Étiquette : Claude Ber


  • Claude Ber | Les mots, le vent, les herbes racontent


    1. VENDREDI 17 AOÛT, 6h, MONASTÈRE DE S.
    LES MOTS, LE VENT, LES HERBES RACONTENT
    (extrait)





    C’est distraitement que je feuillette les pages du carnet en ce début de jour doux de même teinte céladon que le cœur couronné d’épines. Dans ce tendre pastel, il ne souffre plus les mille morts que je lui voyais, enfant, au plafond de l’église, où, brun ensanglanté, il tenait à la fois de l’allégorie de la torture et de l’enseigne de triperie. Ce que je relis pâlit et se corrode à la fraîcheur acide du matin, déblayé par l’aube ménagère et son dépoussiérage minutieux du moindre coin d’obscur.

    Quel ordre et quel désordre se contaminent à l’éclipse de la nuit, au frottement des peaux et des mots ?

    Je songe

    à un bec           à un soc

    à la Pythie répondant à Zénon cherchant une vie meilleure
    « Revêts la couleur des morts. »

    à l’aimer léger au pipeau de sept heures

    à ta nudité précisément

    au vivre vaguement

    dans le flottement des manches autour des bras, enfilant pantalon, chemise, chaussettes du même geste répété qui glisse les membres dans le froissement de l’étoffe, boutonnant la veste d’un mouvement quotidiennement recommencé, sa mécanique machinale inaugurant une connaissance nourrie par la seule attention.


    [Familier toi]. Dos sur le lit, levant
    les genoux jusqu’au visage presque, ôtant
    gymniquement ton pyjama
    tu es toi en toi respirant.
    Deux longues jambes dessinées,
    le sexe entre les cuisses fermes,
    tu es toi chez toi. Respirant.
    Le temps indistinct ouvre
    et ferme une infinité de visages.
    Des yeux internes parcourent
    leur mémoire invisiblement.
    La sérénité, répétitivement,
    à ce ballet de membres est une surprise ordinaire,
    la saveur d’un kiwi colonisé de soies.




    Claude Ber, Mues*, PURH (Presses universitaires de Rouen et du Havre), Collection « To » dirigée par Christophe Lamiot Enos, 2019, pp. 15-16.



    * Récit de la dernière matinée d’une résidence d’écriture au monastère de S., les sept feuillets de Mues croisent trois voix, celles du présent du 17 août en romains, celle du carnet tenu durant le séjour feuilleté en italiques et, en caractères bâtons, celle mue rétrospectivement par l’écriture.






    Claude Ber  Mues




    CLAUDE BER


    Claude-BER  ©-Adrienne-Arth NB
    Ph.© Adrienne Arth
    Source




    ■ Claude Ber
    sur Terres de femmes


    Épître Langue Louve (lecture d’AP)
    Il y a des choses que non (lecture d’AP)
    In memoriam (extrait d’Épître Langue Louve)
    La mort n’est jamais comme (lecture d’AP)
    Je dis mer (extrait de La mort n’est jamais comme)
    Sinon la transparence (extrait du recueil Sinon la transparence)
    [Toujours la langue veut dire] (extrait du recueil Il y a des choses que non)
    Vues de vaches (lecture d’AP)
    Claude Ber, Pierre Dubrunquez, L’Inachevé de soi (lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    le miel à la bouche




    ■ Voir aussi ▼


    le site de l’écrivain Claude Ber
    → (sur le site des PURH)
    la page de l’éditeur sur Mues





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  • Claude Ber, Il y a des choses que non

    par Angèle Paoli

    Claude Ber, Il y a des choses que non,
    Éditions Bruno Doucey, Collection « Soleil noir », 2017.



    Lecture d’Angèle Paoli


    AU LOINTAIN D’EXISTER
    NOUS NOUS JOIGNONS





    De l’herbu de la langue émerge le NON. Trois lettres palindromes pour s’ériger contre. Pour dire la résistance. Un mot hérité de longue date depuis la lointaine enfance. Un NON qui résonne clair dans la mémoire et rejoint la phrase-clé qui irrigue de bout en bout le dernier recueil de Claude Ber : Il y a des choses que non.

    L’enfant d’alors ne comprenait pas toujours le sens de cette phrase lancée dans sa langue rugueuse par la grand-mère paysanne pour ponctuer son discours. L’enfant comprendrait plus tard. C’est ce que disait aussi l’aïeule à sa petite fille qui lui posait des questions.

    « — Ma fille, répond-elle, il y a des choses que non. Tu ne sauras peut-être pas toujours à quoi dire oui, mais sache à quoi dire non. »

    Résister donc. L’aïeule savait de quoi il retournait. Elle était entrée dans la Résistance, tout comme son fils René Issaurat et comme René Char le poète. Ainsi l’histoire personnelle de la poète rejoint-elle la grande Histoire. Et Claude Ber rend ici hommage à ceux qui se sont battu pendant la guerre pour défendre la liberté et lutter contre l’envahisseur. La poète dédie son recueil à « Louise Thaon, FFI n° 180537, paysanne anonyme, qui a dit non et à tous ceux et celles qui, partout, à chaque instant, continuent encore et toujours de dire non. »

    Ainsi, depuis l’enfance, où régnaient boucs chèvres et vaches des montagnes alpines, menées sous la houlette de la grand-mère Louise, le Non a-t-il fait son chemin et continue-t-il toujours de creuser sans relâche le sillon de la langue, ses tunnels, ses rivières, ses filons qui ne demandent qu’à refaire surface. La poète Claude Ber sait ce travail de forage qui la conduit en des lieux multiples et jusqu’au fin fond des mers pour exhumer dans sa pêche aux mots les noms de poissons oubliés de tous et ramener dans ses filets « Ophiura les bras grêles, Acanthopsis le long nez, Brachygobius belle abeille, Percula le clown, Pogonias le tambour, Ductor le pilote »… et tant d’autres qu’elle convie à rejoindre la troupe en lançant :

    « venez les noms c’est nous !

    Et de loger tous les univers à la même enseigne en écrivant :

    « La torche du langage brûle aussi sous les vagues. Dans le pétillement acide du désert, la bruyère des landes, la tiédeur des mangroves. Sous le lac d’où jaillit l’épée chevalière. Dans le tunnel qui nous relie au rien. Trou vacant du nom évacué. »

    La langue de la poète perce cheville fore sonde crache invective fulmine. Elle est

    « […] la langue

    résistante

    la langue consistante

    la substantifique langue de la moelle des mots et des morts

    où résiste la langue au mirador

    où résiste la langue à l’obscénité de transparence

    où résiste la langue à l’asservissement

    où résiste la langue à l’avilissement

    où résiste la langue sous la dent

    et tient ferme le poème en bouche dans la langue du bouc

    qui broute le chardon dur

    langue de bouc et de boue »

    Lorsqu’il s’agit d’évoquer les siens, leur histoire, leurs luttes, leurs conseils, la langue se fait fidèle, attentive à se saisir des parlers de sa famille :

    « — Fais attention ma fille. Il faudra faire marcher ta cervelle. Les choses ne sont jamais simples. Il faut être vigilant. Veiller bien. Et d’abord sur soi-même. »

    Ou encore : « J’ai combattu une idéologie non un peuple, fillette. Le pire peut naître en tous. En chacun de nous. Sois vigilante. Je te fais confiance. Veille bien. »

    Ou plus loin, dans « Je ne sais l’Algérie que d’oreille » :

    « — Fais attention, fillette. Les victimes peuvent aussi devenir des bourreaux. Et même de soi, il ne faut pas se vanter d’être sûr. »

    Elle se fait tendre, la langue, lorsqu’il s’agit de faire revivre les paysans, gestes et mœurs de jadis dans les montagnes, odeurs, parfums petits métiers d’antan à jamais disparus, objets de la vie courante, leurs reflets, leur mémoire. Ainsi la poète n’hésite-t-elle pas à rameuter dans de nombreux flash-back, les souvenirs qui l’ont forgée et nourrissent aujourd’hui la poésie engagée (et enragée) d’Il y a des choses que non.

    « On ne dit jamais qui nous sommes », écrit Claude Ber dans la section de « L’Inachevé de soi ». Sans doute. Mais il n’est pas pensable (du moins pour la lectrice que je suis) d’écrire un tel recueil sans dévoiler tant soit peu une part de soi-même.

    De section en section — sept au total —, Claude Ber maintient le lecteur hors d’haleine et le conduit à travers sa langue rebelle. Elle se penche et rassemble « le trésor éparpillé » qu’elle reconstitue dans une langue qu’elle fait saliver en bouche, depuis « Le livre la table la lampe », texte inaugural jusqu’à « Je marche », texte final, en passant par « Célébration de l’espèce »/ « Je ne sais l’Algérie que d’oreille »/« L’inachevé de soi »/ « Lisant Lucrèce »/« Tous tant que nous sommes ».

    Ce sont mots qui roulent s’abîment foisonnent se burinent se barattent. Faisant surgir au cœur d’une métaphore filée savoureuse qui prend ses racines dans le monde de l’enfance et du père, une définition personnelle de la poésie :

    « Il faut sac à dos pour un bivouac si précaire qu’est vivre. À ce déjeuner sur l’herbe d’une vie j’ai fait de poésie un plat de résistance qui peut sembler bourrative pitance, estouffa babi en patois alpin des Francs-Tireurs et que je traduis poésie égale maximum de sens sur minimum de surface
    ration de survie pour des temps de disette mentale. »

    Et un peu plus loin dans le même poème de la première section, rendant hommage aux deux René, René le poète et René le père, Claude Ber confie :

    « Je n’ai vu que le poème et le courage faire pièce au terrible. »

    La langue, si semblable souvent à un félin lâché en pleine savane, n’en est pas moins savante et rigoureuse. Ensorceleuse, aussi. Les six pages haletantes de « Célébration de l’espèce » en sont un parfait exemple. Texte performance qui tient en suspens dans une sorte de transe ou de cyclone, pour dire l’impuissance à se livrer à pareille célébration. Ce long poème interroge dans ses enroulements ophidiens l’espèce humaine. En proie à ses contradictions multiples, notre espèce choisit la mort par terreur de la mort et, partant, se livre continûment à l’extension généralisée des massacres.

    « Le cœur de mon espèce est le charnier métaphysique de la mort. »

    Le final de la section se clôt sur un tourbillon dense dans lequel le mot « espèce », répété trente fois – il ouvre et ferme chaque groupe énumératif construit sur des oppositions – emporte dans un maelstrom qui donne le vertige. Un morceau d’anthologie pour dénoncer les exactions commises par l’espèce dominante qu’est la nôtre. Espèce destructrice s’il en est et difficile à aimer « continûment » sans faillir.

    Après cette parenthèse sur l’Espèce humaine, Claude Ber reprend le chemin de l’Histoire avec « Je ne sais l’Algérie que d’oreille ». La troisième section du recueil renoue avec les souvenirs familiaux. La poète ici encore rend hommage aux siens qui affichaient ouvertement leur choix d’une Algérie algérienne. À nouveau, l’enfant se trouve confrontée à une complexité qui la dépasse et dont elle ne comprendra que plus tard les rouages et les enjeux.

    « C’était compliqué pour l’enfant. Il y avait ceux d’ici et ceux qui venaient de là-bas, dont les uns étaient Algériens, les autres Français, il y avait les Fellaghas, les Pieds-Noirs, les Harkis, des noms que j’entendais comme ceux des tribus indiennes de bandes dessinées au milieu d’autres Hurons, Iroquois, Cheyennes ou Apaches. »

    Et l’adulte de faire chanter, à travers une longue énumération, cette Algérie qu’elle « ne connaît que d’oreille », par le rythme intérieur hérité de l’enfance. Elle rend ainsi hommage à tous ceux et celles de ces ami(e)s, émaillant le poème de leurs noms et mêlant histoire personnelle à l’Histoire.

    Il y a tant d’histoires qu’il est impossible de les dire toutes. « Il y en a trop pour le si peu que je connais. »

    Cependant, pareil défi relève du tour de force. La poète, en proie à un sentiment de lassitude, confie toute la difficulté qu’il y a à vouloir rendre compte de l’Histoire. Elle se heurte au caractère vain d’une telle entreprise :

    « À me livrer à tous les embouts de la parole, je vis dans le silence médian qui la creuse.
    D’un même mouvement je dis et je tais, j’inscris et j’efface… »

    La poète rebondit. Et le lecteur retrouve la figure tutélaire de la grand-mère, son caractère haut en couleur, son franc-parler et ses idées sûres, dans la section « Nous tous tant que nous sommes ». C’est à Louise Thaon que Claude Ber doit cette expression qui scandait le discours de l’aïeule libertaire. Paysanne et Résistante, sachant dire Non aux injustices inégalités et tyrannies de son temps, la grand-mère sait aussi rire d’elle-même. Se moquer de son statut de « bonne-à-tout-faire » et « de bonne-à-rien ». Foncièrement rebelle, elle a conscience que rien jamais ne changera, que les pauvres toujours plus nombreux seront condamnés à le demeurer.

    Rien décidément ne change. Mais il y a toujours « des choses que Non » ! Dont on sent bien qu’elles taraudent la poète au plus profond ; un bouillonnement intérieur qui atteint le lecteur et l’emporte, en partage, dans une même colère.

    Les yeux rivés sur le bitume, la poète continue d’avancer. « Je marche ». Elle marche avec, chevillée au corps, la conviction que quelque chose s’est brisé, qui relègue le passé vers un inaccessible que les mots peinent à rejoindre. Tout ce qui a percuté notre monde est de l’ordre de l’impensable. Il s’est produit, écrit-elle dans la très intense section « L’inachevé de soi »

    « quelque chose de plus inquiet que moi qui me dépasse

    halètement anonyme s’essoufflant aussi dans ma poitrine. »

    Quelque chose comme « un déclin et une douleur »

    « La déroute de l’esprit. L’ennoiement de la terre. Et une misère de toutes sortes. Mutique et bavarde. Et bavarde la pire d’ici où je vis. Misère du dedans. Riche et lâche. Des débris de crevettes et de crabes crissent sous les semelles.

    À force de sel crisse aussi dans les yeux… »

    Comment affronter ce qui dépasse ? Comment surmonter ce qui imprime au corps et au cœur pareille douleur ?

    Relire Lucrèce et son De natura rerum. Retrouver à la lumière de sa sagesse ce dédain des dieux, ces rythmes qui scandaient la « délivrance,
    un comment être heureux au défi de la mort ».


    Lui emboiter le pas et écrire à sa suite pour dénoncer « l’inéquitable, barbare et pathétique » qui se vit dans un « ici maintenant » inhumain et brisé. Et se laisser porter par « l’obstination d’écrire ». Se fondre dans « l’intensité du détail » qui « apaise ».

    « Prends l’arrosoir pour que demain ne s’éteigne pas dans le noir si noir d’au-delà de la nuit. L’immensité se cueille au jardin comme les fleurs de courges. »

    Et même si « vivre n’est accordé que par intermittence », profiter de l’oubli bénéfique qui écarte momentanément la lassitude de vivre et se laisser bercer par la tendresse.

    « Je passe le bras sur ta nuque. Ta peau est légère. Tes cheveux parfumés.

    Est-ce un pressentiment d’éternité leur glissé entre mes doigts

    à te lever cette élégance

    et la voix résonnant pour nous seuls quand nous aimons.

    Au lointain d’exister

    nous nous joignons. »

    À cela qui est l’amour, la poète dit OUI.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Claude Ber  Il y a des choses que non





    CLAUDE BER


    Claude-BER  ©-Adrienne-Arth NB
    Ph.© Adrienne Arth
    Source




    ■ Claude Ber
    sur Terres de femmes


    [Toujours la langue veut dire] (extrait du recueil Il y a des choses que non)
    Épître Langue Louve (note de lecture d’AP)
    In memoriam (extrait d’Épître Langue Louve)
    La mort n’est jamais comme (note de lecture d’AP)
    Je dis mer (extrait de La mort n’est jamais comme)
    Les mots, le vent, les herbes racontent (extrait de Mues)
    Sinon la transparence (extrait du recueil Sinon la transparence)
    Vues de vaches (note de lecture d’AP)
    Claude Ber, Pierre Dubrunquez, L’Inachevé de soi (note de lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    le miel à la bouche



    ■ Voir aussi ▼

    le site de l’écrivain Claude Ber
    → (sur Recours au Poème)
    une lecture d’Il y a des choses que non, par Marie-Hélène Prouteau





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  • Claude Ber | [Toujours la langue veut dire]



    [TOUJOURS LA LANGUE VEUT DIRE]



    Toujours la langue veut dire. L’air. L’eau. La terre. Les écluses du corps. Les séjours de l’esprit. L’immensité captée dans un miroir de poche. Le loin de la fenêtre vu. Ciel découpé au carreau et sa hauteur à portée de main. Lumière traversière que je traverse comme un chuchotement tant est naine ma taille à proportion. Instant précieux.
    Fugacement, sur la soie tiède d’un rai de lumière le temps voluptueux. Derrière la herse de rayons, une perfection accessible. Clarté de l’air tombée des toits pentus.
    Dans une communauté tactile de matière le jour, la peau, les pigments et les pores. Respiration. Avant voir.
    Avant sentir. Avant être. Dans vivre
    lavé de tout.



    […]



    Je passe le bras sur ta nuque. Ta peau est légère. Tes cheveux parfumés.
    Est-ce un pressentiment d’éternité leur glissé entre mes doigts
    à te lever cette élégance
    et la voix résonnant pour nous seuls quand nous aimons.
    Au lointain d’exister
    nous nous joignons.
    Épaules délestées du lourd de leur fatigue. Parées de pluie, qui tombe fine sur fond de nuit assombrie s’éclaircissant dans sa hauteur comme un angle d’équerre. Où demeurer debout. Dans une posture de gisant redressé.
    Au secret entre les lèvres
    pommier fleuri dans le bombé des joues
    le vivre nu.



    Claude Ber, « L’inachevé de soi » in Il y a des choses que non, éditions Bruno Doucey, Collection « Soleil noir », 2017, pp. 59 et 63.






    Claude Ber  Il y a des choses que non




    CLAUDE BER


    Claude-BER  ©-Adrienne-Arth NB
    Ph.© Adrienne Arth
    Source




    ■ Claude Ber
    sur Terres de femmes

    Il y a des choses que non (note de lecture d’AP)
    Épître Langue Louve (note de lecture d’AP)
    In memoriam (extrait d’Épître Langue Louve)
    La mort n’est jamais comme (note de lecture d’AP)
    Je dis mer (extrait de La mort n’est jamais comme)
    Les mots, le vent, les herbes racontent (extrait de Mues)
    Sinon la transparence (extrait du recueil Sinon la transparence)
    Vues de vaches (note de lecture d’AP)
    Claude Ber, Pierre Dubrunquez, L’Inachevé de soi (note de lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    le miel à la bouche




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  • Claude Ber, Épître Langue Louve

    par Angèle Paoli

    Claude Ber, Épître Langue Louve,
    Éditions de l’Amandier, Amandier Poésie,
    Collection Accents graves | Accents aigus, 2015.



    Lecture d’Angèle Paoli



    ET QU’ENFIN « S’APAISENT LOUPS ET LIONS… »



    Épître Langue Louve. Trois mots qui surprennent, qui enserrent dans leur mouvement de spirale et qui happent, emportent dans un tourbillon de maelström. Promesse de volubilité ensauvagée au cœur de la langue. Mais, avec elle, dans le tournoiement qu’elle génère, promesse de bien au-delà encore. Muscle polyglotte endiablé, la langue se refuse à lâcher prise. Elle se joue des limites. Elle les rudoie, elle les repousse hors de leur gangue.

    Construit autour de trois vocables, le dernier recueil poétique de Claude Ber — Épître Langue Louve — travaille la langue au corps et au cœur. Colorée, vivace, bruissante, énigmatique, passionnée, infatigable, polymorphe, rebelle, révoltée, la langue de la poète est langue ardente. Elle interroge sans relâche. Sonde malaxe triture. Inlassablement. Et bouscule provoque. Infatigable langue de louve.

    Dix fragments composent cette étonnante traversée épistolaire. Dix « lettres » numérotés de 1 à 10, pour se laisser rejoindre par elle, se laisser porter emporter par son mouvement de vague. Charnue charnelle, la langue chancelle charrie voluptueuse des mots passeuse de violences à peine contenues livrée à des convulsions orageuses ; cependant rappelée à l’ordre par les en-têtes qui la guident la contiennent dans leur régularité récurrente. L’épître est là en effet pour rameuter en son giron littéraire les formes, calmer les emportements, permettre aux questionnements – incessants — de prendre place dans la page. Avec, pour boussoles et pour balises textuelles, non pas une adresse mais un titre et une citation l’un à l’autre encordés, accordés :

    « Épître langue louve fragments 5

    De main méditante

    On prétend que la parole voit ou nul ne l’entend

    Edmond Jabès »

    Et, plus loin, comme un rappel, dans les mêmes fragments 5 :

    « je t’e-maile de main méditante     ce qu’on pense est trop complexe pour servir à vivre, ce qu’on sent plus souvent un obstacle qu’un secours
    même à pas plombés de scaphandre
    ça dérape toujours           dans le désossement ».

    Dans un déferlement qui s’invente dans le roulis toujours recommencé, la langue godille parfois d’un fragment à l’autre qui cherche passage et qui franchit l’espace de la page. Ainsi du final de ces mêmes fragments :

    « néanmoins j’aime cette heure où la peau se
    souvient
    ni noir ni lumière             et ce passage
    — paume ouverte entre chien et loup sur le sans raison de ce qui cherche — il se franchit »

    Et du commencement des fragments suivants :

    « comme un texte      ou un temple » (in Épître langue louve fragments 6, In memoriam, Ad plures ire)

    Et le poème de livrer momentanément passage — « paume ouverte » — à d’autres formes éphémères, en proie au même « désossement » :

    « renoncules lotiers lupins saponaires du square dans le multiple de leur nom et celui
    un
    du lavis bleu au ciel coupé des vitres

    dans le désassuré des apparences
    l’instant à son suspens de vide »,

    lesquelles formes cèdent cependant place et voix à une lettre d’amour, bouleversante de beauté :

    « je te souviens pourtant au nid des corps à souvenir
    champ de maïs au traversant des plaines
    bruissant de vent
    sa coulée de couleuvre entre les épis […]

    tandis que, soulagée de tout, dans le léger d’une vie soufflée comme un cheveu, j’ai ramené à mon visage le tien et tous ceux que j’ai aimés pour qu’ils m’emportent avec la joie que j’ai eue d’eux ».

    « [A]u traversant des plaines »… Il apparaît parfois, au détour de la page, que la poète affectionne les substantivations par dérivation impropre. Qui donnent au phrasé de Claude Ber son parlare cantando si particulier. Sa coloration charnelle intime et personnelle.

    Au cœur de l’épître, la langue couve ses mots jusqu’au déferlement suivant, qui la fait exister dans cet « illimité de la connaissance » (qui, pourtant, « ne rejoint pas l’infini »). Louve sauvage rebelle in-domesticable, la langue poursuit son flux vers la diversité (« Ad plures ire »), s’adapte à tous les bruits s’accole aux variations qu’ils engendrent. Les mots s’allient les uns aux autres, créant leur chaîne ininterrompue de vocables. Ainsi se mêle leur essence, sans disjonction :

    « Dans la voix le cri des pipistrelles, le roucoulement des colombes, le piaillement des pies, le chuintement des chouettes, les trilles du rossignol et craintivement, allant au nénuphar la grenouille coassant quoi

    quoi demeure de ce bruitage ? De

    l’armada des mots ? des douilles de cette

    migration sonore ? dit-elle,

    une épine dans la glotte, un

    épis de maïs, le

    pis gonflé d’une bazadaise ruminant le

    foin de son nom ? Qu’attend-on de

    l’amour sa roucoulade ou

    son arête ?

    Dans l’air courbé le vol de

    nos voix et son cercle d’étamines, pistil de vent sur la cible du cœur. »

    Langues qui, dans leur emmêlement mystérieux, dans leurs limites à dire, dans leur ajointement les unes aux autres, parlent de l’homme et de son pourquoi au monde, épîtres dans lesquelles dialoguent les pronoms sans que les voix qui s’y répondent laissent transparaître quoi que ce soit de leur identité propre, mais se complètent et se précisent :

    « La lumière n’est-elle que l’envers de la nuit ? demande-t-elle. Un caillot de l’immensité ?
    Je dis l’immensité n’est pas l’éternité. […]

    Elle dit : ce n’est pas ce que j’appelle nuit cette durée entre les doigts qui la déchirent. Dans le monde la nuit dit-elle mais peut-être je me trompe…
    ainsi sont les mots : dépeceurs de dépouille
    et la nuit dont elle parle est cadavre de nuit. Une insignifiance grise. Une trahison de la nuit
    dans la bouche qui prononce en elle sa nuit. »

    Ou au contraire dialogues se perdant en énigmes, vaticinations sans prophètes suites de mots sans fin que rapprochent dans la même proximité des sonorités avoisinantes, allitérations et assonances :

    « Elle demande : Qu’est-ce que tu racontes ? Je caresse sa joue du regard, allant le dit à son attente inventive, au clinamen du visage, nos voix couchées en nous
    avec l’envie de vivre comme un mot sur la langue
    à déglutir les multiples de l’univers
    pour un repos repu et consumé… »

    Ailleurs, dans Épître langue louve fragments 3, « Miserere », le dialogue se noue autour de la dénonciation de l’horreur, à partir de la citation de Borges :

    « l’Histoire, cette éternelle répétition et ce beau nom de l’horreur ».

    Suit une énumération de mots ayant pour commun dénominateur un même préfixe :

    « dans

    l’inex (orable / tricable / piable / cusable)

    l’inac (compli / cessible / ceptable)

    au jour le jour du pépiement des écrans

    avec les é (tripés / tranglés / cartelés / corchés/

    ventrés / têtés / viscérés)

    leur morcelé entre les langues

    dans le dés (assemblé / arrimé / espéré)

    le définitif de l’étripaille

    et la douceur des peaux… »

    Ainsi la langue bruit-elle dans un continuum de voix qui se croisent et croisent dans leur mouvement de cyclone que rien ne retient ni n’arrête le « bruitage » animalier qui peuple l’éther le monde la page. Une langue qui vibre et vit, invente son foisonnement pour défier le rien qui obsède — « et pas d’autres mystère à explorer que / celui des paupières qui se ferment » — ; une langue qui se joue de la cruauté qui nargue, à la vie à la mort — « l’abattoir n’est pas plus loin que le sommet. Ils se rejoignent dans l’union trismégiste des contraires » — ; langue de louve qui se love s’enroule dans l’envol des mots, élan ascendant descendant qui se faufile dans le plain-chant du poème pour puiser à la lumière nourricière l’énergie vitale qui le fait exister.

    « Un besoin de lumière.
    Même bougies ou lumignons. Leur ombre soyeuse. Presque de bête. De petit félin nocturne au poil doux. »

    Besoin de lumière jusque dans les interstices de la pensée pour tenter de débusquer le mystère de la vie au cœur de l’univers, sa raison d’être. S’il est possible. Comment être là, rivé à soi-même et aux autres dans l’absence de sens ?

    Il arrive un moment où « l’agitation de la langue » et son trop-plein se noient dans l’exagération envahissante, dans la surabondance. Le tourbillon des mots déborde en un tournis « hors d’atteinte » de « listage » :

    « en vrac des visages / des vélos / des intonations / des intentions / des réverbères / des émotions / des points de vue / des opinions / des feux rouges / des proportions / des déductions / des conditions / des sensations / des solitudes… »

    Il faut alors renoncer. Renoncer à dire la totalité du monde, sa folie exaspérée, son innombrable insoutenable, la multiplicité insaisissable des contraires qui l’agitent, leur infinie variété / variation ; renoncer à vouloir que se résorbent et s’annihilent les absurdités inconciliables incompatibles les violences obscènes l’incompréhensible l’impuissance la résignation et l’indifférence ; renoncer à vouloir que se joignent en une alliance pacifiée l’infiniment petit et l’infiniment grand…

    « Quant à joindre ces bris et bouts de bouts de tout l’un à l’autre, lombrics et comètes / le souci de garer la voiture et l’épouvante de la terre étoile morte / ce qui flotte de noyé et son laisser sombrer / l’éclair et son fracas de blanc alors même que l’orage le quitte dans un embrun de bruits
    et cetera und so weiter and so on
    je renonce

    je n’ai qu’une langue et dix doigts d’incertitude pour la disproportion et pas plus pour l’exister sans lassitude… »

    La sagesse ne voudrait-elle pas que nous apprenions à nous satisfaire de l’infime et à nous contenter, comme le suggère Basho, d’un « petit lopin » sans aller plus loin que le geste répété du ratissage :

    « notre séjour en ce monde

    à ratisser un petit lopin… »

    ou peut-être, au meilleur de « certains soirs », ne s’attarder que sur les gestes qui convoquent la tendresse :

    — « certains soirs je tombe dans ton ombre, toi dans la mienne et nous nous
    absentons avec délice de nous-mêmes… »

    Alors, peut-être, Orphée pourra-t-il s’avancer jusqu’au jusant de la langue dans le bruissant des mots afin qu’advienne une fois encore la magie du poème. Et qu’enfin « s’apaisent loups et lions, langues léchant à sa main le son de la parole ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Claude Ber, Epitre, Langue Louve




    CLAUDE BER


    Claude-BER  ©-Adrienne-Arth NB
    Ph.© Adrienne Arth
    Source




    ■ Claude Ber
    sur Terres de femmes


    Il y a des choses que non (note de lecture d’AP)
    In memoriam (extrait d’Épître Langue Louve)
    La mort n’est jamais comme (note de lecture d’AP)
    Je dis mer (extrait de La mort n’est jamais comme)
    Les mots, le vent, les herbes racontent (extrait de Mues)
    Sinon la transparence (extrait du recueil Sinon la transparence)
    [Toujours la langue veut dire] (extrait du recueil Il y a des choses que non)
    Vues de vaches (note de lecture d’AP)
    Claude Ber, Pierre Dubrunquez, L’Inachevé de soi (note de lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    le miel à la bouche




    ■ Voir aussi ▼


    le site de l’écrivain Claude Ber
    → (sur Place de la Sorbonne)
    une lecture d’Épître Langue Louve par Joëlle Gardes



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  • Claude Ber | In memoriam



    IN MEMORIAM
    Ad plures ire
    (extrait)



    Je te souviens pourtant au nid des corps à souvenir
    champ de maïs au traversant des plaines
    bruissant de vent
    sa coulée de couleuvre entre les épis

    fuyant le temps au dormant des fenêtres
    ce lit des blés couchés c’est ta tombe le tertre
    où ils s’arasent
    le cœur commun que nous a fait l’amour

    bat encore là je ne sais où
    son édifice immatériel perdu dans un bout de Beauce
    moissonné en bord de route droite

    dans l’odeur de foin grillé
    le bleu simple d’un ciel mince
    son clapet d’éternité refermé sur nous à nos mesures


    Au balancier des saisons (chaque septembre le remugle des feuilles fanées) tu suivais vivre, demain, encore ou bientôt
    les nuages sans terre visible à leur dessus
    la glissière des yeux curieux
    le plaisir que tu avais des gens, des choses
    Tu aimais aussi le courage et la clarté. Tout cela écarquillé par la mort. Sans équité. Sans justice. Le temps venu de moins que ton ombre dans sa paix.


    La folie a mangé la moitié de ma vie et l’entier de la tienne, riveraine de biais pendue aux pampilles de l’esprit comme dans le parfum poivré des immortelles la chair blanche des eucalyptus est sous l’écorce

    ce qui en réchappe s’agite désordonné et dérisoire
    dénué de sensation de soi-même
    une roue tourne silencieuse à la moue d’un capot
    puis plus rien à ce rien donné absolument

    ne reste de la nuit que ta rencontre, yeux vides, avec une telle tristesse d’être en mort que j’ai serré tes côtes creuses contre moi pour te consoler, berçant tes
    os
    et l’avenir offert comme un verre de vin je l’ai bu, trinquant au plus grand nombre que j’irai rejoignant, fuyant ma vie fuyante, que je croyais posée sur mon épaule voletant à mon cou l’apprivoisée, quand un fouet de soie a claqué une joue d’esclave à ma face et une voix de hache m’a finie au merlin telles les bêtes à l’abattoir autrefois, tandis que, soulagée de tout, dans le léger d’une vie soufflée comme un cheveu, j’ai ramené à mon visage le tien et tous ceux que j’ai aimés pour qu’ils m’emportent avec la joie que j’ai eue d’eux



    Claude Ber, “In memoriam, Ad plures ire,” in Épître Langue Louve, fragments 6, Éditions de l’Amandier, Poésie, Collection Accents graves Accents aigus, 2015, pp. 60-61-62.







    Claude Ber, Epitre, Langue Louve




    CLAUDE BER


    Claude-BER  ©-Adrienne-Arth NB
    Ph.© Adrienne Arth
    Source




    ■ Claude Ber
    sur Terres de femmes


    Épître Langue Louve (note de lecture d’AP)
    Il y a des choses que non (note de lecture d’AP)
    La mort n’est jamais comme (note de lecture d’AP)
    Je dis mer (extrait de La mort n’est jamais comme)
    Sinon la transparence (extrait du recueil Sinon la transparence)
    [Toujours la langue veut dire] (extrait du recueil Il y a des choses que non)
    Vues de vaches (note de lecture d’AP)
    Claude Ber, Pierre Dubrunquez, L’Inachevé de soi (note de lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    le miel à la bouche




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    le site de l’écrivain Claude Ber
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  • 19 avril 1995 | Évelyne Encelot, D’une vie l’autre

    Éphéméride culturelle à rebours



    [DES ANNÉES APRÈS]




    L'amour a dédoré ses ailes d'ange au plafond
    Source





    Un voile rapide enveloppait le ciel. Il faisait froid. Tu lisais dans le cercle vert d’une lampe. C’était dans la salle Labrouste de l’ancienne bibliothèque. Autour du silence, le cocon doux et animé de la ville, la chaleur et au-dehors les vitres embuées des cafés. Ces manuscrits-là étaient déjà loin de ta vie ― Déjà pressée de chercher on ne sait quoi ailleurs…
    Tu verras les écureuils gris de Central Park.
    Tu chercheras des médicaments dans la tourmente de neige à Moscou.
    Déjà ces multiples conversations te sont promesse.
    Tu voudrais tout retenir : l’écharpe désinvolte de celui-ci, les ongles carminés des belles causeuses, les diamants taillés en poire rue de la Paix, la minceur interminable d’une passante effilée, les touffes de chrysanthèmes jaunes sur les tombes du cimetière du Montparnasse où tu allais saluer tes pères spirituels et l’hôtel de la rue Delambre où tu te retrouvais toujours.
    Dans le mouvement sans fin de la foule et des lumières tout ce qui fait l’humanité te semblait quotidiennement possible et les fronts gris des palais se fronçaient. Les chevaux de pierre s’élançaient et le fleuve coulait. Il naissait un chef-d’œuvre sous tous les pinceaux roux des artistes des quais.
    Les pigeons emmenaient le jour dans leurs ailes et tu allais dormir dans la chambre où peut-être écrivit Breton.
    Des années après le jour se lève dans le village où tu habites.
    L’amour a dédoré ses ailes d’ange au plafond. C’est un printemps humide tout imbibé de vert.
    Tu te trouves sur la colline, près de la collégiale. Tu n’écris plus de chansons, tu t’enveloppes d’ombre.
    Tu te nourris et te fortifies d’obscurité. Tu es souterraine et jumelle à la nuit.
    Le temps voyage comme une plume sur l’eau noire.
    Tu as abandonné bien des choses et il te reste vivre.


    19 avril 1995



    Évelyne Encelot, À partir d’écrire, textes réunis par Claude Ber, Jean Rubin et Frédérique Wolf-Michaux, Éditions de l’Amandier, 2006, pp. 104-105.





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de Claude Ber)
    Évelyne Encelot, ménestrelle aux mains nues [pdf]
    → (sur remue.net)
    Passion d’Évelyne Encelot, par Jean-Marie Barnaud (2 juillet 2010)




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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Méditations de lieux. De l’art comme exercice spirituel

    Adrienne Arth, Claude Ber, Joëlle Gardes, Méditations de lieux,
    Éditions de l’Amandier, mai 2010. Photographies d’Adrienne Arth.


    Lecture d’Angèle Paoli




    DIEU ABSENT, QUE VALENT NOS ŒUVRES FACE À LA MORT ?





    ARTH 1 QUA





    Paradoxe de notre temps, le monastère de Saorge continue d’inciter au recueillement et à la méditation. Mais les pratiques qui conduisaient jadis à Dieu mènent aujourd’hui à d’autres chemins. Les chemins de la création et de l’art. Dans un lieu pareillement chargé d’histoire et de spiritualité, il est assez aisé d’imaginer comment se livrer, chacun pour soi, chacun à son rythme, dans le silence, aux « exercices spirituels » qui président à la création. Réfléchir, sur sa propre vie et sur l’inéluctable bornage de la mort, sur les choix qui jalonnent notre existence, s’interroger, prendre le temps de mesurer l’incessant dialogue entre le dedans et le dehors, celui de regarder, d’ouvrir les yeux. Marcher et noter. Patiemment. Au jour le jour. Ainsi procédait jadis Ignace de Loyola dont les Exercices spirituels demeurent à la fois un modèle et un guide. Ainsi procèdent aujourd’hui les artistes, invités en résidence au monastère de Saorge.


    Elles sont trois, cet été-là, à travailler, à méditer, à réfléchir. De ce temps passé à écouter sourdre les voix intérieures, à les laisser monter à la rencontre de voix autres, plus anciennes, de ce temps passé à composer, à écrire et à créer dans la solitude de la cellule, est né le temps de l’échange et du partage. Un partage à trois voix. Qui s’harmonise dans l’ouvrage Méditations de lieux. À travers mots et photographies, trois voix de femmes se rejoignent pour dire l’expérience méditative de Saorge. Joëlle Gardes, Claude Ber, Adrienne Arth. Une comédienne-photographe, deux écrivains et poètes.


    Dans Sentes et clôture, Joëlle Gardes pose d’emblée la question qui la taraude : « Est-ce cela la vie ? » Question qui vaut pour l’écrivain comme autrefois, pour le « dernier prieur ». Communauté d’élan. Communauté de doute ? « Écrire à désir perdu ? Prier Dieu à genoux sur la dalle ? »

    Joëlle Gardes choisit d’écrire, « même si les voix qui débordent sont un torrent effrayant ». Écrire dans le silence de la cellule. Accrocher l’écriture au « spectacle incongru » de Saorge. Noter la vie qui continue apparemment identique ― mais peut-être figée ― dans les vieilles pierres du village, dans le chant clair de la fontaine ou derrière les façades austères. Noter ce qui subsiste, dont l’essentiel n’est plus, qui donnait sens autrefois à la vie.

    « La vie comme le lavoir désormais sans emploi ». Et au-delà encore, au-delà des violences infligées aux hommes par d’autres hommes, au-delà des souffrances qui perdurent face à la mort qui guette chacun de nous, de retour au monde clos de la cellule, dialoguer avec le « Poverello » d’Assise, dont les fresques racontent la véritable richesse de la pauvreté. De ce dialogue intemporel avec saint François naît ce début de compassion de l’écrivain pour elle-même et sa joie à s’adonner enfin ― sans résistance et sans reproche ― à l’écriture.

    Interrogation sur le cheminement intérieur, ce très beau texte de Joëlle Gardes, texte d’une extrême douceur, a inspiré à Adrienne Arth les photos du lavoir et de la fontaine, arrondis caressants de la pierre, murs délavés par le temps, tremblé des eaux et des couleurs.

    « Un lavoir ocre jaune à l’eau vert tendre. Une eau plate aux reflets fixes. À peine quelques ondulations à la surface. Un miroir étrange où les couleurs des pierres se transforment jusqu’à l’irréalité » écrit la photographe dans « Déambulation » in Déambulation, stations, chemin.


    D’une tout autre essence est la grande prose poétique de Claude Ber. Pareil pour tous. Illimitée et intarissable. La contemplation du vol de l’épervier lève « la résistance à explorer » les « épreuves » et le filet lancé à la pêche des mots remonte, abondante moisson, poissonneuse moisson. Que faire, pourtant, de toute cette « limaille » qui s’aimante et « houle » aux pentes de Saorge ? Peut-être rien. Tout juste des « fagots de mots ». Mais « les fagots de mots » organisent leur résistance. Dûment classés, répertoriés, numérotés dans un carnet, ils font soudain lever le monde du passé. Et se dire et crier la révolte intacte d’aujourd’hui. « Tout en moi récuse et refuse ». Seul le vol d’un papillon noir vient distraire l’esprit de « son emballement ».

    Un souffle puissant de poésie et de violence anime Pareil pour tous, vaste fresque personnelle qui livre la part belle à l’enfant et aux figures tutélaires qui ont présidé à son bonheur. Car l’enfance fut heureuse ― et seulement l’enfance ― de celle qui tressait déjà entre elles les images de la mer aux images des montagnes :

    « Les deux lieux fusionnaient dans un paysage mental fait de montagnes moutonnant en vagues, de vagues hérissant leurs falaises, de mer déferlant en houles d’herbe et de crêtes rocheuses surgissant des ressacs. Entre les deux, comme un tissu invisible qui les rassemblait, soufflait ce même vent qui, à l’instant où je le nomme, emporte mon papier et penche les feuilles du figuier en mains ouvertes vers la fenêtre. »

    L’abondance métaphorique et sensuelle des mots redonne vie, ici, momentanément, à toutes les morts qui peuplent la mémoire du vivant, les recompose dans le damier des jours, les relève dans leur histoire. Le temps d’une écriture qui déferle hors les murs de la claustration monastique.

    « Il y en a trop de tous ces morts anonymes d’ici, attendant que je déterre leur histoire, poussières qu’ils sont dans les cimetières perchés des villages de l’arrière-pays comme pharaons dans la vallée des rois. Et ils me veulent ce dire tenace. Entêtés à exister avec une obstination, que je tiens d’eux, de tous ces enterrés. »

    Mais toujours demeure la conscience aigüe de l’impuissance à déjouer la cruauté des hommes ; et toujours demeure l’obstination de l’artiste ― en quête d’éternité ― à poursuivre en aveugle son chemin têtu de création :

    « Nous pouvons à peine sur nous-mêmes et si peu pour quiconque que nos savoirs et nos œuvres semblent parfois une ironie cruelle, une parodie d’éternité inaccessible, une miette d’aumône à des infirmes. Et pourtant vont les doigts aux cordes de l’instrument, s’ouvre la bouche sous la poussée du souffle, court le crayon jusqu’à la crampe sur la feuille. »

    Et toujours ressurgit la question justement obsédante :

    « N’y aurait-il d’autres raisons de survivre qu’une aveugle volonté d’exister ? »





    Méditations de lieux, page 46





    À la quête de vérité de Claude Ber, Adrienne Arth répond par des lunules de lumière, voûtes inversées qui se mirent dans le vert des fontaines et dans des eaux intemporelles, eaux auréolées de mauves où gisent, disséminées, d’étranges pierres.

    Les vagabondages à travers les ruelles de Saorge ou au contraire, les moments passés à contempler les œuvres monastiques inspirent à Adrienne Arth un texte en trois temps : Déambulation, stations, chemin.

    Tout en observant les villageois à la dérobée ― « l’œil caché par l’objectif » ―, la photographe s’interroge sur elle-même : « Photographier est la manière dont je vois et par où je me vois. Là, je me suis visible sans me heurter à moi-même. Je peux m’éviter et, m’évitant, voir. » Dans le même temps, renouant avec la « masse informe et noire qui vivait » en elle, l’artiste libère « la violence enfermée là, dans l’enfance, prise dans l’étau d’une mémoire vidée de tout souvenir ».

    Du regard focal porté sur les objets ― formes, couleurs, lumière ― qui composent l’univers monastique de Saorge, la photographe rapporte des « stations ». Douze fragments jalonnent ce parcours où se tisse entre profane et sacré tout un réseau de réflexions. Qui ouvre sur le dernier texte, intitulé « chemin ».

    Du chemin qui grimpe vers la montagne au chemin de la mort et à celui, intermédiaire, de la vie, il n’y a que quelques pas. La vie et la mort de nos semblables ne ramènent-elles pas chacun d’entre nous à sa juste mesure et à sa propre disparition ?


    Des frères franciscains qui ont mis à Saorge leur vie dans la vie de saint François, il ne reste que quelques dalles bordées de noir. Anonymes. Signes de leur immense modestie et de leur effacement. De leur passage au monastère de Saorge, les trois artistes ont rapporté un livre à trois voix. Méditations de lieux. D’où émerge, comme feutrée, la question de Saorge : Dieu absent, que valent nos œuvres face à la mort ?


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    ■ Claude Ber
    sur Terres de femmes

    le miel à la bouche (anthologie poétique Terres de femmes)
    une note critique sur La mort n’est jamais comme de Claude Ber
    Je dis mer (extrait de La mort n’est jamais comme)
    Sinon la transparence (extrait du recueil Sinon la transparence)
    Vues de vaches (note de lecture)
    Claude Ber, Pierre Dubrunquez, L’Inachevé de soi (note de lecture)



    ■ Joëlle Gardes
    sur Terres de femmes

    « Les arcanes subtils d’une relation triangulaire » (La Mort dans nos poumons) [note de lecture d’AP + bibliographie]
    Dans le silence des mots, poésie (note de lecture)
    Et si la profondeur n’était que… (extrait de Dans le silence des mots)
    Jardin sous le givre (note de lecture d’AP + extrait)
    [Matinée de printemps précoce](extrait de L’Eau tremblante des saisons)
    [Le regard tourné vers l’intérieur ou l’ailleurs] (extrait de La Lumière la même)
    Louise Colet Du sang, de la bile, de l’encre et du malheur (note de lecture d’AP)
    Ostinato e chiaroscuro (Ruines) [note de lecture d’AP + extrait]
    31 mai 1887 | Naissance de Saint-John Perse (Joëlle Gardes, Saint John-Perse, Les rivages de l’exil, biographie)[note de lecture d’AP]
    Trentième anniversaire de la mort de Saint-John Perse | 20 septembre 1975 (chronique de Joëlle Gardes)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Hôpital




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  • Claude Ber | le miel à la bouche

    L-id-e exacte requiert d-autres agencements. L-espace du mot y est d-finitivement d-natur-.
    Ph., G.AdC





    LE MIEL À LA BOUCHE



    le miel à la bouche
    dans le mot le bruit du mot à être dit loin de la chose
    le bruit n’est pas un son
    le sonore du mot fait un bruit de gorge dans la parole
    entre bruit et son une maniaque recomposition de l’absence
    entre donner et prendre la même main
    des doigts voyagent sur l’eau un mot est un iceberg sur la banquise, tout quasi dessous, les doigts une avancée de la main vers l’air où ils s’écartent
    et flottent les doigts à tâtons du mot qui les désigne

    On aimerait dire cela suffit d’interroger. De s’accoupler à des tornades insignifiantes, insignifiviandes dans le devenir de la chair. Le corps couplé à une durée herbivore. L’idée exacte requiert d’autres agencements. Une position dure. Une posture. Colonne enracinée aux carreaux de la cuisine. Ou du dojo. C’est tout de même. L’identique question de l’assise.
    À elle pas de solde ni de bilan. Le décompte de la durée est incisif. Et sans parti pris. Sans atermoiements non plus. L’espace du mot y est définitivement dénaturé.
    Et à propos du miel ou de l’existence, ce pourrait être tout aussi bien mer que miel ou mamelon. Ou d’autres géométries minimales.
    Une manière de dire qui déplace la position.


    Claude Ber
    Texte inédit (mars 2010) pour Terres de femmes (D.R.)




    CLAUDE BER


    Claude-BER  ©-Adrienne-Arth NB
    Ph.© Adrienne Arth
    Source




    ■ Claude Ber
    sur Terres de femmes


    Épître Langue Louve (note de lecture d’AP)
    Il y a des choses que non (note de lecture d’AP)
    In memoriam (extrait d’Épître Langue Louve)
    La mort n’est jamais comme (note de lecture d’AP)
    Je dis mer (extrait de La mort n’est jamais comme)
    Les mots, le vent, les herbes racontent (extrait de Mues)
    Sinon la transparence (extrait du recueil Sinon la transparence)
    [Toujours la langue veut dire] (extrait du recueil Il y a des choses que non)
    Vues de vaches (note de lecture d’AP)
    Claude Ber, Pierre Dubrunquez, L’Inachevé de soi (note de lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    le site de l’écrivain Claude Ber



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  • Claude Ber, Pierre Dubrunquez, L’Inachevé de soi

    par Angèle Paoli

    Claude Ber, Pierre Dubrunquez, L’Inachevé de soi,
    éditions de l’Amandier, Collection Le Voir Dit, 2009.




    Lecture d’Angèle Paoli



    Dubrunquez
    Pierre Dubrunquez, Étude pour un gisant, 2007,
    Huile sur toile, 146 x 114 cm
    Collection particulière
    in L’Inachevé de soi, page 31.








    LE DÉCISIF DE VIVRE




    C’est peut-être l’arrondi d’un ventre, cercle de blancheur troué en son centre par l’oculus du nombril et, tout autour de cet espace de rondeur, des flammèches folles qui s’échevèlent dans les blancs les gris les mauves. Un œuf chevelu émerge de son nid ou de plus loin encore. D’un sommeil des origines. C’est en réalité ― étrange réalité à dire ― le détail d’une huile sur toile. Étude pour un autoportrait. Avec ce détail, fragment d’une œuvre picturale de Pierre Dubrunquez, le peintre cosigne, en complicité artiste, L’Inachevé de soi, poème épico-intime de Claude Ber. L’ouvrage, pris dans son entier d’œuf primordial recomposé, est un incessant questionnement sur la plénitude perdue. La nécessité de dire pour tenter une percée au-delà du miroir. Le désir d’aller au-devant de ce « quelque chose de plus inquiet que moi qui me dépasse ». Et pour chacun des deux artistes, le poète et le peintre, le désir de mettre en résonance, dans la plus grande exigence, leur interrogation duelle du monde, cet « ennoiement de la terre », sans masque sans grimage, sans faux-semblant. À travers la corporéité du geste, inhérente à l’ouvrage du peintre et avec l’écriture, cette « juste obstination d’écrire qui pousse vers le clavier… ». Alternance et altérité se répondent se joignent, échos de sens et de partage. Une lecture en « vis-à-vis » qui demande au lecteur de cet échange une « posture d’éveil et d’attente. » Entre la matière des mots et la peinture. Indices de présence.


    De ce travail complice du poète et du peintre, lequel précède l’autre ? Le « Dit » ou le « Voir » ? Il semble, à explorer ce « chantier de l’inachevé de soi », que s’abolisse l’interrogation première. Pour laisser place au regard dialogué des deux artistes, à leur interprétation contrapunctique du monde. Ce que l’un tente d’approcher par le travail tourmenté de la matière, l’autre le sonde à travers le forage des mots. Car le monde toujours se dérobe à nos sens amoindris. Et ce qu’il peut donner à entendre ou à voir ne peut s’appréhender en profondeur sans la médiation de l’art.


    « L’homme n’est pas sûr de connaître le monde, de le voir, de l’entendre. Sinon il n’y aurait pas de peinture, de poésie, de musique ». Ainsi s’exprime Roger Munier dans l’exergue qui préside à l’ouverture de l’ouvrage partagé de Claude Ber et de Pierre Dubrunquez.


    Photographiées par Jean-Marc Robion et Alain Hatat, les huiles sur toile de Pierre Dubrunquez sont habitées par les éléments. L’air et l’eau. L’averse bleue. Les Vents. Les toiles sans titre, elles aussi, rendent visibles leurs batailles, leurs mouvements, leurs zones d’incandescence et d’affrontements, leurs flottements dans l’espace. À la fois légère et dense, combative et fluide, la peinture de Pierre Dubrunquez, où joutent les bleus et les gris les blancs et les verts les marrons et les noirs, incite à la rêverie. Une rêverie aérienne menée en sarabande par toute une flottaison de particules, de têtards filandreux follicules fendant la masse liquide des couleurs, se frayant un passage sous les lianes qui zèbrent l’espace. Dans l’air tourbillonnant des tempêtes, au-delà des cercles mouvants d’où elles semblent surgir, les formes ovulaires remontent, ondulantes, vers la surface des eaux et l’en-deçà des airs. Tandis que La grande réserve tient serrés dans sa dure verticalité les éléments en germination. Taches et ovules, filaments drus qui tentent, ascensionnels, une évasion sur la toile.


    Sans titre, les gouaches aquarellées, ébauches de danseurs ou de lutteurs, ombres en mouvement, hantent l’espace vide. Silhouettes inachevées. D’autres huiles sur toile imposent au regard les combats tourmentés que se livrent les corps. Palpables à l’œil, ils sculptent leurs formes à même la matière, dans l’attente peut-être de s’en dégager pour atteindre une forme accomplie. Les études enfin ― dont seul le titre oriente la lecture ― Étude d’après Poussin, Étude pour un gisant, Étude pour une mise au tombeau ― suggèrent l’inachèvement de l’œuvre davantage que le sujet qu’elle est censée aborder. Le désir de l’œuvre, la recherche qu’elle génère semblent compter davantage que l’œuvre aboutie. Sans doute l’essentiel de ce qui hante le peintre gît-il dans l’inaccompli. Cet inaccompli qui toujours insiste et sans cesse incite le peintre, « homme qui marche dans les images », à forcer son geste, toujours, dans les mêmes « retouches ». Pour se tenir debout. Ne pas s’égarer en elles.


    L’écriture de Claude Ber, toute de mouvement et de tourbillons, est une écriture magicienne. Exploratrice des hauts-fonds, la langue du poète est comme la vague qui déferle, violente, imprévisible, et ramène sous elle, entre flux et reflux, mille trésors. Qu’elle dépose en offrande sur la page. Ou pique en « talisman ». Tout un théâtre de l’intime, mélange de tendresse et de subtile cruauté, est ramené ainsi, dans « l’herbu » de la langue. Images de l’enfance, lovées dans « l’intensité du détail ». Menues choses, expériences brèves, dont « la simplicité brûle aussi. » Amour : « Tu es l’aimé ou l’aimée le corps de mes mains. ». Évocation de ce qui fut, ces « deux pins jumelés de Philémon et Baucis que nous étions ». Et mort. Incompréhension de l’expérience liée à la mort. « Par exemple tu étais là. Et puis tu n’as plus été. J’écris mort la sachant mais ne sachant quelle syllabe de son nom va me couper la mort pour moi plus jamais dite. » Émotion à lire cet aveu. La mort n’est jamais comme n’est jamais loin.


    Ailleurs, cosmique, multiple, visionnaire, la langue du poète, « autre version du feu », « court à l’excès ». Attachée en fureur aux éléments, elle « rameute en troupes totémiques » guépards et gazelles, puma, grizzli, tigres du Bengale, loups blancs de Laponie, dont la disparition prochaine signera le désaffection de l’homme : « laissés nous sommes à nos figures humaines dépeuplées. » Pareille à la divinité qui nomme, le poète convoque dans La Ténèbre qui « rassemble dans ses mailles », la multitude des poissons. Formes et noms étranges surgissent « dans le tunnel qui nous relie au rien ». Puis s’éteignent dans le silence. Car le silence existe aussi dans l’écriture de Claude Ber. Ne serait-ce que parce que le poète s’arrête pour interroger la langue, interroger le dire. « Dire est dur, je dis, qui cherche appui sur l’insaisissable ».Vertige à essayer de dire, à s’en tenir à dire :

    « Simplement le vent. Ou la pensée du vent. »

    « Fraisée sur le décisif de vivre. ».


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli




    L'Inachevé de soi





    CLAUDE BER            PIERRE DUBRUNQUEZ

    PORTRAITS CROISES de CLAUDE BER ET PIERRE DUBRUNQUEZ





    ■ Claude Ber
    sur Terres de femmes


    Épître Langue Louve (note de lecture d’AP)
    Il y a des choses que non (note de lecture d’AP)
    In memoriam (extrait d’Épître Langue Louve)
    La mort n’est jamais comme (note de lecture d’AP)
    Je dis mer (extrait de La mort n’est jamais comme)
    Les mots, le vent, les herbes racontent (extrait de Mues)
    Sinon la transparence (extrait du recueil Sinon la transparence)
    [Toujours la langue veut dire] (extrait du recueil Il y a des choses que non)
    Vues de vaches (note de lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    le miel à la bouche




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur 7octobre.com)
    Courant d’art : Pierre Dubrunquez (vidéo)
    → (sur Atelier Art Actuel)
    une page sur Pierre Dubrunquez
    → le site de l’écrivain
    Claude Ber





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  • Claude Ber, Vues de vaches

    par Angèle Paoli

    Claude Ber | Cyrille Derouineau, Vues de vaches,
    L’Amourier, 2009.




    Lecture d’Angèle Paoli


    Vues de vaches
    Ph. Cyrille Derouineau








    FASCINATIONS



    Variations sur la vache, Vues de vaches est un hommage poético-mythologique à quatre mains. L’auteur, Claude Ber, y accompagne de ses textes les photos de Cyrille Derouineau. Gros plans sur les pis et les mufles, « le béret du chignon » et les cornes, sur les yeux doux des belles et leurs longs cils, contre-plongées sur les larges croupes étrillées ou crottées, les pattes fines et les corps pansus, vaches avec paysages ou avec ciel mais aussi « vaches paysage » et « fondus enchainés » de « vaches cosmiques » ou marines, les vaches de Cyrille Derouineau comblent pleinement le regard, page de gauche, tandis que les textes de Claude Ber, qui adoptent parfois les courbes des calligrammes, l’attirent dans l’espace de la page de droite. Bel ouvrage talentueux que ce duo bucolique, qui donne envie de regarder, de feuilleter, de lire. De sentir et de humer. Le charnu. Et le charnel.

    Amphibologique, le titre de l’ouvrage, Vues de vaches, suggère le déplacement du regard. De celui qui observe à celles qui sont prises dans l’objectif du « Leica indiscret » mais aussi, l’inverse. « Elle aussi me parle de moi », confie dans « Bibelots » Claude Ber. Dont les interrogations essentielles reviennent à elle en boomerang. Ainsi, l’auteure de cette « louange » nous donne-t-elle à voir d’elle-même autant que des vaches dont elle est la complice attendrie et savante, féminine et femelle à la fois. De cette mise en miroir où s’abyment vaches isiaques et vaches chamaniques, Bretonnes, Morvandelles, Normandes d’Étretat, vaches de montagne, vaches grammaticales et linguistiques, vaches picturales ― celles de Ruysdael, de Chagall, de Kandinsky ― ou vaches anonymes sans distinctions particulières, ce qui se décline ici, démultiplié dans ces portraits de vaches observées et analysées avec rigueur et précision mais aussi avec humour et poésie, c’est la sensualité tendre et éclatante de l’auteure. Quelle que soit la race, la provenance, les lieux de vie, les caractères et les caractéristiques évoquées pour chacune d’elles, le regard que Claude Ber pose sur « ses » vaches est celui de la connivence admirative et enthousiaste. Regard de connaisseuse enjouée qui convoque et jauge avec un amour égal, comme dans un défilé de mode champêtre, la transhumante et la séductrice, l’archaïque et la guerrière, La Tarine qui galope du Mercantour à l’Himalaya, la jolie Jersiase-aux-yeux-de-biche, les Reines du combat, « nerveuses et racées », les Bretonnes Pie Noir, la Bazadaise. La Blonde d’Aquitaine dont le seul nom ravive l’icône de mondes nervaliens en sommeil.

    Archétypale, indissociable de l’arrière-pays de nos enfances, la vache selon Claude Ber échappe à l’esprit de collection. Sans doute parce qu’elle résiste à nos désirs récurrents de l’enfermer dans les enclos de nos représentations mentales. Pourtant, si l’auteure a renoncé aux collections de pacotille, elle ne résiste pas toujours aux représentations dont les belles sont l’objet. « Je craque ». « Je marche », confie Claude Ber dans la page intitulée « Bibelots ». Et l’auteure de béer devant cette « vachette tournicotée en tour Eiffel bicolore » ou bien devant cette autre, « méditante inattendue » faisant zazen dans sa vitrine. C’est que « sous les bibelots pointe la vache culturelle, sa corne d’abondance et son imagerie. Lait de connaissance qui apaise nos peurs ». Mais, sous les bibelots encore, derrière les images d’Épinal, ce qui demeure sous les doigts qui se ferment, c’est le « vide de l’air ».

    Restent les mots pour dire les affinités électives de toujours. Les mots pour tenter de dire, au cœur même de cette passion héritée de l’enfance, la conscience douloureuse de la cruelle séparation, qui range l’auteure « du côté du prédateur ». « Spirituellement aériennes », les vaches sollicitent la réflexion des hommes. « Car peindre ou écrire sur vache donne à méditer ». Sur l’infamie humaine.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Vues de vaches couv




    CLAUDE BER


    Claude-BER  ©-Adrienne-Arth NB
    Ph.© Adrienne Arth
    Source




    ■ Claude Ber
    sur Terres de femmes


    Épître Langue Louve (lecture d’AP)
    Il y a des choses que non (lecture d’AP)
    In memoriam (extrait d’Épître Langue Louve)
    La mort n’est jamais comme (lecture d’AP)
    Je dis mer (extrait de La mort n’est jamais comme)
    Les mots, le vent, les herbes racontent (extrait de Mues)
    Sinon la transparence (extrait du recueil Sinon la transparence)
    [Toujours la langue veut dire] (extrait du recueil Il y a des choses que non)
    Claude Ber, Pierre Dubrunquez, L’Inachevé de soi (lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    le miel à la bouche



    ■ Voir aussi ▼

    le site de l’écrivain Claude Ber
    → (sur Les Carnets d’Eucharis de Nathalie Riera)
    un extrait de Vues de vaches et une autre photo de Cyrille Derouineau
    → (sur le site L’Amourier éditions)
    un entretien (conduit par Alain Freixe) avec Claude Ber et Cyrille Derouineau à propos de Vues de vaches






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