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  • Florence Robert, Bergère des collines | Notes d’agnelage, du 20 mars au 25 avril

    Éphéméride à rebours




    Florence Robert et l'une de ses brebis
    Florence Robert et l’une de ses brebis prête à mettre bas
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    NOTES D’AGNELAGE, DU 20 MARS AU 25 AVRIL




    Naissances. Boursouflures, sang, liquides visqueux, poches, chairs outrées, outrancières, sanguines, ce qui s’est savamment construit en cinq mois se détache, travail des hormones et des chairs profondes, le miracle est tout entier sous mes yeux, dans mes mains, l’agneau qui arrive a l’air mort, blafard et mou, couvert de sa poche, puis, un hoquet, ça part, un faible bêlement parfois, ça commence au grand air après cinq mois de refuge dans la plus douce des grottes. Les agneaux naissent déjà malaxés par la vie du troupeau, les rythmes, les rots de rumination, la presse des ventres, ils connaissent. Et c’est toute la fragilité d’être dehors qui est troublante, après ces mois de brassage maritime. Comme il est sec, l’air. Comme est dur le sol, comme est lourde la mère qui se couche trop près de son petit. Chaque matière a sa consistance, rude, éprouvée. Après l’indéfini du liquide amniotique, après le long sommeil du venir au Monde, la mortelle subtilité des choses se prononce. La vie profère sa vérité simple et sans appel. Il faut y aller, ou non. Un hoquet, la tête se redresse, le mucus s’écoule et libère les naseaux, la mère lèche avidement le liquide qui couvre son dernier-né. Premières secondes.

    Il faudra de quoi les nourrir, un liquide facile à digérer, complet, riche en protéines pour grandir vite, facilement accessible, à la douce température du corps, distribué à volonté, et riche en anticorps. Il faut du colostrum puis du lait dans un pis à deux trayons. Ça tombe bien, la nature est bien faite. Les plus vigoureux, encore tout humides, font leur première tétée en moins de quinze minutes. D’autres auront besoin d’aide à plusieurs reprises. Et quelle histoire parfois pour mettre enfin le trayon dans la bouche avide et maladroite. Surtout que les agneaux détestent qu’on leur touche la tête. Quelle patience, quelle expertise, quand l’agneau est humide, froid maintenant, tout collant et qu’on est très fatigué. Il est arrivé à chacun d’avoir envie de laisser tomber, il boira plus tard, ou jamais, cet imbécile. Si l’agneau est très faible, il faut tout de même le faire téter en asseyant la brebis, en le couchant entre ses jambes, en déclenchant la succion par l’envoi d’un petit jet de lait sur la langue, mais pas trop de lait, qui risque de l’engorger e de le dégoûter de téter, puis introduire le trayon dans la bouche. Si l’agneau tète, il est sans doute sauvé. Sinon, il est mal parti. Un coup à prendre, dit-on. Il est hors de question de s’énerver, l’impatience est bannie de notre maternité !

    Va-t-il respirer, s’est-il levé, a-t-il bu, n’ai-je pas oublié de désinfecter le cordon de celle-ci, de celui-ci, cent fois, les questions et les réponses se succèdent. Notre vigilance est intense. Nous n’arrêtons pas.

    Les placentas, qu’il faut absolument enlever du fumier, me font l’effet de serpents vigoureux mollement animés, et mes mains en gardent une sensation étonnamment présente et… mouvante, comme si je les tenais encore. Fouiller les brebis procure la même impression, au cœur même de l’animal, parfois très loin, jusqu’au deux tiers de l’avant-bras. Une fois la main engagée, yeux ouverts, les yeux au bout des doigts, je ne vois plus rien, tout est rouge. Rouge sang, rouge vivant. Un agneau est là et je ne sens que ses os. Chair et liquide amniotique se mélangent, je ne peux distinguer que les os du crâne et des pattes avant, et, parfois, de façon inquiétante, un œil mou sous la pression.

    […]




    Florence Robert, Bergère des collines, éditions Corti, Collection Biophilia, n°18, créée par Fabienne Raphoz, 2020, pp. 81-83.





    Florence Robert  Bergère des collines






    FLORENCE ROBERT


    Florence Corbière
    Source





    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site des éditions Corti)
    la fiche de l’éditeur sur Bergère des collines (+ un autre extrait [PDF])
    → (sur Colibris)
    Chronique : La Bergère des Corbières #5 « Fin de gestation : des émotions fortes ! », par Florence Robert
    → (sur YouTube)
    Le pastoralisme en Corbières. Parole d’éleveur : Florence Robert






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  • Fabienne Raphoz, Parce que l’oiseau

    par Angèle Paoli

    Fabienne Raphoz, Parce que l’oiseau,
    Éditions Corti, Collection Biophilia, 2018.



    Lecture d’ Angèle Paoli



    VOL DE PIGEON  A BERLIN
    « approcher les oiseaux sans les déranger,
    les suivre dans leurs moindres déplacements
    sans qu’ils prennent ombrage de la présence humaine »
    Ph., G.AdC









    « J’ÉCRIS, COMME D’AUTRES DANSENT LA TARENTELLE »




    Jubilatoire. Tel est le qualificatif qui me vient spontanément à l’esprit en lisant en écrivant à partir et autour des « carnets d’été d’une ornithophile ». Parce que l’oiseau. L’ornithophile (à ne pas confondre avec l’ornithologue), c’est Fabienne Raphoz, dont je suis de tout temps une lectrice assidue et admirative. Parce que l’oiseau, justement. Dont elle parle si bien, en poésie ou en prose. Et, à chaque lecture, c’est la jubilation qui domine. Une jubilation communicative qui est d’abord celle de la poète. Le terme, du reste, revient à plusieurs reprises sous sa plume d’observatrice — silencieuse respectueuse et tendre — des frondaisons des bois et des arbres où gîtent ses nombreux amis.

    « Nommer, les langages, scientifiques ou vernaculaires, ne sont finalement que variations multiples sur un même thème : une commune jubilation. »

    Ou encore, à propos de l’Hypolaïs polyglotte* :

    « un vrai embrouillamini et une grande jubilation d’ajouter un son inconnu à ma petite encyclopédie sonore personnelle. »

    Et plus loin :

    « Jubilations multiples, le savant américain qui nous servait de guide, non seulement pour établir l’édition naturaliste de ses propres Voyages qui allait bientôt paraître en français, mais aussi pour suivre la piste des oiseaux sur laquelle il nous arrivait de croiser un de ces gigantesques Magnolia grandiflora, dont la grosseur du tronc attestait le grand âge. »

    Les jubilations de la poète sont multiples. Les miennes le sont pareillement.

    Amie des sous-bois des forêts, des histoires qui les habitent, de leurs habitants, souvent minuscules et invisibles — et dont la vie est pourtant perceptible pour celui/celle qui sait tendre l’oreille — et qui se manifestent par un tintamarre joyeux et ininterrompu, Fabienne Raphoz est poète des oiseaux, experte talentueuse ès chants et infinies modulations des oiseaux ; mais aussi rompue aux secrets de leurs vies et mœurs, parades amoureuses et plumages, nidifications et migrations, vie de couples et voyages. Une passion qui nourrit la poète depuis son enfance savoyarde et qui se poursuit aujourd’hui encore dans sa nouvelle existence :

    « J’ai réfugié mon pays natal du Faucigny entre deux petites départementales peu fréquentées des Causses du Quercy, dans une de ces maisons sorties d’une vie antérieure et qui vous dit : “c’est ici”. Au moment précis où je commence ce livre, le 30 juin, 9h38, un Troglodyte mignon est à peu près le seul de sa classe à percer le silence. »

    Ainsi s’ouvre la « Chronique du Colombier », le premier chapitre de ce livre-manifeste et chant d’amour.

    Ainsi l’éditrice-poète-ornithophile n’a-t-elle de cesse d’observer d’attendre d’enregistrer d’arpenter les terres d’ici et d’ailleurs, corps en suspens, œil et oreilles aux aguets, munie de jumelles pour approcher les oiseaux sans les déranger, les suivre dans leurs moindres déplacements sans qu’ils prennent ombrage de la présence humaine. C’est tout un art, un art de vivre et de faire, fondé sur le respect, l’écoute et la discrétion. Le silence. Parce que les oiseaux sont ses amis. Des amis dont nous avons tant à apprendre :

    « L’infime toujours, à sauver, cet infime qui nous sauve, provisoirement. »

    Ornithophile, il faut en vérité l’être pour s’interroger, dès le saut du lit et jusqu’à la nuit tombée, sur les allées/venues des passereaux Sittelles torchepots merles Grives draines mésanges grimpereaux… sur les cohabitats des différentes espèces, leurs interrogations (eh, oui !) ainsi que celles qu’elles suscitent chez l’observatrice et son compagnon B. Mais, sur l’échelle des humains à même de distinguer le kschè-kschè- kschè de la pie-grièche du Hûit du Pouillot véloce ou du Huuuit du Pouillot de Bonelli (pour n’évoquer ici que ces quelques flûtistes), Fabienne Raphoz est davantage qu’une simple amatrice et admiratrice. Elle est pour moi – qui aime les oiseaux mais qui ne m’y entends guère – une ornithophile de talent. Une érudite (même si je ne suis pas certaine qu’elle partage cet avis ou ce terme). N’empêche. Il entre dans sa passion une prodigieuse exigence de précision. Quasi scientifique. Organisée, Fabienne Raphoz partage l’exercice de son art entre expérience du terrain et travail en bibliothèque. Sur le terrain, petit enregistreur et carnets en mains, elle capte, note, griffonne. Plus tard, de retour dans son Colombier, elle classe, relit/relie puis compulse les nombreux ouvrages qui composent sa bibliothèque. Ouvrages anciens d’ornithologues confirmés. Elle vérifie complète rédige. Parce que les oiseaux. Une passion. Qui commence « dans un geste ».

    Fabienne Raphoz emprunte au poète américain George Oppen ces mots qui pourraient la définir :

    « ouvrir la fenêtre et dire, voyez, un monde existe ».

    L’invitation au voyage est multiple. Parfois sur place, autour du Colombier, parfois en terres lointaines, Égypte, Amérique, Galapagos… Ce faisant, Fabienne Raphoz entraîne dans son sillage la lectrice jubilante que je suis. Et la tient à l’affût d’une foultitude d’oiseaux dont les noms aux étymologies étonnantes ravissent. Dans ce foisonnement d’images, la voici embarquée et bientôt égarée en des déambulations labyrinthiques à travers taxinomies clades genres ordres familles… Une complexité qui la convainc d’aller dénicher dans sa propre bibliothèque les trois modestes ouvrages qu’elle tient à portée de main.

    En effet, à défaut du Géroudet et du Deroussen, je me contente pour ma part du Guide vert des oiseaux de France publié par les éditions Solar ; d’Étymologies des noms d’oiseaux de Pierre Cabard et Bernard Chauvet ; et d’une édition plus rare (numérotée et datant de 1932), héritage sans doute d’une grand-tante d’origine celte : Les Jours et les Nuits des oiseaux, de Jacques Delamain (Stock). Voyage à travers les langages, les espaces sonores, les inventions architecturales des oiseaux, le « dimorphisme sexuel », la biodiversité. Exubérante et exaltante biodiversité. Une forme de bonheur. Et un étonnement « pour cette incroyable vie qui n’a jamais été réduite à zéro. »

    Voyage dans l’espace mais aussi dans le temps, jusqu’aux ancêtres ptérodactyles du Pliocène, jusqu’aux traces laissées dans le sol meuble des carrières calcaires de Crayssac (Quercy) par les ptérosaures :

    « Je suis un enfant comme tout le monde, sauf que je ne savais pas que toute cette fabuleuse faune avait laissé des traces tout près du Colombier, et que La Plage aux Ptérosaures était un vrai haut-lieu de la paléontologie… »

    Des animaux volants aujourd’hui disparus, nous voici de retour au Colombier et à ses hôtes. Roitelet triple-bandeau, « Troglo » mignon, Fauvette à tête noire, Rougequeue à front blanc… Sans parler des geckos des murailles, des éphippigères stridulantes, du Petit Rhinolophe (« qui sort de chez lui » tous les soirs). Et de Lady Hulotte qui dialogue, yeux grands ouverts, avec l’ornithophile de céans.

    Chaque chapitre de cette chronique en pays animalier — car une longue chaîne d’animaux petits et grands trouve place parmi les oiseaux — est un bonheur et un enrichissement. L’humour de Fabienne Raphoz, sa simplicité, sa modestie, sa tendresse envers la nature, son humanité, la profondeur de sa réflexion, son sens de la précision mais aussi la richesse de ses interrogations et recherches, la poésie qui élime les aspérités d’une approche difficile, le plaisir qu’elle a à partager avec d’autres son bonheur d’ornithophile, sont autant de pistes qui conduisent tout droit au plaisir du texte. Lequel culmine parfois au cœur d’« une rêverie babélisée » sur les Pouillots ou des Moqueurs polyglottes ; sur « la langue d’éros » du paradisier ; sur les « araignées-loups » des sous-bois, qui « stridulent » comme les grillons et « tambourinent » comme les pics. Et qui font dire à la poète :

    « J’écris, comme d’autres dansent la tarentelle ».

    Quant à moi, j’ai une tendresse particulière pour Lady Hulotte qui a élu domicile dans « le Grand Pin majuscule du Colombier »… Axis mundi de la chouette.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



    _________________
    * : « Lorsque l’espèce est nommée selon la taxinomie en vigueur, elle porte une majuscule ».






    Fabienne Raphoz  Parce que l'oiseau





    FABIENNE RAPHOZ


    PORTRAIT DE FABIENNE RAPHOZ
    Image, G.AdC




    ■ Fabienne Raphoz
    sur Terres de femmes


    Géologie (extrait de Blanche baleine)
    « Leçons semblables aux oiseaux » (note de lecture d’AP sur Jeux d’oiseaux dans un ciel vide)
    Procellariiformes (extrait de Jeux d’oiseaux dans un ciel vide)
    Terre sentinelle (note de lecture d’AP)
    [Qui voit ?] (extrait de Terre sentinelle)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Corti)
    la fiche de l’éditeur sur Parce que l’oiseau
    → (sur Diacritik)
    Les terrains d’écriture de Fabienne Raphoz : Parce que l’oiseau, par Laurent Demanze





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