Étiquette : Claude Louis-Combet


  • Roland Chopard | [L’œil réécrit constamment ce qui défile]


    [L’ŒIL RÉÉCRIT CONSTAMMENT CE QUI DÉFILE]




    L’œil réécrit constamment ce qui défile, d’une manière ouverte. Jusqu’à satiété. Jusqu’à l’oubli. C’est une initiative essentielle qui permet de perdre les premiers sens venus pour en acquérir d’autres.

    Un souffle mime cette réalité intérieure qui s’épanouit au centre de la blancheur spatiale. De la blancheur naît une nouvelle impulsion qui stimule les sens, donne du baume à l’esprit.

    Ces mots qui se sont imposés sont des certitudes inconscientes qui désemparent l’œil, mais en même temps stimulent les curiosités et les aspirations.

    Comme s’il était obligé, tout en gardant de multiples sous-entendus, de mettre en rapport ces vestiges de la conscience avec les impulsions qui se cherchent et s’enchevêtrent constamment.

    Il a même besoin, en plus d’une croyance naïve en la régénérescence de matériaux par une spontanéité encore vivace, d’une persévérance extraordinaire pour qu’il devienne peu à peu quasiment la matière même de ces méandres.

    Les longues séquences de pauses volontaires ou non ne ternissent finalement pas cette nécessité de se fondre inéluctablement dans un parcours aussi ondulant.

    Comme s’il voulait peu à peu faire oublier toutes les hésitations, les balbutiements de l’écriture, il tente de combiner, avec son étroitesse d’esprit caractéristique et les carences de sa mémoire, mais du mieux qu’il est capable, les quelques obsessions qui le tourmentent continuellement.

    Ce n’est pas une question de maîtrise — il n’est pas plus assuré que vous de ce qui est là —, il voudrait seulement découvrir comment le long processus souterrain est parvenu, par des étapes provisoires, à un état définitif.

    Par ses constantes circonvolutions, l’œil suit un processus, il agit. Si fine soit-elle, sa perception demeure toujours aussi trompeuse puisque son parcours n’est jamais uniquement linéaire, et qu’il faudra toujours circuler et revenir sur les traces.

    L’œil n’a pas d’histoire mais il n’est pas dépourvu de résolutions. S’il intervient dans un lieu qu’il croit connaître, en l’arpentant, il se faufile malicieusement dans les lignes pour les altérer. […]



    Roland Chopard, « Cinquième méditation », Parmi les méandres, Cinq méditations d’écriture, L’Atelier du Grand Tétras, Collection Écriture, 2020, pp. 77-78. Avec trois illustrations de l’auteur. Postface de Claude Louis-Combet.






    Roland Chopard  Parmi les méandres 2




    ROLAND CHOPARD


    Roland chopard





    ■ Roland Chopard
    sur Terres de femmes


    [C’est un peu plus compliqué] (extrait de Sous la cendre)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de L’Atelier du Grand Tétras)
    la fiche de l’éditeur sur Parmi les méandres
    → (sur le site du cipM)
    une notice bio-bibliographique sur Roland Chopard
    → (sur Libr-critique)
    une lecture de Parmi les méandres par Carole Darricarrère
    → (sur Recours au Poème)
    une lecture de Parmi les méandres par Alain Nouvel





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  • Germain Roesz, La Part de la lumière

    par Angèle Paoli

    Germain Roesz, La Part de la lumière,
    textes, poèmes, peintures de Germain Roesz,
    L’Atelier du Grand Tétras, 2019.
    Préface de Claude Louis-Combet.
    Entretien entre Michel Guérin et Germain Roesz.



    Lecture d’Angèle Paoli


    DU DIALOGUE ENTRE LES MONDES





    Partir à la découverte de l’œuvre de Germain Roesz, c’est cheminer avec son auteur vers la lumière. Car la lumière lui est consubstantielle et primordiale. Elle est d’une certaine manière le socle de sa personne et de son art. Elle constitue aussi le champ de ses explorations, de ses multiples interrogations et de ses doutes. Elle va de pair avec ses enthousiasmes, sa création, sa générosité. Il n’est qu’à lire La Part de lumière pour pleinement s’en convaincre. Cet ouvrage polyvalent rassemble textes de réflexion personnelle et manifestes, poèmes vastes et amples et peintures vives. Un livre « qui interroge l’entrelacement de la peinture et du poème. » « Un livre qui cherche la parole perdue du poète, la parole perdue du peintre, la parole perdue du penseur. » Un livre qui, refusant l’anonymat, « accepte de dire je. » Un livre engagé dans sa parole, dans ses choix, dans ses actes. « Un livre poème, Nous y sommes », qui mérite que l’on s’y attarde exclusivement. Qu’il s’agisse de poésie ou de peinture, de réflexions sur la création, d’analyses théoriques, esthétiques, poïétiques ou poétiques, la lumière irradie. Et déconcerte. Aveuglante et aveuglée.

    « La porte s’ouvre, j’aveugle la lumière

    un instant », écrit le poète.

    C’est elle, cette lumière, qui me retient, une fois l’ouvrage rendu à son silence. La lumière traverse. De part en part. Les écrits et les toiles. Diffracte ses éclats. De « soleils métalliques » en « perle[s] de lumière », elle se perd aussi en obscurité et en brouillards. En « [o]rdalie des ténèbres ».

    « Le couteau profond

    loin

    dans la chair innocente

    Du noir encore

    dans l’aube qui se ferme

    à chaque coupe       coupent

    les yeux                    s’avancent intenses

    sur le voile de la nuit… »

    C’est la lumière du dehors qui ramène avec elle, sous le regard de la mémoire, la pénombre de l’atelier :

    « Sous le soleil je me demande que fait la lumière seule dans l’atelier que fait la lumière ? Sous le soleil je me raconte l’atelier dans la pénombre… ».

    C’est la lumière de l’atelier, noyée de franges d’ombres, et celle des tissus froissés. C’est la lumière qui éblouit les pages de ce livre que jalonnent les peintures du poète. Les jaunes or fusent et diffusent, épousent les rouges vifs et vermillons pour fusionner ensuite avec des bleus, des mauves et des verts. Et s’il y a des fulgurances noires, elles sont là pour traverser en un jet de flèche l’espace de la toile. Sa matière, ses mouvements, ses (dé)équilibres. Ses mouvements de balancier. Pour conduire le regard sur le fil de la lame, en amont de la couleur. Ou attirer celui-ci jusqu’à l’extrême, dans l’éclaboussure violente du sang. Il y a dans La Part de la lumière autant à voir qu’à méditer. Mots et matière. Matière agrégée aux mots. Un tel livre ne laisse aucun répit. Tant « l’exubérance du libre don », « l’abondance » généreuse et vitale (expressions empruntées au philosophe Michel Guérin), l’insatiabilité du créateur, emportent dans leur flux. Un tel livre offre sans cesse à réfléchir, à découvrir. Il aborde nombre de zones inexplorées (par la lectrice que je suis). Un livre inépuisable, débordant d’une pensée revigorante, d’une pensée revitalisante. Et que je tiens encore aujourd’hui à portée de main.

    J’ouvre le livre au hasard et je lis :

    « Noir et Voir si proches. Les yeux broient la lumière jusqu’au noir. »

    De tels énoncés me happent, qui s’inscrivent durablement dans ma mémoire.

    La lumière donc, son incandescence, ses éclairs et ses éblouissements. « Ses auréoles d’or ». Mais ses cendres aussi. Ses déchirures. Car derrière la lumière pointent la noirceur, le sang et la terreur du monde. Éclats de vie saisis au vol, « brumes épaisses » et « odeurs putrides ». Cris et « clameurs des révoltés ».

    « Nous noués dans le chagrin

    Un arbre une branche noués

    Dans ce long loin silence

    Noués dans la peur

    Nous ne savons pas

    Un tel silence

    Et pourtant nous y sommes… »

    écrit le poète dans le long poème « Nous y sommes ». Comment ne pas se sentir concerné par l’actualité perdurante de ces vers ? Par leur durable présence ?

    Tout cela, qui nous bouleverse, habite l’œuvre de Germain Roesz. Comme l’habite tout ce qui appartient au monde. Tout ce qui le compose. Et qui touche la sensibilité de l’écrivain. « Que fait le poète, le peintre face à l’horreur ? ». Suit une méditation sur le monde, sur la douleur, sur l’art :

    « L’art me permet une acuité, un engagement qui comprend mieux le monde qui nous cerne. »

    Le poète et plasticien travaille sans cesse au cœur de cette douleur. En homme de son temps, en artiste engagé dans son temps, Germain Roesz revendique haut et fort cette appartenance qui lui dicte ces mots, que je relève dans la rubrique « Époque » :

    « Nous voyons l’époque quand l’époque nous voit. Nous luttons pour ne pas lui ressembler comme une épreuve copiée. Nous luttons pour que dans le poème, dans le texte, dans la trace peinte persistent de la vie autour et de la vie intérieure. Oser la mousse froide de l’hiver. Osmose. Os errant dans l’entrechoquement d’un bateleur, dans le sourire d’un enfant. Oser refuser de l’époque son cortège de morts, d’inepties ».

    De cette sensibilité à fleur de peau tient aussi le lyrisme qu’évoque Michel Guérin dans l’entretien qu’il mène avec le plasticien-poète. Par lyrisme, le philosophe entend la nécessité viscérale de qui appartient à « l’espèce généreuse », celle « qui paye de sa personne corporelle, par le cash de son intégrité : un être qui n’est pas dans la représentation. » Mais bien plutôt dans le faire et dans la fabrication du faber. Lesquels rejoignent le poïein du poète. Quant aux outils et matériaux recherchés et utilisés pour parvenir à la création de l’œuvre, Germain Roesz s’en explique, remontant à ses années de jeunesse, à ses formations, aux obstacles surmontés, aux rencontres décisives qui ont présidé à ses choix. Ainsi dans cet extrait de l’entretien avec Michel Guérin :

    « Je suis arrivé à la peinture et à la poésie, comme un autodidacte (les études, ce fut après). Je veux dire par là que j’ai d’abord fait l’expérience d’une découverte que je ne comprenais pas (la lumière, son fonctionnement et d’une certaine manière sa magie). J’ai appris en quelque sorte, au départ, seul, avec mon regard (les œuvres), la lecture (la poésie, le roman), j’ai inventé ma technique de la même manière qu’on observe notre mère faire la cuisine, les mélanges, les herbes ajoutées, les temps de cuissons appris et expérimentés, transformés… » .

    Matériaux, gestes, inventions. Germain Roesz est toujours en recherche, sans cesse happé par la diversité et par la fulgurance des formes. Sans cesse à l’affût de nouveaux matériaux et de nouveaux supports. Car « tout support est une mémoire (qui renvoie à) qui constitue un monde (sur) ou /et à partir duquel on travaille. » Ainsi du « recouvrement comme transparence », méthode qui remonte à la nuit des temps, que Germain Roesz pratique, comme en atteste sa collection des 2Rives ; laquelle « propose de rapprocher les rives de la peinture, du dessin, du collage, de la langue et de la poésie ». Cette collection menée en compagnonnage avec Claudine Bohi met en évidence la nécessité et le désir que « naissent des lieux dits dans l’interstice des couleurs, dans le tracé des gestes, dans la force des mots. »

    Réflexion que le plasticien-poète développe dans les pages spécifiquement intitulées « Recouvrement comme transparence » :

    « Il y a […] dans l’objet final une dimension qui nécessite une manipulation (mentale : c’est de l’abstraire), quelque chose qui échappe à la présentation habituelle. Cette manipulation introduit de la temporalité. Ce qu’on saisit alors de l’œuvre nécessite un retour. Peut-être s’agit-il d’une lecture sans fin, où le travail du regard, de la pensée et de la mémoire met en branle un recouvrement proche de la transparence (qui apparaît puis disparaît instantanément). »

    Tout, dans le travail de Germain Roesz — et dans la pensée qui l’anime —, repose sur le dialogue entre des mondes apparemment disjoints et dont il se fait le passeur. La Part de lumière traverse ces mondes. Une manière exemplaire de tracer à travers mots, matières et couleurs un haut chemin de vie et de création.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Germain Roesz  La Part de la lumière





    GERMAIN ROESZ


    Germain-roesz 2
    Source




    ■ Germain Roesz
    sur Terres de femmes


    La lumière se tamise (extrait de La Part de la lumière)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de L’Atelier du Grand Tétras)
    la page de l’éditeur sur La Part de la lumière





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  • Germain Roesz | La lumière se tamise


    La proximité aveugle
    Ph. (3), G.AdC









    LA LUMIÈRE SE TAMISE





    Un ballet d’ombres sur ton visage
    le nez se plisse
    le bruit des ferrailles du sud
    et des vaisselles dépareillées
    s’accumulent
    En imaginant l’avenir le temps se maussade
    l’inquiet croît
    le rêve protège de l’homme encombrant.

    De soir en soir
    l’attente des messages
    la strophe courte le mot haletant
    ne dit rien ne bouge pas regarde
    l’éblouissement sur les terres noires.

    L’affreuse solitude du soir
    où il n’y a rien à faire
    ni à défaire
    l’accroche où cela tombe
    il y a les moments
    il y a les instants
    où nulle décision ne s’impose.

    Je regarde le fil du film
    j’écris dans le brouillard de l’image
    dans la gaine du ventre
    je suis la route qui défile.

    J’embrasse tes yeux.
    me regardent-ils alors ?

    La proximité aveugle

    Dans chaque onde le monde se transforme
    puis s’éclipse

    Dans l’auréole de l’or
    il dit cette chose simple :
    je regarderai le clair de lune et j’attendrai.

    Dans la parole (dans l’infra) se condense l’infini du monde
    et l’infini du détail
    l’infini de l’infime.

    Elle dit :
    je te porte je te sens en moi
    je dors en toi j’assemble mes doigts dans la crinière.


    La nuque rouge
    quelques pics sur les bras
    un tressaillement dans le creux des seins
    m’écriras-tu ?
    Absence de peu de jours
    l’oubli agit à la vitesse d’un éclair
    une pensée sombre et le cerveau s’embrase
    une pensée grave et le cerveau s’affale.

    Il prend une feuille
    il écrit
    il croit qu’il écrit
    il regarde la feuille noire
    il lit et ne comprend pas
    les voix dans le crâne bouillonnent grincent
    Est-ce que tu m’aimes ?




    Germain Roesz, La Part de la lumière, textes, poèmes, peintures de Germain Roez, L’Atelier du Grand Tétras, 2019, pp. 115-116. Préface de Claude Louis-Combet. Entretien entre Michel Guérin et Germain Roesz.






    Germain Roesz  La Part de la lumière





    GERMAIN ROESZ


    Germain-roesz 2
    Source




    ■ Germain Roesz
    sur Terres de femmes


    La Part de la lumière (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de L’Atelier du Grand Tétras)
    la page de l’éditeur sur La Part de la lumière





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  • Odile Massé | [Il fait chaud]




    [IL FAIT CHAUD]




    Il fait chaud.

    Contre les marches où il n’y a plus d’ombre, près des graviers éclatants de blancheur, les insectes crissent et rampent. Je transpire. Je ne bouge pas. Je respire à petits coups l’air brûlant qui déchire mes poumons, j’écoute les oiseaux.

    Je les laisse approcher.

    Je pense à l’hiver, aux corneilles qui craillent et corbinent par centaines à la tombée du jour, au bois qui craque dans les grands arbres, aux appels affolés des étourneaux qui peuplent les branches sombres. Le parc est immense. Les gens marchent à pas pressés en remontant leur col, quelques enfants se roulent dans les tas de feuilles sèches (pour ma part, je préfère m’y coucher à l’automne, quand elles sont encore souples, odorantes, accueillantes au poids de mon corps qui s’apaise dans leur bruissement d’ailes répandues), il y a près du zoo tous les âpres fumets des fauves que j’évite d’approcher tant ils ressemblent à ceux du chenil, et dans les allées je marche sans bruit. Je m’assieds sur un banc, réchauffe mes doigts gourds dans le fond de mes poches, j’écoute les oiseaux. J’oublie le sang, la maison, les rires d’elle avec ses bêtes, j’oublie comme il fait sombre dans la boutique et comme j’ai envie, souvent, de poser mes mains sur le tissu frémissant de sa jupe, j’oublie les frôlements que j’ai osés dans le couloir, l’escalier, l’encadrement d’une porte, mon ventre glissant le long de ses hanches et tentant de s’y attarder, se frottant et pressant contre son corps, l’odeur de ses cheveux, de sa peau que je regardais transpirer près de moi, mes doigts soudain touchant sa taille ou s’enfonçant entre nous dans l’épaisseur de sa poitrine, et les fourmillements dans mes jambes tandis qu’ainsi je m’appuyais et pesais contre elle qui se dégageait— tout s’éloigne, ma chair se calme, je m’allonge dans le froid crissant, j’écoute les oiseaux dont les cris transpercent l’air et ma tête, j’attends. J’attends qu’enfin piaulent et pépient les petits dans les buissons, j’attends d’être envahi par les roucoulements, les gloussements, les gazouillis des oiseaux revenus, d’entendre dans leurs cages brailler les paons et jaser les perroquets, d’écouter près du bassin le cancanement des cygnes et sous les toits le gémissement des tourterelles, plus forts que tous les grognements des chiens et qui me fait oublier les crocs et les langues chaudes des bêtes, dans la touffeur qui s’étend — j’attends, couché sur mon banc, de retrouver l’émoi joyeux de tout cela qui siffle, caquette, turlute, babille, trisse et jacte, et chuchète, appelle, flûte, chante, trille, pleure, s’empare de l’espace, vole, gratte, bat des ailes et creuse avec son bec, change, bouge, sautille, pique dans le vide, s’évade, plonge, frôle les feuillages, se repose et flotte contre l’air et me regarde de profil, toujours, avec son œil fixe et vaguement méprisant.

    J’attends les soirs d’été, les crépuscules interminables où le ciel verdissant monte entre les toits de tuiles, où je m’assieds comme aujourd’hui près du calvaire, au-dessus de la ville.

    Là, tout s’apaise.

    L’air devient fluide, les martinets y tracent leurs envols ; j’écoute les bruissements des vents du soir. Je touche les pierres encore chaudes de la chaleur du jour, je m’évade loin de la maison où mastiquent les chiens en cadence, où elle mâche bouche ouverte et m’attend sans impatience, sachant qu’avec la nuit, comme les femmes aux lèvres rouges montent dans l’ombre autour de moi, je m’enfuirai vers la maison pour cacher ma tête entre ses bras.




    Odile Massé, L’Envol du guetteur, L’Atelier contemporain, François-Marie Deyrolle éditeur, 2018, pp. 78-79-80. Dessins de Christine Sefolosha. Lecture de Claude Louis-Combet.






    Odile Massé  L’Envol du guetteur  Éditions L'Atelier contemporain





    ODILE  MASSÉ


    Odile Massé
    Source




    ■ Odile Massé
    sur Terres de femmes

    Sortir du trou (extrait)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivain et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Odile Massé
    → (sur le site des éditions L’Atelier contemporain)
    la fiche de l’éditeur sur L’Envol du guetteur d’Odile Massé





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  • Roland Chopard | [C’est un peu plus compliqué]


    Chopard 2
    « L’œil est toujours dans le même abîme obsessionnel »
    Ph., G.AdC








    [C’EST UN PEU PLUS COMPLIQUÉ]




    C’est un peu plus compliqué : la voix suit ou ne suit pas, n’écoute ou n’écoute pas, cherche aussi une voie, elle laisse mûrir, traîner, elle abandonne, reprend en vain. Un processus de décomposition. Un retour, une reprise semble toujours possible, elle retrouve ses illusions en oubliant souvent le contexte de la matérialisation des phrases. Ces phrases apparemment figées sont au moins des incitations à poursuivre, avec ou non le secours d’autres paroles.

    Des pulsions animent la voix, en même temps qu’un lent travail de rumination lui est nécessaire. Palimpseste continu, l’acte d’écriture est une parodie, un écho de vestiges insaisissables. Le spectacle de la réalité, pas plus que les références culturelles ne sont là pour éclairer vraiment. Elle est toujours en quête de lieux sans limites car il y a tant de repères à fuir, de désastres difficiles à décrypter, de signes involontaires qui rappellent l’impuissance.

    Et les années passent… Quelquefois, avec une approche lente et progressive pour tenter de tordre encore mieux la langue, l’écriture se forme dans un état second (mais il n’y a pas besoin pour cela, d’adjuvants, de paradis artificiels). Fragments d’obscurités jetés au regard, soumis à la sagacité comme si un souffle allait soudain tout transformer en quelque chose d’inouï. Suite à des élans non dépourvus d’agressivité intellectuelle ou au contraire dans un état méditatif proche de la paresse. Ou de la sagesse. Inflexions du hasard et écoute distraite de ce qui émerge du mental. Le regard cherche alors un lieu non encore atteint. Une pureté. L’expression véritable est alors peut-être trouvée. Des bribes deviennent des vérités, du moins au moment où elles naissent.

    Seule réalité tangible, la voix est ainsi confrontée au (re)commencement interminable des livres disparus. C’est dans ce travail décisif qu’elle ne peut qu’exister. Parce que le non-dit est lié à une profonde blessure. S’il y avait une cause ou une vérité à chercher, ce serait dans ce sens.

    L’œil est toujours dans le même abîme obsessionnel, induisant des bribes mais dispersant tout ce qui se trame trop aisément quand les désirs s’obstinent avec les mêmes audaces pour (ac)coucher sur le papier de cette trace inouïe que personne n’attend.

    Mais, continuellement dans l’éphémère, la parole pourrait devenir violente quand elle doit bien reconnaître son incapacité à finalement se fixer. Elle s’arme alors de patience pour ne pas crier son désarroi, pour ne pas incriminer tous les rouages castrateurs du monde qui l’entoure (même s’ils existent). C’est l’équilibre instable, le porte-à-faux qui ferait qu’une décision irrémédiable pourrait intervenir et précipiter la chute et un nouveau retour au silence, cette fois définitif.



    Roland Chopard, Sous la cendre, 6 suites & variations pour voix seule(s), Éditions Lettres Vives, Collection entre 4 yeux, 2016, pp. 65-66-67. Postface de Claude Louis-Combet.






    Roland Chopard, Sous la cendre






    ROLAND CHOPARD


    Roland chopard





    ■ Roland Chopard
    sur Terres de femmes


    [L’œil réécrit constamment ce qui défile] (extrait de Parmi les méandres)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site du cipM)
    une notice bio-bibliographique sur Roland Chopard





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  • Claude Louis-Combet | [Il y avait la main]




    [IL Y AVAIT LA MAIN]




    Il y avait la main et il y avait la main
    Il y avait la face et il y avait la face
    Et l’océan entre les bords
    Ou encore cette torture des volumes qui voudraient se rejoindre en forme de Croix et n’y parviennent pas, en sorte que la seule image qui tienne encore est celle du désir en son vis-à-vis de silence





    L’œuvre de l’homme n’apporte aucun message
    car il est seul et ne sait rien
    Mais l’expression est à son comble, chaque fois
    Comme la hache dans le flanc
    Et celui qui n’a pas l’heur de s’arrêter, ce qu’il poursuit n’a pas de cesse
    Il traque le passage, entre oubli et ignorance
    Tantôt d’une part de la faille, tantôt de l’autre
    Il s’accompagne sans se rejoindre





    L’un toujours à distance et le deux sans appel
    À rôder dans le silence des pensées
    L’un et le deux, le même et l’autre
    Nés de faille et promis à faillite
    La porte bat de l’aile au-dessus du vide
    Nommera-t-on maison ce qui s’affronte et se dénie ?
    Ou enfant ce qui détale dès que le jour paraît ? –
    Rendez-nous la ténèbre car la lumière nous blesse



    Claude Louis-Combet, Dichotomies in Dichotomies suivi de Aube crucifère, Æncrages & Co, Collection Voix-de-Chants, 2015, s. f. Reproductions en sérigraphie de peintures de Jean-Claude Terrier.






    Dichotomies 2






    CLAUDE LOUIS-COMBET


    Claude_louiscombet_par_ric_toulot_3
    Eric Toulot, Portrait de Claude Louis-Combet
    Source






    ■ Claude Louis-Combet
    sur Terres de femmes

    Bethsabée à jamais
    Celle par qui la ténèbre arrive (note de lecture d’AP)
    Depuis le temps que la chair s’épure
    Hiérophanie du sexe de la femme
    Isula, insula
    « J’écris du désir comme du désert »
    Mala Lucina
    Noyau central
    Le Nu au transept (note de lecture d’AP)
    Radeau de la première femme, III (extrait de Dérives)
    Résurgences
    Suzanne et les Croûtons (note de lecture d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site Æncrages & Co)
    la page de l’éditeur sur Dichotomies



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  • Claude Louis-Combet, Le Nu au transept

    par Angèle Paoli


    Claude Louis-Combet, Le Nu au transept,
    L’Atelier contemporain,
    François-Marie Deyrolle éditeur, 2014.
    Images d’Yves Verbièse.




    Lecture d’Angèle Paoli




    LA FEMME, ŒUVRE D’ABSTRACTION




    Incisions incrustations palimpseste texte — photos en surimpression femme-mystère corps nu dévoilé/révélé — vera icona — dans son impudicité fondatrice première. Ève au miroir fondue confondue fusionne avec les ostensoirs ciboires crucifix guirlandes et dorures icônes de Vierge à l’Enfant cul offert ouvert — sexe-fleur-figue — épanoui dans le chatoiement des draperies en noir et blanc incandescence chapelets bracelets, rayonnement froid des soleils d’église, Ève tentatrice tendue offerte ouverte au désir du regard.


    Quel regard ? Celui du photographe — Yves Verbièse — attaché à rendre par ses images la beauté exaltée du texte de Claude Louis-Combet ? Celui de la lectrice qui effeuille parcourt égrène Nu au transept plonge avec la fébrilité d’une innocente aux mains nues aux mains pleines à la rencontre d’un récit attendu soupçonné jamais écrit ni rencontré toujours existant présent enfoui mis au ban secrètement désiré découvert ? Aimé ! Celui de Joseph ? Le théologien et prêtre qui interroge — à partir de la peinture-prétexte de Courbet, Baigneuse à la source, 1862 —, les profondeurs de son être. Et confie à son ami, le temps de leur entretien, le mystère de sa rencontre avec la Femme, prénommée Maria par le narrateur. Rencontre déterminante survenue cinquante ans plus tôt dans la cathédrale de Bourges. Celui de l’écrivain Claude Louis-Combet, enfin, dont on sait qu’il a renoncé à la prêtrise ? Mais non à la femme. La Femme éternelle à qui il offre avec ce Nu au transept, un hymne de gloire majestueux magistral. Regards croisés, intimement lacés-enlacés pour un ouvrage dédié à une esthétique du regard qui mêle Eros-Thanatos-Divin dans une seule et même chorégraphie. Une même iconographie ardemment fantasmée.


    L’œil de la Mort guette qui observe lorgne vers le vivant désir de femme pupille dilatée qui interroge notre désir, écho du désir du jeune homme du récit appelé par vocation à la prêtrise et convié un jour à la connaissance révélée de l’être-femme — ce fut comme une apparition — visité un jour de ses vingt ans par l’ostentatoire nudité tentatrice nudité d’une jeune beauté errant nue par les rues de la ville déambulant nue dans les travées de la cathédrale de Bourges, éveillant en lui, le chaste Joseph, une incandescence insoupçonnée, incisant au plus profond de sa conscience une « césure » douloureuse entre un « avant et un après », mise en abyme du regard désir du regard désirant affublé de tentures-couronnes de fleurs-cierges-tabernacles-ciboires-châsses-voiles-nimbes dorés, et le pubis sombre triangle du désir confondu fondu fusionnant avec un ostensoir soleil serti de pierres précieuses, assomption de la Vierge assimilée mêlée au corps dévêtu de l’Ève blonde, cette Maria aux cuisses campées sur l’autel des dévotions angéliques, visions pyramidales d’angelots musiciens, enfants aux visages purs, étoiles fleurs des champs plis et surplis de robes enlacements des corps qui font corps avec la statue de la Vierge vêtue de draperies couronnes célestes, et derrière, en filigrane, en surimpression palimpseste, Maria nue dansante parmi les gisants, cheveux longs librement flottant sur les épaules éternellement blonds éternellement symbole du désir lascivité qui vient coller aux images éternellement pieuses et adorantes des églises. Maria s’adonnant sans réserve à un rite sacré, énigme qui la livre à un corps à corps de feu avec le marbre froid qui emporte sa chair. Sous le regard éperdu interdit de Joseph. Et pourtant.


    Joseph reconnaissait « que la contemplation d’une femme, sans qu’il eût échangé une parole avec elle, sans qu’il l’eût jamais touchée, sans même qu’il l’eût regardée de très près, avait constitué en soi une expérience absolument dominante, une épreuve d’intériorité, en toute plénitude, au-dessus de tout ce qu’il avait connu ou pourrait connaître. […] Et c’était cette femme-là, anonyme par-delà son faux nom de Maria, qui avait révélé non au croyant, non au prêtre, mais à l’homme, ramené à sa simplicité première, quelques essentielles vérités de nature… »


    Le Nu au transept — titre somptueux du dernier ouvrage de Claude Louis-Combet publié par l’Atelier contemporain et illustré par les images (photomontage ?) d’Yves Verbièse — donne à découvrir la danse de Maria, jeune prostituée de Bourges, Ève souple aux seins ronds et lourds qui cache son visage entre ses bras ailes du désir sous le regard impassible d’angelots absorbés dans leur prière et dans leurs chants. Elle danse tendue sur l’autel de la mort, crucifiée peut-être, offerte de dos, nue dans son dialogue de chair aux prises avec ce qui fut jadis un vivant dont la chair a été avalée néantisée par la mort et par le sexe jadis dressé dans les convulsions de la possession, réduit à jamais à poussière, chair dense d’elle, souffle fraîcheur vibrante du plaisir qu’elle se donne sous le regard interdit du jeune homme chaste désirant interdit de chair par vocation de prêtrise, embrasements de la chair sculptée dans l’à-vif face aux squelettes ombreux desséchés et ombreux qui gisent et veillent en leur silence de pierre dans le transept de la cathédrale.


    À la tiédeur des sentiments d’aujourd’hui dégagés à jamais de la gangue des images mystiques, alliances secrètes amour- extase-mort, à la médiocrité des passions et des désirs de tout un chacun, Claude Louis-Combet oppose l’incandescence. Incandescence du regard et de l’écriture, l’une à l’autre enlacée comme chèvrefeuille unissant les amants à leur lien de fidélité éternelle, l’un servant l’autre jusque dans l’impudeur. Une impudeur naturelle, libérée de la faute originelle, librement assumée par la Femme mais aussi par le photographe et l’écrivain qui revisitent en complices la présence érotisée de la Femme dans le lien viscéral et charnel que celle-ci entretient avec le sacré, déambulant nue jusqu’au transept où elle s’unit nonchalante désinvolte langoureuse à la Vierge à l’Enfant éternellement absorbée dans le recueillement du mystère de la maternité divine, à la Mort qu’elle transcende. La Femme, « Être suprême » vécu dans Le Nu au transept comme « principe de puissance et d’amour ».


    Femme initiatrice qui donne à l’homme de découvrir sa propre intériorité. Dans la contemplation réitérée de ces offrandes charnelles, Joseph « découvrait, avec une étrange sensation de vertige intérieur, de douceur trouble, de malaise également sensuel et métaphysique, que son âme n’était pas simple, n’était pas une, mais double pour le moins, et qu’un être de femme, comme vestigial, comme résiduel, la peuplait tout autant que son être d’homme. »


    Ainsi, au cours des « douze dimanches de suite » répartis en huit tableaux qui composent cette fable théologique de haute tension, l’idée de la femme évolue-t-elle dans l’esprit de Joseph, et avec elle, sa conscience torturée. De tentatrice lubrique, la « démone acharnée au ravage des sens » se change peu à peu en « détentrice d’un noyau de mystère dont la révélation était essentielle pour la connaissance de soi ». Joseph entrevoit avec lucidité que « la prostituée était une sainte, au-dessus de toutes les saintes ». La réflexion du prêtre se tourne vers davantage de distanciation et presque de froid détachement. Son esprit s’applique « à la perception du corps féminin comme à l’observation d’un paysage ou d’un tableau ». « Loin de toute complaisance sensuelle », ses considérations le conduisent du côté de l’esthétique. Jusqu’à la « contemplation intérieure de la femme ». « Œuvre d’abstraction ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Claude Louis-Combet, Le Nu au transept






    CLAUDE LOUIS-COMBET


    Claude_louiscombet_par_ric_toulot_3
    Eric Toulot, Portrait de Claude Louis-Combet
    Source



    ■ Claude Louis-Combet
    sur Terres de femmes

    Bethsabée à jamais
    Celle par qui la ténèbre arrive (note de lecture d’AP)
    Depuis le temps que la chair s’épure
    Hiérophanie du sexe de la femme
    Isula, insula
    « J’écris du désir comme du désert »
    Mala Lucina (note de lecture d’AP)
    Noyau central
    Radeau de la première femme, III (extrait de Dérives)
    Résurgences
    Suzanne et les Croûtons (note de lecture d’AP)





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  • Claude Louis-Combet, Radeau de la première femme, III



    Première femme
    Elizabeth Prouvost, Radeau de la première femme
    in Claude Louis-Combet | Elizabeth Prouvost,
    Dérives, Fata Morgana, 2013, pp. 80-81.
    Source








    RADEAU DE LA PREMIÈRE FEMME, III



    Comme petite monnaie et pacotille
    Tous les mots sont tombés en chemin
    Le souffle a pris le relais de la parole
    L’un après l’autre
    Les gestes se sont rendus

    Dans le regard de l’un comme de l’autre
    Chacun l’amant comme l’amante
    Coule son âme et son désir
    Les mêmes eaux emportent le temps
    L’existence est immersion

    Femme première
    Au cœur de tout instant
    Est celle qui flue sans jamais changer
    Celle qu’étreinte noue à elle-même
    Hors de quoi rien ne serait

    Elle a marché comme une seule troupe
    Elle s’est trainée sur les genoux
    Elle a rampé
    Elle a pris possession de sa faille
    À coups de griffes à coups de poing

    Elle a traversé son enfance femelle
    Et sa jeunesse d’affamée
    Elle a tranché dans ses désirs
    Ni la sainte ni la démone
    Mais l’une et l’autre dans l’amante

    Elle est allée droit au phalle
    Par les chemins qu’elle inventait
    Il n’était pas d’autre amant
    Celui qui venait à sa rencontre
    La suivait depuis toujours

    L’un de l’autre l’un par l’autre
    De la même étreinte ils sont nés
    D’inépuisable amour et d’incessant désir
    Jalons d’un mythe qui les dépasse
    Et qui les fonde

    L’existence est immersion
    Dans cette fluidité sans interstice
    Où la chair épouse la chair qui l’épouse
    La bouche a pris le relais du sexe
    Pour prier à l’adresse du néant

    Amour, que votre volonté soit faite
    Et que rien ne vienne disjoindre
    Ceux que le désir a choisis
    Faites qu’en partage la mort nous soit accordée
    Gisants flottants tels nous viendrons au monde

    INSÉPARÉS



    Claude Louis-Combet, « Radeau de la première femme », III, in Claude Louis-Combet | Elizabeth Prouvost, Dérives, Fata Morgana, 2013, pp. 93-94-95.




    _______________________________
    NOTE : Dérives de Claude Louis-Combet est directement inspiré de photographies d’Elizabeth Prouvost, qui consacre une grande partie de son travail à la composition de puissantes scènes, dramatiques et symboliques, animées dans leur structure comme dans leur désolation, par l’image du Radeau de la Méduse de Géricault. De cette série des Radeaux, Claude Louis-Combet a retenu cinq figurations dont chacune, à la façon d’une vision complètement intériorisée, a suscité un récit où l’horreur épouse le sublime.






    Dérives






    CLAUDE LOUIS-COMBET


    Claude_louiscombet_par_ric_toulot_3
    Eric Toulot, Portrait de Claude Louis-Combet
    Source






    ■ Claude Louis-Combet
    sur Terres de femmes

    Bethsabée à jamais
    Celle par qui la ténèbre arrive
    Depuis le temps que la chair s’épure
    Hiérophanie du sexe de la femme
    Isula, insula
    « J’écris du désir comme du désert »
    Mala Lucina
    Noyau central
    Résurgences
    Suzanne et les Croûtons (note de lecture d’AP)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de Fata Morgana)
    la page de l’éditeur sur Dérives
    → (sur YouTube)
    Les radeaux d’Elizabeth Prouvost
    → (sur lelitteraire.com)
    une recension de Dérives par Jean-Paul Gavard-Perret






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  • Claude Louis-Combet, Suzanne et les Croûtons

    Claude Louis-Combet, Suzanne et les Croûtons,
    L’Atelier contemporain, 2013.



    Lecture d’Angèle Paoli





    Eros Thanatos
    Ph., G.AdC








    PAR-DELÀ L’OBSCÈNE ET LA DÉRISION ORIGINELLE




    Une petite écriture fine, légèrement inclinée vers la droite, court sur une trentaine de pages. Quelques ratures, à peine, viennent émailler le texte, ici ou là. Trois fois répété, trois fois souligné, le nom de Suzanne impose sa voix injonctive :

    Suzanne ! Suzanne ! Suzanne !

    On est au chapitre 8 de ce « brouillon » d’auteur, repris à l’identique quelques pages plus loin, comme un écho soutenu en écriture italique, par le récit lui-même. Ainsi se présente, sous forme d’un miroir textuel, le récit de Claude Louis-Combet, Suzanne et les Croûtons. La même petite écriture fine précise, dans la vignette de la première de couverture, que Suzanne et les Croûtons s’inspire du Livre de Daniel, récit biblique apocryphe. Connu le plus souvent sous le titre « Suzanne et les vieillards », l’épisode du Livre 13 est ici transformé en une vision tout autre. La « chaste Suzanne » des origines, symbole du désir masculin, surprise dans sa nudité par des vieillards libidineux, mise à mal par leur soif de vengeance et sauvée in extremis par l’intercession du jeune prophète Daniel, s’abandonne consentante — sous la plume complice de Claude Louis-Combet — aux désirs lubriques d’une armada de croûtons flapis. « Non pour l’édification des croyants, mais pour la mise en valeur et le soulagement des fantasmagories du sexe ».

    « Dérision », « fabulation grotesque », « érotique et fantasmatique », telles sont les expressions employées par Claude Louis-Combet pour qualifier son récit. Empruntant au topos de la culture occidentale, — depuis la Suzanne au bain d’Albrecht Altdorfer jusqu’à celle de Théodore Chassériau en passant par la Suzanne au bain et La Chaste Suzanne des peintres Véronèse, Tintoret, Gentileschi (Artemisia), Rembrandt, Rubens, Moreau…, le récit s’éloigne de l’archétype biblique pour créer une fable moderne de l’outrance, où le désir carnavalesque des croûtons, tout en grimaces hallucinées et en folie, explose à la face du lecteur.

    En une quarantaine de pages, l’auteur de Blesse, ronce noire et d’Ôo, ménageant le suspens, fait monter la tension par paliers jusqu’à la déflagration finale, apocalypto-cosmique. C’est d’abord une « attente infinie » qui met les pensionnaires « encasernés » dans la « Clinique du Confluent » — établissement qui tient à la fois de la maison de retraite et du bordel — en état de frénésie permanente. Vidés de leur esprit et de leur substance, les vieillards lubriques, occupés à des masturbations sans retenue ni pudeur, attendent la venue de Suzanne, leur « pôle unique d’attraction et de fixation ». Chacun, en ce qu’il lui reste de conscience et de « for intérieur », espère de la belle qu’elle saura rendre à son corps décharné, l’éphémère jaillissement de sève et l’explosion de vie dont il est depuis longtemps privé. Cet « Avent », auquel la bande de compères — ex-ripailleurs invétérés — se prépare activement et frénétiquement, ne saurait tarder. D’autant qu’il a été claironné par le « doyen et souverain seigneur, Rex Veterum », le plus que centenaire ci-devant « Roi des Flapis ».

    Incarnation du désir masculin portée au paroxysme, préfiguration du baptême pour l’Église, la Vierge des vierges (elle est cependant mariée, épouse du riche Joakim) est ici figure de rédemption. Investie dans la nouvelle de Claude Louis-Combet d’une mission thérapeutique susceptible de ranimer, pour un temps, les malheureux vieillards, Suzanne, s’exposant sans pudeur à un exhibitionnisme forcené, excitant le voyeurisme exacerbé des « croûtons », participe du désir puissamment fantasmé qui convulsionne les corps de ses amants. Nue et offerte, béante, Suzanne offre sa chair écartelée par ses caresses et ses orgasmes. Tandis que de l’autre côté de la vitre qui la sépare des vieillards – la claustra de Tintoret ou les frondaisons qui masquent dans la peinture la présence ricanante des deux vieillards —, les « croûtons » pantelants feulent leur désir.

    Voyeurisme et exhibitionnisme, éros et thanatos, mort et résurrection, profane et sacré, tout le récit est tendu par ces antagonismes qui s’entremêlent avec la plus grande dextérité, sous la plume ouvragée de Claude Louis-Combet. Ainsi le récit, construit sur le suspense, s’épanouit-il, semblable à une fleur vénéneuse qui ne craint pas d’exhiber les splendeurs qu’elle recèle dans les secrets de sa chair. Jusqu’à l’apothéose finale, inattendue.

    Il faut une plume éminemment experte, trempée dans la flamboyance d’une écriture recherchée — pas de retenue chez Claude Louis-Combet, qui use en abondance d’adjectifs et d’adverbes, et scande en orfèvre le rythme de ses phrases — pour faire de ce récit bref un bijou ciselé avec art. Une eau-forte à la manière de Jacques Callot, une vision à la Jérôme Bosch. Si l’obscène est présent dans les gestes et les grimaces des vieillards — maintenant le lecteur au bord du malaise —, il est transcendé par la beauté convulsive de Suzanne qui draine un rêve puissant. Celui de redonner vie à ces déchets humains flaccides ; de faire que leur chair retrouve, comme par miracle, la force vive qui était jadis la leur. Seule Suzanne, dont le nom murmuré entre les lèvres comme le chant d’une source lointaine, peut, par sa générosité et par le don absolu qu’elle fait d’elle-même, secourir l’âme en perdition des « croûtons ». Vision « révélatrice » que celle que Claude Louis-Combet fait surgir à partir des images bibliques, revisitées et réinterprétées. Révélatrice des désirs enfouis de la terrible humanité des vieillards, retranchée derrière les cloisons mortifères des hospices où ils attendent la mort, la vision de Claude Louis-Combet puise sa sève dans les involutions de son écriture. C’est là, dans ce creuset volcanique, que le rêve se fait chair. Par-delà l’obscène et par-delà la dérision originelle.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Louis-Combet, Suzanne et les Croûtons






    CLAUDE LOUIS-COMBET


    Claude Louis-Combet
    Eric Toulot, Portrait de Claude Louis-Combet




    ■ Claude Louis-Combet
    sur Terres de femmes

    Bethsabée à jamais
    Celle par qui la ténèbre arrive (note de lecture d’AP)
    Depuis le temps que la chair s’épure
    Hiérophanie du sexe de la femme
    Isula, insula
    « J’écris du désir comme du désert »
    Mala Lucina
    Noyau central
    Le Nu au transept (note de lecture d’AP)
    Radeau de la première femme, III (extrait de Dérives)
    Résurgences





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  • Claude Louis-Combet | Bethsabée à jamais




    Bethsabée
    Rembrandt Harmensz. Van Rijn, dit Rembrandt
    Bethsabée au bain tenant la lettre de David, 1654
    Huile sur toile, 142 x 142 cm
    Paris, Musée du Louvre
    Source







    Du vieil Rembrandt à sa belle Hendrickje



             Amour de moi, que restera-t-il bientôt de mon corps entré dans le reflux ?

    À saute-rides, sur mon visage, ta main cherche un souvenir de beauté.

    L’ombre a perdu la partie dans mon regard. Il s’incolore, il se noie dans la blancheur de ses eaux. Ce ne sont pas larmes retenues, c’est amnios résiduel, antérieur à toute vision, et débordant sans pudeur.

    Je te souris dans la débâcle de mes dents.

    Mes lèvres buboniques ne t’effraient pas encore. Ta bouche vient s’y presser, comme ferait un enfant aveugle qui embrasserait  son chien.

    Mon souffle n’est plus ce qu’il était. Mes bras non plus. Ils sont chétifs dans l’étreinte et étroits dans la douleur.

    J’ai le ventre boudiné et la peau flasque. Encore un peu de lassitude, et j’accrocherai cette défroque au portemanteau.

    Ce n’est pas l’esprit qui souffle le plus. Entre organum et trompette, mon boyau lâche de l’air à tout venant. Musique pour l’oreille et pour le nez ; sans distinction. Aura de fétidité pour celui qui rêva d’être un saint.

    Ma peau a séché. La canicule a frappé le vieux crapaud sur le chemin désert. Il se plisse et s’écaille. Mais ce n’est pas une mue. Le terme seulement.

    Quand la blancheur de mon poil aura conquis mon pubis, alors, amour de moi, rends-moi à la terre qui me rendra la blancheur de mes os.

    Contemple mon phalle. Absenté des puissances du désir, il est comme s’il n’était pas. Rentré en lui-même, il a remonté son cours jusqu’aux lobes du cerveau, où il rêve. Dans le creux de ta main, il a consistance et somnolence de nourrisson. Agite-le tendrement, il régurgitera son lait.

    Mes ballottes  grelottent, maigries  et falottes. La braise est morte. Froids, les marrons. Vides, la gousse et le gousset.

    Un vieux prurit a fait de mon cul une nèfle parmi les ronces. Touche-moi. Touche le fond du sang, le bitume et la poix — dernier recours de ma palette.

    Amour de moi, la chair fut brève. J’ai fixé ta nudité dans la mémoire de mes toiles et sur le papier. Ainsi demeures-tu, tandis que je passe. Éternelle Bethsabée et courbure d’éternité. Éternelle toison d’or rescapée des vaisseaux du temps. David le périssable survivra-t-il dans le souvenir de ta beauté ?

    Ne cesse pas de croître cependant que je m’abîme en absence. Le passé a rattrapé mon corps. Bientôt il le dépassera. Déjà je ne suis que pour avoir été. Sur le chevalet noir, mon dernier portrait me dévisage. Il tient mon coeur dans l’angoisse de ses traits et ton amour dans la lumière de son front.




    Claude Louis-Combet, Bethsabée à jamais in Cantilène et fables pour les yeux ronds, José Corti, 2006, pp. 75-76-77.




    CLAUDE LOUIS-COMBET


    Louiscombet_1
    Source



    ■ Claude Louis-Combet
    sur Terres de femmes

    Celle par qui la ténèbre arrive (note de lecture d’AP)
    Depuis le temps que la chair s’épure
    Hiérophanie du sexe de la femme
    [Il y avait la main] (extrait de Dichotomies)
    Isula, insula
    « J’écris du désir comme du désert »
    Mala Lucina
    Noyau Central
    Le Nu au transept (note de lecture d’AP)
    Radeau de la première femme, III (extrait de Dérives)
    Résurgences
    Suzanne et les Croûtons (note de lecture d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    4 octobre 1669 | Mort de Rembrandt






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