Étiquette : Collection Accents graves


  • Claude Ber, Épître Langue Louve

    par Angèle Paoli

    Claude Ber, Épître Langue Louve,
    Éditions de l’Amandier, Amandier Poésie,
    Collection Accents graves | Accents aigus, 2015.



    Lecture d’Angèle Paoli



    ET QU’ENFIN « S’APAISENT LOUPS ET LIONS… »



    Épître Langue Louve. Trois mots qui surprennent, qui enserrent dans leur mouvement de spirale et qui happent, emportent dans un tourbillon de maelström. Promesse de volubilité ensauvagée au cœur de la langue. Mais, avec elle, dans le tournoiement qu’elle génère, promesse de bien au-delà encore. Muscle polyglotte endiablé, la langue se refuse à lâcher prise. Elle se joue des limites. Elle les rudoie, elle les repousse hors de leur gangue.

    Construit autour de trois vocables, le dernier recueil poétique de Claude Ber — Épître Langue Louve — travaille la langue au corps et au cœur. Colorée, vivace, bruissante, énigmatique, passionnée, infatigable, polymorphe, rebelle, révoltée, la langue de la poète est langue ardente. Elle interroge sans relâche. Sonde malaxe triture. Inlassablement. Et bouscule provoque. Infatigable langue de louve.

    Dix fragments composent cette étonnante traversée épistolaire. Dix « lettres » numérotés de 1 à 10, pour se laisser rejoindre par elle, se laisser porter emporter par son mouvement de vague. Charnue charnelle, la langue chancelle charrie voluptueuse des mots passeuse de violences à peine contenues livrée à des convulsions orageuses ; cependant rappelée à l’ordre par les en-têtes qui la guident la contiennent dans leur régularité récurrente. L’épître est là en effet pour rameuter en son giron littéraire les formes, calmer les emportements, permettre aux questionnements – incessants — de prendre place dans la page. Avec, pour boussoles et pour balises textuelles, non pas une adresse mais un titre et une citation l’un à l’autre encordés, accordés :

    « Épître langue louve fragments 5

    De main méditante

    On prétend que la parole voit ou nul ne l’entend

    Edmond Jabès »

    Et, plus loin, comme un rappel, dans les mêmes fragments 5 :

    « je t’e-maile de main méditante     ce qu’on pense est trop complexe pour servir à vivre, ce qu’on sent plus souvent un obstacle qu’un secours
    même à pas plombés de scaphandre
    ça dérape toujours           dans le désossement ».

    Dans un déferlement qui s’invente dans le roulis toujours recommencé, la langue godille parfois d’un fragment à l’autre qui cherche passage et qui franchit l’espace de la page. Ainsi du final de ces mêmes fragments :

    « néanmoins j’aime cette heure où la peau se
    souvient
    ni noir ni lumière             et ce passage
    — paume ouverte entre chien et loup sur le sans raison de ce qui cherche — il se franchit »

    Et du commencement des fragments suivants :

    « comme un texte      ou un temple » (in Épître langue louve fragments 6, In memoriam, Ad plures ire)

    Et le poème de livrer momentanément passage — « paume ouverte » — à d’autres formes éphémères, en proie au même « désossement » :

    « renoncules lotiers lupins saponaires du square dans le multiple de leur nom et celui
    un
    du lavis bleu au ciel coupé des vitres

    dans le désassuré des apparences
    l’instant à son suspens de vide »,

    lesquelles formes cèdent cependant place et voix à une lettre d’amour, bouleversante de beauté :

    « je te souviens pourtant au nid des corps à souvenir
    champ de maïs au traversant des plaines
    bruissant de vent
    sa coulée de couleuvre entre les épis […]

    tandis que, soulagée de tout, dans le léger d’une vie soufflée comme un cheveu, j’ai ramené à mon visage le tien et tous ceux que j’ai aimés pour qu’ils m’emportent avec la joie que j’ai eue d’eux ».

    « [A]u traversant des plaines »… Il apparaît parfois, au détour de la page, que la poète affectionne les substantivations par dérivation impropre. Qui donnent au phrasé de Claude Ber son parlare cantando si particulier. Sa coloration charnelle intime et personnelle.

    Au cœur de l’épître, la langue couve ses mots jusqu’au déferlement suivant, qui la fait exister dans cet « illimité de la connaissance » (qui, pourtant, « ne rejoint pas l’infini »). Louve sauvage rebelle in-domesticable, la langue poursuit son flux vers la diversité (« Ad plures ire »), s’adapte à tous les bruits s’accole aux variations qu’ils engendrent. Les mots s’allient les uns aux autres, créant leur chaîne ininterrompue de vocables. Ainsi se mêle leur essence, sans disjonction :

    « Dans la voix le cri des pipistrelles, le roucoulement des colombes, le piaillement des pies, le chuintement des chouettes, les trilles du rossignol et craintivement, allant au nénuphar la grenouille coassant quoi

    quoi demeure de ce bruitage ? De

    l’armada des mots ? des douilles de cette

    migration sonore ? dit-elle,

    une épine dans la glotte, un

    épis de maïs, le

    pis gonflé d’une bazadaise ruminant le

    foin de son nom ? Qu’attend-on de

    l’amour sa roucoulade ou

    son arête ?

    Dans l’air courbé le vol de

    nos voix et son cercle d’étamines, pistil de vent sur la cible du cœur. »

    Langues qui, dans leur emmêlement mystérieux, dans leurs limites à dire, dans leur ajointement les unes aux autres, parlent de l’homme et de son pourquoi au monde, épîtres dans lesquelles dialoguent les pronoms sans que les voix qui s’y répondent laissent transparaître quoi que ce soit de leur identité propre, mais se complètent et se précisent :

    « La lumière n’est-elle que l’envers de la nuit ? demande-t-elle. Un caillot de l’immensité ?
    Je dis l’immensité n’est pas l’éternité. […]

    Elle dit : ce n’est pas ce que j’appelle nuit cette durée entre les doigts qui la déchirent. Dans le monde la nuit dit-elle mais peut-être je me trompe…
    ainsi sont les mots : dépeceurs de dépouille
    et la nuit dont elle parle est cadavre de nuit. Une insignifiance grise. Une trahison de la nuit
    dans la bouche qui prononce en elle sa nuit. »

    Ou au contraire dialogues se perdant en énigmes, vaticinations sans prophètes suites de mots sans fin que rapprochent dans la même proximité des sonorités avoisinantes, allitérations et assonances :

    « Elle demande : Qu’est-ce que tu racontes ? Je caresse sa joue du regard, allant le dit à son attente inventive, au clinamen du visage, nos voix couchées en nous
    avec l’envie de vivre comme un mot sur la langue
    à déglutir les multiples de l’univers
    pour un repos repu et consumé… »

    Ailleurs, dans Épître langue louve fragments 3, « Miserere », le dialogue se noue autour de la dénonciation de l’horreur, à partir de la citation de Borges :

    « l’Histoire, cette éternelle répétition et ce beau nom de l’horreur ».

    Suit une énumération de mots ayant pour commun dénominateur un même préfixe :

    « dans

    l’inex (orable / tricable / piable / cusable)

    l’inac (compli / cessible / ceptable)

    au jour le jour du pépiement des écrans

    avec les é (tripés / tranglés / cartelés / corchés/

    ventrés / têtés / viscérés)

    leur morcelé entre les langues

    dans le dés (assemblé / arrimé / espéré)

    le définitif de l’étripaille

    et la douceur des peaux… »

    Ainsi la langue bruit-elle dans un continuum de voix qui se croisent et croisent dans leur mouvement de cyclone que rien ne retient ni n’arrête le « bruitage » animalier qui peuple l’éther le monde la page. Une langue qui vibre et vit, invente son foisonnement pour défier le rien qui obsède — « et pas d’autres mystère à explorer que / celui des paupières qui se ferment » — ; une langue qui se joue de la cruauté qui nargue, à la vie à la mort — « l’abattoir n’est pas plus loin que le sommet. Ils se rejoignent dans l’union trismégiste des contraires » — ; langue de louve qui se love s’enroule dans l’envol des mots, élan ascendant descendant qui se faufile dans le plain-chant du poème pour puiser à la lumière nourricière l’énergie vitale qui le fait exister.

    « Un besoin de lumière.
    Même bougies ou lumignons. Leur ombre soyeuse. Presque de bête. De petit félin nocturne au poil doux. »

    Besoin de lumière jusque dans les interstices de la pensée pour tenter de débusquer le mystère de la vie au cœur de l’univers, sa raison d’être. S’il est possible. Comment être là, rivé à soi-même et aux autres dans l’absence de sens ?

    Il arrive un moment où « l’agitation de la langue » et son trop-plein se noient dans l’exagération envahissante, dans la surabondance. Le tourbillon des mots déborde en un tournis « hors d’atteinte » de « listage » :

    « en vrac des visages / des vélos / des intonations / des intentions / des réverbères / des émotions / des points de vue / des opinions / des feux rouges / des proportions / des déductions / des conditions / des sensations / des solitudes… »

    Il faut alors renoncer. Renoncer à dire la totalité du monde, sa folie exaspérée, son innombrable insoutenable, la multiplicité insaisissable des contraires qui l’agitent, leur infinie variété / variation ; renoncer à vouloir que se résorbent et s’annihilent les absurdités inconciliables incompatibles les violences obscènes l’incompréhensible l’impuissance la résignation et l’indifférence ; renoncer à vouloir que se joignent en une alliance pacifiée l’infiniment petit et l’infiniment grand…

    « Quant à joindre ces bris et bouts de bouts de tout l’un à l’autre, lombrics et comètes / le souci de garer la voiture et l’épouvante de la terre étoile morte / ce qui flotte de noyé et son laisser sombrer / l’éclair et son fracas de blanc alors même que l’orage le quitte dans un embrun de bruits
    et cetera und so weiter and so on
    je renonce

    je n’ai qu’une langue et dix doigts d’incertitude pour la disproportion et pas plus pour l’exister sans lassitude… »

    La sagesse ne voudrait-elle pas que nous apprenions à nous satisfaire de l’infime et à nous contenter, comme le suggère Basho, d’un « petit lopin » sans aller plus loin que le geste répété du ratissage :

    « notre séjour en ce monde

    à ratisser un petit lopin… »

    ou peut-être, au meilleur de « certains soirs », ne s’attarder que sur les gestes qui convoquent la tendresse :

    — « certains soirs je tombe dans ton ombre, toi dans la mienne et nous nous
    absentons avec délice de nous-mêmes… »

    Alors, peut-être, Orphée pourra-t-il s’avancer jusqu’au jusant de la langue dans le bruissant des mots afin qu’advienne une fois encore la magie du poème. Et qu’enfin « s’apaisent loups et lions, langues léchant à sa main le son de la parole ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Claude Ber, Epitre, Langue Louve




    CLAUDE BER


    Claude-BER  ©-Adrienne-Arth NB
    Ph.© Adrienne Arth
    Source




    ■ Claude Ber
    sur Terres de femmes


    Il y a des choses que non (note de lecture d’AP)
    In memoriam (extrait d’Épître Langue Louve)
    La mort n’est jamais comme (note de lecture d’AP)
    Je dis mer (extrait de La mort n’est jamais comme)
    Les mots, le vent, les herbes racontent (extrait de Mues)
    Sinon la transparence (extrait du recueil Sinon la transparence)
    [Toujours la langue veut dire] (extrait du recueil Il y a des choses que non)
    Vues de vaches (note de lecture d’AP)
    Claude Ber, Pierre Dubrunquez, L’Inachevé de soi (note de lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    le miel à la bouche




    ■ Voir aussi ▼


    le site de l’écrivain Claude Ber
    → (sur Place de la Sorbonne)
    une lecture d’Épître Langue Louve par Joëlle Gardes



    Retour au répertoire du numéro de mai 2015
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • 19 mai 2007 | Christophe Lamiot Énos, « Passage le livre »

    Éphéméride culturelle à rebours


    La-Lucarne-des-ecrivains1
    Source






    LE SAMEDI 19 MAI 2007, 115 RUE DE L’OURCQ, ARMEL EN CHEMISE



    La chemise les accueille
    avec, façon épaulettes
    symétrique, un motif, vers le haut

    les passants : passé le seuil
    voici, Armel, des assiettes
    en carton à remplir, des gâteaux

    des boissons. Fin comme feuille
    le motif frappe, qui prête
    à la lecture, avec froids et chauds.





    LE SAMEDI 19 MAI 2007, JEUNE FEMME CHERCHANT DES LIVRES EN ANGLAIS



    La voix qui tremble, ce très vrai, très
    pour dire quoi, lentement — que portent
    les émotions, routes à travers

    des livres, que la lumière plaît
    de cette après-midi, que transporte
    nous trouble, le frisson, étrangère

    blonde : tes cheveux rieurs, tes traits
    d’ailleurs ici, nous forment cohorte
    que, frémissements, tu considères.





    LE SAMEDI 19 MAI 2007, 115 RUE DE L’OURCQ TOUJOURS, ROBERT



    Se fait, un endroit, dédié au livre
    peu à peu. La soirée se remplit
    par écoutes

    de ce fait. L’endroit, va, nous enivre
    feuillet à feuillet. Nous font des plis
    comme routes

    ce fait, l’endroit, qu’il fait bon y vivre —
    qu’ainsi, le passé, dans l’aujourd’hui
    s’ouvre, soute.





    LE SAMEDI 19 MAI 2007, 115 RUE DE L’OURCQ, « LA LUCARNE DES ÉCRIVAINS », PHILIPPE



    De lectures des journaux
    non pas pour information
    mais quelque musclée formule

    dont se doter, en appeau
    le sentiment de scansion
    porter, porter tant lunule

    comme cadeau, sur le dos :
    un instrument, ses leçons
    de musique, somnambule.





    Christophe Lamiot Énos, « Passage le livre », (…) sur la ligne, Éditions de l’Amandier, Collection Accents graves / accents aigus, 2015, pp. 136-137-138-139.





    Surlaligne





    CHRISTOPHE LAMIOT ÉNOS


    Lamiot-enos-christophe
    Ph. © Olivier Roller
    Source




    ■ Christophe Lamiot Enos
    sur Terres de femmes

    The Sun Brings (lecture de Sabine Huynh)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Christophe Lamiot Énos
    → (sur le site des éditions de l’Amandier)
    une fiche sur (…) sur la ligne de Christophe Lamiot Énos
    → (sur le site du Matricule des Anges)
    un entretien de Christophe Lamiot Énos avec Emmanuel Laugier





    Retour au répertoire du numéro de mai 2015
    Retour à l’ index de l’éphéméride culturelle
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Pierrick Steunou | [le nuage qui se défaisait a disparu]



    Sur le fond immensément profond et bleu
    Ph., G.AdC







    [LE NUAGE QUI SE DÉFAISAIT A DISPARU]
    le nuage qui se défaisait a disparu des fenêtres j’ai baissé la tête je ne me sentais pas la force de parler de lui de ses gigantesques volutes qui passaient au-dessus de moi de ses fumées blanches et grises glissant l’une sur l’autre et pourtant quelle envie subite de le décrire d’écrire sur lui et sur le ciel où il glissait se démembrait avec lenteur sur le fond immensément profond et bleu irradiant de lumière contenue&nbsp: quand j’ai relevé la tête il avait disparu ou était devenu méconnaissable peut-être parti se fondre dans le grand corps sombre là-bas derrière au-dessus des sapins aux cimes ébouriffées immobiles sentinelles de l’éphémère

    Pierrick Steunou, « Pièces (resserrement) », Interstices, Éditions de l’Amandier, Collection Accents graves-accents aigus, 2014, page 74.







    Pierrick Steunou, Interstices, Éditions de l’Amandier, Collection Accents graves-accents aigus, 2014







    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions de l’Amandier)
    une fiche sur Interstices





    Retour au répertoire du numéro de mars 2014
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Hélène Sanguinetti, Et voici la chanson

    Hélène Sanguinetti, Et voici la chanson,
    Éditions de l’Amandier | Poésie,
    Collection Accents graves Accents aigus, novembre 2012.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Hélène Sanguinetti-Photo D. Warzy-Sans le fond !
    Photo D. Warzy






    « CHANTER POR EXISTAR POR EXISTAR ! »



    Avec pour titre un hexasyllabe ― Et voici la chanson ―, Hélène Sanguinetti présente et signe sa dernière partition. Poétique, musicale, graphique ? Tour à tour l’une et l’autre ou les trois ensemble, cette création, plurielle et déroutante, se soustrait aux classifications courantes de la poésie et échappe à toute définition rassurante de genre et de forme. Seule la construction rigoureusement ordonnancée que révèle la « table » en fin d’ouvrage, permet au lecteur de visualiser les appuis nécessaires à son entrée dans le poème. À lui aussi de stimuler son oreille pour que la partition rende tout son jus et toute la richesse de sa palette sonore.


    À l’origine, il y a une première de couverture. Sur l’ivoire de la page, le « Et » annonciateur du poème semble ancrer le recueil dans une séquence. Celle, silencieuse, mais virtuellement présente, des œuvres précédentes. Et marquer ainsi, par la concision nominale du titre ― son caractère enjoué et son humour ―, un provisoire achèvement. Mais ne nous y trompons pas, le titre n’est peut-être qu’illusion. Ainsi, « la chanson », pourtant ostensiblement présentée, ne constitue-t-elle pas l’ouverture du poème. Le recueil s’ouvre en effet sur un huitain intitulé « la parole se cassa ». Ponctué et encadré par trois griffures incurvées de longueurs inégales, ce huitain aux vers irréguliers est repris à l’identique dans le finale de la partition. Avec pour seule variante, une répartition intervertie des griffures qui le caractérisent. 1-2//2-1. L’une à l’autre assemblées, les deux forment un chiasme, figure cruciforme que l’on retrouve de façon récurrente dans d’autres séquences du texte. Entre le début du poème et son aboutissement, rien n’a changé. Le drame annoncé dans le huitain d’ouverture se retrouve dans le huitain final. Mais à travers le refrain qui la porte, la Chanson va son chemin !


    Entre ces deux huitains se déploie le poème, ponctué de signes, flèches → ou ↓, tirets —, de dessins au tampon qui bousculent les habitudes de lecture : minuscules lutteurs fléchés, loup accompagné de son long cri, visage hurlant ses cris, émoticônes (notes de musique, cœur, soleil, as de pique, de trèfle, de carreau, symboles mâle / femelle, petit dessin cabalistique…), autant de graphies qui animent la page. Tout comme l’onomatopée récurrente pfffffuuuuuuiiiif (et ses variantes) ponctue le lire/dire du poème.


    Quant au poème lui-même, il est composé de pavés aux typographies différentes, passant du romain à l’italique ; les mini-pavés en petit corps finalisant comme des répons les pavés principaux, alternant eux-mêmes avec quatre « apparitions » en pleine page aux tailles de caractères démesurées. À quoi viennent s’ajouter des encadrés singularisés par des filets-cadre dans lesquels s’inscrit une histoire autre ; des « parlures », des bribes de conversations courantes ; des colonnes de mots en italiques ; des énumérations échevelées introduites par des « MOI je »… ou par des « Ah » anaphoriques… Ainsi de ce texte à dominante ludique qui donne à voir autant qu’à lire :


    « Ah,

    Relever sa robe !

    Ah, passer le Pont à reculons !

    Ah, griffer Ses jambes baiser ses jambes !

    Ah, perdre ses doigts En liesse

    d’épouser !

    Ah, mentir du jour, rouler d’ivre, folle !

    Ah, S’en aller au fossé !

    Filles, joyez »


    C’est dire si le « faire » du ποιεῖν, dans le rapport qu’il entretient avec la page, joue, chez Hélène Sanguinetti, avec l’aspect visuel. Et le lecteur se prend à feuilleter cette partition à la recherche d’idéogrammes, à la manière d’un enfant. Sans doute la poète en appelle-t-elle à tout ce qui, en chacun de nous, demeure encore de l’enfance et de ses rêves, de ses joutes amoureuses et de ses jeux. Mais si l’on s’attarde dans le vif du texte lui-même, la légèreté et l’insouciance réputées être l’apanage de cet âge d’or n’affleurent que par intermittence. Et la chanson annoncée par le clairon du titre n’a rien d’allègre ni de léger. Du moins la première chanson. Associée à la violence aveugle et meurtrière de « Joug », la première chanson ― « Voici la chanson » ― est chant funèbre. Thanatos règne en maître sur le monde. La Chanson évoque le rêve baltique anéanti par les souvenirs noirs de la déportation. Derrière la scansion Ô BALTIQUE QUE JE RÊVAIS se dresse le « camp méconnu NEUENGAMME » en Allemagne du Nord. Surgissent alors les barques livrées aux rats et aux « Puants », les grappes humaines conduites vers les camps d’extermination. Après la tragédie de la prison flottante Kap Arkona, la chanson s’achève par le décompte des rescapés.


    Accompagnée d’une didascalie en espagnol ― (para bailar a dos) ―, la seconde chanson est au contraire une « Chanson qui fait pleurer de joie ». Chanson à danser pour exister / « por existar por flamenquer », elle est hymne à la vie et à l’amour. Introduite par « Joui » le bienvenu, figure bienveillante et rêveuse, elle est pleine manifestation de bonheur. Le « joïr » domine et entraîne dans sa cadence endiablée les deux héros du jour. Flamenco et Flamenca. Por existar por existar scande la poète pour s’insurger contre la mort. Pour insuffler ses forces de vie là où préside la mort.


    Une autre partition « à chanter » vient mimer les deux moments précédents. « Voici la dispute ». Épique et enlevée, cette vive « dispute » médiévale, tout droit sortie des fabliaux (Ysengrin montre sa « Pauvre-queue-gelée »), est rythmée par les onomatopées de l’échauffourée. Vlan ! Vlan ! Vlan ! Les phrases, débarrassées de leurs déterminants, s’enchaînent, percutantes et rapides. Le récit est ponctué de régionalismes (méridionalismes) ― « oh tanqué tanqué tanqué » ― qui scandent les actions. Les participants à la « dispute » ― cavaliers et roncins, cuirasses et loups ― surgissent au milieu des poules et font voler les plumes. Le monde est retourné. L’épique s’empare des hommes et les emmêle, comme souvent dans les poèmes d’Hélène Sanguinetti. Au milieu de tout ce charivari, une voix insiste qui clame son désir : « Et moi je veux chanter chanterchanterchanter ».


    Il faudrait pour cela que les opposants « Joug » et « Joui » ― dont les traits caractéristiques sont précisés au cours de quatre « apparitions » zoomées pleine page ― cessent de s’affronter en vaines joutes. Il faudrait pour cela que tous deux cèdent au désir de réconciliation espéré par la poète. Il faudrait que Jour et Nuit s’assemblent pour que la terre se repose enfin de ses massacres. Il faudrait qu’Eros l’emporte sur Thanatos. Ainsi « Joui » tente-t-il des intrusions dans la violence de « Joug ». Minuscules intrusions (usage des bas-de-casse), modestes comme des parenthèses, vie menue où affleurent les images de l’enfance éblouie, l’humilité des tomettes de la cuisine, la pochette Rouge bien repassée. Autant de parenthèses de jeunesse et de fraîcheur susceptibles de faire reculer la terreur. Un instant seulement.


    Reste pour la poète son travail obstiné sur la langue, ses inventions et ses jeux sur les sonorités, ses distorsions et ses ruptures aux limites de l’« a-grammaticalité », avec tenu serré au cœur, le désir du poème ― son comment et son faire ―, qui cherche à concilier le visuel avec l’oralité. Car, pour Hélène Sanguinetti, le travail sur les mots est recherche des origines. Mettre les mots en voix et en corps, n’est-ce pas renouer avec l’oralité qui préexiste à toute forme écrite ? Écouter Hélène donner corps et voix à son poème, c’est vivre avec elle ce pneuma qui l’habite et nous traverse jusque dans les pfffuuuuiiiit ! qui chuintent et glissent entre ses lèvres.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Hélène Sanguinetti, Et voici la chanson





    ______________________________________
    NOTE d’AP : Et voici la chanson fait partie de la sélection du Prix des Découvreurs 2013-2014.






    HÉLÈNE SANGUINETTI


    Hélène Sanguinetti
    Source



    ■ Hélène Sanguinetti
    sur Terres de femmes

    [Automne vivant et adoré] (extrait de Et voici la chanson)
    Alparegho, Pareil-à-rien (note de lecture d’AP)
    De quel pays êtes-vous ? (extrait d’Alparegho, Pareil-à-rien + bio-bibliographie)
    De la main gauche, exploratrice (I)
    De la main gauche, exploratrice (II)
    De ce berceau, la mer (extrait de D’ici, de ce berceau)
    À celui qui (extrait de Hence this cradle)
    Le Héros (note de lecture d’AP)
    [Ma trouvaille de tout à l’heure] (extrait de Domaine des englués)
    [Premier soleil] (autre extrait de Domaine des englués)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    La vieille femme regarde en bas
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    un Portrait de Hélène Sanguinetti (+ un poème extrait de De la main gauche, exploratrice)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site Printemps des poètes)
    un extrait sonore de Et voici la chanson (« JOUI 1 », pp. 15-18) dit par Hélène Sanguinetti
    un autre extrait sonore [10 mn] de Et voici la chanson (« JOUG 2 » « Voici la chanson », pp. 22-31) dit par Hélène Sanguinetti. Prise de son : François de Bortoli
    → (dans la
    Poéthèque du site du Printemps des poètes) une fiche bio-bibliographique (+ un extrait sonore issu de Pareil-à-rien)





    Retour au répertoire du numéro de décembre 2012
    Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »
    Retour à l’ index des auteurs


    » Retour Incipit de Terres de femmes