Étiquette : Chroniques littéraires

  • Corse_3 21 mars 1775 | Naissance de Lucien Bonaparte

    Éphéméride culturelle à rebours



           Le 21 mars 1775 naît à Ajaccio Lucien Bonaparte, troisième fils de Charles-Marie Bonaparte et de Marie-Létizia Ramolino.






    Portrait de lucien-bonaparte par francois-xavier-fabre-
    Francois-Xavier Fabre (1766-1837)
    Portrait de Lucien Bonaparte, 1808
    Huile sur toile
    Montpellier, Musée Fabre







           Dans ses Chroniques littéraires, Marie-Jean Vinciguerra consacre deux très belles pages au « Prince de Canino ». En voici un extrait :




    LUCIEN LE MAGNIFIQUE



          […] Peut-être le plus corse des Bonaparte : tour à tour secrétaire de Pascal Paoli, clubiste, jacobin, artisan génial du coup d’État de Brumaire, ambassadeur à Madrid, « Prince romain », mécène, collectionneur, archéologue, homme de lettres…

          La duchesse d’Abrantès – qui était d’origine corse – a tracé, dans ses Mémoires, un vif portrait de Lucien : « Il était grand, mal fait, ayant des jambes et des bras comme des pattes de faucheux (araignée), une petite tête… Lucien avait la vue très basse, ce qui lui faisait cligner les yeux et baisser la tête. Ce défaut lui a ainsi donné un air peu agréable si son sourire, toujours d’accord avec son regard, n’avait donné quelque chose de gracieux à sa physionomie. Quant à son esprit et à son talent, Lucien en a toujours eu beaucoup et de nature diverse. Il était Grec avec Démosthène, Romain avec Cicéron, il épousait toutes les gloires antiques, mais il était ivre des nôtres. »

          Lucien fut un être de sensibilité et de raison. Mais la passion chez lui l’emportait. D’abord la passion politique et, enfin, la passion amoureuse, puisque celle-ci prit le pas sur l’ambition politique.

          Le peintre F.X. Fabre nous a laissé de Lucien un beau portrait romantique : dans une attitude méditative, le prince tient avec élégance l’un de ses livres préférés, La Gerusalemme liberata du Tasse. Le regard “intérieur” semble pourtant fixer un objet auquel on a peut-être déjà renoncé. Passe sur la bouche fine comme une nuance d’amertume.

          Lucien ne fut-il pas cet ambitieux qui aurait trahi successivement la Révolution corse (Pascal Paoli dont il fut le jeune secrétaire et le confident, après l’avoir appelé affectueusement « mon petit Tacite », lui donnera du « coquin », la Révolution française, le directoire, l’Empire, son propre frère et enfin le Pape (« Vous m’avez trompé ! » se serait écrié Pie VII). Le « transformisme » de Lucien amusait Metternich.

          Certes, Lucien eut le goût des conspirations. Sa rhétorique passionnée et pompeuse dissimulait des desseins souvent peu avouables. Il fut aussi ce diplomate qui, avec son complice Godoy, négocia la Paix de Badajoz, transformant sa mission en « escroquerie », son ambassade à Madrid en une « bonne affaire ».

          Et pourtant son comportement n’est pas aussi simple, il reste même souvent énigmatique. Pour tenter de le comprendre, il faut non seulement replacer Lucien dans le contexte de son époque, mais mieux en percevoir le caractère profondément corse.

          Lucien se refusa à reconnaître en son frère cadet le chef de famille. Le « clan » Bonaparte fut déchiré par cette contradiction. Napoléon pouvait bien être le chef de l’Etat, mais il n’était pas le chef de famille, au moins pour Lucien. L’Empereur, lui, affirmait dans une lettre à sa mère que « sa famille était d’abord une famille politique » et que chaque membre devait donc se conformer aux décisions de son chef politique, en l’occurrence lui-même. Il ne fut pas pour autant toujours évident, même pour « Madame Mère » que ce privilège dût entraîner des prérogatives de « chef de clan ». D’où l’âpreté de la « guerre de succession » à l’intérieur de la tribu Bonaparte. Il ne semble pas du tout exclu que Lucien, sous le couvert des idées démocratiques et de la défense de la légalité républicaine, n’ait cherché, paradoxalement, en rompant avec son auguste frère et en choisissant l’exil, le meilleur moyen de lui succéder un jour […].


    Marie-Jean Vinciguerra, Chroniques littéraires, La Corse à la croisée des XIXe et XXe siècles, Éditions Alain Piazzola, 2010, pp. 51-52.





    ■ Marie-Jean Vinciguerra
    sur Terres de femmes

    Marie-Jean Vinciguerra, Chroniques littéraires (lecture d’AP)
    12 janvier 1976 | Mort d’Agatha Christie (un autre extrait des Chroniques littéraires de Marie-Jean Vinciguerra)
    Bastion sous le vent (lecture d’AP)



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  • 29 novembre 1971 | Angelo Rinaldi, La Maison des Atlantes

    Éphéméride culturelle à rebours



        Il y a quarante ans, le 29 novembre 1971, Angelo Rinaldi recevait le prix Femina pour La Maison des Atlantes.







    ANGELO RINALDI DEVANT LE VIEUX PORT DE BASTIA
    Image, G.AdC







    INCIPIT de LA MAISON DES ATLANTES



        Je tente ici de tenir la promesse que je me fis à moi-même quand j’avais un urinal entre les jambes, et guère d’autre distraction que de diriger précautionneusement entre les plis des draps, mes pets intimes vers la sortie. Il ne se pouvait que je meure sans avoir rien compris. Si j’obtiens un sursis ― enfin, un sursis qui en vaille la peine ― j’en profiterai pour donner un coup de sonde dans mon passé, me répétais-je chaque matin, quand le médecin entrait dans ma chambre pour s’éberluer que l’embolie pulmonaire qu’il redoutait m’eût accordé un nouveau répit.
        Ensemble, nous nous préparions à passer le cap du trentième jour dont je savais aussi bien que lui l’importance ; je le lui avais laissé clairement entendre pour prévenir les aimables hypocrisies qu’il m’eût certainement prodiguées par devoir d’état. Elle ne me déplaisait pas, sa faconde de notable méridional, mais en d’autres matières ; elle s’accordait à son visage qui, par son épaisseur ― et cette lèvre inférieure, tombante et violette, comme une couche de confiture de groseille débordant la tartine ― me disait le goût des menus plaisirs de la vie : des silences fraternels d’une tablée d’amis devant un verre après les bêtises lancées sur un ton de défi et que saluent des rires complices, des repas qui traînent en longueur, de la gauloise avant le petit déjeuner qui me restitue l’âcreté de mes vingt ans, du mistral qui balaie les rues d’Aix-en-Provence. Visage qui me semblait participer d’un bonheur médiocre dont la recherche m’apparaissait comme un aveu d’échec quand je me croyais en bonne santé.
        Comme je dispensai le médecin de la corvée d’espoir, et que je le fis avec délicatesse, sans vouloir comme Gros-Jean en remontrer au curé, sur le ton que j’emploie pour mettre à l’aise un témoin favorable à ma cause que paralyse la pompe crasseuse des Assises, cela mit du naturel dans nos rapports. Il en vint à me parler de ses amertumes de père, à me parler de sa fille qui sautait au cou du premier venu et qui en était à son second avortement ; de son fils qui, en se consacrant à la médecine sociale, s’aliénait la sympathie de la famille de sa fiancée, un grand patron jugeant fou que son futur gendre ne prenne pas sa succession.
        Tandis qu’il s’ouvrait à moi de ses déceptions, je regardais à la commissure de ses lèvres le microscopique bout de papier laissé par la cigarette, le signe d’un bonheur désormais interdit. Le docteur Augier mentait quand il me disait qu’il avait renoncé à fumer. Qu’avait-il à se plaindre de ses rejetons ? L’une aimait à tort et à travers, peut-être, mais elle aimait et je l’eusse permis à Luisa ; l’autre suivait sa vocation, deux choses dont tu es incapable, Raymond.
        Je décidai alors de te léguer l’ensemble de mes réflexions, de te faire une plaisanterie dont j’ai pris la précaution de rire à l’avance.
        Le notaire t’aura remis un paquet d’aspect imposant ― je l’ai gonflé de carton ― et tu as dû croire qu’il contenait les obligations et les titres au porteur que Nora aura cherché en vain dans mon bureau, interrogeant les murs et mes collaborateurs sur l’existence d’un coffre-fort. Vas-tu lire ces feuillets jusqu’au bout ou bien, constatant qu’il ne s’agit pas du magot que je t’aurais destiné à l’insu de Nora et qui t’eût servi à changer de voiture ― tu es bien capable de l’imaginer car tu as toujours pris mon indulgence pour de l’affection ―, t’empresseras-tu de les faire disparaître après les avoir parcourus ?
        J’entends les mots de dépit que tu prononceras avec cette affectation d’argot qui ne te rapprochera pas, sois-en sûr, de tes compagnons de frairie en salopette, qui ne te prendront jamais que pour ce que tu es, malgré tes efforts pour t’approprier leur langage : un bourgeois qui a la passion de la mécanique ; et ils doivent juger avec sévérité un comportement dont ils tirent le maximum de profit.
        Ne dit pas merde qui veut.


    Angelo Rinaldi, La Maison des Atlantes, Éditions Denoël, 1971 ; Collection folio, 1973, pp. 13-14-15.







    HOMMAGE À ANGELO RINALDI



        Mario Rinaldi, pariant pour l’écriture, est entré en religion. Entre ciel et enfer, avec un penchant pour ce dernier, il s’est choisi un nouveau prénom : Angelo.
        À ce rebelle, qui ne se reconnait que dans l’ascèse, il sera donné au bout de la déréliction, la suprême récompense d’une œuvre dont la perfection égale celle des plus grands : Svevo, Henry James, Proust.
        Dans son exil, sur les bords de Seine, il s’est ancré au seul territoire qui puisse lui appartenir en propre, celui de la littérature. D’une enfance pauvre en Corse, Angelo Rinaldi a retenu une leçon de dénuement ; ne rien posséder de cette terre, sinon un tombeau ou une concession dans un cimetière, pour mieux s’approprier l’île et construire sur ce socle primordial l’édifice d’un œuvre. […]
        Il ne faut pas lire Rinaldi, mais le relire jusqu’à ce que notre respiration épousant celle de sa phrase, nous entrions dans l’éclat de cette voix souveraine, une voix qui apprivoise la mort saluée, à la fin [des Jardins du Consulat], en langue corse.


    Marie-Jean Vinciguerra, « L’Oratorio de l’Enfer d’Angelo Rinaldi » in Chroniques littéraires, La Corse à la croisée des XIXe et XXe siècles, Éditions Alain Piazzola, 2010, pp. 9 et 12.





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terres de femmes)
    Marie-Jean Vinciguerra, Chroniques littéraires
    → (sur le site de L’Express)
    un Portrait d’Angelo Rinaldi (« Qui a (encore) peur d’Angelo Rinaldi ? »), par Daniel Garcia (Lire), publié le 01/07/2006



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  • 12 janvier 1976 | Mort d’Agatha Christie

    Éphéméride culturelle à rebours


    Le 12 janvier 1976 meurt à Wallingford (Connecticut) Agatha Christie.






    PORTRAIT AGATHA CHRISTIE
    Image, G.AdC






        Née Agatha Mary Clarissa Miller, Agatha épouse en premier mariage Archibald Christie. Encouragée par sa mère, Agatha Christie se lance dans l’aventure de l’écriture et plus spécialement dans l’écriture du roman policier. La publication en 1920 de La Mystérieuse Affaire de Styles la rend célèbre. De ses expéditions avec son second époux, Max Mallowan, archéologue, Agatha Christie, géniale inventrice de Miss Marpel et du détective belge Hercule Poirot, tire de nombreux romans : Murder in Mesopotamia (Meurtre en Mésopotamie, 1936), Death on the Nile (Mort sur le Nil, 1937). D’autres titres ont contribué à immortaliser Agatha Christie : The Murder of Roger Ackroyd (Le Meurtre de Roger Ackroyd, 1926), Murder on the Orient-Express (Le Meurtre de l’Orient-Express, 1934), Ten Little Niggers (Dix petits nègres, 1939), Crooked House (La Maison biscornue, 1949)…



    AGATHA CHRISTIE EN CORSE


         Parmi les nombreux séjours d’Agatha Christie hors d’Angleterre, il en est un qui reste très mystérieux. Celui que la dame anglaise effectua en clandestine, en Corse. De ce séjour, il reste des traces dans un recueil de nouvelles. Marie-Jean Vinciguerra a remonté pour nous la piste de la disparition d’Agatha Christie, survenue « le jour même du septième anniversaire » de Rosalind, la fille que la romancière a eue d’Archie Christie. Quand ce séjour eut-il lieu, se situa-t-il avant ou après la rupture avec Archie ? « Dans une superbe page de Ma Vie, Agatha évoque les lieux d’enchantements qui se sont accordés à sa sensibilité et à son goût de la beauté. » Dans son article « Sur la piste d’Agatha Christie », l’auteur de Chroniques littéraires retrace les étapes de cette aventure tout à la fois touristique et littéraire.






    SUR LA PISTE D’AGATHA CHRISTIE


    (Extrait de Chroniques littéraires de Marie-Jean Vinciguerra)


    ArleQuin à Coti-Chiavari



        Dans l’avant-dernière nouvelle du recueil, Mr Quinn voyage (The World’s end), Mr Satterthwaite accompagne en Corse une duchesse anglaise excentrique et avaricieuse. L’évocation de leur arrivée à Ajaccio, après six longues heures de traversée sans confort, fait penser aux émerveillements, autour de ces années 1900, qui prolongeaient un certain romantisme, de ladies friandes du « pittoresque » de l’île « avec ses brigands et ses maquis ». S’enthousiasmant sur le paysage enchanté d’Ajaccio, ses palmiers sous un soleil de carte postale, nos voyageurs sont amusés par « cette passerelle, qui descend saluée par un cri de triomphe, en chœur d’opérette, des brigands se ruant à bord en arrachant de force la bagages des mains des passagers. » […]
        La duchesse souhaite voir « quelque chose de l’île ». Profitant de la voiture d’un juge indien en retraite, elle organise une escapade avec la jeune anglaise, qui part en éclaireur sur son tacot du côté de Coti-Chiavari.
        On prend de la hauteur. Voici « Ajaccio, qui étincelle au soleil, blanche comme la cité d’un conte de fées. »
        Les deux voitures grimpent vers Coti-Chiavari, sur une route sinueuse. Sommes-nous en hiver ? Les pics sont couverts de neige, le vent cingle. Après avoir éprouvé le vertige des vitrages, nos Anglais atteignent « un petit village qui comprenait en tout, cinq à six maisons de pierre, un écriteau portait en lettres hautes d’un pied, ce nom imposant : Coti-Chiavari (prononcé à l’anglaise) ». Naomi déclare : « Nous sommes arrivés au bout du monde ». Une légère brume voile le paysage. N’est-ce pas, selon le proverbe du lieu, « Sta fumaccia ch’hè a dote di Coti ? ». La route s’arrête. « C’était le bout, la fin, et au-delà, le commencement du néant. Derrière eux, la ligne blanche de la route, devant eux, rien. Seulement loin, très loin au-dessous de la mer ». Mr Satterthwaite respire profondément : « C’est vraiment un endroit extraordinaire, on sent qu’il peut arriver n’importe quoi ici, qu’on peut rencontrer n’importe qui. »






    COTI CHIAVARI le visage tourn- vers la mer- semblant surgir du paysage avec la soudainet- d-un tour de magie
    Ph., G.AdC





        Soudain, « devant eux, assis sur une pierre, le visage tourné vers la mer… semblant surgir du paysage avec la soudaineté d’un tour de magie », Mr Harley Quinn. Nous savons qu’il va se passer quelque chose. Il neige maintenant. Mr Quinn propose de se réfugier dans une petite auberge, au bout de la rangée de maisons. Ces anglais prévoyants ont emporté leurs provisions (jambon froid, œufs durs, gruyère…). Ils n’espèrent de l’auberge qu’un café chaud. L’auberge se réduit à « une pièce minuscule, assez sombre, car l’unique petite fenêtre ne donnait que peu de lumière. De l’extrémité de la pièce venait une lueur réchauffante. Une vieille Corse jetait dans le feu une brassée de branches qui se mit à flamber. »
        À l’intérieur de la pièce, « trois autres personnes sont assises au bout d’une table de bois nu ». « Cette scène avait quelque chose d’irréel… les personnes assises paraissent encore plus irréelles. » Il y a là, une « grande dame » du théâtre anglais, un petit homme réjoui et chauve (le mari) et un écrivain. Les deux groupes lient conversation. On est, entre gens du même monde, celui des arts et de la Nobilty… Une distraction de la Diva renvoie à l’affaire du vol de son opale où avait été impliqué le fiancé de la jeune artiste anglaise. Mr Quinn, grand justicier dans la tradition d’Alexandre Dumas — un auteur cher à Agatha Christie — débrouille sans en avoir l’air, tous les fils et tire les ficelles du drame-vaudeville : après tant d’années, l’opale perdue réapparaît dans une petite boîte indienne à secret, image en réduction de la tombe égyptienne où est celée (et scellée) l’énigme.
        L’enquête ne s’apparente-t-elle pas à la quête de l’archéologue, qui découvre les mécanismes permettant de dégager de ses bandelettes, le Secret ? Mais le « Deus ex machina » est bien cet Arlequin, maître du temps et de l’éternité.
        Ainsi fut réparée à Coti-Chiavari, humble village corse, une erreur judiciaire, qui fit tant de bruit, avec son parfum de scandale, dans le milieu de la gentry […]
        J’ai refait le chemin de ces Anglais, en fait, le chemin d’Agatha Christie, accompagné de mon ami Henri Antona, maire de Coti-Chiavari, lui réservant une belle surprise, avec beaucoup d’émotion.
        Une fois parvenus à l’auberge du Bout du Monde (la route en 1930 s’arrêtait bien là à cette petite maison), je lui lus la nouvelle d’Agatha Christie. Henri Antona devait découvrir qu’en 1926, l’écrivain anglais s’était précisément arrêté dans l’auberge de sa grand-mère, cette maison où il passa son enfance. Tous les détails donnés par l’auteur correspondaient parfaitement à la réalité. Aucun doute n’était possible. Dans la petite « maison-écrin » de Coti-Chiavari, la maléfique opale s’est changée en Agat(h)e insulaire, telle qu’en elle-même, pour l’éternité de l’écriture.


    Marie-Jean Vinciguerra, « Sur la piste d’Agatha Christie » in Chroniques littéraires, Éditions Alain Piazzola, 2010, pp. 113-114-115-116.




    ■ Marie-Jean Vinciguerra
    sur Terres de femmes


    Bastion sous le vent (lecture d’AP)
    Chroniques littéraires (lecture d’AP)




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  • Corse_3 Marie-Jean Vinciguerra, Chroniques littéraires


    DÉCEMBRE 2010


    Marie-Jean Vinciguerra, Chroniques littéraires,
    La Corse à la croisée des XIXe et XXe siècles,

    Éditions Alain Piazzola, 2010.


    Chroniques littéraires






    EXORCISER LES DÉMONS



        Le 16 novembre 2010, à la librairie « Le Point de Rencontre » de Bastia, Marie-Jean Vinciguerra présentait Chroniques littéraires, chroniques publiées en mars 2010 aux Éditions Alain Piazzola. Hélène Mamberti qui conduisait la rencontre, a défini le dernier ouvrage de M.-J. Vinciguerra comme un véritable « livre de chevet ». De fait, chaque chronique étant autonome, les textes peuvent se lire indépendamment les uns des autres. Chaque article, « bijou » de finesse et d’érudition, se lit et se relit avec un intense plaisir. L’ensemble compose une fascinante « marquèterie » dont les différents miroirs, mis en regard les uns par rapport aux autres, diffractent les visages multiples, mouvants et complexes de l’insularité. Insaisissable insularité.

        « Fruit d’une collaboration aux magazines Kyrn et Corsica, » le dernier ouvrage de M.-J. Vinciguerra rassemble des articles parus sur plus de trente années. Les chroniques les plus anciennes remontent à l’année 1976, les plus récentes datent de 2010. Ces Chroniques littéraires, sous-titrées « La Corse à la croisée des XIXe et XXe siècles », placent l’île au centre des préoccupations de l’auteur.

        La première de couverture de l’ouvrage (dont il n’a pas été question lors de la rencontre bastiaise) ne manque pas d’intérêt. Elle révèle des pistes d’approche par le seul agencement de son matériau graphique. Sur la droite, une pluie de titres colorés : « L’oratorio de l’enfer ». « Les sarments de l’histoire ». « La terre des seigneurs ». « Napoléon et la Franc-Maçonnerie »… Autant de titres qui ouvrent sur des chapitres où se croisent, mystérieusement, histoire, personnages et littérature. À gauche, en colonne, des noms propres, des patronymes, présentés par ordre alphabétique. Certains sont connus et évoquent d’emblée la Corse : Lucien Bonaparte, Salvatore Viale ou Jean-Noël Pancrazi. D’autres noms, ceux d’Agatha Christie, de Salvatore Satta, d’Albert Glatigny, de Boltanski, de Charles Maurras et de tant d’autres, renvoient à la France, à la Sardaigne ou à l’Angleterre. Et à des terres d’ailleurs. Quels liens secrets unissent à la Corse ces artistes, romanciers, écrivains ou poètes ?

        Le sommaire qui vient clore ici les Chroniques littéraires, avec ses titres et sous-parties, confirme la grande diversité des thèmes abordés. Un important index des noms propres guide le lecteur hors du terroir/vers le terroir. Mais il ne faut pas se fier aux apparences. L’ouvrage, magique boite de Pandore, promet de livrer bien des secrets. Dès le premier abord, le lecteur pressent qu’il a entre les mains un livre mystérieux qui va le conduire de surprise en surprise, pour sa plus grande curiosité et pour son plus grand bonheur.



         [Quel sens donner à ces chroniques?]


        Ces chroniques ― qui n’ont été retouchées ni par l’auteur ni par l’éditeur ― ne tiennent compte, dans leur suite, d’aucun ordre chronologique. Elles n’ont pas été non plus regroupées de façon thématique. Elles laissent le lecteur libre de se promener à sa guise, « par sauts et par gambades ». Pourtant, qu’elles appartiennent au passé et donc à l’Histoire, ou aux secousses récentes du monde contemporain, les questions abordées sont toujours au cœur des débats d’aujourd’hui et demeurent donc d’une grande actualité. Ces textes n’ont pas pris une ride ! Tel est le premier constat.

        Dans son avis au lecteur, M.-J. Vinciguerra explicite la nature de son projet. Il s’agissait pour lui, alors qu’il était inspecteur d’académie de la Haute-Corse, de rendre compte dans ses articles d’une actualité brûlante. Et dans le même temps, tout en abordant les sujets qui hantaient et hantent les esprits en effervescence, de tenter de les éclairer. De faire revivre l’insularité à travers les grands thèmes qui la secouent : « identité, famille, clan, langue, autonomie, violence ». Pour répondre à cette préoccupation, il convenait de « dépoussiérer les vieux dossiers », il fallait « se remettre dans les pas des voyageurs, observateurs privilégiés, et tenter de saisir, derrière les apparences, les clichés, les mythes et les masques d’un « théâtre » insulaire, les structures cachées des comportements, les raisons d’une crise morale et spirituelle… »



        [L’une des difficultés majeures qui se présentent en Corse ― et pour tout écrivain corse ― réside dans le fait que la fonction de critique littéraire est difficile, voire impossible au sein de l’île. Dès lors, sans le regard critique d’écrivains, d’artistes et de philosophes, comment « débrouiller la complexité d’un territoire singulier scellant jalousement ses secrets »?]


        Il n’est nullement question pour l’auteur des Chroniques littéraires de se livrer à des exercices d’admiration. Même si l’ouvrage s’ouvre sur un très bel éloge à Angelo Rinaldi, éloge de son style en particulier, et se clôt sur un éloge à Jean-Noël Pancrazi. Même si, entre ces deux romanciers de grand talent, est également présente Marie Susini. Que M.-J. Vinciguerra compare, dans l’une de ses chroniques, à la grande romancière sarde Grazia Deledda, prix Nobel de littérature (1926). Et même si l’auteur écrit : « avec Marie Susini, Angelo Rinaldi et Jean-Noël Pancrazi, la Corse connaît une assomption littéraire qui n’est pas sans rappeler la Sicile de Pirandello et Sciascia ou la voisine Sardaigne de Salvatore Satta ». À écouter ou à lire M.-J. Vinciguerra, l’on comprend et l’on sent que le cœur et l’esprit de ce grand lettré qu’est l’auteur des Chroniques littéraires, vibrent toujours, indéfectiblement, du côté de la Péninsule.

        Toujours à propos de critique, l’auteur des Chroniques littéraires avoue qu’il éprouve une jubilation extrême à écrire sur les textes d’autres auteurs. Jubilation qui passe par le plaisir premier de la lecture auquel s’ajoute celui de l’écriture. Ainsi, pour nous parler de Jean Lorrain, auteur des Heures corses, M.-J. Vinciguerra dit avoir tout lu de cet écrivain décadentiste au style flamboyant. Lire la totalité des écrits d’un auteur afin de pouvoir rebondir ensuite sur cet auteur. Refaire avec lui le voyage, en s’imprégnant de son style, tel est le projet, ambitieux mais juste, de l’éminent érudit. Certaines lectures ont parfois donné naissance à d’autres livres. C’est le cas d’Hölderlin. À qui l’auteur a consacré une chronique en avril 1984 ― « Hölderlin ou le mythe de l’île héroïque » ―, puis un ouvrage : Hölderlin et Paoli, publié en 2006 aux éditions Materia Scritta.



        [À travers ces chroniques, M.-J. Vinciguerra évoque la question préoccupante de la langue. Faut-il continuer d’écrire en corse ? Quel avenir est réservé aux ouvrages écrits en langue corse ? Quel avenir aux ouvrages écrits en corse et traduits en français ? « A lingua corsa finira-t-elle au musée des langues mortes, « à la mer« , pour s’y perdre, ou se renouvellera-t-elle ? »]


        Certains auteurs continuent d’écrire en corse. Certains autres pratiquent le croisement entre corse et français. Ainsi les textes de Rinatu Coti sont-ils souvent présentés en version bilingue ; de même certaines nouvelles de Marcu Biancarelli sont-elles accompagnées de la traduction de Jérôme Ferrari. Mais quel avenir pour « ces romans en dialecte corse » ? Quelle postérité ? Selon M.-J. Vinciguerra, il y a chez ces auteurs quelque chose de pathétique à vouloir s’obstiner à écrire en langue corse. D’autant que l’écart est grand entre oralité et langue écrite. À ses yeux, seul Pesciu Anguilla, le chef-d’œuvre de Sebastianu Dalzeto, est parvenu à marier avec bonheur et succès langue écrite et langue parlée.

        Si écrire en corse semble constituer un obstacle pour l’auteur, il en est un également pour le lecteur. Il n’y a pas de lecteurs de langue corse ou si peu. Le drame de la langue corse, selon M.-J. Vinciguerra, c’est qu’elle n’est nullement une langue d’État. Or, pour lui, seules les langues d’État peuvent parvenir à un véritable statut. Ainsi de la langue d’Israël, langue fabriquée de toutes pièces et langue d’État. Ainsi également de langues telles que le roumain ou l’albanais. Ou le maltais. Mais le corse, qui n’est ni la langue de l’économie ni la langue de la politique, n’a pas réussi à s’imposer comme langue d’État. Comment pourrait-elle alors prétendre acquérir ses lettres de noblesse en littérature ?
        Facteur déterminant pour une nation, la langue est le gage d’une littérature authentique. Ainsi les langues meurent-elles mais elles vivent aussi de leurs métamorphoses.
        Concernant la langue, un autre drame déchire la Corse. La langue des anciens et des aïeux est tombée dans l’oubli. Et les Corses sont aujourd’hui dans l’incapacité de communiquer avec leurs ancêtres puisque leur langue a disparu.



        [Mais de quelle langue au juste parle-t-on ? La langue noble de nos aïeux n’était-elle pas le toscan ?]


        Pour M.-J. Vinciguerra et pour d’autres avant lui, le monde des Italies était bien celui auquel était adossée la Corse. C’est avec la Toscane que s’est établie la grande communication littéraire de la Corse. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, cette région de l’Italie a largement influencé la littérature insulaire, fécondé sa culture et sa sensibilité. Pas toujours de manière heureuse et positive, malgré tout, pour ce qui concerne la poésie. Pourtant, le maintien en vigueur d’un parler insulaire aurait pu perdurer si la Corse était restée adossée à l’Italie. C’est à cette seule condition que la langue corse aurait eu quelque chance d’exister. Reléguant hors du territoire le pseudo-corse ― sabir, esperanto, pidgin ― qui est le sien aujourd’hui. La seule chance d’avenir pour la Corse, c’est le polyglottisme. S’exprimer en corse d’une part mais également en français. Une vraie maîtrise de la langue française est donc, aux yeux de l’auteur, indispensable.



        [L’écriture comme territoire]


        Au-delà des thématiques propres au territoire insulaire ― deuil, clan, mère, violence, mort… exil ―, il existe ― loin des clichés qui nourrissent « les Choses de Corse » ― un autre territoire. Véritable et salutaire. Le territoire de l’écriture et du style. Il en est ainsi pour Angelo Rinaldi ou pour Jean-Noël Pancrazi. Chez chacun de ces auteurs, ce ne sont pas les personnages qui l’emportent dans leur création romanesque. Pour chacun d’eux, la véritable dimension de leur œuvre se trouve dans l’écriture. C’est aussi par l’écriture qu’un auteur se guérit de ses obsessions de la mort, comme le souligne Salvatore Satta.

        Seul véritable critère d’appréciation d’une œuvre, le style d’un auteur est tout. Un écrivain, dit M.-J. Vinciguerra, peut tout, « on peut pardonner toutes les injures, mais sûrement pas celles qui vous dénoncent comme un écrivain raté ». L’exemple même de « l’écrivain raté », c’est pour lui Michel Houellebecq, pourtant corse par sa mère, Lucie Ceccaldi ! Même récompensé aujourd’hui par le prix Goncourt, Houellebecq est l’exemple même de l’écrivain sans style, dont « l’écriture anémiée manque de nerfs » ! « Un écrivain raté » ! Et si, au-delà du méchant coup de griffe de M.-J. Vinciguerra, cette « écriture plate » relevait d’un véritable choix littéraire ? Et si ce « laconisme sec » était la marque ontologique de « l’élégance du désespoir » ? Et si ce style était le seul style apte à rendre compte d’un monde déliquescent, en proie à sa lente et molle décomposition ? Une « écriture radicale sans concession ». Pour un érudit et esthète de la trempe de M.-J. Vinciguerra, la question ne se pose pas, elle n’existe tout simplement pas.



        [Qu’est-ce que la littérature corse ?]


        Pour l’auteur des Chroniques littéraires, certains écrivains sont la métaphore de l’universel. C’est à ceux-là qu’il faut s’intéresser. Ainsi en est-il de Joseph Conrad, dont la terre originelle est la Pologne. Et la langue, l’anglais. Mais le véritable territoire de Conrad n’est-il pas davantage son écriture ? C’est d’elle que l’auteur de Lord Jim tient sa dimension universelle !

        Flaubert offre un autre bel exemple de création littéraire. Alors jeune bachelier, Flaubert effectue en 1840 un voyage en Corse, récompense pour son succès de lycéen. C’est l’occasion pour le jeune homme, « encore empêtré dans son roman familial, dans sa névrose », de « travailler sur le motif, de trouver un style qui vous entrerait dans l’idée comme un coup de stylet ». Le voyage en Corse offre à l’apprenti écrivain « une suite d’impressions fortes… et même d’extases ». « L’île lui révèlera cet ailleurs » qui porte en germe son rêve d’Orient. Au cœur même du style de Flaubert, dans les phrases inspirées de Salammbô, se cachent les réminiscences du voyage en Corse de 1840.

        Pour Flaubert mais aussi pour d’autres avant lui ― le père Didon exilé au couvent de Corbara ―, ou pour d’autres après lui, Charles Maurras par exemple, la Corse est très souvent fantasmée. Chaque voyageur ou écrivain, hanté par les images qu’il porte en lui de l’île, voit la Corse à travers le prisme de sa propre sensibilité et de son imaginaire. À la croisée de deux siècles, la Corse offre un grand contraste entre île rêvée et île réelle. Qu’est-ce que cette Corse qui change pour devenir autre ? Quelle est cette Corse qui va basculer dans la culture de France ? Que va-t-il advenir de cette mythologie de la Corse, tournée vers l’Italie jusqu’en 1840 ? Cette Corse-là disparaît au bénéfice d’une nouvelle Corse désormais rattachée à la France.

        Pour certains artistes ou auteurs, présents dans l’ouvrage de M.-J.Vinciguerra, se pose la question de leur identité. Quel lien ont-ils avec la Corse ? Quelle trace l’origine corse a-t-elle laissé dans leur sensibilité et dans leur œuvre ? Qu’ils s’appellent José Corti, Boltanski ou même Adorno.

        Pour le grand philosophe allemand, Théodore Ludwig Wiesengrund Adorno, « penseur capital » du XXe siècle, né d’un père juif et d’une mère corso-allemande, la question de l’origine maternelle est essentielle. Elle alimente continûment la recherche d’Adorno et sa méditation sur la langue corse. « Dans le terreau de la langue germanique où les mots sonnent « étrangers, crispants et incompréhensibles », Adorno creuse ce chemin d’une langue plus intime, plus vraie, celle du dialecte comme pour retrouver enfouie, détachée de tout concept réducteur, la langue des bergers corses, effacée et qui ne parle plus que le silence. » La langue du berger de Bocognano.

        Démultipliée à l’infini, la même quête d’identité traverse l’œuvre du plasticien Boltanski, d’origine corse par sa mère. Quant à José Corti ― José Corticchiato ― « le célèbre éditeur-libraire de la rue Médicis, l’ami des surréalistes, le découvreur de Julien Gracq et de Bachelard », c’est à des marins corses qu’il doit ses origines. Dans la chronique intitulée « L’identité révélée », M.-J. Vinciguerra écrit de José Corti qu’« il nous donne le témoignage d’une identité maintenue au-delà de toutes les séparations : loin de sa terre, loin de sa famille, loin de sa langue… José Corti découvre dans une nuit d’orage illuminée par les éclairs d’une tragédie intime, le théâtre enfoui de la mythologie familiale. »

        Ouverte sur le monde, la littérature corse, quelles que soient sa complexité et sa diversité, donne au peuple corse sa véritable chance de survie. La seule survie possible passe par l’écriture et par la création. Seules forces vitales à même d’exorciser les démons. Et M.-J. Vinciguerra de conclure par une anecdote sur la disparition d’Agatha Christie ; et pour élucider le mystère de cette disparition, de se mettre sur la piste de la romancière, de remettre ses pas dans ceux de la grande dame anglaise, jusqu’aux dernières maisons d’un petit village mangé par la brume hivernale. Jusqu’à l’auberge du « Bout du monde ». C’est là, « dans la petite maison-écrin de Coti-Chiavari que la maléfique opale s’est changée en Agat(h)e insulaire, telle qu’en elle-même, pour l’éternité de l’écriture ».


    Angèle Paoli





    ■ Marie-Jean Vinciguerra
    sur Terres de femmes

    Bastion sous le vent (lecture d’AP)
    Chasseur entre collines et savane (extrait d’Une larme bouleverse la nuit)
    12 janvier 1976 | Mort d’Agatha Christie (un extrait des Chroniques littéraires de Marie-Jean Vinciguerra)



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