Étiquette : Cole Swensen


  • Déborah Heissler, Les Nuits et les Jours

    par Angèle Paoli

    Déborah Heissler, Les Nuits et les Jours,
    éditions Æncrages & Co, Collection Ecri(peind)re, 2020.
    Dessins de Joanna Kaiser.
    Préface de Cole Swensen, traduite par Virginie Poitrasson.



    Lecture d’Angèle Paoli


    BLANCHE OU LA « FIGURE » OUBLIÉE




    Tout avait commencé là,

    ce matin.

    Ainsi s’ouvrent Les Nuits et les Jours, dernier recueil de Déborah Heissler, récemment publié aux éditions Æncrages & Co. Par ces mots en italiques empruntés à La Montagne blanche, roman de Jorge Semprun. Où ? Quand ? Qui et qui ? Autant de questions que le lecteur se pose dès que s’amorce la lecture du récit. Questionnement qui déconcerte s’agissant d’un ouvrage de poésie. Et qui se posent pourtant dès que le lecteur se tient aux abords du poème de Déborah Heissler. Déconcertent aussi le fait que la poète ait choisi pour exergues, non pas des vers empruntés à des poètes, mais des extraits tirés de deux romans : L’Insoutenable légèreté de l’Être de Milan Kundera et La Montagne blanche de Jorge Semprun. D’autres échos existent, implicites. Entre le prénom Karol et le nom du traducteur de Kundera : François Kerel ; entre le prénom Karol et celui du metteur en scène Karel Kepela dans le roman de Jorge Semprun. Roman où les amours de Karel Kepela s’entrecroisent dans les lacis de la mémoire. Comme c’est aussi le cas pour Karol dans Les Nuits et les Jours. Quant au prénom de Blanche associé à l’oubli (prénom déjà présent dans un précédent recueil, Sorrowful Songs), comment ne pas songer au roman de Louis Aragon, Blanche ou l’oubli ? Alors ? Poésie ou éclats de romans ? L’un et l’autre genre sans doute se côtoient ici pour offrir une forme poétique nouvelle qui n’a pas encore trouvé son nom. Ainsi le souligne d’ailleurs la poète américaine Cole Swensen, à qui l’on doit une préface éclairante et cette remarque :

    « Dans ce dernier recueil, Les Nuits et le Jours, Déborah Heissler a su créer une forme nouvelle du récit poétique… ».

    Ce qui fait la complexité et l’originalité de ce recueil, mais aussi sa force et sa beauté, c’est la manière qu’a la poète d’appliquer à ses poèmes des interrogations qui sont propres à l’espace romanesque tout en les modelant et en les modulant à son gré. L’instabilité du temps (ses accélérations et ses ellipses) et de l’espace ainsi que celle des personnages plongent les menus événements et les mécanismes propres au récit dans une atmosphère floutée, indécise, qui bascule, en trois mots, de l’hiver au printemps, de la lumière à l’ombre, de la nuit au jour, modifiant les contours, les formes, le tremblé des feuilles, le regard. Les échanges.

    Pourtant, au fil des pages, des titres se détachent, certains en capitales. Des dates apparaissent Janvier quarante-sept / Février / Février MCMXLVII. Des noms de lieux identifiables, la Pologne, Cracovie, et des toponymes peu connus du lecteur. Wieliczka / Zakopane/ Podgorze…. On entre dans l’histoire. Au cœur d’un texte écrit un 18 juillet 2019, au Mocak, le Musée d’Art Contemporain de Cracovie. Le recueil est dédié à deux personnes : Ph. D. (doctor philosophiæ ?) et Pascal. Le lecteur ne saura rien des deux dédicataires. Il ne saura rien non plus, ou si peu de choses, de Blanche dont le nom revient pourtant de manière itérative, tantôt en majuscules, tantôt en caractères italiques ; tantôt en titre du poème, tantôt au sein même du poème… Des petits pavés textuels se détachent sur la page. Où alternent caractères en italiques et caractères romains. Des fragments de phrases reviennent, qui ponctuent le récit et ajoutent à son mystère : « Sur la première page » / « à la chute du jour » … S’agit-il d’un voyage ? D’une rencontre amoureuse entre Blanche et Karol ? Quand était-ce ? Quelque chose a eu lieu, il y a sans doute longtemps. Ailleurs. Quelque chose qui cherche sa voie/sa voix dans l’écriture. C’est cela que se dit la lectrice qui tâtonne au fil des phrases, hésite entre prose romanesque et poésie, entre mémoire et oubli, entre réel et rêve. La dernière phrase du recueil n’est-elle pas « TU TE RÉVEILLES » ?

    Le mystère prend corps dès le poème d’ouverture. Celui qui suit la citation en italiques :

    Tout avait commencé là,

    ce matin.

    Des mots reviennent, qui se répètent d’une strophe à l’autre. Deux strophes très brèves. Répétitions surtout des assonances en [ã] propres à étirer le temps. « Moment » / « étonnement » / absolument / « cadence » / « tranquille » / « lenteur » … En même temps que la lenteur se pose la tonalité « à voix basse ». Tout commence avec ce quelque chose d’indéfinissable et d’incertain, en un lieu étrange – un « magasin » et son « sous-sol », des présences absentes anonymes.

    « On avait commencé à parler et demain

    peut-être, on ne se dirait pas même bonjour. »

    Il semble pourtant qu’il y ait une histoire. Entre le narrateur et Karol. Entre Karol et Blanche. Et sans doute aussi avec la poète, Déborah Heissler. Une histoire déjà vécue, une histoire en train de s’écrire. Une autre récente qui prend forme sous nos yeux à travers le récit du narrateur. Les deux s’entrelacent subtilement de sorte que le lecteur s’égare, dans le temps, dans l’espace, en compagnie des personnages, pourtant si peu nombreux. Mise en abyme d’histoires. Vécues rêvées écrites en train de s’écrire…

    L’histoire qui est convoquée ici, dans ce sous-sol, sous la plume de Karol, sous la forme de textes-souvenirs, s’écrit en italiques. De Karol on apprend par le biais du narrateur qu’il est « étudiant en médecine » ; que le narrateur du récit et lui travaillent dans le « sous-sol » du magasin. Que Karol interrompt son travail d’écriture, lequel semble mêler notations personnelles prises sur le vif

    — « Rien que des choses silencieuses ce matin » – et prise de notes sur le livre qu’il était en train de lire. Blanche ou l’oubli ?

    « L’hiver arrivait lorsque Karol posa sa plume […]

    Un peu plus tard, dans ce livre que je lisais et que je quitte, l’une des figures de second plan m’apparut. Très nettement, celle de Blanche. De Blanche cet après-midi-là dans les jardins de « Stanislas ». L’importance de cette figure m’apparut d’autant plus nettement que cette figure, dans le récit, atteint sa plus grande force quand elle utilise les formes du juste et du raisonnable… ».

    S’agit-il de la même Blanche ? La Blanche romanesque et illusion, insaisissable d’Aragon ? La Blanche de la rencontre amoureuse de Karol, faite jadis en Pologne ?

    Déborah Heissler brouille à dessein les pistes, les choix du récit, multiplie les énigmes autour de Blanche et déjoue les attentes des lecteurs. Conformément à ce que la poète écrit dans le poème – BLANCHE, qui donne une définition en creux du recueil :

    « Ni tableau, ni théâtre, où les choses auraient

    été engagées, pour figurer une vie autre que la

    leur. »

    Ou bien, comme dans le poème – Puis vues :

    « Lieu de conversation, point

    de rencontre, où se trouvent les contraires. »

    Ou encore, dans le même poème, cette strophe qui semble être un condensé du recueil de Déborah Heissler :

    « C’est ici la terre qui s’inverse – la lumière ad-

    venant  comme un miracle  au sein de  la durée

    de l’hiver,  irréelle,  qui  par  l’atonalité  de  ses

    formes, de leurs contours tremblés, favorise un

    autre  ordonnancement  des  lieux,  la  redécou-

    verte de l’horizon

    l’accord ancien du solide

    et de l’ajouré ».

    La poète démultiplie les ramifications de son rêve comme le fait aussi Joanna Kaiser dans les deux dessins qui accompagnent les poèmes oniriques du recueil de Déborah Heissler. La mémoire s’est effacée au fil du temps, emportant avec elle, dans ses replis de silence, la « figure » de Blanche oubliée. Karol et Blanche. Une histoire d’amour où les amants

    « OBS –

    CURENT »,

    gagnés par l’ombre.

    Et un très beau recueil. Tout en demi-teintes. Envoûtant. Fugue et fugacité.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Deborah Heissler  les-nuits-et-les-jours




    DÉBORAH HEISSLER


    Deborah Heissler Guidu
    Image, G.AdC





    ■ Déborah Heissler
    sur Terres de femmes


    Je ne peux oublier (poème extrait des Nuits et des Jours)
    Près d’eux, la nuit sous la neige (lecture d’AP)
    La protection des pierres (poème extrait de Près d’eux, la nuit sous la neige)
    Sorrowful Songs (lecture d’AP)
    « Des pas dans la neige » (poème extrait de Sorrowful Songs)
    sur l’herbe sèche ce jour (poème extrait de Chiaroscuro)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    loin (poème extrait de Comme un morceau de Nuit, découpé dans son étoffe)
    → (dans la galerie Visages de femmes) « 
    Errance » (poème extrait de Près d’eux, la nuit sous la neige)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Æncrages & Co)
    la fiche de l’éditeur sur Les Nuits et les Jours
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Déborah Heissler





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  • Déborah Heissler | Je ne peux oublier



    Les Nuits et les Jours 2






    JE NE PEUX OUBLIER

    que je suis ici dans une ville étrangère

    dont nous ne nous souviendrons plus

    (que
    dans nos rêves)

    qu’il me faudra

    la quitter



    Sous un ciel humide, la pluie hésite

    parapluie (BLANC) et pluie insistante

    longue

    interminable

    Je

    ne me souviens

    que d’une manière confuse

    des circonstances

    dans lesquelles me sont venues

    ces images (CETTE PENSÉE)

    cette impression (LE SENTIMENT)

    la vision immédiate qu’on nommera poésie

    (SI L’ON VEUT) le temps d’un battement de

    paupières



    Déborah Heissler, Les Nuits et les Jours, éditions Æncrages & Co, Collection Ecri(peind)re, 2020, pp. 37-38. Dessins de Joanna Kaiser. Préface de Cole Swensen, traduite par Virginie Poitrasson.





    Deborah Heissler  les-nuits-et-les-jours




    DÉBORAH HEISSLER


    Deborah Heissler Guidu
    Image, G.AdC





    ■ Déborah Heissler
    sur Terres de femmes


    Les Nuits et les Jours (lecture d’AP)
    Près d’eux, la nuit sous la neige (lecture d’AP)
    La protection des pierres (poème extrait de Près d’eux, la nuit sous la neige)
    Sorrowful Songs (lecture d’AP)
    « Des pas dans la neige » (poème extrait de Sorrowful Songs)
    sur l’herbe sèche ce jour (poème extrait de Chiaroscuro)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    loin (poème extrait de Comme un morceau de Nuit, découpé dans son étoffe)
    → (dans la galerie Visages de femmes) « 
    Errance » (poème extrait de Près d’eux, la nuit sous la neige)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Æncrages & Co)
    la fiche de l’éditeur sur Les Nuits et les Jours
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Déborah Heissler





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  • Cole Swensen, Le nôtre

    Cole Swensen, Le nôtre,
    Éditions Corti, Série américaine, 2013.
    Traduction par Maïtreyi et Nicolas Pesquès.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Parc de Vaux-le-Vicomte
    Source







    « AINSI EN VA-T-IL DE LA PROPRIÉTÉ PRIVÉE »



    Croiser son corps de lectrice ― pensée, mouvements et humeurs ― avec celui de deux traducteurs, femme et homme, danseuse et poète (Maïtreyi et Nicolas Pesquès), et, plus en amont, avec les mouvements et humeurs, corps et pensée, énigmatiques, de la poète américaine Cole Swensen, c’est tenter de faire remonter à la surface, mots sous les mots, les mots de l’autre, des autres, superpositions de sensibilités, strates de langues et de langages. Dans l’entrecroisement des corps, un théâtre s’ouvre, qui démultiplie les scènes en quinconces. Théâtre du monde qui donne à entrevoir un univers disparu dont nous ne saisissons que bribes et reflets. Des fantômes glissent, comme surgis soudain des miroirs d’eau où ils s’étaient endormis ; ils effleurent un instant nos mémoires, puis s’effacent, égarés dans d’étranges jardins, autrefois leur propriété, devenus publics avec le temps, dont ils ne reconnaissent ni les formes ni les usages. C’était pourtant leur monde familier, ces espaces réservés, ordonnancés en terrasses, agrémentés de parterres savamment enlacés, de bassins et de grottes, de bosquets, d’orangeries et de serres, de statues et de jets d’eau. Étrangers à eux-mêmes et au monde bouleversé par les révolutions qu’ils n’ont pas vu venir, ces fantômes sont les Grands de jadis. Les Médicis – Catherine, « l’arpenteuse des Tuileries » et Marie qui fit venir l’eau de la Rungis pour alimenter le jardin du Luxembourg –, et Fouquet, « l’âme » de Vaux-le-Vicomte ; et les Condé, les Montpensier. Et les rois. Sans parler des surintendants « des Eaux et Fontaines », de « Louis Le Vau l’architecte, Charles Le Brun le peintre », sans parler des sculpteurs, savants de tous ordres, qui contribuèrent à l’élaboration de ces majestueuses demeures, créées pour défier l’éternité. Et inventer pour y parvenir tout ce qui favoriserait la relation sublime du roi à Dieu. Mais, avec Cole Swensen, les Grands ne sont qu’ombres errantes. La galerie des portraits n’est qu’à peine esquissée, vaste trompe-l’œil au service d’une poésie exigeante et originale, dont Le Nôtre n’est peut-être qu’un prétexte. Jardinier de Louis XIV, né en 1613, fils et petit-fils de jardiniers du roi, André Le Nôtre, ayant acquis ses lettres de noblesse en l’an 1675, est aujourd’hui connu et reconnu comme l’inventeur du « jardin à la française ». Un jardin qui marie savamment, grâce au génie du grand maître, les deux pôles opposés mais complémentaires de la nature et de la culture.

    Ainsi, après s’être consacrée à un livre d’heures ― Si Riche Heure ― et à l’histoire du verre et des fenêtres ― L’Âge de verre ―, Cole Swensen complète-t-elle sa trilogie française avec un recueil poétique à caractère historique. Le nôtre – titre sans capitale à l’initiale de nôtre, titre non dénué d’un certain humour – combine en effet Histoire et poésie, une poésie extrême contemporaine alliée au Grand Siècle. Excluant toute inspiration épico-héroïque, la poésie de Cole Swensen, volontairement dénuée de pathos – et conforme en cela à la retenue « classique » –, s’attache à adapter la forme poétique de ses textes à l’objet qui lui tient à cœur. La traversée spatio-temporelle des jardins de Le Nôtre. Temporelle, la traversée n’exclut nullement les anachronismes les plus cocasses ; spatiale, elle incite le regard à se saisir des décrochements qui s’opèrent sur la page, d’un vers à l’autre. Et à s’en accommoder, non sans quelque effort parfois. Ainsi l’œil traverse-t-il le poème comme s’il s’agissait d’un espace en paliers, espace dont l’équilibre naît pourtant d’une forme d’irrégularité, d’un écart par rapport à la régularité prosodique. La fragmentation des vers et les sauts inattendus des groupes de mots, jouent à la fois sur l’aspect visuel du poème dans la page et sur sa thématique interne. Ces disjonctions, qui créent une attente jubilatoire, s’accompagnent parfois d’une « extension » fantaisiste et drôle, comme dans le poème « Et les oiseaux aussi » :

    « Ils escortaient les oiseaux dans des carrosses
                                                                          tirés par des cygnes
                                                                                                        C’est loin de la gare
    chantait ma tante
                             qui fit un élégant chapeau du faisan que son mari venait juste
    d’abattre. Ils lui donnèrent le nom de parc. »

    Peu nombreux sont les poèmes dans lesquels les vers s’alignent sagement l’un derrière l’autre. C’est le cas de « Paradis » (situé dans la partie « Histoire »), poème composé de douze vers de longueur à peu près égale, regroupés deux à deux (peut-on, ici, parler de « distique » ?). En revanche, « Anamorphose » (dans la partie intitulée « Principes ») qui alterne vers longs et vers brefs, selon des dispositions décalées, dessine des sinuosités qui défient les règles de l’alignement.

    « On voit toujours un jardin
    depuis un angle aigu.
    Cela parce que nous ne sommes pas très grands
                                                                                         comparés au monde
    qui court en largeur
                                        très loin devant
                                                                      ces vertigineux
    milliers
                     restera
                                     et même aligné
    divergera. Mets-toi ici.
    Tu vois cette distance dans la distance ?
                                                                          Mets-toi là. Il y a une façon de calculer
    l’angle d’incidence
                                     dit le huitième théorème d’Euclide
    ramener le monde
                                     nécessite la vue d’un seul, dit la vue,… »







    Le temps  en pièces dans ses mains A
    Ph., G.AdC






    Or, ce sont ces règles-là, méticuleusement calculées et organisées, qui régissent les architectures paysagères du jardinier Le Nôtre. Mais pas seulement. Il entre dans le savoir de Le Nôtre, hérité de la tradition ancienne, tous les « rouages complexes » des sciences connues et maîtrisées de son époque ― « le dessin, l’astronomie, la cartographie et la géométrie, qui incluait la science de l’alignement » ―les techniques mathématiques et optiques, « telle la perspective anamorphique » susceptible de créer, « pour les yeux comme pour l’esprit », « des jardins de charme sans précédent ». De sorte qu’il est permis de penser que ― mise à part la question de l’alignement ― les cascades de vers de Cole Swensen sont à l’image des enchâssements de jardins et de bassins en terrasses créés par Le Nôtre. Autant dire qu’avec le Le nôtre de Swensen, le lecteur se trouve confronté à bien des complexités et entrelacs de la pensée. Véritables jeux de miroirs dans lesquels s’opposent et se rejoignent de manière asymptotique les contraires. À l’infini. Sans pour autant que le même lecteur soit mis à l’abri des géniales ingénieries et ingéniosités du grand « architecte du paysage » qu’est Le Nôtre. Bien au contraire. Car derrière l’apparence ordonnée dite « classique » des chefs-d’œuvre de Le Nôtre, n’est-ce pas une part de l’esprit baroque qui impose ses miroitements multiples derrière « la toute jeune pensée des Lumières » ?

    Méditation sur les jardins de Le Nôtre, le recueil progresse de définition en définition. Le jardin est. Équation annoncée dès le premier poème : « Un jardin est un début ». Successivement « début », « miroir », « fenêtre », « monde compté », « visage transposé », « défaut dans la cuirasse », « marée », « denier », « machine à multiplier », « allergie », « asymptote », « approche infinie », le jardin peut inclure la vérité générale :

    « Tout jardin est le nouvel arrangement d’un précédent jardin. » / « Tout jardin est une description de la métaphysique de son temps » / « Tout jardin est un portrait »…

    Au-delà, le jardin est perçu et défini comme démultiplication d’« extensions ». Parce que « Le Nôtre ne supportait pas les horizons bornés – Saint-Simon ». Parce que « la tâche du jardinier est d’ouvrir l’espace ». Parce que Le Nôtre voulait « forcer le monde à venir chez lui ». Porté par l’élément comparatif « comme », le jardin s’affirme comme une possibilité d’agrandir l’espace ― n’est-ce pas là l’une des fonctions du labyrinthe ? ―, d’ouvrir les perspectives à d’autres domaines de pensées que ceux pour lesquels il semble conçu au premier abord. Il suffit de lire quelques-uns des titres de poèmes pour s’en convaincre :

    « Le jardin comme l’architecture même » / « Le jardin comme le jeu des mots » / « Le jardin comme extension » / « Un jardin comme une lettre »/ « Un jardin comme un entre-deux »…

    À partir de ces multiples extensions, chacun est libre de choisir à sa guise l’interprétation symbolique qui convient à sa sensibilité et à sa façon d’appréhender le monde. A contrario, pour la poète comme pour le jardinier royal, le jardin est aussi « la preuve vivante de l’empire de la raison sur la nature » et tout l’art consiste à combiner les contraires, forêt et maison, maison et nuages, équilibre et abandon, intérieur et extérieur, courbes et parallèles. Et à résoudre la question de l’ubiquité :

    « un corridor
                            facette son chemin dans la pierre ; abrite mon diamant
    qui grave sur le verre : passe
    devant ma fenêtre.
    Où un garçon est assis et regarde
    à la fois vers et depuis une immense forêt. »

    Et l’on découvre au fil des pages, que le « vocabulaire paysager » s’est élaboré en même temps que les formes auxquelles Le Nôtre donnait existence ― « étang-parterre », « boulingrin », « treillis en cascade » ― élargissant à mesure « le manège de ces vastes étendues » dont la révélation passe par l’art de nommer :

    « Le Hall du Festival », « Le Théâtre d’Eau », « Le Couloir aux miroirs ».

    Une façon pour Le Nôtre de faire de la nature une demeure plus vaste encore. Et d’habiter le monde, poétiquement.

    Si Le Nôtre incarne le jardin français, il n’est plus exclusivement « nôtre » depuis que Cole Swensen, poète américaine, éprise de l’immense talent créateur du grand architecte des jardins royaux, s’est emparée de son histoire ainsi que de celle du Grand Siècle. Peut-être faut-il voir dans cette appropriation ― OURS ― l’une de ces « extensions » inattendues et nécessaires dont la poète a le secret ? Ou encore, dans ce pont jeté entre les continents, l’évolution inéluctable des biens, qui transitant d’une époque à une autre, d’un pays à un autre, changent aussi de propriétaire.

    « André Le Nôtre pensait qu’en jardinant selon les plus stricts principes de la géométrie, le temps tomberait en pièces dans ses mains. Ainsi en va-t-il de la propriété privée. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Cole Swensen, Le nôtre






    COLE SWENSEN


    Portrait de Cole Swensen
    Image, G.AdC




    ■ Cole Swensen
    sur Terres de femmes

    17 août 1427 | Cole Swensen, Première mention des Bohémiens en Europe
    12 octobre 1492 | Cole Swensen, Mort de Piero della Francesca
    L’acte du verre
    If a garden of Numbers (extrait de Le nôtre)
    Une expérience simple…
    Une trilogie française (lecture de Nicolas Pesquès)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur
    Pennsound) Cole Swensen lisant “If a Garden of Numbers” (Olympia, January 14, 2010)
    → (sur
    Pennsound) une lecture-conférence de Cole Swensen autour de Ours (Olympia, January 14, 2010)
    → (sur le blog de Christopher Nelson)
    une interview de Cole Swensen (15 mars 2013)
    → (sur YouTube)
    « On the Fly: Cole Swensen », un entretien avec Cole Swensen
    → (sur le site José Corti)
    la fiche de l’éditeur sur Le nôtre de Cole Swensen
    → (sur Lyrikline)
    plusieurs poèmes inédits de Cole Swensen dits par l’auteure
    → (sur en.Wikipedia)
    une notice sur Cole Swensen
    → (sur poets.org)
    plusieurs poèmes de Cole Swensen dits par l’auteure
    → (sur le site de Poetry Foundation)
    plusieurs poèmes de Cole Swensen dits par l’auteure
    → (sur YouTube)
    Cole Swensen : interview in The Continental Review





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  • Cole Swensen, Une trilogie française

    par Nicolas Pesquès


    Lecture de Nicolas Pesquès



    Trilogie Swensen

    UNE TRILOGIE FRANÇAISE
    COLE SWENSEN



    « Un trépied pour traire, un trident pour faire
    les foins et le fils né avec trois doigts à chaque main et trois mains »

    Cole Swensen




    I


    La publication de Le nôtre aux éditions José Corti vient compléter ce qu’il est désormais possible de considérer comme une trilogie de poèmes.
    Ces trois livres en effet : Si riche heure, L’Âge de verre et Le nôtre [SRH, AV, LN] tous les trois aux éditions José Corti, ont la particularité de pouvoir d’abord s’adresser au lecteur français. Cole Swensen, la plus francophile des poètes américains, de longue date traductrice de poètes français, nous fait régulièrement ce chaleureux cadeau d’écrire des livres français en anglais – qu’il suffit dès lors de traduire pour qu’ils retrouvent leur lectorat quasi naturel.
    Si riche heure traverse en effet notre 15e siècle, celui de la Guerre de Cent Ans, en prenant appui sur l’iconographie des Très Riches Heures du Duc de Berry, L’Âge de Verre parcourt l’histoire du verre et des fenêtres, très liée à celle de la peinture, en nouant son poème à l’œuvre de Bonnard, et Le nôtre considère la vie et l’œuvre de notre célèbre jardinier et ses conséquences sur notre vision du monde et notre pratique du paysage.



    Mais qu’en est-il d’une trilogie ?
    Ce serait d’abord un tressage, la relance d’une trame que faufile un regard, lequel observe l’énigme de tous les tableaux. Des enluminures des frères Limbourg à Bonnard, via Le Brun et Largillière, un même fil court et sinue : celui de la vision des œuvres informées par l’observation du monde. On retrouve ce fil de livre en livre et plus que ça : une façon de regarder, et une manière d’écrire ce qu’on voit. Car l’attachement au regard est constant et profond. Écrire cherchant ce que voir peut dire, qui est ce que peindre sait faire.
    « To writewithize », écrire-avec-les-yeux ou « écrivoir », dit-elle en un néologisme dont elle titre l’un de ses essais. Malicieusement, en français, le passé simple d’« écrivoir » s’en fait l’écho parfait.


    ***


    Il serait possible d’en parler d’une seule voix, et quand même impossible de ne pas parler de chacun.
    Une seule voix à la coupe, avec ses et.
    Il y a en effet tant de « and », qui sont comme des tirets sonores, ils scandent et greffent, ils frappent leur rythme palatal (et on se souvient que « And » est le titre de son premier livre, comme si elle avait voulu annoncer que tout début est déjà un ajout, la salutation d’une suite) ; dès lors, on s’étonnera moins de la présence de tant de mains (hands) éparpillées partout, en chaque livre.


    Présence affirmée dans The Book of Hundred Hands (Le Livre des Cent Mains)
    Titre particulièrement éloquent, où s’accomplit cette centaine d’entrées qui sont autant de prises que de liaisons : comment ne pas y entendre « le livre des cent et ».
    L’alliance n’est pas que sonore. C’est une déclinaison effective, effusive où les mains sont autant d’appels, de signes amicaux que de liens possibles.
    L’art du et considéré comme une poignée de mains.


    Que disent toutes ces mains (71 occurrences dans la trilogie, dont 48 pour le seul Si riche heure) ? À tout montrer et tout lier, à toucher à tout, elles font leur son. Elles parlent comme s’il fallait se taire. Elles sont à tout bout de champ, légères ou blessées, comme des phrases coupées : les mains des Frères Jacques et celles du palefrenier, délicates et réelles, nécessaires et isolées, portant souvent seules les couleurs du corps. Elles arpentent le paysage; elles mesurent tout ce qui file, tout ce qui transparaît.


    (h)and (h)and (h)and
            ces « et » qui sont des mains.


    Qui disent la conjonction de tout ce qui arrive. Ils sont l’indivision sécable, dicible, des choses qui vont ensemble, qui se donnent la main


    and and hand
    « on croyait que plus il y avait de mains plus il y avait de chance de dire la vérité »


    ***


    Songer aussi à celles des peintres du paléolithique qui marquaient les parois, positivement ou négativement, plongeant leurs mains dans les pigments ou soufflant de la couleur, pour à la fois signer leur présence et imprimer leurs fantômes.


    Le français restera démuni face à cette scansion saxonne.





    II



    Souvent, il lui arrive d’écrire en
    puis c’est coupé
    mais il faut savoir le faire au bon moment,
    alors on a tout à la fois, une chose et ce qui


    On a d’un seul coup une histoire datée ou l’explication d’un effet optique; elles enclenchent le film des événements, elles l’enchantent.



    Prose attachée à ses coupes, écriture incessamment liée par tout ce qui vient l’arrêter, comme sectionnée par ses conjonctions.



    « And » ne fait pas qu’ajouter, il plie ensemble, il incorpore ce qui n’avait peut-être pas la même chair. Il est le tenseur qui serre le poing, l’augmentation du texte, la génération du poème.


    ***


    Ubiquité et insistance du « and ». Partout la conjonction dépose ses agrafes. Elle lui permet de tenir ensemble deux modes spécifiques de l’écriture poétique qu’elle a elle-même relevés dans une étude sur le travail de Peter Gizzi : la juxtaposition et la disjonction.
    Libérant leur différence et autorisant leur jeu, elle faufile de « and » en « and » un phrasé jonctif, incluant ses césures, incorporant dans son avance les éléments disparus, les pensées sautées, les liens invisibles.
    Une poésie du « and » pour nicher au creux de la séparation et de l’écart.


    Vers coupés, phrases coupées : ils glissent des irruptions. Toute coupe est une projection descriptive, introduisant des dimensions, les faces cachées de l’événement. Élan cubiste, à vrai dire post-cubiste et post-élan, de l’effectuation du chaotique, pouvant réassembler le chaotique, le réaliser dans la phrase.


    De la coupe ainsi considérée comme un principe d’accélération et une technique de bouturage. Après ça, on n’a plus du tout envie de roman. La romance est traversée plusieurs fois, vécue-sautée, écrite à gué. La romance inonde par osmose et capillarité, accrochée à la circulation des objets, des événements et des lectures.


    Recels de tranches d’histoire, de corps composite, de corps mêlé aux phrases comme quand on regarde à l’intérieur de ce qu’on vient de sectionner : toute la matière contenue grâce à une forme biseautée, facettée, diamantaire. Sont ainsi obtenus une intensité tassée, un cake de savoir, une étrange et dense lisibilité.





    III



    Toujours faire le lien entre ce qui se passe dans le paysage ou les tableaux et la même chose qui pousse les phrases dans la langue.
          Car nous lisons des récurrences, des filiations, le nerf de quelque force majeure qui fait
    écrire et réécrire, qui tire et tend ses phrases, ses vers, les aiguise.


    Si riche heure, L’Âge de Verre, Le nôtre.
    Il y a, accrochant les drames les uns aux autres, parcourant l’Histoire souvent tragique dont les événements affleurent, une sorte de douceur aux échos attentifs, un charme sur ses gardes, une retenue d’amour qui ne dit jamais je< mais que le paysage dispense. Il n’y a rien de spatial ici qui ne soit aussi affectif et temporel.


    On croise beaucoup de monde dans ces poèmes, et les noms propres pullulent, comme si l’histoire et la géographie, mais l’Histoire surtout, lui étaient nécessaires, non pas tant pour prendre élan et nous emmener ailleurs et autrefois ; non, tous ces noms propres et l’Histoire qui va avec sont plutôt des points d’ancrage pour écrire ici et revenir à nous, pour inscrire une dimension autant politique que poétique. Pour interroger notre regard d’aujourd’hui sur les choses d’hier et de maintenant.


    ***


    Et s’il était possible de parler de musique – mais je ne le crois pas, elle serait d’un autre ordre. Swensen fait les choses autrement – ce serait de celle, contemporaine certes, mais qui n’a pas coupé tous les ponts et qui s’ordonne aux cassures et à la vivacité de nos rythmes.
    « It’s only sound », dit-elle souvent lorsque nous travaillons ensemble : ce que nous y entendons n’est pas tant l’abandon du sens – il est à peu près impossible tant que nous utilisons les mots du dictionnaire – mais, de gué en gué, les sautes et les voltes d’une imagerie et d’un phrasé que cette prose souvent hachée adapte à notre aujourd’hui, comme encaissant en douce, et même domestiquant, par un usage serein du montage-plat, le clignotement de nos images, la frénésie de nos clips.


    ***


    Une attention particulière au spatial, à cette capacité d’établir une pluralité sur la page, d’y
    éparpiller et d’y assembler ligne à ligne, couche sur couche, des minutes d’ailleurs et des
    moments d’avant, d’empiler une promenade dans le temps, bref, de multiplier les pouvoirs
    du plan comme sait si bien le faire la peinture.


    ***


    Outre la destination française de cette trilogie américaine, il faut en relever l’écriture animée. Cole Swensen sait conserver fraîcheur et innocence au sein même de son érudition, une fraîcheur malgré ou en dépit de son savoir. Une allégresse qui sait franchir des pans entiers de notre culture pour nous offrir cet allant et cette légèreté qui imprègnent tous ses poèmes.


    Avec une sorte d’humour aussi, un humour à plat, presque descriptif, très près de l’imagerie peu perspective des enluminures qui mettaient ainsi les choses en scèneb; platitude que Swensen sait reporter dans le temps de sa phrase comme elle l’est souvent dans la peinture, ou comme elle peut la vivre dans les jardins de Le Nôtre quand le temps des statues vient croiser le nôtre, emboutir les époques et qu’écrire doit composer avec cet écrasement.



           « Le 10 Août 1901, deux institutrices anglaises se promenant dans les jardins de Versailles
    prirent le mauvais chemin et se retrouvèrent en 1789 » (LN, p. 61)


    « Le lendemain après-midi, Marthe est dehors dans la cour et vient s’appuyer à la fenêtre et t’appelle, toi qui regardes le tableau dans un musée ». (AG, p. 45)


    « En représailles, à genoux et soumis
    voici ce qu’on nous montre :
    soit un pont en plein jour, l’Yonne qui coule
    dessous pendant que Tanguy du Chatel
    tout simplement le tue ». (SRH, p. 91)


    Et cette littéralité de la lecture des images versée dans l’écriture devient comme une leçon d’histoire: cette façon qu’ils avaient alors de mettre facilement sur le même plan la mort et la vie quotidienne, comme des activités parmi d’autres.





    IV



           Trilogie: telle apparaît cette corde de poèmes.
    Une corde à main, tendue de récurrences thématiques et dont les nœuds seraient ces sautes, ces blancs, les marques d’une écriture et sa façon d’enchaîner les livres.


    Je tente une torsade avec ses trois brins. J’assemble une tresse trilogique.


    « mais la réalité des fenêtres
           […] par quoi le monde commença » (SRH, p. 90)


           « la fenêtre
    forme nécessaire de l’histoire » (AV, p. 11)


    « Elle le conçut en verre, un monde de splendeur
    on y mène une rivière » (LN, p. 38)


    « Il y a derrière les yeux, une fenêtre minuscule
    qui ne ferme pas » (SRH, p. 109)


    « Quiconque passe devant une fenêtre éclairée
    en fait un théâtre » (AV, p. 30)


    « J’emporte ma fenêtre avec moi
    Jusqu’à ce qu’il
    N’y ait pas de différence » (LN, p. 44)


    « (comme dans nous vîmes) et c’était aussi du verre
    mais face à face » (SRH, p. 15)


    « François 1er, regardant s’éloigner l’attelage de son amante en bas dans la rue,
    en traça la progression avec son diamant sur la vitre, la grava par hasard à jamais »
    (AV, p. 20)


    « Un jardin est une fenêtre : bien sûr un jardin comme dans les yeux
    qui regardent par la fenêtre, qui commence sa ronde géométrique,
    chaque vitre mémorise les facettes des plantations qu’un seul doigt trace
    sur le voile crissant du dernier givre » (LN, p. 4)


    « Qui se promène dans mon jardin. Qui est mon jardin
    est également ce vagabond, qui au réveil tracerait sur la vitre givrée
    la copie parfaite d’un paysage de Corot » (LN, p. 14)


    « Pendant ce temps, on construisait, en France, des demeures tout
    en verre; appelées orangeries ou serresou vies, une verrière peut-être… » (AV, p. 59)


    « Orangeries : planter des arbres dans des abris ensoleillés en été et vitrés
    en hiver. Qui sont des portes
    ouvrant sur la pierre » (LN, p. 69)


    « Il y avait 3 types distincts de jardins médiévaux…
    ceux pleuplés d’animaux où seule notre ombre
    peut pénétrer et chanceler
    avançant sur le verre » (SRH, p. 48)


    « Les enfants courent en riant
    s’engouffrant dans les portes-fenêtres
    où ils disparaissent comme du verre dans de l’eau » (LN, p. 24)


    « Quoi que ce soit qui entre par une fenêtre est un revenant;
    toute autre chose ne fait que passer » (AV, p. 36)


    « vers le centre du tableau… où se trouve un homme
    en chapeau rouge, et derrière lui, un homme de rouge vêtu » (SRH, p. 91)


    « Et les gens sont de petites choses en rouge là-bas » (LN, p. 31)


           « Un homme debout dans sa chambre regarde droit devant lui.
    Qui aura vieilli en se retournant pour voir et aura vu le soleil »[…] (AV, p. 70)


    « La fenêtre descend sous les genoux
    et s’élève plus haut que la main levée » (AV, p. 25)


    « Mais quant aux hommes par exemple,
    le contour de leur main me rappelle celui des arbres » (SRH, p. 50)


    « Pour preuve, il maintint à la main l’eau à terre » (LN, p. 50)


    « Un homme se tourne sur sa chaise
    mais continue de regarder à la fenêtre » (SRH, p. 73)


    « Et ici à notre gauche nous voyons
    la main de “l’inconnu peignant l’inconnu” » (SRH, p. 30)


    « Et coetera est l’etc ». (SRH, p. 105)


    En somme et toujours :
    des fenêtres qui font voir le monde, qui en offrent les multiples,
    des mains qui les ouvrent et les conjuguent,
    tels sont les cadres de nos paroles, les raisons d’être de nos jardins.


    Ou encore:
    voici comment brasser les mondes de nos regards en jouant avec ce qui les génère, ces fenêtres qui construisent le visible, ces doigts écartés comme pour filmer, et au bout la phrase qui, justement, écarte ce qu’elle dit, provoquant la rumination de nos perspectives et l’ajustement de nos corps.


    Soit l’entrelacement infini de nos regards lancés comme des dés dans la grammaire.




    Nicolas Pesquès (2013)
    D.R. Texte Nicolas Pesquès pour Terres de femmes






    COLE SWENSEN


    Portrait de Cole Swensen
    Image, G.AdC




    ■ Cole Swensen
    sur Terres de femmes

    17 août 1427 | Cole Swensen, Première mention des Bohémiens en Europe
    12 octobre 1492 | Cole Swensen, Mort de Piero della Francesca
    L’acte du verre
    Le nôtre (lecture d’AP)
    If a garden of Numbers (extrait de Le nôtre)
    Une expérience simple…



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur
    Pennsound) Cole Swensen lisant “If a Garden of Numbers” (Olympia, January 14, 2010)
    → (sur
    Pennsound) une lecture-conférence de Cole Swensen autour de Ours (Olympia, January 14, 2010)
    → (sur le blog de Christopher Nelson)
    une interview de Cole Swensen (15 mars 2013)
    → (sur YouTube)
    « On the Fly: Cole Swensen », un entretien avec Cole Swensen
    → (sur le site José Corti)
    la fiche de l’éditeur sur Le nôtre de Cole Swensen
    → (sur Lyrikline)
    plusieurs poèmes inédits de Cole Swensen dits par l’auteure
    → (sur en.Wikipedia)
    une notice sur Cole Swensen
    → (sur poets.org)
    plusieurs poèmes de Cole Swensen dits par l’auteure
    → (sur le site de Poetry Foundation)
    plusieurs poèmes de Cole Swensen dits par l’auteure
    → (sur YouTube)
    Cole Swensen : interview in The Continental Review






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  • Cole Swensen | L’acte du verre




    Vilhelm Hammershøi 2





    THE GLASS ACT


    Vilhelm Hammershøi, 1864-1916, obsessively painted windows looking out on windows.

    And painted through repeating glass doors that opened into rooms with nothing in them. Pale green on pale grey. The doors are often. They look into other rooms also open. He also painted women, often from the back, and often leaning over something in their laps, but he tented not to mix them with the windows.

    « I see no difference », he said, « I have a nervous habit

    of tracing a heart in his palm with his thumb.





    Hammershøi made a room

    a ship on its own
    with panes overlapping all over the floor
    the windows are drawn,

    the windows come in                                     the windows come running

                     and the open door is falling
                                                               into room after room with the silence
    of sun. He said open

    and everything he painted then opened
    a woman sewing
    enters in infinite gradations, the white
    that never gets there
    remains
                     who, alone in a house with light,
    built his house entirely of doors.


    Cole Swensen, « The Glass Act » in The Glass Age, Alice James Books, Farmington, Maine, january 2007, pp. 35-36.







    Hammershoi, Strandgade, 30
    Source






    L’ACTE DU VERRE


    Vilhelm Hammershøi (1864-1916) peignait obsessionnellement des fenêtres donnant sur des fenêtres.

    Et peignait une enfilade de portes vitrées n’ouvrant que sur des pièces vides. Vert pâle sur gris pâle. Souvent sont les portes. Elles donnent sur d’autres chambres également ouvertes. Il peignait aussi des femmes, souvent de dos, et souvent penchées vers quelque chose sur leurs genoux, mais il inclinait à ne pas les mêler aux fenêtres.

    « Je ne vois aucune différence » disait-il, « J’ai la manie

    de dessiner un cœur dans sa paume avec son pouce.





    Hammershøi fit d’une salle

    un navire sans amarres
    et partout sur le sol un chevauchement de vitres
    les fenêtres sont dessinées,

    les fenêtres arrivent les fenêtres entrent vite

                        et la porte qui s’ouvre tombe
                                                        de pièce en pièce avec le silence
    du soleil. Il dit ouvrir

    et alors tout ce qu’il peignait s’ouvrit
    une femme cousant
    apparaît avec d’infinies gradations, le blanc
    qui ne va jamais jusque-là
    reste
                celui qui, seul dans une maison avec la lumière,
    se construisit une maison tout en portes.


    Cole Swensen, « L’Acte du verre » in L’Âge de verre, Librairie José Corti, Série américaine, 2010, pp. 41-42. Traduit de l’anglais par Maïtreyi et Nicolas Pesquès.





    L’ÂGE DE VERRE


         Deuxième livre de l’auteur à paraître chez Corti ― après Si Riche Heure en 2007 ―, L’Âge de verre retrouve le rythme de vers coupé qui est sa signature mais en alternance cette fois avec de brefs blocs de prose. L’auteur parcourt ainsi à sa façon l’histoire du verre et donc, surtout, celle de la fenêtre : tant l’invention de l’objet et ses conséquences sur le regard que nous portons sur le monde, que la représentation qui en est faite depuis la Renaissance. La peinture s’étant emparée de la fenêtre pour en faire son deus ex machina : la source de toute mise en scène, cadrage et perspective.

          Raison pour laquelle cette histoire s’entretisse avec celle de Bonnard ― le peintre des fenêtres s’il en est ― poursuivant en sa compagnie, de vitre en reflet et réciproquement, une réflexion sur la réflexion. Poème de la traversée de la transparence et de ce qui la procure, ce livre noue et dénoue ce qu’il en est de la vue et de la vision, de l’intensification des diverses modalités du voir.


    Nicolas Pesquès






    COLE SWENSEN


    Portrait de Cole Swensen
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    ■ Cole Swensen
    sur Terres de femmes

    17 août 1427 | Cole Swensen, Première mention des Bohémiens en Europe
    12 octobre 1492 | Cole Swensen, Mort de Piero della Francesca
    If a garden of Numbers (extrait de Le nôtre)
    Une expérience simple…
    Le nôtre (lecture d’AP)
    Une trilogie française (lecture de Nicolas Pesquès)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (dans le N° 25 des Carnets d’Eucharis de Nathalie Riera)
    une note de lecture de Tristan Hordé sur L’Âge de verre de Cole Swensen
    → (sur Lyrikline)
    plusieurs poèmes inédits de Cole Swensen dits par l’auteure
    → (sur en.Wikipedia)
    une notice sur Cole Swensen
    → (sur libr-critique)
    [Chronique] Cole Swensen, « L’Âge du verre. La Fenêtre ouverte (extrait) »
    → (sur poets.org)
    plusieurs poèmes de Cole Swensen dits par l’auteure
    → (sur le site de Poetry Foundation)
    plusieurs poèmes de Cole Swensen dits par l’auteure
    → (sur YouTube)
    Cole Swensen : interview in The Continental Review
    → (sur le site de la Royal Academy of Arts, London)
    Vilhelm Hammershøi, The Poetry of Silence (plaquette d’exposition en fichier pdf)
    → (sur Artliste)
    une fiche sur Vilhelm Hammershøi
    → (sur le site de Nicolas Pesquès)
    la chronologie des œuvres et traductions de Nicolas Pesquès






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  • 17 août 1427 | Cole Swensen, Première mention des Bohémiens en Europe

    Éphéméride culturelle à rebours
    « Poésie d’un jour
     »



    Bouguereau Bohémienne 3
    William Adolphe Bouguereau (1825-1905)
    La Bohémienne, 1890
    Huile sur toile, 124,4 x 149,8 cm
    Collection privée
    (naguère propriété du Minneapolis Institute of Arts)






    August 17, 1427: The first record of Gypsies in Europe



    sont arrivés: twelve men from Basse Egypt

    and then their undred saying we
                                                                        were five thousand but seven
    years sentenced to wander
    were logded outside the city for fear of

    the word for ugly is the same as that for dark. Equals: arm in arm and the question
    is, are they Christian? And what have they done with Egypt? And can we, too, worship the sun?
                                                                                                     pierced
                                                                                                     the car
                                                                  (sign of high birth)
                                                                                                     where the reclaimed were
                                                                  (we all have one)
                                                                                                     or five or ten or
                                                                                                     who
                      ever read          into our palm who            either said though I died it surely
                                                                                                     was
                                                                                                     is
                                                                                                     I
    see you walking down a long road with enormous fields on either side, very
    green.



    Cole Swensen, Such Rich Hour [1955], University of Iowa Press, 2001, page 72.







    Le 17 août 1427: Première mention des Bohémiens en Europe



    Sont arrivés : douze hommes venus de Basse Égypte

    puis une centaine disant
                                                                        nous étions cinq mille mais sept
    ans condamnés à errer
    étions logés en dehors de la ville par peur de

    le même mot pour laid et pour noir. Égale: bras dessus bras dessous et la question
    est, sont-ils Chrétiens et qu’ont-ils fait de l’Égypte ? et nous, pouvons-nous aussi
    vénérer le soleil ?
                                                                                                     percée
                                                                                                     l’oreille
                                                      (signe de haute naissance)
                                                                                                     dont ils se réclamaient
                                                      (nous tous en avons un)
                                                                                                     ou cinq ou dix ou
                                                                                                     qui
    a jamais lu dans ta main ou bien qui                        a dit dussé-je en mourir
                                                                                                     sûrement
                                                                                                     était
                                                                                                     est
                                                                                                     je
    te vois descendant une longue route avec des champs géants tout autour, très verts.



    Cole Swensen, Si riche heure, Éditions José Corti, 2007, page 84. Traduit de l’anglais par Maïtreyi et Nicolas Pesquès.






    COLE SWENSEN


    Portrait de Cole Swensen
    Image, G.AdC



    ■ Cole Swensen
    sur Terres de femmes

    12 octobre 1492 | Cole Swensen, Mort de Piero della Francesca
    L’acte du verre
    Le nôtre (lecture d’AP)
    If a garden of Numbers (extrait de Le nôtre)
    Une expérience simple…
    Une trilogie française (lecture de Nicolas Pesquès)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur Lyrikline)
    plusieurs poèmes inédits de Cole Swensen dits par l’auteure
    → (sur Poezibao)
    une notice bio-bibliographique sur Cole Swensen
    → (sur en.Wikipedia)
    une notice sur Cole Swensen
    → (sur poets.org)
    plusieurs poèmes de Cole Swensen dits par l’auteure
    → (sur le site de Poetry Foundation)
    plusieurs poèmes de Cole Swensen dits par l’auteure
    → (sur YouTube)
    Cole Swensen : interview in The Continental Review





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  • 12 octobre 1492 | Cole Swensen, Mort de Piero della Francesca

    Éphéméride culturelle à rebours




         Le 12 octobre 1492 meurt à Borgo San Sepolcro, son village natal en Toscane, Piero della Francesca.








    Piero della Francesca  La Flagellation du Christ
    Piero della Francesca
    La Flagellation du Christ, 1455–1460,
    Huile et tempera sur panneau de bois, 58,4 cm × 81,5 cm
    Galleria Nazionale delle Marche, Urbino

    Source









    October 12, 1492 : The Death of Piero della Francesca and the Error in Perspective




                                  a child
    the size of the
    palm of the
                            hand the size of

                            slightly
    bent rays
                                  ― sill, tile, altar, all
    architecture ends in the face of Christ
                                                         is a city
                                                         says
                                                         you cannot make it come to life
    unless it’s properly off
    even into twisted unto huge
    in the corner of the apse       a monstrous grace

    from the Earth
    looks safe.




    Cole Swensen, Such Rich Hour [1955], University of Iowa Press, 2001, page 86.







    Le 12 octobre 1492 : La Mort de Piero della Francesca et l’Erreur de Perspective




                                  Un enfant
    de la taille d’une
    paume
                            de main de la taille

                            des rayons
    légèrement courbes
                                                 ― seuil, tuile, autel, toute
    l’architecture converge sur le visage du Christ
                                                                        est une ville
                                                                        dit :
                                                                        on ne peut pas lui donner vie
    sauf à la fausser convenablement
    même immensément tordue
    dans le coin de l’abside          une grâce monstrueuse

    depuis la Terre
    a l’air sûr.




    Cole Swensen, Si riche heure, Librairie José Corti, 2007, page 98. Traduit de l’anglais par Maïtreyi et Nicolas Pesquès.



    COLE SWENSEN

    Portrait de Cole Swensen
    Image, G.AdC





    ■ Cole Swensen
    sur Terres de femmes


    17 août 1427 | Cole Swensen, Première mention des Bohémiens en Europe
    L’acte du verre
    Le nôtre (lecture d’AP)
    If a garden of Numbers (extrait de Le nôtre)
    Une expérience simple…
    Une trilogie française (lecture de Nicolas Pesquès)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur Lyrikline)
    plusieurs poèmes inédits de Cole Swensen dits par l’auteure
    → (sur en.Wikipedia)
    une notice sur Cole Swensen
    → (sur poets.org)
    plusieurs poèmes de Cole Swensen dits par l’auteure
    → (sur le site de Poetry Foundation)
    plusieurs poèmes de Cole Swensen dits par l’auteure
    → (sur YouTube)
    Cole Swensen : interview in The Continental Review




    ■ Piero della Francesca
    sur Terres de femmes


    Yves Bonnefoy | Une silencieuse ordalie
    Erri De Luca, Piero della Francesca
    [Anne-Marie Garat, I] Piero della Francesca | La Madonna del Parto
    [Anne-Marie Garat, II] Piero della Francesca | La Madonna del Parto
    Michaël Glück, L’Enceinte
    Mario Luzi | Près de la reine de Saba
    Angèle Paoli | [Te souviens-tu de la Madonna del Parto ?]
    Bernard Simeone | Madonna del Parto




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  • Cole Swensen | Une expérience simple…

    «  Poésie d’un jour  »



    Le cours du temps diff-re d-une pi-ce - l-autre.
    Diptyque photographique, G.AdC







    UNE EXPÉRIENCE SIMPLE POUR VOIR
        SI QUELQUE CHOSE N’EST PLUS




    Si, là, maintenant, tu voulais l’atteindre,
    le pourrais-tu ? Le cours du temps diffère
    d’une pièce à l’autre.
    L’objet est là
    ou bien n’est pas
    tributaire de la lumière disponible.
    Aujourd’hui ne fait que répéter la forme.
    Dans le creux calme et chaud de l’heure
    le soir, en parachute ascensionnel.
    Quoiqu’ils disent,
    si seulement tu pressais les mains
    assez fort l’une contre l’autre
    les doigts reliés
    à un point précis du cerveau.




    Cole Swensen, in 49+I Nouveaux poètes américains, Un bureau sur l’Atlantique et Éditions Royaumont, 1991, page 260. Poèmes choisis par Emmanuel Hocquard et Claude Royet-Journoud. Traduction de Françoise de Laroque.






        Née en 1955 à Kentfield, près de San Francisco (Californie), Cole Swensen s’attache, dans son travail de création poétique, à « créer des ambiguités qui compromettent et/ou transgressent les limites de la signification des mots, du langage et du corps. Ces deux objectifs peuvent fusionner en dissolvant simultanément leurs limites, ouvrant et multipliant ainsi les capacités respectives de sens. »






    COLE SWENSEN


    Portrait de Cole Swensen
    Image, G.AdC




    ■ Cole Swensen
    sur Terres de femmes

    17 août 1427 | Cole Swensen, Première mention des Bohémiens en Europe
    12 octobre 1492 | Cole Swensen, Mort de Piero della Francesca
    L’acte du verre
    Le nôtre (lecture d’AP)
    If a garden of Numbers (extrait de Le nôtre)
    Une trilogie française (lecture de Nicolas Pesquès)



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    une notice sur Cole Swensen ;
    → (sur poets.org)
    plusieurs poèmes de Cole Swensen dits par l’auteure ;
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    → (sur YouTube)
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