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  • Jean-Paul Bota, La Boussole aux dires de l’éclair

    par Angèle Paoli

    Jean-Paul Bota, La Boussole aux dires de l’éclair,
    Tarabuste Éditeur, Collection DOUTE b.a.t. Poésie, 2016.



    Lecture d’Angèle Paoli


    VOYAGE IMMOBILE
    « L’avantage du voyage immobile, livré aux fantaisies de la mémoire,
    c’est qu’il permet des croisements audacieux, des dérives imprévues,
    des divagations et des échappées. »
    Diptyque photographique, G.AdC








    « UNE VOIX DIT : J’AI DÉRANGÉ DES COURANTS »




    « Chemins de mots » ouverts sous le signe du voyage, « exercices sur des lieux », La Boussole aux dires de l’éclair de Jean-Paul Bota tient des carnets de voyage, des tableaux, des notes, datées ou non, et de la variation. Une manière de partita, de « livre d’heures » ou une déclinaison de feuillets avec croquis et couleurs, à dominante de bleu, où se croisent et s’entrelacent les motifs de la mémoire. On rencontre là, au gré des pages, peintres et écrivains, poètes et compositeurs,  souvenirs artistiques et littéraires – Joseph Brodsky, Herberto Hélder, Mathieu Bénézet, Thierry Metz, Emmanuel Moses, Philippe Beck… mais aussi, Paul Valéry, Marcel Proust, Robert Desnos, André Breton… et tant d’autres — citations, phrases isolées et poèmes. De quoi alimenter la réflexion qui se nourrit de l’érudition du poète, de ses innombrables compagnonnages, tant dans le domaine du livre que dans celui de l’art (peinture et musique). Avec, pour favoris, Fernando Pessoa et Valery Larbaud, adepte, comme l’écrivain portugais, de la démultiplication des visages et des noms. L’ensemble forme une mosaïque complexe, un « jeu d’énigmes » subtil où s’entrelacent les figures, le tout porté par un phrasé travaillé — avec décalages, disjonctions et écarts — et ponctué — souvent — par un « ahh » qui colore la tonalité du fragment.

    Ainsi de ces deux exemples : « je l’apparente à une fugue — dedans ma tête, où un oiseau longe un litre d’anis, Toccata et Fugue en ré mineur, la roue défaite aux vitres des paysages avec son sceau d’étoiles, ahh ▪ »

    ou encore :

    « Ahh lumière, vent et pêcheurs et progrès, dans la peinture l’apparition du bateau à vapeur »

    et par des « ô » noblement lyriques :

    « (ô Pessoa et Mily Possoz, Chana Orloff, Chirico, Charchoune et…) »

    ou encore :

    « ô le miaulement lointain, Chinatown, épices des supérettes, me revenant à l’instant Gilles et Jeanne de M. Tournier et la guerre de Cent ans, ici d’où, le 26 octobre 1440 Gilles de Rais (ou Retz) fut pendu et jeté au bûcher pour crimes relevant du pouvoir religieux : meurtre de plus de 140 enfants, évocation des démons… ».

    Multiples sont les lieux visités qui vont de Venise à Londres, de Lisbonne à Nantes puis à Chartres ou en baie de Somme. Dix chapitres au total, dont celui très bref de l’Indre : une page unique, intitulée « Le Blanc ». Le voyage s’achève en Chine avec les armées de terre cuite de Xi’an. Suivent deux autres sections : l’une, « Là-Bas », consacrée à Chaïm Soutine ; l’autre à la disparition définitive de l’enfance. « Désenfance ».

    De longueur variable, les fragments se construisent sur la surimpression. Pensées et réflexions s’organisent en écailles, par superpositions ou feuilletages en apparence aléatoires. Cependant, chaque figure, prise dans le mouvement des traversées de la mémoire, en appelle une autre dans un jeu infini d’échos et de correspondances. La mémoire est au centre, qui convoque les images et les noms, rend provisoirement vie aux souvenirs.

    C’est sous la triple égide d’Arthur Rimbaud, de Valery Larbaud et de Fernando Pessoa que Jean-Paul Bota inscrit l’ensemble des morceaux ainsi assemblés.

    À « l’homme aux semelles de vent », il emprunte cette phrase tirée de la « Vierge Folle » (Une saison en enfer) : « La vraie vie est absente ».

    De Fernando Pessoa et des Fragments d’un voyage immobile, il reprend celle-ci : « La littérature, comme toute forme d’art, est l’aveu que la vie ne suffit pas. »

    Ainsi donc Jean-Paul Bota partage-t-il avec les deux poètes l’idée que l’écriture est là pour combler un vide, pour compenser une promesse non tenue par la vie, et que seule la création peut éventuellement rendre accessible.

    Quant à Valery Larbaud et, dans son sillage, Jean-Paul Bota, le « désir de voyage » est peut-être chez lui plus grand que le voyage lui-même.

    À lire Jean-Paul Bota, il est évident que l’écriture satisfait les attentes du poète qui sans relâche, tout au long des années, avec la même constance et la même voix, accueille sur la page de ses carnets ce que la mémoire lui révèle de lui-même et des autres. Ainsi trouvera-t-on dans les différentes sections qui composent le recueil « des morceaux d’autres villes, d’autres corps, d’autres voyages », comme dans le texte qu’il emprunte à Al Berto (Fernando Pessoa) en ouverture de la section II, « Les corbeaux de Saint Vincent », sous-titrée « Tableaux lisbonnais ». Et ainsi, comme le même Al Berto, le poète et son lecteur pourront-ils continuer «  d’imaginer une histoire et de la vivre ». Ils pourront aussi bien choisir de rester immobiles et « rester là à regarder le fleuve, à feindre que le temps et l’Europe n’existent pas. — et probablement Lisbonne non plus. »

    L’avantage du voyage immobile, livré aux fantaisies de la mémoire, c’est qu’il permet des croisements audacieux, des dérives imprévues, des divagations et des échappées. L’esprit sinue à sa guise, léger et volatil ; les images fusent puis fusionnent et fuient. Ainsi en est-il des souvenirs liés à Lisbonne et au Portugal. Lisbonne la blanche dont la légende dit qu’elle fut fondée par Ulysse, l’éternel voyageur. La ville aux « sept mamelles » vole d’escaliers en escaliers à l’assaut des collines de l’antique Olissipo pour redescendre ensuite et glisser vers le fleuve, capturant au passage, au cours de pérégrinations labyrinthiques, Michel-Ange et sa Madonna alla Scala, Bruegel l’Ancien et Tobias Verhaecht, — leurs « escaliers-Babel » —, J. Pollock et P. Guggenheim. Et toujours « F.P. », avec « à l’instant en pensée » cette phrase :

    « Si je tenais le monde entier dans ma main, je l’échangerais, j’en suis sûr, contre un billet pour la rue des Douradores. »

    Les rues de Lisbonne se succèdent et s’enchevêtrent. De même la phrase de Jean-Paul Bota, qui sinue|s’insinue entre façades et silhouettes entrevues au passage, au passage effleurant événements et souvenirs :

    « Cais das colunas donc, ici même d’où, robe noire, pieds nus sur les clichés, traverse Cristina Branco ô accoté aux galeries du Terreiro do Paço, ses façades ocres que jaunit encore le soleil, ô son des vagues qu’atteignirent jadis d’aucuns réfugiés là et 1755, vacillant la terre et les veilleuses aux églises, l’incendie, prospectivement été 88, celui du Chiado, ahh penser D. José encore verdie sa statue-cheval au centre de la place et Pessoa le Martinho da Arcada où il venait, ses habitudes comme à la Brasileira… — photo d’avec Costa Brochado… rua dos Fanqueiros, Baixa et celle dos Douradores… »

    Entretemps le poète a pris soin de rendre hommage à saint Christophe de Lycie, emblème de Vilnius. « Ô saint Patron des voyageurs ». Occasion pour le poète d’élargir le champ Olissipien et d’inclure dans le voyage Soutine, la reine Berthe et Satie. S’il n’y prend garde, le lecteur se perd un peu, mais cette errance un peu folle n’est-elle pas garante du plaisir suscité par les arabesques d’une écriture labyrinthique ? Ainsi en est-il pour moi et je jubile de passer ainsi de l’une à l’autre figure à la faveur d’escaliers qui conduisent de l’Escadinhas São Cristovão aux escaliers de la Butte Montmartre, et du Haut Moulin de Van Gogh à L’Escalier de la reine Berthe en passant par la Porte Guillaume, à Chartres.

    À Chartres, dans la cinquième section, « quelque chose meurt encore ». Jean-Paul Bota va à la rencontre d’un passé défunt, une part de son passé, semble-t-il. « Le passé à l’épaule et le triplex vendu, un souvenir, les yeux fermés… » avec ce quelque chose comme une souffrance profonde : « Cela qui ne reviendra pas tu dis et ce mal dans toi doucement appesanti… ». Écrire, alors.

    « Oui écrire encore autour d’elles rivière et cathédrale oui Rodin Soutine, Zarfin, Corot, Utrillo et puis Gleizes leur géant debout et la pierre rembourrée de lumière ô nuit, ce qui tournoie encore que j’assemble à elle tempête endurant comme règle vois, il nous semblait nous perdre parfois… il y a ce signe que m’envoient des nuages. »

    Écrire pour donner cette si belle page datée de mars-avril [20]13. Et d’autres encore, du même souffle, qui ne laissent pas de surprendre et d’émouvoir. Toujours, chez Jean-Paul Bota, la mémoire poursuit son travail incessant de forage, ramenant sur la page et la Beauce et Claudel et l’Eure qui charrie dans ses eaux des « fragments d’hier ». Et à partir d’un « abreuvoir pour les chevaux », l’occasion lui est donnée de décliner au hasard des circonvolutions de la pensée tout un univers métaphorique centré sur le songe de « l’hippos, cheval du fleuve ». De là, rejoindre l’Adagio pour cordes de Samuel Barber et les Mares and Foals in a River Landscape de Stubbs puis filer sur le Cheval Blanc de Gauguin et de tant d’autres… jusqu’à la Dame à la licorne, à l’« armée de Qin Shi Huang »… Tous font lever dans l’esprit du poète « équidés Centaures, Cheval de Troie ou Hyracotherium/ Eohippus… » en une sorte de flot effervescent qui draine les héros de jadis « Bucéphale, Incitatus, Babieca, Mazzeppa… » et s’achève « vers l’aire des rollers et des skates », du côté du « jardin d’horticulture odeur des lilas et le soleil enduisant tout… ».

    Et toujours pour écrire, la rambarde qui sert d’appui à « Il » qui dit « Je » avec parcimonie :

    « J’écris dessus une rambarde rouillée ». « London bridge comme j’écris dessus la rambarde du pont… ». Rambardes identiques peut-être à celle de Nantes, « passerelle ridule » sur l’Erdre qui conduit de Julien Gracq — La Forme d’une ville —, au parc de Procé de la Nadja d’André Breton ; de Valery Larbaud à Crébillon ; des Livres d’Heures d’Anne de Bretagne au « jeu d’énigmes d’André Pieyre de Mandiargues »… Les passerelles sont innombrables chez Jean-Paul Bota, qui conduisent des gerbes de rouges de Turner à « l’œil absolu » de Paul-Louis Rossi, de la poésie à la peinture et de la peinture à la musique. Elles offrent à la mémoire le pouvoir de remonter le temps, creusant des phrases qui « s’entortillent aux paline »*. « Je veux remonter à la source », a écrit André Frénaud. De même Jean-Paul Bota.

    « Une voix rameute l’hier, distance d’il, avec des fleurs… Elle parle près d’un tourne-disque, des livres, une bouteille d’eau. Une voix dit : j’ai dérangé des courants… ».

    On l’aura compris, j’ai beaucoup aimé ce livre. J’en conseille la lecture à tous les curieux, ouverts à la diversité inépuisable du voyage.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli




    _________________________________
    * « Paline » : du grec pálin, en arrière. Cf. palindrome.






    Jean-Paul Bota






    JEAN-PAUL BOTA


    Jean-Paul Bota, portrait 2
    Source




    ■ Jean-Paul Bota
    sur Terres de femmes

    Bacchus et Ariane (extrait de La Boussole aux dires de l’éclair)
    [Un cimetière près des forges]
    6 février 2008 | Jean-Paul Bota, D’après Souvenir de Mortefontaine de Jean-Baptiste Corot



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur online.flipbuilder.com)
    des extraits de La Boussole aux dires de l’éclair
    → (sur Recours au Poème)
    une notice bio-bibliographique (+ 6 poèmes)






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  • Jean-Paul Bota | Bacchus et Ariane




    BACCHUS ET ARIANE




    Bleu d’Ariane faisant ses adieux à Thésée, dessus les flots voguant là-bas et Bacchus, quittant la forêt flanqué de ses disciples, éméchés – ainsi par ex. comme d’usage montré endormi Silène, à voir encore au sol restes déchiquetés d’animaux témoignant de la fête. Ahh, princesse de Crête, promptement quittant son chariot dieu du vin, sous le charme d’elle, suspendu et par là-même créant un mouvement au centre de la toile, jurant à Ariane davantage de fidélité et lui offrant le ciel vers lequel il projette sa couronne, là devenue constellation (d’Ariane)… Ô mythe d’Ovide, de Catulle et Philostrate et cet homme, sa barbe brune, livrant aux serpents combat, ce sont dans ma tête des regards qui s’en viennent qui s’apparente au Laocoon, tout l’œil du dedans tiré vers Pio-Clementino et l’Odyssée et l’Énéide, cet homme agonisant alors qu’il est tué par les serpents ? — grandeur encore qui se joint, gisant des viscères, prolongé vers…, accompagnant l’étoile du sang à moins que jusqu’au-dedans des chairs je me répande, soleils, haleurs de ciels qui me brassent de Vasco Graça Moura : trois mois avant que michel-ange se soit enfui de rome/ fâché avec jules II et se sentant menacé : par bramante, une étrange statue a été déterrée/près des bains de titus, dans un vignoble de l’esquilin (…) voici le laocoon dont parle pline […]
    À inventer le fil tirant la trappe de la mémoire : à la fin de l’hiver à Athènes, la foule au temple de Dionysos, cinq jours durant lesquels se déroulent les Grandes Dionysies. À l’époque romaine, ces fêtes devenues Bacchanales, interdites par le Sénat en l’an 186 av. J.-C.
    Ô battement rouge du sang, un souvenir frappe la surface de l’eau à Versailles : le bassin de Bacchus, rouge pulsation de la mémoire comme au tambour d’eau les mains, Musiques du monde, Cameroun, ces mains, à imprimer le rythme.



    *


    Lancaster Road (perpendiculaire Portobello), terrasse en hauteur, ici d’où le regard enserre les étals, je bois un verre de Mulled wine dessous les radiateurs à gaz et le vent soufflant dedans les bannes et la pluie, une haleine de géraniums aux balcons et les coreopsis tandis que déjà le jour touche à sa fin et l’année presque — les guirlandes là…



    Jean-Paul Bota, La Boussole aux dires de l’éclair, Tarabuste Éditeur, Collection DOUTE b.a.t. Poésie, 2016, pp. 64-65.






    Jean-Paul Bota






    JEAN-PAUL BOTA


    Jean-Paul Bota, portrait 2
    Source




    ■ Jean-Paul Bota
    sur Terres de femmes

    La Boussole aux dires de l’éclair (lecture d’AP)
    [Un cimetière près des forges]
    6 février 2008 | Jean-Paul Bota, D’après Souvenir de Mortefontaine de Jean-Baptiste Corot



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur online.flipbuilder.com)
    des extraits de La Boussole aux dires de l’éclair
    → (sur Recours au Poème)
    une notice bio-bibliographique (+ 6 poèmes)






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  • Luce Guilbaud, Mère ou l’autre

    par Angèle Paoli

    Luce Guilbaud, Mère ou l’autre,
    Tarabuste Éditeur, Collection DOUTE B.A.T., 2014.



    Lecture d’Angèle Paoli



    MÈRE À L’ENFANT



    Elle est poète et elle peint. Elle peint et elle aime les arbres. Elle aime aussi les contes qui nourrissent l’enfance. Reine des Neiges et Poucet. À qui dire les histoires et en transmettre le mystère sinon à « l’Infant » si ardemment désiré si patiemment attendu si patiemment aimé ? Luce Guilbaud tisse avec ses mots de poète — tendresse et angoisse — l’histoire complexe qui la relie à l’enfant. Mère ou l’autre, tel est le titre du recueil qu’elle consacre à l’expérience toute particulière de sa maternité. Pas une maternité comme les autres, non ; mais une maternité de l’attente de l’enfant nouvellement arrivé par adoption. Maternité et administration. Maternité et questionnements. Maternité et reconnaissance. Maternité et amour.

    « on nous a prévenus il y a deux jours

    que nous devions venir chercher notre enfant

    “notre enfant” ? »

    Première difficulté, premiers questionnements, liés à l’identité et à l’appartenance. De l’un à l’autre de l’autre à l’un :

    « fils

    mon fils

    mon — possessif impossible

    est-il à moi ?

    qui est à qui ?    (acquis)

    à lui d’abord

    puisque trouvé/ se trouver/ se rencontrer/ s’accepter

    avec l’obsession du danger                   de passer à côté. »

    L’attente de cet enfant ― un fils ― se fait avec son « éboulis » d’images cavalcantes. « Putto dodu joufflu fessu » et « anges à trompettes ». Mais pour l’arbre. Lequel choisir ? C’est le vent qui décidera et la poète cèdera. « J’écouterai les indices du vent » ; « j’écarterai l’écorce de mes ongles […] et mon fils viendra ».

    La poète-peintre se prépare au devenir mère ; se projette en rêve-mère-à-l’enfant-du-Quattrocento ; travail de longue haleine sur les mots et sur les gestes à venir ; gestation qui se fait dans le presque recueillement, et dans la crainte.

    « celle qui a reçu l’annonce ne parle plus

    traverse le mystère avec la lumière

    elle prépare ses portraits

    sa pose de femme assise

    en représentation du geste de maternité

    avec enfant simulacre sur les genoux

    ses bras presque ouverts

    pourraient lâcher

    laisser tomber… »

    La venue de l’enfant n’est pas simple. Elle s’accompagne d’un lot de sentiments contradictoires — angoisse et joie — extrêmes ; perplexité et innocence, inquiétude et délices. Surviennent aussi les interrogations infinies qui agitent l’âme et déconcertent. Sans réponse. Énigmes impossibles à résoudre. La mère et le fils. Le fils et le père. La mère et l’autre. L’enfant et l’autre mère. Il faut attendre. Prendre patience.

    « que dit-on à un enfant que l’on n’a jamais vu et qui est votre enfant ? »

    « d’où viens-tu dit le père ?                           qui es-tu ? »

    (et lui continue à te regarder de ce regard qui dit tellement

    qu’il se demande ce que tu lui veux).

    Qui est la mère ? La vraie ? La mère originelle ou l’autre ? Celle qui a nourri l’enfant dans son ventre puis l’a abandonné ? Ou celle qui ne l’a pas porté mais l’accueille, gestes menus de la tendresse quotidienne, de l’amour par décision d’amour ; enfant livré dès sa naissance à l’impossible de sa venue au monde et qu’il faut consoler, aider à grandir :

    « qui met au monde ?

    quelle mère ? »

    L’histoire de l’enfant et de sa mère, de ce qui les sépare et les unit, se précise au fil des pages, dans la lenteur, poème après poème. Une histoire bouleversante et une poésie troublante. Faite de mots simples, et d’observation de soi et de l’autre. Souci de comprendre, de partager, d’aimer. La mère adoptive s’ancre dans son rôle de tisseuse inlassable. Travail patient des jours autour du tout-petit, de ses apprentissages, de ses pleurs, de ses jeux. C’est elle qui donne, ses mots et ses regards ; qui cultive pour lui les gestes de l’amour. Elle est mère par décision, décision de transformer la vie de l’enfant, de rendre cette vie plus douce :

    « il est entré seul dans sa vie à travers sang et larmes

    « je serai cette mère pour lui donner à vivre. »

    Et pourtant quelque chose manque, qui fait obstacle et que l’enfant cherche, obscurément ; un manque que la mère ne parvient pas à combler :

    « parce qu’elle a creusé en toi ce manque inguérissable

    elle sera toujours là comme un fantôme te tirant vers le noir

    quel amour faudra-t-il pour te guérir de l’absence originelle ? »

    Attentive au moindre « froissement de ses doigts de ses paupières », la mère doit apprendre, apprendre et accepter cette souffrance ; ce déchirement intime :

    « j’apprends dans ses voix intérieures

    qu’il n’aura jamais assez de noms de mère. »

    L’arbre grandit, nourri par la sève de racines profondes. L’enfant grandit aussi autour du « Nom » qui lui a été donné. Un nom qui le fait naître à sa famille, greffe d’enfant sur tronc solide, à « ligaturer doucement ».

    L’attente se poursuit ; persiste. Au-delà des jours, éducation et croissance. Liée à l’enfant dans son histoire avec sa mère :

    « une mélodie clématite

    s’enroule autour de lui          l’habille

    un baiser sur la joue

    d’où vient-il

    pour devenir mon enfant ?

    c’est le vivant de mon attente. »

    Liée aussi à la recherche du père, tout aussi complexe et douloureuse :

    « recherche de père en lentes remontées de rivières séminales

    chemins en creux en vide raturés

    quel père hissé haut tel fanion

    celui qui revendique l’enfant ?

    celui qui ignore son spasme ?

    quel Père       quel Fils ? »

    Pas après pas, patiemment, dans l’écoute de la mère et de l’enfant, au travers de leurs voix et de leurs échanges, se noue le vrai lien. Celui qui met au monde la mère.

    « il chercha pendant neuf mois

    pour accomplir ma naissance

    […]

    maintenant je suis mère à cœur entier. »

    C’est sur cet aveu de bonheur que se clôt Mère ou l’autre. Une poésie toute de retenue et de tendresse pour une « Mère à l’enfant » bouleversante.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Luce Guilbaud, Mère ou l'autre





    LUCE GUILBAUD


    Luce guilbaud





    ■ Luce Guilbaud
    sur Terres de femmes


    [L’ombre amoureuse] (extrait de Débordé pourpre)
    [Le haut le bas l’envers l’endroit] (extrait de Demain l’instant du large)
    [il y a eu des pluies] (extrait de Nuit l’habitable)
    [Mon enfance] (extrait d’Où la chambre d’enfant)
    [les ombres envahissent] (extrait de Pas encore et déjà)
    [mon père m’offre des animaux] (extrait de Vent de leur nom)
    Danielle Fournier | Luce Guilbaud, Iris (note de lecture d’AP)
    Danielle Fournier | Luce Guilbaud, Iris (extrait)
    Danielle Fournier | Luce Guilbaud [Dis-moi plutôt ce qui nous réunit](autre extrait d’Iris)
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime (chronique de Marie-Hélène Prouteau)
    Luce Guilbaud | Amandine Marembert | Renouée (extraits de Renouées)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Le corps penche




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Luce Guilbaud
    → (sur le site de la Maison des écrivains)
    une fiche bio-bibliographique sur Luce Guibaud
    → (sur YouTube)
    Rencontre avec Luce Guilbaud, peintre et poète de Saint-Benoist-sur-Mer



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