Étiquette : Collection Blanche


  • Jean Tortel | [Et de l’eau | Avant la nuit]



    [ET DE L’EAU | AVANT LA NUIT]




    Et de l’eau
    Avant la nuit.

    Elle est claire
    Dans les mains.
    Elle nourrit les plantes,
    Elle les développe.

    L’eau s’enfonce et la terre
    Devient chose plus lourde,
    Mouvante et noirâtre,
    Luisante après l’enfoncement.

    Les mains trempent pour reconnaître,
    Confusément aussi pour adorer
    L’eau certaine et nulle autre
    Que celle à qui sa pente est ordonnée
    Avant qu’elle touche aux racines.



    Jean Tortel, « Critique d’un jardin », VII, in Relations, poèmes, Éditions Gallimard, Collection blanche, 1968, rééd. 1999, page 60.







    Jean Tortel, Relations






    JEAN TORTEL


    Jean Tortel
    Ph. : Jean Marc de Samie
    – tous droits réservés
    Source





    ■ Jean Tortel
    sur Terres de femmes

    Jeter le mot (extrait de Naissances de l’Objet)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur remue.net)
    Jean Tortel | Fragment personnel, par Philippe Rahmy
    → (sur universalis.fr)
    une notice sur Jean Tortel





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  • Gérard Macé | Affluent d’un fleuve



    AFFLUENT D’UN FLEUVE




    Où l’on ne se baigne pas deux fois,
    la rivière est difficile à suivre. Tour à tour
    souterraine et résurgente, miroir gelé
    comme dans les livres, paresseuse qui serpente
    et prête à changer de nom pour se jeter
    dans les bras d’un fleuve où elle se perd,
    comme nous dans les méandres du discours :

    vieux boa qui voulait avaler le monde
    et digère les idées comme on digère un buffle.



    Gérard Macé, « Tour », Promesse, tour et prestige, Éditions Gallimard, Collection blanche, 2009, page 28.





    Gérard Macé, Promesse, tour et prestige




    GÉRARD MACÉ


    Mace_gerard_photo_c._helie_gallimard_
    Ph. © Catherine Hélie | Éditions Gallimard
    Source





    ■ Gérard Macé
    sur Terres de femmes


    Homère au royaume des morts a les yeux ouverts (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Billard. Téléphone. (poème extrait d’ Ici on consulte le destin)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Le bruit du temps)
    une fiche bio-bibliographique sur Gérard Macé
    → (sur le site Auteurs contemporains)
    une fiche bio-bibliographique sur Gérard Macé







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  • Mario Luzi | [Vita o sogno ?]



    [VITA O SOGNO?]



    Vita o sogno? Lei si gode serena
    la simbiosi domenicale col giardino
    fino a tardi quando entra nella casa
    la mite ora settembrina della cena.
    Non c’è l’amato, non c’è la sua assenza
    né altro desiderio. C’è quell’unico
    pensiero muto che dovunque flagra
    e vige, e di sé tutta la ripiena —
    Felicità? non le sembra. Non è
    che un nome estraneo, questo,
    a quella purissima sostanza.
    Vissuto o immaginato
    quel brano? —pensa. Perduta
    in quale sua profondità la scena?
    Non c’è divario, non c’è differenza.




    Mario Luzi, Tutte le poesie, Volume secondo, Garzanti Editore, Collana Gli Elefanti, 1988 (Terza ristampa : aprile 2005], pagina 780.






    Luzi, tutte le poesie.jpg 2







    [VIE OU SONGE ?]



    Vie ou songe ? Elle savoure, calme,
    ce dimanche en symbiose avec le jardin, jusque tard,
    jusqu’à ce qu’entre dans la maison
    l’heure si douce, en septembre, du dîner.
    L’aimé n’est pas là, ni son absence,
    ni aucun autre désir. Il n’y a là que cette unique
    pensée muette et partout flagrante,
    et qui règne et qui l’emplit tout entière —
    Félicité ? Il ne lui semble pas. Ce n’est qu’un nom,
    cela, un nom très étranger
    à cette substance pure entre les pures.
    Vécu, imaginé,
    ce fragment ? pense-t-elle. Et cette scène,
    dans quelle sienne profondeur perdue ?
    Il n’y a pas de différence, d’aucune sorte.



    Mario Luzi in D’une lyre à cinq cordes, traductions de Philippe Jaccottet 1946-1995, Éditions Gallimard, Collection blanche, 1997, page 61.






    Dune lyre à cinq cordes





    MARIO LUZI


    Luzi





    ■ Mario Luzi
    sur Terres de femmes


    Cahier gothique, VII
    Diana, risveglio
    Dove l’ombra
    En mer
    Il pensiero fluttuante della felicità
    Nature
    Près de la reine de Saba (note de lecture sur Trames de Mario Luzi + extrait)
    Primitiales (article sur Prémices du désert)
    Quanta vita







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  • Jacques Roubaud | L’étoile



    ENCRE DE VICTOR HUGO L’éternité sans souvenir prendra le ciel, prendra la boue, prendra l’écho
    Source







    L’ÉTOILE



    Des mondes naissaient
    sous moi
    oliveraies, vignes, bassins
    grands de neige


    Jardins amnésiques
    plantes
    troubles fruits
    de troubles arbres


    Rien sous l’ombre
    ne m’échappa
    ni l’eau où le soleil a du poids
    ni la crête où se dessèche la lune


    Le soleil lumière dans sa tête
    la lune perdue dans sa nuit s’en vont
    et je compte, moi
    le temps de l’un, le temps de tous


    L’éternité sans souvenir
    prendra le ciel, prendra la boue, prendra l’écho
    la couleur passe tout s’oublie
    les herbes comme les eaux


    Et je me suis retournée, moi
    depuis l’espace, bleue comme un point
    sur mes traces semées
    dans la neige, pour en jouir




    Jacques Roubaud, « Quatrains réduits de Qohelet » in Octogone, livre de poésie, quelquefois prose, Éditions Gallimard, Collection blanche, 2014, pp. 137-138.








    Octogone Roubaud





    JACQUES ROUBAUD


    Jacques Roubaud





    ■ Jacques Roubaud
    sur Terres de femmes

    Battement (poème extrait de Quelque chose noir)
    Dialogue (poème extrait de Quelque chose noir)
    Ongle et oncle d’Arnaut Daniel (sextine)
    5 décembre 1932 | Naissance de Jacques Roubaud



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Recours au poème)
    À propos d’Octogone de Jacques Roubaud, par Lucien Wasselin
    → (sur Terres de femmes)
    Hommage à Alix Cléo Roubaud (chronique de Marie Fabre)






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  • Pierre Péju, L’État du ciel

    par Sylvie Fabre G.

    Pierre Péju, L’État du ciel,
    éditions Gallimard, Collection Blanche, 2013.



    Lecture de Sylvie Fabre G.




    Le bleu
    Ph., G.AdC







    ACCOMPLIR “L’INSTANT, PROVISOIREMENT REDRESSÉ”



    « Tu vois, dit Nora, j’ai recommencé, mais cette fois la couleur est complètement libre. Le bleu, je le laisse s’étaler. Moi je ne m’occupe que de la ligne ». Ces paroles que prononce, en parlant de sa peinture, l’héroïne de L’État du ciel à la fin du dernier roman de Pierre Péju qui vient de paraître cet automne chez Gallimard, nous donnent peut-être une des clés de cette histoire initiatique où la ligne entre le ciel et la terre, les dieux et les hommes, la vie et la mort n’est plus seulement la ligne toute tracée des destins ni une ligne de séparation ou de clôture mais un chemin d’élargissement et un horizon ouvert. Les personnages, après avoir vécu la chute dans le malheur extrême, l’errance, la folie et le désamour, ne vivront-ils pas une lente remontée vers la lumière et ne pourront-ils pas laisser gagner « le bleu » d’un vécu et mystérieux recommencement ?

    L’auteur inscrit cet espoir, d’Occident en Orient, de France en Grèce, dans une traversée menacée dont la trajectoire mène les protagonistes des bords ombreux du lac d’Annecy dans les Alpes jusqu’à l‘île de Sifnos à l’aube, « ultime terrasse sur la mer Egée», sorte de « bout du monde » et « avant-goût du paradis », comme si en ce lieu où origine et fin se confondent, où tous les éléments naturels, les couleurs et le langage entrent en dialogue, où les êtres célestes côtoient les humains, ses personnages pouvaient réintégrer l’ordre du cosmos dans une forme d’harmonie et accomplir « l’instant, provisoirement redressé », dans l’éternel présent de l’amour et de la beauté.

    Mais avant ce moment suspendu dans l’espace et le temps, il y a le constat désenchanté de l’état du ciel et de la terre, dressé par l’ange Raphaël dès le début du roman en un long monologue, sorte d’envoi en italiques qui jette les bases de l’intrigue à venir. L’emploi de la première personne sera symboliquement le privilège de l’ange dont les observations et commentaires omniscients ponctueront régulièrement chapitres ou parties alors que le reste de la narration se fera à la troisième personne dans la multiplicité des points de vue humains.

    Celui-ci donc, après avoir souligné la déréliction, l’impuissance, la mélancolie ou l’absence des dieux ou de Dieu, ainsi que l’instabilité, l’absurdité, la cruauté du monde terrestre, prend la décision d’instiller « une goutte de mieux dans la mer du pire » en faisant le choix, pari modeste, de descendre sur terre aider un couple à la dérive. Ce trio de personnages va permettre à Pierre Péju de varier les registres en mêlant le merveilleux et le réalisme, le tragique et le lyrique. Il fait ainsi de son roman un roman des sens et du sens, une fable à fonds mythologique et à portée philosophique et morale.

    Le tableau de la planète et de la vie détruite de ses personnages que l’auteur brosse dans toute la première partie de sa narration a la tonalité âpre de celle que nous connaissons dans l’ensemble de son œuvre romanesque. Les malheurs singuliers et les malheurs collectifs, Pierre Péju nous les donne à voir, je l’ai dit, à travers le regard de l’ange Raphaël, mais aussi à travers celui des deux autres héros, Mathias, médecin humanitaire, gynécologue à Annecy mais exerçant différentes missions autour du globe, et sa femme Nora, fille d’un résistant grec à l’époque des Colonels, peintre reconnue et mère ravagée par la mort d’un enfant.

    « Mortels, malheureux mortels », ces deux-là et tous les personnages secondaires qui les entourent portent leur croix (martyre d’un père et perte d’un fils et de son art pour Nora, solitude et incommunicabilité pour Mathias qui teste ses limites par la varappe, marginalité et mort violente pour Nikos leur enfant, misère psychologique et sociale pour Elsa sa compagne qui a du mal à être mère comme la Thérèse de la Petite Chartreuse, enfance ballotée et meurtrie pour leur fils…), mais la place donnée par l’auteur dans leur vie à la nature, à l’art, à la médecine, à la révolte ou à la relation à l’autre porte en germe la possibilité de recommencer la vie « par-delà le désespoir ». Pierre Péju dans ce roman est disciple de Camus. Comme lui, il met l’accent sur l’importance des forces naturelles et sur la puissance des mythes, comme lui il œuvre à maintenir une forme de fraternité et d’espoir mais sans nous bercer d’illusions sur l’homme et son ambivalence, ni sur les épreuves de sa condition. Le roman n’est nullement idéaliste, la folie, la destruction, la haine rôdent, le mal est là mais sa réalité n’empêche pas le désir d’absolu et l’ouverture au beau, au bien et au vrai. Raphaël l’ange semble attiré par cette humanité capable du pire mais aussi du meilleur quand elle revient à la source sacrée de la vie.

    La présence de l’enfance tout au long du roman en est le signe le plus infrangible que nous donne l’auteur. Si nous savons le déchiffrer, il nous fait comprendre la profondeur de l’histoire racontée. Dès le cinquième chapitre, l’enfant de Nora, Nikos, apparaît comme « l’enfant talisman » dont le regard abrite « un vieux sage lui-même enfantin ». Sa venue au monde a permis à Nora d’apaiser les anciennes blessures et de changer les couleurs de sa palette en accordant « la maternité et sa vocation picturale ». L’enfant n’entrave donc pas sa création (et Pierre Péju, sans le dire, combat avec efficacité cette idée reçue) mais annonce au contraire que « la promesse de la lumière », qui est sa quête dans la peinture, un jour « sera tenue ». L’écrivain nous montre magnifiquement que, jusque dans les situations les plus extrêmes d’errance, de guerre ou de misère, l’enfant demeure ce pourvoyeur de clarté, « d’instant très pur ». Il crée d’ailleurs le personnage de Mathias à partir de cette expérience. Très jeune, celui-ci a découvert, sous « le visage irrité et sale » du bébé d’une SDF qu’il a tenté d’aider, l’absolu d’« une vie minuscule et secrète ». De ce moment est née sans doute sa vocation d’obstétricien engagé.

    S’il est déjà signifiant que pour les deux héros l’enfance ait une telle amplitude dans leur destin, le miracle réalisé par l’ange en renforce l’aura. N’est-il pas étroitement en lien avec l’arrivée d’un nouvel enfant dans leur vie à un moment où elle se délite entièrement ? L’art du conte va, à partir de l’apparition du fils de Nikos, l’enfant de Nora assassiné, dérouler une série d’évènements et de métamorphoses qui touchent l’ensemble des personnages et bousculent leurs « trajectoires » linéaires, en faisant se croiser autrement leurs vies, les emboîtant les unes dans les autres par cercles successifs, jusqu’à ce centre, l’île grecque dont nous avons parlé, où ils vont retrouver unicité et unité.

    C’est à ce moment du récit que Pierre Péju fait réapparaître le personnage d’Isis, « jeune fille au voile couleur d’arc en ciel », venue au début de l’histoire s’accouder près de Raphaël pour « jeter elle aussi un coup d’œil au monde d’en-bas ». « Frêle messagère céleste », n’est-elle pas la jeune déesse symbole de la maternité et protectrice des enfants et des morts ? Avec un autre intercesseur, le pope Georgios, à mi-chemin lui entre les hommes et Dieu, elle va présider aux retrouvailles des personnages et ouvrir la « magique profondeur du temps » en permettant aux deux mères meurtries, Nora et Elsa, d’emprunter à nouveau la voie de l’amour, y faisant entrer par là-même Mathias et l’enfant prénommé symboliquement par l’auteur Nikos lui aussi. Comme si la douleur vécue ne pouvait plus empêcher la joie de renaître dans le cycle infini de la vie où un enfant mort tient la main d’un enfant vivant. Pierre Péju nous renvoie ainsi au mythe de l’Éternel Retour mais en laisse ouverte l’énigme.

    Le roman se clôt en effet sur le voyage où tous s’embarquent pour « l’île des morts » ou « l’île des amoureux », deux noms pour un même pays natal, dont on « espère seulement » ne jamais revenir. Son sens, convoyé par la lumière des « derniers rayons du jour », « l’écharpe au vent » d’Iris, « l’index levé vers le ciel » du pope et le vœu prononcé par Mathias, renvoie le lecteur, comme l’auteur, à ce qui nous dépasse, un inconnu qui peut-être « fixe enfin son chemin »1


    Sylvie Fabre G.
    D.R. Texte Sylvie Fabre G.





    _________________________________________
    1. François Cheng, Cinq méditations sur la mort, Albin Michel, 2013.







    Pierre Péju, L'Etat du ciel
    feuilleter le livre





    PIERRE PÉJU


    ■ Pierre Péju
    sur Terres de femmes


    Enfance obscure (lecture de Sylvie Fabre G.)
    L’Œil de la nuit (lecture de Sylvie Fabre G.)
    [Un immense brasier] (extrait de L’Œil de la nuit)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur L’État du ciel




    ■ Autres lectures de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes


    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
    Pierre Dhainaut, Après
    Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
    Alain Freixe, Vers les riveraines
    Luce Guilbaud, Demain l’instant du large
    Emmanuel Merle, Ici en exil
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation
    Angèle Paoli, Lauzes
    Pierre Péju, Enfance obscure
    Didier Pobel, Un beau soir l’avenir
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer
    Fabio Scotto, La Peau de l’eau
    Roselyne Sibille, Entre les braises
    Une terre commune, deux voyages (Tourbe d’Emmanuel Merle et La Pierre à 3 visages de François Rannou)






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  • Brina Svit, Visage slovène

    par Angèle Paoli

    Brina Svit, Visage slovène,
    Gallimard, Collection Blanche, 2013.



    Lecture d’Angèle Paoli




    Ja-Gombrowicz
    Source








    “PORTRAIT DE GROUPE AVEC « GOMBRO, OU VICE VERSA »”




    Peut-être faudrait-il commencer par « Gombro » ? Witold Gombrowicz. Gombrowicz en Argentine. « Personnage » central vers lequel confluent tous les « visages slovènes », comme autant de constellations qui ramènent continûment au seul visage non slovène de l’ouvrage de Brina Svit : Visage slovène. Le visage polonais de « Gombro ». Gombrowicz pour qui Brina Svit nourrit une tendresse toute particulière. Peut-être le « polaco » perdu au milieu des Slovènes est-il l’unique, le singulier, LE visage parmi les visages ? Celui qui émerge, solitaire, au milieu des personnalités multiples que le kaléidoscope de portraits fait surgir au cours des déambulations de la narratrice dans Buenos Aires. Et dont elle tente de saisir l’identité. « Gombro, en anti-héros, éminence grise, alter ego ». Celui sur lequel Brina Svit a envie de tout savoir : de la vie, de son exil, de son retour en Europe, de son roman Ferdykurke, du travail de traduction dont il a fait l’objet, de l’échec qui a suivi ; de ses amours et de sa mort. Celui qu’elle confie avoir « embarqué » dans son dernier livre, lui, ce Polonais qui n’a rien à voir avec les Slovènes, si ce n’est l’exil qui le conduit, comme tant d’autres, mais pas pour les mêmes raisons, jusqu’en Argentine.

    Existe-t-il un visage slovène, interroge Brina Svit tout au long de « l’album photo » qu’elle déroule sous nos yeux de lecteurs ? Existe-t-il un visage qui porte la marque de la slovénité ? Comment définir cette identité slovène et peut-elle se décrypter à la seule lecture des visages ? Du pluriel au singulier (le singulier du titre), les visages se déclinent en effet à travers le voyage entrepris par la narratrice, à l’autre bout du monde. À travers les images qu’elle réalise des regards qu’elle va insérer dans son livre et du dialogue que celles-ci nouent avec le texte.

    « J’ai besoin de connaître l’image qui va aller avec le texte : parce que le texte dépend de la photo qui l’accompagne, ils sont liés, l’un interroge l’autre, le texte tâchant de voir ce qu’on ne voit pas avec les yeux et la photo fixant pour toujours ce moment précis de la vie qui ne se reproduira plus jamais. »

    Recherche méthodique (avec prises de notes sur des carnets, documents — lettres et correspondances multiples —, photographies) à travers le « labyrinthe d’identités qu’est Buenos Aires », d’une singularité constituée d’une succession plurielle. Car ce qui intéresse l’écrivain slovène, c’est « l’histoire qui s’inscrit sur nos visages. » Avec, greffé sur les autres visages par incrustations successives, le visage étranger de « Gombro ». Cousu avec les autres, le visage du Polonais compose avec eux un récit singulier, dont le genre ne porte pas de nom et ne peut être défini comme un roman. « Indéfinissable », Visage slovène est cependant défini par la narratrice comme « un texte en mouvement », vibrant d’une « tension érotique entre les lignes, entre les individus, c’est-à-dire entre mes personnages et moi », écrit Brina Svit. Un « portrait de groupe avec Gombro, ou vice versa. »

    Avec à son bord « Gombro » — le dandy antimilitariste débarqué un 22 août 1939 à Buenos Aires et coupé pour bon nombre d’années de ses origines par l’entrée en guerre de l’Europe —, « l’histoire de mes visages peut commencer », écrit l’écrivain slovène/française à la fin du premier chapitre. « Déserteur », donc, l’écrivain polonais, « émigré volontaire » et non émigré politique, et peu porté par l’idéologie nationaliste dont se réclament la plupart des Slovènes réfugiés à Buenos Aires. Pas davantage porté par le combat anticommuniste de l’émigration politique polonaise. « Gombro » qui ne se sent concerné par aucune idéologie identitaire et qui construit sa polonité en individualiste, lucide et solitaire.

    Ainsi, dans chacun des chapitres consacré aux Slovènes auxquels elle rend visite et qu’elle rencontre dans les différents quartiers de Buenos Aires (Retiro et ses bas-fonds ; Lanús, dans la banlieue sud et sa Villa Eslovena…), vient s’insérer le visage de Gombrowicz, sur lequel la narratrice a recueilli à Paris toute une documentation, grâce au concours de son épouse québécoise, Rita Gombrowicz. Chaque chapitre apporte un trait de caractère nouveau, un détail, une anecdote, une réflexion. Une histoire qui permet de compléter progressivement le portrait de l’auteur de Ferdykurke. Parfois, au hasard d’une nouvelle rencontre, la narratrice imagine quels auraient pu être les propos du Polonais. Ainsi lorsqu’elle interroge « les yeux calmes et scrutateurs » de Julia Sarachu — poète argentine/slovène de La Plata —, la narratrice ne peut-elle s’empêcher d’évoquer la « conférence provocatrice » que le Polonais a prononcée Contre les poètes, dont « les vers ne plaisent à personne » et dont « la poésie versifiée est un monde factice et falsifié ». Revenant à Julia, la narratrice évoque les origines slovènes de son grand-père Rafael Vodopivec — « qui se dit communiste pour lui et non pour les autres » — et son goût pour une « poésie à l’usage quotidien et intime » dont la poète de La Plata est l’héritière.

    Peut-être est-il temps, par-delà le visage de Gombrowicz, d’aller à la rencontre des visages slovènes qui peuplent cette étonnante traversée littéraire et gravitent autour de l’exilé polonais ? Qui sont-ils donc, ces Slovènes qui ont choisi l’Argentine comme pays d’asile ? Quelles raisons les ont poussés à s’implanter dans cette partie du monde que borde la pampa ? Comment sont-ils arrivés jusque dans ce pays dont ils ne comprenaient pas la langue et où il n’y a ni montagnes, ni ruisseaux, ni tilleul dont raconter l’histoire ? Comment sont-ils parvenus à s’implanter ? À organiser une société la plus proche possible de celle qu’ils avaient quittée ou fuie ? Que reste-t-il, chez leurs descendants, de leur slovénité d’origine ? Sont-ils riches ou pauvres, guettés par la nostalgie du retour ou, au contraire, désireux de ne conserver du passé que ce qu’il faut de slovénité pour aller de l’avant dans la vie d’aujourd’hui ?

    Autant de questions, autant de visages. Autant de diversité dans les réponses. Arrivés par bateaux au moment où « le général Perón leur a donné par décret politique la permission d’immigrer en Argentine sans aucune restriction, à condition qu’il n’y ait pas de communistes parmi eux », les immigrés séjournaient à l’Hotel de Inmigrantes, le temps de trouver un logement et de trouver de quoi subvenir à leurs besoins. Il reste encore, parmi eux, quelques immigrés de la première génération, anciens collabos, « traîtres, réactionnaires », « anti-communistes fervents », de ceux qui avaient fui le pays » après la « débâcle » de la Seconde Guerre mondiale. Il y a aussi leurs enfants et petits-enfants, certains nés sur le sol argentin, mais pour la plupart issus de ces familles de domobranci qui avaient fait le choix de l’Allemagne (les domobranci faisaient partie de la « Garde nationale slovène, milice paramilitaire organisée par l’occupant allemand et soutenue par l’Église catholique pour combattre la résistance »). Ainsi en est-il de Rok Fink, chauffeur de taxi et « ambassadeur des Slovènes à Buenos Aires » ; ou de Lučka Potočnik, dont le père, domobranec de la première heure, s’est battu, dès son arrivée à Buenos Aires, pour que puisse advenir « le miracle slovène en Argentine ». Un miracle qui ne peut se produire qu’en sauvegardant « la langue, la culture, la religion ». En conservant « leur version de l’histoire », celle du combat qui assure « le sens de leur exil », le combat anticommuniste. En refusant donc de s’assimiler. Pour le vieux Matevž, c’est cela « rester slovène ». Pour sa fille, Lučka, héritière de ce passé, la seule patrie, la vraie, c’est celle de l’art. Et la seule réponse véritable, celle du silence. Pour nombre de Slovènes exilés à Buenos Aires, le rêve identitaire s’est réalisé à Lanús, dans la création de la Villa Eslovena, un paradis modeste surgi d’un lopin de terre de la pampa transformé en « structure urbaine parfaitement organisée ». Pour Andrej Repar, au contraire, l’engagement politique de ce fils de domobranec sera de toute autre nature. « Le poing levé ». Surveillé par la police comme militant de gauche, « fiché par l’émigration slovène comme révolutionnaire, éminemment hostile à l’idéologie national-catholique », Andrej Repar offre à la narratrice le regard pétillant d’un Slovène de gauche, marqué par les massacres perpétrés par la junte militaire en Argentine. Avec lui, elle se rend au parc de la Mémoire où sont gravés les noms de milliers de jeunes argentins torturés par les militaires puis jetés dans l’estuaire du Rió de la Plata.

    Ailleurs, dans la banlieue élégante d’Hurlingham, la narratrice rencontre le couple modèle très british de Marjan et Pavla Eiletz, qui mène une vie confortable. Ces deux-là, qui répondent d’une seule et même voix, partagent la même bonne conscience et il est inutile, pour la visiteuse, de demander au vieux Marjan s’il ne craint pas de s’être trompé de jeunesse, lui qui s’est engagé très jeune, à dix-sept ans (en 1943), dans ce qu’il persiste à appeler la « coopération technique ». Un pur domobranec, qui aurait pu périr au moment de la « débâcle », et qui a pris la fuite via l’Argentine. C’est là, à Buenos Aires, qu’il a rencontré Pavla, arrivée par bateau à la même époque et hébergée avec sa famille à l’Hotel de Inmigrantes.

    Mais on rencontre aussi à Buenos Aires une autre famille d’émigrants qui n’a rien à voir avec la famille des émigrés politiques. Elle est constituée de tous ceux que la misère a contraints de fuir la Slovénie. Ainsi de Rafael Vodopivec, mécanicien et poète, qui a fui « le fascisme, la misère, l’italianisation forcée de la population slovène, la chicanerie permanente » et qui a débarqué à vingt-trois ans à dans la capitale argentine. Ainsi également de la famille Antonič, qui a fui « le fascisme et la misère dans les années trente. »

    Quant à Bojan Mozetič, son histoire — liée à celle de son père Franc Mozetič — est tout autre. Issu du cosmopolitisme triestin, élevé dans plusieurs langues par une mère tchèque de Prague et philosophe, Bojan nourrit une admiration infinie pour son viejo. Franc Mozetič, ingénieur en travaux publics, constructeur de ponts, militant antifasciste, engagé dans la résistance, est contraint de s’exiler pour pouvoir continuer à exercer son métier. Pour ce qui est de sa slovénité originelle, Bojan semble avoir repris « le flambeau » à la mort de son père. Une slovénité qu’il partage avec sa femme et ses fils, chacun à leur façon. Tournée davantage vers l’ouverture et vers l’élargissement de leur monde vers le monde. Ouverte à la multiplicité des cultures et au cosmopolitisme. Ce cosmopolitisme défendu par Cioran, autre écrivain qui nourrit la pensée de Brina Svit. Brina Svit qui met en exergue à son récit cette phrase de Cioran : « La sagesse est cosmopolite. » Un fil d’Ariane dont on peut aisément suivre la trace dans Visage slovène.

    Il y a enfin « Andrej Rot, alias Gandhi », cet Argentin slovène rencontré à Ljubljana, à qui la narratrice a une foule de questions à poser. Qu’en est-il de l’identité slovène mâtinée (« rabotée et arrondie ») de latinité argentine ? Qu’en est-il aujourd’hui de la relation entre slovénité et catholicisme ? La situation a-t-elle évolué ? Andrej Rot confie à la narratrice les déboires de son retour en Slovénie, en 1991. Un retour pourtant attendu et fêté en grandes pompes. Qui s’est soldé, après quelques mois de travail dans le nouveau journal dont il avait la direction, par un licenciement « pour manque de professionnalisme ». En réalité, ce qui est reproché au journaliste, c’est de n’être pas suffisamment « anticommuniste, pas assez radical avec les forces du passé ». Gandhi ou le témoignage de « l’envers du décor ».

    « Fascinée par les visages, par la vie qui s’y dépose et qu’on peut lire si on le sait », Brina Svit livre dans cette galerie de portraits une fresque passionnante, entièrement tissée d’histoires individuelles prises dans la camera oscura de l’Histoire. Et, si l’on sait lire entre les lignes, c’est le visage de Brina Svit qui apparaît et qui se dessine. D’abord ténu, en filigrane, puis de plus en plus précis. En surimpression sur le visage de sa mère, qui vient tout juste de mourir au moment même où elle décide de se lancer dans l’aventure de cet ouvrage. On y lit sa sympathie pour les partizani auprès desquels se battait son père dans la lutte contre les domobranci. Son anticléricalisme viscéral. Notamment dans le portrait de Škof Rožman, évêque et « personnage hautement controversé », dont elle n’hésite pas à dire qu’il aurait probablement applaudi, s’il avait été vivant, « l’idéal national-catholique et anticommuniste de la junte et approuvé la disparition des jeunes Argentins… ». On y lit son peu d’appétence pour la trilogie Église/famille/patrie. On y retrouve, en revanche, sa passion pour le tango et pour les hidalgos qui lui ont inspiré le personnage de Coco Dias (in Coco Dias ou la Porte Dorée). Sa vie de romancière et les personnages que la vie lui ont inspirés. On y trouve « Gombro » qui passe la sienne à vouloir se défaire de son identité, « à ne plus être un écrivain polonais, mais un écrivain tout court, c’est-à-dire lui, Witold Gombrowicz. » L’idéal de Brina.

    On y trouve l’écriture de Brina Svit. Sa voix bien à elle, souple, enlevée, émouvante. Légère même lorsqu’elle parle de sujets graves et douloureux. Une sorte de frémissement passionné court tout au long des pages, qui rend chaque visage attachant. Avec, en médaillon au-dessus de cet arbre généalogique d’un genre nouveau, les visages de « Gombro » et de Brina. Une fois le livre refermé revient à l’esprit la dédicace réconciliatrice mise en exergue de Visage slovène :

    « À tous mes visages slovènes, sans exception… ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Brina Svit, Visage slovène, Gallimard, Collection blanche, 2013.




    BRINA SVIT


    Brina Svit denim
    Brina Svit,
    photographie de Philippe Matsas





    ■ Brina Svit
    sur Terres de femmes


    Cela s’appelle l’aurore (Coco Dias ou la Porte Dorée) [lecture d’AP]
    Coco ou le désarroi de Brina
    Conversation privée avec Brina Svit
    Le Dieu des obstacles (lecture d’AP)
    Les incertitudes du désir (Une nuit à Reykjavík) [lecture d’AP]
    Turris eburnea (Moreno + bio-bibliographie)[lecture d’AP]
    Nouvelles définitions de l’amour (lecture d’AP)
    Petit éloge de la rupture (lecture d’AP)
    Un cœur de trop [lecture d’AP]
    Rue des Illusions perdues (Con brio) [lecture d’AP]
    → (en commentaires sur Terres de femmes)
    Mort d’une Prima Donna slovène
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    Portrait de Brina Svit (+ extraits de Moreno, Un cœur de trop, Coco Dias ou la Porte Dorée)






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  • Guillevic | A



    A
    Image, G.AdC






    A




    Vive l’absolu –

    Clame l’horloge
    qui ne marche pas.

    *


    Alambics
    Nous sommes.

    Voici des mots
    À près de cent degrés –

    Parfois.

    *


    Une anthologie
    Des abris rêvés
    Depuis la bactérie.

    *


    Être un arc
    Une arbalète,
    Pour les mots.

    *


    Les arcanes des mots :
    Un pléonasme.

    *


    Essayons de faire
    Que les mots
    Employés par nous

    Ne soient pas archaïques,
    Aussitôt.

    *


    Comment les archanges
    Se reconnaissent-ils
    Entre eux ?

    *


    Il y en a pour croire
    Qu’on joue du mot
    Avec un archet.

    *


    Trouvez-moi un mot
    Qui ne se prenne pas
    Pour un archétype.

    *


    Archicube, archichambellan,
    Archichancelier, archidiacre,
    Archiduc, archimandrite,
    Archimillionnaire, archiprêtre –

    Il y a des mots
    Qui vont avec l’allure
    De ces archi-là.

    *

    On parle de l’au-delà.
    On ne dit jamais
    Au-delà de quoi.

    *


    La planche
    Séparée de l’arbre

    Parle encore
    D’un avenir.

    *


    Avoir des mots.

    Avec qui ?
    Avec quoi ?

    *


    Azotobacter.

    Nom officiel
    D’une bactérie.

    *

    Le ciel bleu
    S’est forgé lui-même
    Le terme d’azur.




    Eugène Guillevic, Accorder, poèmes 1933-1996, Editions Gallimard, Collection blanche, 2013, pp.108-109-110-111. Édition établie et postfacée par Lucie Albertini-Guillevic.





    GUILLEVIC


    Guillevic_eugene
    Source



    ■ Eugène Guillevic
    sur Terres de femmes



    5 août 1907 | Naissance d’Eugène Guillevic
    À Denise Le Dantec
    Carnac, traduit en corse par Francescu-Micheli Durazzo
    Rites





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  • 18 mars 1978 | André Pieyre de Mandiargues, Crachefeu

    Éphéméride culturelle à rebours



    Il laissait courir son cabriolet décapoté
    Source







    à Salah Stétié



        Il y a encore quelques métiers dont l’exercice est comme une vacance heureuse, qui persisterait d’une saison à l’autre. Un bonheur tranquille, aussi profond qu’éminent, difficile à exprimer sinon même tout à fait ineffable, voilà ce que ressentait Bellin de Ballu tandis qu’à moins de quatre-vingts kilomètres à l’heure, le pied à peine appuyé sur la pédale d’accélération, il laissait courir son cabriolet décapoté sur la longue ligne droite d’une route forestière, en observant dans les sous-bois l’absence de quoi que ce fût d’étranger à l’ordre de la nature. Quand il levait la tête, il voyait une bande étroite d’un bleu vif resserrée entre les ramures des sapins, des pins sylvestres, des bouleaux, et il aimait ce bleu comme il eût aimé une femme ou un joli enfant. À faible allure, ainsi, la fraîcheur oxygénée de dix heures du matin, dont la vitesse aurait fait une griserie brutale, se répandait dans les poumons du conducteur avec une légèreté délicieuse. Il y avait de la lumière sur le miroir gris de l’asphalte, car le chemin allait en direction de l’orient, et Belin pilotait, lui semblait-il, vers le soleil, qui s’était levé six heures plus tôt au point de cette belle journée de juin qui l’éblouissait un peu. Ses lunettes de soleil étaient dans la boite à gants, mais il n’en sentait pas assez le besoin pour renoncer à la nudité de son visage offerte à la caresse de l’air.
        « Claire forêt », pensait Belin de Ballu, selon la vieille habitude qu’il avait de se dire et de se répéter quelques mots, toujours les mêmes, quand à bas régime, deux mille huit cents tours au compteur en quatrième vitesse à présent, il conduisait distraitement son « crachefeu », comme il appelait le petit cabriolet spitfire de couleur noire dont chaque jour il usait pour inspecter la vaste forêt domaniale dont avec le grade d’ingénieur en chef de district il était responsable. Sa forêt, pensait-il avec un sentiment de paternité ou d’amitié autant que de propriété, depuis qu’il en avait reçu la charge, un an et demi plus tôt, de veiller à la bonne conservation de celle-là dans les trois ordres du minéral, du végétal et de l’animal. Sa forêt claire, puisqu’il en avait en quelque sorte épousée à tel point qu’aucun lieu de son étendue ne lui était plus étranger et que cette connaissance intime était en contradiction avec les formules de forêt sombre ou de forêt noire qui ont trop généralement cours. Du beau mot de « perceforest », qu’il gardait aussi en tête et dont il savait qu’il avait servi de titre à un roman jadis, il pensait qu’il n’aurait pas mal convenu, lui non plus, au crachefeu. Ainsi passait-il le temps, avec les arbres bordés à leur pied de mousse qui passaient à droite et à gauche. Le moteur s’entendait moins que le roulement des pneus sur la chaussée.
        Un oiseau, que le reflet gris, rose et bleu de ses ailes et la modulation bavarde de son cri pouvaient faire prendre pour un geai, avait traversé la route d’un vol bas, devant la voiture. C’est peu après l’avoir vu disparaître sous des branches de pin que Belin avait aperçu, loin encore, un cycliste qui allait dans la même direction que lui. À l’ouïe de la voix, presque féminine, de l’oiseau, son pied spontanément s’était soulevé en étranglant le gaz et le régime était tombé à deux mille cinq cents tours, la vitesse à soixante-dix à l’heure. Il n’avait pas accéléré de nouveau. Malgré la lenteur de l’allure, un bruit mécanique devait se faire entendre de tous côtés sur une distance de vingt à quarante kilomètres, car le cycliste s’était retourné pour regarder derrière lui un long moment, ce qui l’avait porté vers le milieu de la route. Alors Belin avait reconnu que ce cycliste était une femme en réalité, une jeune fille aux cheveux coupés court, avec une frange sur le front. Plus près, quand elle s’était retournée une autre fois, il avait vu que ces cheveux plats, un peu plus clairs que la peau hâlée par le soleil, avaient une couleur entre châtain et blond, brillante, accordée à l’environnement sylvestre autant que le vert frais des jeunes fougères ou que le brun des anciennes. Vêtue d’une salopette rose et d’une blouse rouge à manches courtes, elle pédalait, pieds nus, sur un léger vélo blanc, un vélo de course de garçon. […]


    18 mars 1978




    André Pieyre de Mandiargues, « Crachefeu » in Le Deuil des roses, nouvelles, Éditions Gallimard, Collection blanche, 1983, pp. 67-68-69.





    ANDRÉ PIEYRE DE MANDIARGUES


    Mandiargues par Edouard Boubat
    Source



    ■ André Pieyre de Mandiargues
    sur Terres de femmes

    12 août 19… | André Pieyre de Mandiargues, Madeline aux vipères
    19 octobre 1977 | André Pieyre de Mandiargues | Bernard Noël
    13 décembre 1991 | Mort d’André Pieyre de Mandiargues



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de l’IMEC)
    la fiche André Pieyre de Mandiargues






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  • Jean-Pierre Chambon | Fragments d’un règne





    Rien n'a changé ni ne changera Mais en moi une ombre s'intercale
    Rien n’a changé ni ne changera
    Mais en moi une ombre s’intercale

    Ph., G.AdC








    FRAGMENTS D’UN RÈGNE (sensation)




    (Sensation)

    Je foule le même sable
    Je vois luire la même lune

    Rien ne change l’astre ni la dune
    Je vieillis seul devant le miroir

    Rien n’a changé ni ne changera
    Mais en moi une ombre s’intercale

    Mon corps anticipe le geste
    Qu’aura dû former mon esprit

    Et une sensation étrangère
    À la fois me révèle et me tue

    J’éprouve le souvenir d’une vie
    Que je n’ai pas vécue

    Est-ce d’avant ma naissance
    Ou au-delà de ma mort

    Sur le sable que fait briller la lune
    S’efface déjà la trace de mes pas




    Jean-Pierre Chambon, « Fragments d’un règne », in Le Roi errant [prix Yvan Goll 1996], poèmes, éditions Gallimard, Collection Blanche, 1995, page 46.








    JEAN-PIERRE CHAMBON


    Jean-Pierre Chambon





    ■ Jean-Pierre Chambon
    sur Terres de femmes


    [À partir de l’inaliénable singulier] (extrait de Tout venant)
    Des lecteurs (extrait)
    Des lecteurs (lecture d’AP)
    L’Écorce terrestre (lecture de Cécile A. Holdban)
    L’Écorce terrestre (lecture d’AP)
    [Je touche le grain du silence] (extrait de L’Écorce terrestre)
    [Fleurs dans la fleur]
    Noir de mouches (extrait)
    Le Petit Livre amer (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Détour par la Chine intérieure (poème extrait du Petit Livre amer)
    [Sur le papier la lumière](extrait de Sur un poème d’André du Bouchet)
    Tout venant (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Un écart de conscience, II (extrait)
    Zélia (lecture d’Isabelle Lévesque)
    L’invention de l’écriture (extrait de Zélia)
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (extraits)
    Jean-Pierre Chambon | Marc Negri, Fleuve sans bords (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    une bio-bibliographie de Jean-Pierre Chambon






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  • 7 juillet 1807 | Signature du traité de Tilsit



    Tilsit
    Entrevue et traité de Tilsit
    Source







    [SIGNATURE DU TRAITÉ DE TILSIT]



        Le 7 juillet 1807, quand le traité de Tilsit fut signé entre les empereurs de France et de Russie, Pozzo dut sans doute murmurer, comme l’avait fait un proche d’Alexandre après Austerlitz : « On se serait cru à une demi-heure de la fin du monde. »
        La nouvelle lui fut annoncée alors qu’il se trouvait sur une frégate russe et qu’il venait d’assister au combat naval du mont Athos où la flotte turque fut écrasée. Il s’était embarqué aux premiers jours d’avril à Corfou ; à la fin de l’été, une dépêche du nouveau ministre des Affaires étrangères, Budberg, lui signifiait que sa mission était terminée.
        Après Tilsit, Pozzo n’existe plus. Il est malade, en proie à la fièvre. Il voit le tsar et, à la suite de leur entretien, lui écrit pour lui rappeler la teneur de leur conversation. Sans doute sait-il les puissants oublieux et veut-il sceller, par cette lettre, le pacte moral qu’ils ont conclu : « À mon retour des Dardanelles, je suis venu, Sire, me mettre aux pieds de Votre Majesté Impériale. Sa politique avait changé, mais j’eus le bonheur d’être convaincu que son opinion et sa bonté envers moi étaient toujours les mêmes. […] J’exposai avec candeur à Votre Majesté mes opinions en général et les embarras de ma situation particulière. Elle daigna apprécier les motifs qui me décidaient à m’éloigner, et elle me permit de voyager avec des marques de sa faveur et de sa munificence. »
        Pozzo, si j’ose dire, sauve les meubles, mais il doit quitter Saint-Pétersbourg au plus vite et rentre à Vienne, épuisé. Le comte Romanzoff lui donne asile pour peu de temps. Metternich, pour la première fois, mais ce ne sera pas la dernière, et « avec des formes les plus exquises », dit Pozzo, le prie de quitter Vienne. Sa vie est menacée : la police de Napoléon est à ses trousses. Il écrit de nouveau au tsar : « Que Votre Majesté me donne l’autorisation de partir. Loin de lui être utile, je ne lui serais maintenant qu’un embarras. Bonaparte n’a point oublié sa haine de jeunesse. […] Au reste, je doute que l’harmonie soit durable entre Votre Majesté et Napoléon. […] Je ne cesse point d’ailleurs d’être un serviteur de Votre Majesté. Avant qu’il se soit passé beaucoup d’années, je le prévois, elle aura daigné me rappeler. »
        Dans ces années qui voient le triomphe de Napoléon, il faut imaginer la terrible solitude de Pozzo. Perdu, sans appui, exagérant quelquefois cette solitude et son dénuement, se soutenant à l’idée que l’ordre des choses finira par triompher et les Bourbons avec lui, Pozzo oppose à Napoléon la persévérance de l’obscur.
        Longtemps, rien n’alla comme il l’aurait voulu. Il en conçut de l’amertume, souvent dissimulée sous l’ironie du propos ; j’y vois la cause de l’obstination qu’il mit à faire persécuter Napoléon après sa chute et à le faire exiler à Sainte-Hélène, ce qui n’était pas digne du grand adversaire loyal qu’il avait toujours été.
        Au moment où je trace ces lignes, le doute m’étreint : Pozzo fut-il vraiment le grand adversaire loyal de Napoléon ?



    Marie Ferranti, Une haine de Corse. Histoire véridique de Napoléon Bonaparte et de Charles-André Pozzo di Borgo, Éditions Gallimard, Collection blanche, 2012, pp. 233-234-235.





    Une haine de Corse






    ■ Marie Ferranti
    sur Terres de femmes

    Marie Ferranti, Une haine de Corse (note de lecture d’AP)
    Postures et impostures de l’écrivain (billet d’AP autour de Lucie de Syracuse)
    La Princesse de Mantoue (note de lecture d’AP)
    Mort et résurrection d’une île ? (note de lecture d’AP sur La Chasse de nuit)
    Bastia (extrait de La Fuite aux Agriates)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur herodote.net)
    7 juillet 1807 | Le traité de Tilsit
    → (sur Terres de femmes)
    15 mai 1796 | Stendhal, Incipit de La Chartreuse de Parme (entrée du Général Bonaparte dans Milan)
    → (sur Terres de femmes)
    26 novembre 1812 | La Grande Armée au bord de la Bérézina (extrait de La Guerre et la Paix de Léon Tolstoï)
    → (sur Terres de femmes)
    29 mai 1816 | Emmanuel de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène
    → (sur Terres de femmes)
    5 mai 1821 | Mort de Napoléon Bonaparte (extrait de Vie de Napoléon de Chateaubriand [livre XIX à XXIV des Mémoires d’outre-tombe])






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