Étiquette : Claudia Rankine


  • 27 janvier 1972 | Mort de Mahalia Jackson

    Éphéméride culturelle à rebours



        Le 27 janvier 1972 meurt à Chicago Mahalia Jackson, née à la Nouvelle-Orléans le 26 octobre 1911. Elle avait donné son dernier récital à Munich en septembre 1971. À la Greatest Salem Baptist Church, plus de 40 000 personnes viennent rendre hommage à l’une des plus grandes chanteuses américaines de gospel.






    Portrait de Mahalia Jackson
    Image, G.AdC






    CLAUDIA RANKINE, DON’T LET ME BE LONELY (extrait)



    MAHALIA JACKSON IS A GENIUS



    Mahalia Jackson is a genius. Or Mahalia Jackson has genius. The man I am with it trying to make a distinction. I am uncomfortable with his need to make this distinction because his inquiry begins to approach subtle shades of racism, classism, or sexism. It is hard to know which. Mahalia Jackson never finished the eighth grade, or Mahalia’s genius is based on the collision of her voice with her spirituality. True spirituality is its own force. I am not sure how to respond to all this. I change the subject instead.

    We have just seen George Wein’s documentary, Louis Armstrong at Newport, 1971. In the auditorium a room full of strangers listened to Mahalia Jackson sing “Let There Be Peace on Earth” and stood up and gave a standing ovation to a movie screen. Her clarity of vision crosses thirty years to address intimately each of us, waiting to be awakened, even though “it had to go through its own lack of answers, through terrifying silence, (and) through the thousand darknesses of murderous speech.”

    Perhaps Mahalia, like Paul Celan, has already lived all lives for us. Perhaps that is the definition of genius. Hegel says, “Each man hopes and believes he is better than the world which is his, but the man who is better merely expresses this same world better than the others.” Mahalia Jackson sings as if it is the last thing she intends to do. And even though the lyrics of the song are, “Let there be peace on earth and let it begin with ma,” I am hearing, Let it begin in me.

    In my dream I apologize to everyone I meet. Instead of introducing myself, I apologize for not knowing why I am alive. I am sorry. I am sorry. I apologize. In real life, oddly enough, when I am fully awake and out and about, if I catch someone’s eye, I quickly look away. Perhaps this too is a form of apology. Perhaps this is the form apologies take in real life. In real life the looking away is the apology, despite the fact that when I look away I almost always feel guilty; I do not feel as if I have apologized. Instead I feel as if I have created a reason to apologize, I feel the guilt of having ignored that thing —the encounter. I could have nodded, I could have smiled without showing my teeth. In some small way I could have wordlessly said, I see you seeing me and I apologize for not knowing why I am alive. I am sorry. I am sorry. I apologize. Afterwards, after I have looked away, I never feel as if I can say, Look, look at me again so that I can see you, so that I can see you and apologize.



    Claudia Rankine, Don’t Let Me Be Lonely, An American Lyric, Graywolf Press, Minneapolis, Minnesota 55401, 2004, pp. 97-98.







    CLAUDIA RANKINE, SI TOI AUSSI TU M’ABANDONNES (extrait)



    MAHALIA JACKSON EST UN GÉNIE



    Mahalia Jackson est un génie. Ou bien Mahalia Jackson a du génie. L’homme avec qui je vis essaye de faire la distinction. Je ne me sens pas à l’aise avec son besoin de faire cette distinction parce que son interrogation se teinte d’indéfinissables soupçons de classe, de sexisme, de racisme. Difficile de savoir lesquels. Mahalia Jackson n’a jamais fini sa 5ème. Ou bien le génie de Mahalia Jackson est fondé sur la rencontre de sa voix et de sa spiritualité. Une spiritualité authentique est une force en soi. Je ne sais pas trop quelle réponse apporter à tout ça. Alors, je change de sujet.

    Nous venons juste de voir le documentaire de Georges Wein : Louis Amstrong à Newport, 1971. Dans l’auditorium, une salle pleine d’étrangers a écouté Mahalia Jackson chanter « Que la Paix soit sur Terre » et s’est mise debout pour ovationner un écran de cinéma. La clarté de sa vision traverse trente années pour s’adresser à chacun dans son intimité. C’est comme si sa voix avait toujours sommeillé en nous, dans l’attente d’un réveil, même si ce réveil « a dû en passant par sa propre absence de réponse, franchir un silence terrifiant (et) aussi l’obscurité de milliers de discours meurtriers. »

    Peut-être que Mahalia Jackson, comme Paul Celan, a déjà vécu toutes nos vies pour nous. C’est peut-être ça la définition du génie. Hegel dit : « Chaque homme espère et croit qu’il vaut mieux que le monde où il vit, mais le meilleur des hommes ne fait qu’exprimer ce monde mieux que les autres ». Mahalia Jackson chante comme si c’était pour la dernière fois. Et même si les paroles sont : « Que la paix soit sur terre et qu’elle commence avec moi » j’entends Qu’elle commence en moi.

    Dans mon rêve je demande pardon à tous ceux que je rencontre. Au lieu de me présenter, je demande pardon de ne pas savoir pourquoi je suis en vie. Je suis désolée, pardonnez-moi. Dans la vie, assez bizarrement, quand je suis tout éveillée, alerte et attentive, si je croise le regard de quelqu’un, je détourne vivement les yeux. Peut-être cela est-il une façon de demander pardon. Peut-être que c’est la forme que le pardon prend dans la vie réelle. Dans la vie, détourner les yeux, c’est demander pardon bien que je me sente presque toujours coupable quand je détourne les yeux ; je ne me sens pas comme si j’avais demandé pardon. Au lieu de cela, je me sens comme si j’avais créé une raison de demander pardon. Je me sens coupable d’avoir ignoré cette chose – la rencontre. J’aurais pu faire signe de tête, j’aurais pu sourire sans montrer mes dents. En bref, j’aurais pu dire tacitement, je vous vois me regarder et je demande pardon de ne pas savoir pourquoi je suis vivante. Je suis désolée. Je suis désolée. Pardonnez-moi. Après coup, après que j’ai détourné les yeux, je ne me sens jamais comme si je pouvais dire : Regardez. Regardez-moi encore pour que je puisse vous voir, pour que je puisse reconnaître vous avoir vu, pour que je puisse vous voir et demander pardon.



    Claudia Rankine, Si toi aussi tu m’abandonnes, José Corti, Série américaine, 2010, pp. 115-116. Traduction Maïtreyi et Nicolas Pesquès.





    ■ Voir/écouter aussi ▼

    → (sur le site George Mason University)
    la première partie du texte original de l’extrait ci-dessus (« Mahalia Jackson Is A Genius ») lue par Claudia Rankine le 27 septembre 2007 à l’université américaine George Mason (près de Washington, D.C.) (Source)
    → (sur Terres de femmes)
    Claudia Rankine, Si toi aussi tu m’abandonnes (note de lecture d’AP)




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  • Claudia Rankine, Si toi aussi tu m’abandonnes

    Claudia Rankine, Si toi aussi tu m’abandonnes,
    José Corti, Série américaine, 2010.
    Traduction Maïtreyi et Nicolas Pesquès.


    NYC 1
    Ph., G.AdC




    DON’T LET ME BE LONELY



        Tout écrit est une « sorte de performance », confie dans une interview la poète jamaïcaine Claudia Rankine. Coéditrice avec Lisa Sewell de l’anthologie poétique American poets in the 21st Century: The New Poetics, Claudia Rankine, qui pense davantage en termes d’écriture qu’en termes de genre, s’inscrit dans la continuité de ses prédécesseurs. Elle ancre ses textes dans la modernité du « documentary poetry », écriture inventée de longue date outre-Atlantique et abondamment pratiquée depuis William Carlos Williams, pour ne citer que le poète de Paterson.

        Déconcertante est, à première approche, la « performance » américaine Don’t let me be lonely. S’agit-il d’un essai sur le cinéma américain, d’un roman d’amour-guimauve ou d’un traité de médecine ? Aucune mention particulière n’accompagne le titre de la première de couverture, titre traduit en français par Si toi aussi tu m’abandonnes. Au lecteur de siffloter librement le célèbre air de High Noon (Le train sifflera trois fois) : « Do Not Forsake Me, Oh My Darlin », ou au contraire de décider librement, selon le vœu de Claudia Rankine, de la catégorie dans laquelle ranger ce curieux « objet d’Amérique ». En revanche, la quatrième de couverture ramène le lecteur vers d’autres pistes de lecture. « Documentary poetry ». Expression singulière, parce que paradoxale, qui oriente dans le même temps du côté du documentaire et du côté de la poésie. Quant à la page de titre, elle précise « Ballade américaine » (an american lyric). L’ajout de ce sous-titre, qui conforte le choix du titre effectué par les traducteurs (Maïtreyi et Nicolas Pesquès), confirme que l’ouvrage s’inscrit bien dans la tradition littéraire de la « ballade », genre poétique ancien qui privilégie la forme brève et s’accompagne de musique.

        À l’intérieur du livre, les schémas explicatifs du corps humain avec organes et systèmes électriques intégrés alternent avec des textes de longueur, de typographie et de présentation variables ; les poèmes sur la solitude alternent avec les images de films en noir et blanc ― La Horde Sauvage de Peckinpah, Fitzcarraldo avec en gros plan, le visage douloureux de Klaus Kinski ―, de radiographies et de photographies, de documents d’archives divers. Les deux directions antithétiques ― documentaire et poésie ― semblent pouvoir coexister et se compléter. Au fil des pages, l’ouvrage, ponctué chapitre après chapitre d’un écran vide, en grisé noir et blanc, mixe images télévisuelles et slogans publicitaires, listes de laboratoires et posologies de médicaments. Mais l’essentiel du texte peut être assimilé à un récit autobiographique constitué de morceaux reliés entre eux par un même questionnement sur la mort. Déclinée tout au long des pages, la mort est sans doute le protagoniste essentiel de cette étrange ballade au cœur de l’Amérique des années Bush. La mort tisse sa toile et étire ses ramifications à travers les formes différentes qu’elle prend au cours d’une vie, pour les autres et pour soi-même : mort accidentelle, mort consécutive à la maladie, mort associée au meurtre et à la peine de mort, mort généralisée dans la tragédie du World Trade Center. La mort est toujours violence, assortie d’absurde, de douleur, de larmes, de chagrin, de désespoir, d’incompréhension. « Où va ce genre de chagrin », interroge la poète. Et Paul Celan de lui souffler à l’oreille :

        « Toutes ces formes de sommeil, cristallines
        que tu revêtais
        à l’ombre du langage
        je leur infuse mon sang

        ces lignes d’images, je
        dois les garder
        à l’abri des veines-fissures
        de ma connaissance

        mon deuil, je le vois,
        passe dans ton camp. » *






    NYC 2
    Ph., G.AdC





        La mort est le fil conducteur de Si toi aussi tu m’abandonnes, objet constant chez Claudia Rankine d’une perplexité qui alimente sa réflexion. Ainsi du premier fragment, ouvert sur le passé et l’enfance de la narratrice, qui donne le ton :

        « Il fut un temps où je pouvais dire que personne n’était mort parmi ceux que je connaissais bien. »

        La présence du « je » qui questionne l’environnement médiatique et médical qui est le sien, culmine dans le dialogue de Claudia Rankine avec son éditrice :

        « Mon éditrice me demande de lui dire exactement ce que le foie signifie pour moi […]. Je comprends que ce qu’elle veut est une explication des liens mystérieux qui existent entre un auteur et son texte. Si je suis présente en tant que sujet, quelle est ma responsabilité vis-à-vis du contenu, de la valeur de vérité, des mots eux-mêmes ? Est-ce que « Je » égale moi ou bien ce « je » ne fait-il qu’embrayer pour passer d’une phrase à l’autre ? Devrais-je dire nous ? La voix n’est-elle pas plurielle si j’en prends la responsabilité, qu’est-ce que mon sujet signifie pour moi ? »

        Tout au long des différents fragments qui composent un même chapitre, Claudia Rankine interroge les médias, coupures de journaux, films, panneaux publicitaires, journal télévisé… responsables, selon la poète, des graves dépressions qui affligent le téléspectateur américain. Dont elle convient qu’elle fait aussi partie.

        « La nuit je regarde la télévision pour trouver le sommeil, ou bien je regarde la télévision parce que je ne le trouve pas. »

         Ou encore :

        « Il y a des nuits où je compte les publicités pour les anti-dépresseurs. Si la même publicité se répète, je la compte quand même. Ça me paraît normal que les laboratoires pharmaceutiques fassent de la publicité au milieu de la nuit quand les gens sont moins distraits et à même d’être mieux et très précisément à l’écoute de leur corps apeuré et des angoisses qui les accompagnent. »

        Elle-même assujettie à la tyrannie du petit écran et à la surconsommation abusive des médicaments, Claudia Rankine dénonce, non sans humour ou ironie, la vacuité consternante des messages télévisuels en même temps que la vacuité tragique qui règne sur les vies. Or la vie n’est pas un spectacle et « un homme qui crie n’est pas un ours qui danse ». Il est temps pour chacun de devenir acteur de sa propre vie. Ainsi parle Aimé Césaire dans l’exergue qui préside à l’ouverture de Don’t let me be lonely. À quoi répond en écho, émouvante et généreuse, la conclusion de Claudia Rankine :

        « Pour faire en sorte que quelque chose soit donné, une main doit se tendre et une autre recevoir. Nous devons tous deux être ici dans ce monde dans cette vie à cet endroit pour dire la présence de. »

        De cette traversée dans le temps et dans les formes, quelque chose étreint, qu’il est difficile de définir. Originale et riche, « la ballade américaine » de Claudia Rankine est singulièrement émouvante. Drôle aussi derrière le tragique têtu de l’existence.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



    * Paul Celan, « Toutes ces formes endormies » (« Alle die Schlafgestalten ») est extrait du dernier livre de Celan, Zeitgehöft, publié en 1976 (trad. fr. : Enclos du Temps, Éditions Clivages, 1985, non paginé. Traduction Martine Broda).




    Si toi aussi tu m'abandonnes 3






    CLAUDIA RANKINE

    Claudia Rankine
    Source


    ■ Claudia Rankine
    sur Terres de femmes

    « Mahalia Jackson Is A Genius » (extrait de Si toi aussi tu m’abandonnes)


    ■ Voir/écouter aussi ▼

    → (sur Poets.org)
    une biographie de Claudia Rankine
    → (sur le site de José Corti)
    une fiche sur Si toi aussi tu m’abandonnes
    → (sur YouTube)
    Claudia Rankine Speaks on Great Poems

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