    Giovannoni 3
    Ph. © Phil Journé
    Source




    ■ Jean-Louis Giovannoni
    sur Terres de femmes


    [Troisième voyage à Saint-Maur]
    [Huitième voyage à Saint-Maur]
    L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare (lecture d’AP)
    [Vue imprenable] (extrait de L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare)
    Envisager (lecture de Tristan Hordé)
    [Aucune sortie possible] (extrait d’Envisager)
    Ce que l’immobile tient pour geste (extrait de Pastor, Les Apparitions de la matière)
    Îles circulaires
    [Il faut si peu de chose] (extrait de Variations à partir d’une phrase de Friedrich Hölderlin)
    Issue de retour (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Issue de retour (lecture d’AP)
    [Je ne sais pourquoi l’autruche me fascine autant] (extrait de Journal d’un veau)
    Sous le seuil (lecture d’AP)
    [Le jour se lève] (extrait de Sous le seuil)
    Mère (+ notice bio-bibliographique)
    [Notre voix] (extrait de Ce lieu que les pierres regardent)
    [Nous venons d’un pays qu’on ne peut plus toucher] (extrait de On naît et disparaît à même l’espace)
    [Pourras-tu encore témoigner…] (extrait des Mots sont des vêtements endormis)
    [toujours cette envie de t’ouvrir] (extrait de Derrière la vitre)
    [Tout se cicatrise] (extrait de Garder le mort)
    Jean-Louis Giovannoni | Stéphanie Ferrat, « Les Moches » (lecture d’AP)
    Jean-Louis Giovannoni | Marc Trivier, Ne bouge pas ! (lecture d’AP)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site de France Culture)
    Jean-Louis Giovannoni reçu par Alain Veinstein autour de Voyages à Saint-Maur [émission du 8 mai 2014]
    → (sur Terres de femmes)
    Sylvie Fabre G., La demande profonde (poème dédié à Jean-Louis Giovannoni)
    → (sur le site des éditions Champ Vallon)
    la page de l’éditeur consacrée à Voyages à Saint-Maur
    → (sur Eden Livres)
    un autre extrait de Voyages à Saint-Maur
    → (sur Terres de femmes)
    3 février 1984 | Lettre de Raphaële George à Jean-Louis Giovannoni (+ La Main de Raphaële George, par Jean-Louis Giovannoni)
    → (dans les numéros 19-20, « Utopie » [Espace Corse] de la revue numérique québécoise Mouvances)
    deux poèmes inédits de Jean-Louis Giovannoni, traduits en corse par Jacques Fusina
    → (sur Secousse-08)
    un entretien de Jean-Louis Giovannoni avec Anne Segal & Gérard Cartier (novembre 2012)
    → (sur le site grande menuiserie de Nolwenn Eulzen)
    « Que peut (encore) l’écriture ? », enregistrement d’un entretien entre Jean-Louis Giovannoni et Gisèle Berkman (19 avril 2013)





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  • Stéphane Bouquet | East Side Story




    Vespa
    Source







    EAST SIDE STORY (extrait)



    2 jours avant la fin nous roulons
    1h en scooter, il est 1h du matin, je m’accroche à son ventre, j’ai

    glissé les mains
    sous son blouson et tee-shirt pour lui caresser la respiration et ne

    pas tomber
    dans virages et collines, où allons-nous, surprise, be not afraid,

    brise un peu froide
    malgré le réconfort de son dos. Nous sommes dans des bains de

    soufre jaune
    et chaud. L’employé indique doigt indifférent les salles rivées,

    cabine 13, sol
    inondé, nous nus et les affaires aux étagères, l’eau sourd paraît-il

    directement
    par robinet interposé des déesses de l’immortalité. Il rit, il dit, si

    on s’embrassait
    à fond dans la vapeur d’anciens lavis d’ici, il m’apprend à

    distinguer
    le mouvement song de sa langue dans ma bouche, le mouvement

    tang de sa langue
    dans ma bouche, ses dents frisent dangereusement la poésie de

    renaissance occidentale :
    petit gravier d’ivoire qu’il a plein la bouche, choselettes cachées

    sous le coussin
    des lèvres, il est 4 h du matin, je bâille et demain je travaille mais

    il faut rester
    plus longtemps pour survivre à encore plus d’années, chaque

    baiser profondément
    pensé dans le très peu de jours de nous deux. La brume aussi

    est tombée sur les
    collines du retour, la pluie aussi tombait sur le scooter. Il veut

    que je conduise pour
    à son tour se coucher sur mon dos et se reposer lui aussi dans la

    zone de certitude
    provisoire mais la route est mouillée, le brouillard nous encercle,

    je n’ai jamais
    conduit de scooter, je ne veux pas que tout finisse déjà dans la

    mort. Il dit
    I don’t really believe, à son âge, à la mort mais moi si et en fait

    assez pour deux.



    Stéphane Bouquet, “East Side Story” in Les Amours suivants, éditions Champ Vallon, Collection recueil, 2013, pp. 56-57.






    Stéphane Bouquet, Les Amours suivants, Champ Vallon, 2013.




    STEPHANE BOUQUET


    Stéphane Bouquet vignette






    Stéphane Bouquet
    sur Terres de femmes


    Preuves du monde (poème extrait du Fait de vivre)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Champ Vallon)
    une page sur Stéphane Bouquet





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  • Olivier Barbarant | Une vie




    Elle était en façade fort peu versée vers le passé
    Ph., G.AdC






    UNE VIE



    Aura-t-elle eu le temps de feuilleter des souvenirs ? Elle était
    en façade fort peu versée vers le passé ; il y aurait alors eu
    l’odeur d’étable et de cuisine à la ferme natale,
    des pains frottés d’huile d’olive l’été dans les monts du Lyonnais,

    des bals de promotion, des cafés à Dijon noyés de cigarettes,
    les nuits à lire à l’internat, une lampe cachée sous les draps,
    un triste rendez-vous en Suisse, quand seule et mineure,
    elle avait en vain tenté d’avorter – l’aube blanche en Champagne,

    toutes les teintes d’une terre arpentée par goût revanchard du voyage,
    la mort d’un frère au fond d’un ravin, la souffrance
    ordinaire de ce qu’on perd : parents, vieux amis, un mari

    diminué qu’on s’obstine un temps à sortir, puis en dernière image
    au loin entre les cils brûlés de sel et de soleil sur fond tremblant de mer
    à jamais j’en suis sûr le profil d’un enfant.



    Olivier Barbarant, « Une vie », Élégies étranglées, Champ Vallon, Collection recueil, 2013, page 51.



    ______________________________________
    NOTE d’AP : Élégies étranglées fait partie de la sélection du Prix des Découvreurs 2013-2014.



    OLIVIER BARBARANT


    Barbarant
    Source




    ■ Olivier Barbarant
    sur Terres de femmes


    La nuit d’avril (extrait d’Un printemps divers)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site du cipM)
    une notice bio-bibliographique sur Olivier Barbarant





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  • Jean-Claude Pinson, Poéthique

    par Angèle Paoli

    Jean-Claude Pinson, Poéthique, Une autothéorie,
    Champ Vallon, 01420 Seyssel, 2013.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Poéthique  L’ETHIQUE  suivant Edgard Allan POE
    Ph., G.AdC







    VERS UN GENRE DE LIVRE POIKILOS, HYBRIDE ET BARIOLÉ



    Qu’est-ce que la « poéthique », s’interroge-t-on d’emblée en lisant le titre choisi par Jean-Claude Pinson pour l’ouvrage récemment publié par les éditions Champ Vallon ? Une première réponse semble être apportée par le sous-titre : une « autothéorie ». Poésie/éthique/théorie (personnelle). Les trois termes orientent l’attente de lecture du côté d’un essai dont la réflexion porterait sur chacune des propositions annoncées par la première de couverture et la page de titre. De fait, dans le « prétexte » d’ouverture de l’ouvrage – « Habiter en poète » –, Jean-Claude Pinson, philosophe et poète, définit son livre comme un « pot-pourri » qui réunit des textes aussi différents par la forme que des textes narratifs tirés d’expériences vécues, des notes de lecture et des essais théoriques. Textes dont le « je », par choix, ne sera ni gommé ni exclu, parce que, citant Thoreau et le premier chapitre (« Economy ») de Walden, « c’est toujours la première personne qui parle ». Tous ont en commun la préoccupation première de l’auteur (« comment investir le monde en poète ? ») et tentent d’y répondre sous des angles divers. Ainsi cette interrogation fait-elle l’objet, à la manière d’une basse continue, de « variations ». Mais il faut également la considérer au sens phénoménologique puisqu’il s’agit de varier les angles d’approche permettant de cerner au mieux ce qui constitue le « vivre en poésie ».

    Il ne s’agit donc pas d’aborder la question de la poésie sous l’angle de la technique et de la théorie (approches réservées à la poétique) mais sous celui, beaucoup plus large et beaucoup plus ambitieux, d’un ETHOS. Un lieu pour vivre. Inspirée de la célèbre formule d’Hölderlin (« Habiter en poète »), la question récurrente qui traverse l’ouvrage reprend en écho : « Comment, aujourd’hui, habiter le monde en poète ? ». Question déplacée en apparence, dans la mesure où la poésie semble avoir déserté le monde et dans la mesure aussi où le monde, préoccupé par d’autres forces plus attractives, semble s’en désintéresser. Cette question concerne pourtant l’humanité entière et, de ce fait, elle est à prendre au sérieux. Pour Jean-Claude Pinson, grand lecteur d’Hölderlin, l’humanité a besoin de la parole des poètes, seule capable d’arracher le monde au chaos dans lequel elle a chu et de fonder pour elle un séjour durable et censé. Travailler à « l’ineffacement de la poésie » est donc entreprise vitale.

    Composé de quatre grandes parties, « Situation, position » / « Théorèmes » / « J’habite ici » / « Philosophes et Poètes », Poéthique décline autour de cette question préoccupante toute la « gamme de l’essai ». Avec, en quatrième partie, un répertoire de quinze philosophes et poètes à vivre – exempla – qui fait songer à l’ouvrage de Franck Venaille, C’est nous les modernes : R. Barthes, P. Bergounioux, Y. Bonnefoy, S. Bouquet, Y. Charnet, M. Deguy, G. Deleuze, P. Forest, D. Fourcade, J. Gracq, P. Michon, A. Negri/G. Leopardi, C. Prigent, O. Rolin, J. Sacré.

    « Habiter en poète », « Habiter ici », « Habiter la couleur ». Ces expressions reviennent tout au long de l’entretien, accordé en 2010 par J.-C. Pinson au journaliste tunisien Aymen Hacen. Elles renvoient à une façon d’« exister », une façon particulière d’être-au-monde qui implique, comme l’avait déjà affirmé Rimbaud, au-delà de l’objet poème, le désir radical de « changer la vie ». Une préoccupation que l’on retrouve aussi chez le poète italien Giacomo Leopardi, dont Jean-Claude Pinson se dit très proche, et dont il apprécie la dissidence.   S’attaquant d’une part à toutes  les  illusions – religieuses, métaphysiques, politiques –, Leopardi est aussi celui qui réaffirme l’espérance poétique. La poésie porte en elle l’ambition profonde d’une vita nova. Il en sera de même, plus tard, de Roland Barthes qui ne concevra plus « la littérature que sous condition d’une éthique ». Et qui « par-delà le texte et ses innovations » aura « le souci de l’existence et de sa rénovation. »

    La « poéthique » ne se réduit donc pas à un art du langage, mais elle prend en compte la préoccupation constante de donner du sens à notre vie sur terre. Se poser, par un autre langage, contre la rationalité marchande et contre les stéréotypes infligés par les discours dominants, mettre l’être en lieu et place de l’avoir, tel est l’engagement du poète. Militant ardent, acteur engagé dans la volonté de changer la société (dans les années 1960-1970), l’auteur considère l’engagement littéraire comme un engagement politique. En mai 68, politique et littérature étaient indissociables. « Changer la vie et changer la syntaxe semblent alors pour nous, une seule et même chose », écrit J.-C. Pinson dans « J’habite ici ». Au-delà, l’engagement littéraire est engagement existentiel. Il est éthique poétique. Cet engagement émane, chez l’auteur, d’un désir absolu de poésie. Un désir qui se manifeste sous la forme d’un Janus bifrons. Selon J.-C. Pinson, ce Janus poétique présente en effet une face féminine/une face masculine. Côté féminin s’exprime la participation à la plénitude bariolée du monde. L’éloge du chant, du souffle, l’abandon confiant au langage, l’incantation chamanique. Le lyrisme, donc. Côté masculin se dit (tente de se dire) l’irritation face à l’incapacité du langage à dire le monde. L’inadéquation, le hiatus, la rage de l’expression. Le nihilisme poétique. Entre ces deux visages incompatibles, l’auteur balance, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, à la recherche d’un équilibre. Le plus souvent, cependant le visage féminin l’emporte. Tout simplement parce que la poésie, parce qu’elle « a soin du langage autant que de ce qui dans le monde est inaperçu, oublié, délaissé, est féminine » !

    S’appuyant sur le contexte post-industriel auquel nous appartenons et sur le constat de la disparition de l’homo poeticus au profit de l’homo œconomicus, Jean-Claude Pinson développe toute une réflexion autour du « poétariat » (in « Situation, position »). Derrière ce néologisme forgé à partir des théories du philosophe italien Antonio Negri, c’est une nouvelle « classe » sociale aux contours mouvants, difficile à cerner mais toujours plus nombreuse, qui apparaît. Polymorphe et bariolé, le « poétariat » oppose à l’ordre du monde soumis aux puissances de l’argent, une résistance forcenée et joyeuse. Composée d’aspirants artistes et d’artistes en tous genres, le « poétariat » est classe créative qui rend compte de l’avènement d’une démocratie artistique impliquée dans l’idéal de « se faire le poète de sa propre existence ». Il constitue en outre une force susceptible d’alimenter le ferment d’une résistance au « populisme culturel » incarné, selon Giorgio Agamben, par la petite bourgeoisie dont l’idéal consumériste conduit à sa perte l’humanité entière.

    À quoi la poésie « peut-elle encore être bonne, au-delà du plaisir esthétique ? » « Quelle est sa façon singulière de suggérer des formes de vie expérimentales, hic et nunc, capables de donner une autre qualité (une autre intensité, une autre vitesse) à l’existence ? » « Puissance souterraine », « elle continue de creuser ses galeries de vieille taupe ». « Du côté des humiliés et des offensés, du côté du poétariat ». Pour Roland Barthes, elle est « pratique de la subtilité dans un monde barbare ». « Subversive et vitale. »

    À la fois philosophe (bien qu’il ait fait sa thèse sur Hegel, J.-C. Pinson ne se reconnaît pas comme « spécialiste » du philosophe allemand) et poète, Pinson, refusant de renoncer « à la clarté du concept » comme «  à la musique des mots », « au est de l’ontologie » comme « au il y a de la poésie », a pris « le parti d’habiter l’entre-deux, l’entresol où se trame, entre terre et nuées, la grande affaire que demeure » à « ses yeux la recherche d’une habitation poétique du monde. »

    Dans le chapitre intitulé « Par-delà les avant-gardes » (« Quasi-manifeste » in « Situation/Position »), l’auteur examine d’ il parle. Il renvoie donc à un passé auquel, jeune homme et militant, il a appartenu ; aux « groupes de travail » auxquels il a pris part et qui constituaient les avant-gardes d’alors. Aux expérimentations qui guidaient la pensée. Le groupe « Tel Quel » (Denis Roche, Marcelin Pleynet). Mais au poète d’avant-garde, J.-C. Pinson oppose le « poétariat ». Car le « tiers-état artistique » rejette en bloc l’industrie culturelle et l’avant-garde, soupçonnée, dans son activisme, de vouloir « contrôler le champ de la création » et d’ « imposer son pouvoir dans le domaine des lettres ». Le « poèthe », lui, s’emploie avec d’autres, au gré d’inventions multiformes et d’« expériences communes nouvelles », à changer « sa vie », « à rejoindre l’étoile lointaine en soi ».

    Analysant plus avant les causes de la désertion de la poésie sur le théâtre du monde, J.-C. Pinson rappelle que ce phénomène est à mettre en relation avec l’entrée de notre civilisation dans l’ère des mégapoles. Jadis inséparable de la nature et des dieux qui présidaient à son harmonie, la poésie était chant de louange. L’hymne, forme première de la poésie selon Giorgio Agamben, était célébration de la grandeur des divinités et du cosmos. Intimement liée à l’expression de cette harmonie, la métaphore jouissait d’une aura et d’un pouvoir qu’elle a, depuis, totalement perdu. Qualifiée de « vieillerie poétique » mensongère, la métaphore est mise au ban dans la poésie d’aujourd’hui. Position orchestrée par Yves Bonnefoy qui dénonce dans l’Orphisme sa capacité à entretenir « le rêve mensonger d’un monde que suffirait à réconcilier la grâce de quelque surcroît d’harmonie ».

    Ainsi la nature (et ses habitants, les « ci-devant campagnes » de Jean-François Lyotard) – et avec elle, la pastorale – a-t-elle désormais cédé la place au chaos des villes et à ses paysans (Le Paysan de Paris d’Aragon). Les figures de rhétorique ont disparu au profit des collages et des montages, listes et énumérations (cf. par exemple la poésie de Jude Stéfan), davantage propres à traduire l’impossible mimétique entre le langage et le réel, leur incompatibilité et inadéquation réciproque. Avec l’entrée en scène de la poésie post-moderne (par opposition à la poésie pré-moderne), la poésie change de statut. Le lyrisme – accusé d’accorder une place inconsidérée au sujet – est également condamné pour le ton élevé qui scande l’enfièvrement qui l’accompagne. Les années 1990 opposent néo-lyriques – Louis Aragon, René Guy Cadou, René Char, Saint-John Perse – et littéralistes – Francis Ponge, Denis Roche… La poésie nouvelle, refusant les séductions de la musicalité, rejette les formes d’ébriété qui président à la montée du chant. Ainsi du poète Emmanuel Hocquard qui « invite à rompre le charme du chant et à “démusicaliser” la langue ». De sorte que, déchue des hauteurs où elle était jadis placée (jusqu’à Baudelaire), « la poésie est tombée – depuis Baudelaire et les Petits poèmes en prose – dans la prose : elle s’écrit désormais en prose et se nourrit de la prose de la vie plutôt que d’ambroisie ». Quant au poète, déchu de son trône d’élu, « il préfère se promener incognito dans la foule » semblable à tout un chacun. Et s’il le peut, « se livrer à la crapule, comme les simples mortels. »

    La porosité prose-poésie est à ce point évidente qu’il apparaît justifié de poser la question des frontières et des enjeux. Dans le chapitre intitulé « Roman et poésie », J.-C. Pinson analyse les ressorts qui font s’opposer ou se rejoindre les deux genres. Il apparaît que le roman constitue, pour certains auteurs, l’ultime espace d’écriture où la poésie, inapte à « raconter » le monde, peut encore trouver droit de cité. L’exemple le plus notoire est celui de Pierre Michon, dont « la prose dense, grevée de poésie » est « hantée par la préoccupation poétique ». Pour Michon, en effet, « la prose ne vaut que s’il y a en elle élévation de la phrase à la puissance rythmique du vers ». Peut-être le temps est-il venu d’imaginer une « tierce forme », une forme métissée qui, en intégrant des « dispositifs textuels divers », ferait se fondre en elle formes narratives romanesques et formes poétiques ?

    Depuis (mais les choses sont en réalité beaucoup plus complexes que cela), en deux décennies, la poésie s’est déplacée à l’intérieur de l’espace littérature. Poussée par la recherche de davantage d’intensité, la post-poésie s’est entée sur d’autres arts, combinant oralité avec arts visuels et plastiques, faisant émerger de nouveaux modes de langage. Derrière cette quête d’« acméisme », cette augmentation qui engage la totalité de l’être – voix et corps –, c’est bien la quête d’une augmentation à être/d’être qui se lit. Mais, là encore, les choses ne sont pas simples et les clivages s’organisent. Depuis le début des années 2010, une nouvelle querelle oppose poésie écrite et poésie scénique. Roubaud d’un côté avec sa poésie de chambre, silencieuse et solitaire. L’espace page/livre qui privilégie la culture « froide ». Prigent l’anti-lyrique de l’autre, ses proférations, exhibitions, mots et corps, qui privilégient le partage de la théâtralité. Face à cette querelle, J.-C. Pinson, en philosophe avisé, opte pour le « continuum » plutôt que pour la « césure ». La poésie poursuit néanmoins « son travail de taupe », donnant naissance, régulièrement, à d’autres émergences. Ainsi voit-on apparaître un « lyrisme sec » qui trouve dans le free jazz d’Ornette Coleman son modèle musical et dont les vociférations de Prigent (évoquant l’écriture d’Antonin Artaud) ne sont pas exemptes. Autre forme émergente en vogue dans le « poétariat » : la voix. La poésie contemporaine n’ayant plus aucune source où puiser sa légitimation, c’est vers la voix qu’elle se tourne. Le poète s’érige alors en « poète de voix » – « de voix qui d’abord s’écrit, poète de voix fantôme ». « Déposer » sa voix est la condition pour que le poète retrouve sa voix, la réinvente et lui permette d’atteindre les multiples résonances qui font du texte un véritable oratorio. « J’éteins ma voix dans la pièce, le poème continue indépendamment de ma voix », écrit Dominique Fourcade.

    Autre motif de disparition de la poésie, « la catastrophe métaphysique du sens ». « Rien n’a de sens : le monde n’a pas de sens ; pas de fondement, pas de justification, pas de fin (de finalité). Le ciel est vide, tout est absurde et l’existence avance “cap au pire” », écrit Jean-Claude Pinson au début de « Théorèmes ». Depuis Auschwitz (et les analyses d’Adorno), la poésie contemporaine est tentée par l’émiettement du sens. Il n’est plus possible, en effet, depuis la tragédie qui a ébranlé le XXe siècle, d’accepter les « valeurs » esthétiques de la poésie. Le contemporain refuse toute expression de travestissement, tout maquillage susceptible d’embellir le réel et d’anesthésier l’esprit. Toute illusion métaphorique. À quoi bon persister à vouloir s’élever au-dessus de la prose disharmonieuse du monde, si la musique des sphères est inexistante ? Le divorce entre les mots et les choses est consommé et nul n’a plus confiance dans le langage. Refusant toutes les manifestations mensongères dont le langage est capable, le poète trouve dans la forme la seule résistance possible ; le seul moyen de lutter contre les forces destructrices qui menacent le monde. Jusque dans les extrémismes esthétiques. Disjonctions, dissociations, recherche de l’atonalité, syncopes, mais aussi listes, énumérations, collages, montages, tout procédé d’écriture doit rendre compte de la rébellion dans laquelle la poésie contemporaine s’origine. Le désenchantement du monde a mis fin à un âge d’or poétique. Balayant le muthos (le mythique, le fabuleux, le religieux) au profit du logos, le désenchantement du monde est à l’origine de la dépoétisation de la poésie.

    « Tout est rien » et l’éternité n’est qu’« éternullité ». Renversant le propos de Giacomo Leopardi, J.-C. Pinson écrit aussi : « Et cependant, il y a du sens. » Dans le simple énoncé d’« être au monde ».

    Pourquoi écrire ? Comment vivre ? Creusant plus avant le sillon ouvert par Roland Barthes à l’intersection de la littérature et de l’éthique, Jean-Claude Pinson, le « paysan » de Nantes, poursuit l’exploration de territoires-frontières, inscrivant dans sa démarche personnelle l’invention du livre toujours à faire. Un genre de livre poikilos, hybride et bariolé, à mi-chemin du roman, du poème, de l’essai. Une « poéthique » totale pour une poésie multiforme associée à la vie dans tous les sens.



    Angèle Paoli

    D.R. Texte angèlepaoli







    Jean-Claude Pinson, Poéthique





    JEAN-CLAUDE PINSON


    Jean-Claude Pinson
    Source





    ■ Jean-Claude Pinson
    sur Terres de femmes


    Gagarine de la marine (extrait d’Alphabet cyrillique)
    (lecture d’AP)
    [Bucoliques feuillées] (extrait de )
    Pastoral (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Champ Vallon)
    la page de l’éditeur sur Jean-Claude Pinson
    le site officiel de Jean-Claude Pinson





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  • Étienne Faure, La Vie bon train, proses de gare (extrait)



    PROSE DE GARE
    Source






    LA VIE BON TRAIN | PROSES DE GARE (extrait)



    Dès les vacances les liquettes et les shorts sont portés de plein droit, conformément au régime d’été. Les tenues ressorties ont l’air encore neuf quand surgissent hors des trains, peu rompus au soleil, les corps dans leurs maillots qui soulignent tout leur blanc. Les vêtements rétrécis ou débordés par les chairs ont cédé la place à la peau. Elle refait surface, abondante, en paires de seins, de bras, en ventres et en dos, version estivale. Des nus bardés de sangles et de bretelles. Parés pour le bain de mer, les enfants grimpent avec leurs seaux, leurs pelles, des bouées en forme de canard autour du cou, et le sac isotherme, et les mères. Tout le prêt-à-porter des plages. Ce sont les mêmes au retour qui reviendront hâlés, alourdis d’épuisettes et de coquillages. Les mêmes avec les marques du bronzage qui révèleront, par défaut, ce que furent les vacances : les cyclistes aux fronts blancs à hauteur des casquettes, les chevilles pâles des randonneurs à la place des chaussettes, et puis le hâle irréprochable des bords de plage. L’intégrale.



    Étienne Faure, La Vie bon train, proses de gare, Éditions Champ Vallon, Collection de littérature recueil, 2013, page 70.







    Etienne Faure, La Vie bon train ÉTIENNE FAURE


    Photo-etienne-faure (1)
    Source




    ■ Étienne Faure
    sur Terres de femmes


    [Après les rigueurs inhumaines | du gel] (extrait de Ciné-plage)
    Et puis prendre l’air (lecture d’AP)
    Et puis prendre l’air (lecture d’AP)
    Sortir, Éloge appuyé des bancs, Changements de saison (extraits d’Et puis prendre l’air)
    Les soirs d’été au pas des portes (extrait d’Horizon du sol)
    sur « Le Poète à tête renversée » (extrait de Tête en bas)
    Tête en bas (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Champ Vallon)
    un autre extrait de La Vie bon train
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Étienne Faure







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  • Ludovic Degroote |
    [chacun nous vivons avec des polyphonies intérieures]







    POLYPHONIES INTÉRIEURES
    Ph., G.AdC








    [CHACUN NOUS VIVONS AVEC DES POLYPHONIES INTÉRIEURES]



    chacun nous vivons avec des polyphonies intérieures auxquelles nous n’accédons pas toujours, comme si nous demeurions seulement à l’écoute de nous-mêmes au lieu de nous ouvrir aux paroles qui nous traversent et que nous ignorons le plus souvent



    car il nous est difficile d’ôter le masque où nous vivons, à cause des peurs qui brûlent notre visage et de l’impossibilité que ce serait de vivre tels que nous sommes, dans une chair à vif hideuse et brutale



    peut-être ne meurt-on pas chacun pour soi, mais les uns pour les autres, ou les uns à la place des autres, puisque dès qu’elles tombent des voix tombent en nous



    voilà parfois qu’on découvre sous la sienne une telle voix, non pour faire un travail de deuil, expression idiote dont l’apparence laisse entendre qu’on puisse l’effectuer, c’est-à-dire s’en défaire, quand il aurait été habilement réalisé, et truquée, car on ne fait rien dans un deuil qui ne fasse que la douleur vous fasse, à travers la combinaison du temps qui passe et du temps qu’en vous cette douleur a figé



    godeleine ma petite sœur c’est ainsi que je te rejoins, chaque jour de ma vie, en la peuplant des peurs qui l’assassinent, je ne peux faire autrement, et chaque fois que j’essaie ça ne dure qu’un instant, un instant d’oubli, tu as grandi au milieu de mes peurs et ne les as jamais cachées, pas plus que tu es venue me prendre par la main comme lorsque j’étais petit pour me rassurer, me dire que tu étais là, tu m’as laissé seul et depuis que tu es morte je vis seul au milieu de mes solitudes



    Ludovic Degroote, « monologue de ludo » in Monologue, Champ Vallon, 2012, pp. 71-72.






    Ludovic Degroote, Monologue








    LUDOVIC DEGROOTE


    Vignette ludovic degroote
    Source



    ■ Ludovic Degroote
    sur Terres de femmes

    [Autour figé, amorti, sans attente] (extrait de La Digue)
    Am Timan, Tchad (extrait de ligne 4)
    [j’aimerais faire quelque chose de tout ça] (extrait de josé tomás)
    josé tomás (lecture d’AP)
    Monologue (Sotto voce de Jean-Louis Giovannoni)
    Retisser la trame déchirée (note de lecture de Sylvie Fabre G.)
    un peu plus au bord
    zambèze (lecture d’AP)
    3 ciels d’ici
    Christine Delbecq | Ludovic Degroote, ChaosCarton



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Recours au poème)
    « méfie-toi du pathétique » (lecture de Monologue de Ludovic Degroote par Angèle Paoli)
    → (sur remue.net)
    Monologue (note de lecture de Jacques Josse)






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