Étiquette : Collection DOUTE B.A.T.


  • Françoise Clédat, Rivière et Alaskas

    par Angèle Paoli

    Françoise Clédat, Rivière et Alaskas,
    Tarabuste éditeur, Collection DOUTE B.A.T., 2019.



    Lecture d’Angèle Paoli




    « LAISSER PARLER LA RIVIÈRE »




    Lecture (pas tout à fait suivie) d’une cartographie intime.


    Le dernier recueil de Françoise Clédat — Rivière et Alaskas — est-il une invitation au voyage ? Probablement. Mais certainement pas dans l’acception courante suggérée par cette expression. On imagine mal en effet la poète se lancer dans des aventures de l’extrême – canyoning et autres expéditions arctiques. En revanche, nous n’ignorons pas son goût pour les livres et pour les arts. Ainsi peut-elle écrire :

    (Lieu que je lis

    Langue que j’écris).

    Invitation au voyage ? Oui, mais à un voyage qui n’a rien d’ordinaire, affranchi de ce qui encombre et qui l’encombre. Purgé de ses mythologies et/ou archétypes. Aléas, péripéties et aventures. Un voyage nu. Car, tout comme il existe de multiples façons de vivre et de mourir, il existe de multiples façons de voyager. Partir ne pas partir. « Partir sans partir ».

    Dès lors, de même que la poète se lance sur les traces de Jack London — in « alaskas 3 » (« lecture suivie : Faire un feu, Jack London ») —, partir soi-même sur les traces de la cartographie intime de Françoise Clédat en suivant chemins et cheminements ordonnancés dans les trois sections du livre. « Rivière » / « Petite, je me tiens entre deux chansons » / « Alaskas ». Une invitation de la poète à la suivre dans son « odyssée » immobile, presque autour de sa chambre. Odyssée affective, intellectuelle et poétique. Une exploration de « lectrice » en quelque sorte.

    « Odyssée comme audace d’y aller » (in « alaskas 1 »). En lisant comme en écrivant.

    Cela commence avec le titre, dès la première de couverture. D’emblée un titre qui intrigue. Deux mots coordonnés par un « et ». « Rivière » : nom commun, au singulier. « Alaskas » : nom propre, au pluriel. J’ignorais qu’il existât plusieurs Alaskas. De fait Oui. Si l’on se fie aux cartes maritimes. Trois « alaskas » aussi dans le recueil de Françoise Clédat. Si le regard s’arrête sur la page de titre proprement dite, il ne peut que s’interroger sur la parenthèse qui accompagne et parachève le titre : (« Lieu commun »). Étrange mise en commun dénominateur des deux termes du titre — celui au singulier et celui au pluriel —, sous l’expression singulière, mais fortement connotée, de « lieu commun ».

    À bien considérer le mot « rivière », sans mention de son identité géographique, le terme générique draine avec lui une multiplicité d’images qui appartiennent à tout un chacun. Quant au pluriel du toponyme Alaska, il démultiplie les horizons d’attente du lecteur, tout en classifiant le nom propre dans les rangs des noms communs (sans majuscule à l’initiale dans le texte courant). Entre les mots « rivière » et « alaskas » émerge un autre lien, étroit. Un lien explicitement évoqué par la poète au tout début d’« alaskas 3 ».

    « La transformée de rivière

    (1)

    : devenue yukon, « grande rivière » en kutchin (langue parlée en alaska…) ».

    La lectrice s’interroge. En quoi le titre de ce recueil rejoint-il la kyrielle de lieux communs dont chacun fait usage dans la conversation courante ? S’agit-il d’une antiphrase ? D’un clin d’œil gentiment malicieux pour conduire lecteurs et lectrices à déporter leurs habitudes — regard, langage, lecture — d’un léger écart ? Pas de côté ? Ou invite à réviser « un commun manque d’imagination » ?

    L’expression « lieu commun » — et ses multiples variantes — ponctue le texte de façon récurrente. C’est elle qui ouvre le premier poème — « rivière 1 » — de la section « Rivière ». Et imprime au poème sa tonalité.

    « lieu commun du partir sans partir – moi rivée à la rive

    […]

    lieu commun du vivre mourir — mainstream

    […]

    en ce commun constitue

    traces et chemins ta jouissance dans mon corps

    se souvient d’avoir joui ».

    Et plus loin, en « rivière 3 », dans cette interrogation :

    « image virtuelle et expérience réelle sont-elles horizons communs pour le regard ? »

    Ou en « rivière 5 » :

    « Rivière chante (lieu commun) ».

    Et, en conclusion du même poème sur Live Stream, installation sonore du plasticien britannique Oliver Beer :

    « Œuvre sonore… elle est lieu, commun à tous ».

    Semble échapper à ce commun dénominateur : l’agonie

    « (les agonies ne sont pas communes) ».

    Pour autant, « le commun » occupe l’esprit de la poète, l’enrichit :

    « Impact par où le commun m’augmente des lieux

    qui ne me sont pas communs… » (in « rivière 5 »).

    Où l’on voit comment la poète travaille la langue. Où l’on voit qu’elle joue sur la dérivation impropre ainsi que sur la polysémie du mot. Où l’on voit le rôle et l’importance du lieu commun dans la réflexion qui sous-tend l’élaboration de cet ouvrage.

    D’autres lieux communs traversent les poèmes, qui ne disent pas toujours leur nom :

    « Passer par le Nord est un ours blanc ».

    Ou encore :

    « Blanc sur blanc s’évanouit sur la banquise ».

    Déjouer le caractère figé des images relève de l’art. Détourner le cliché de son assise conventionnelle, c’est bousculer la langue. Comme le montrent les deux précédents exemples empruntés à « alaskas 1 ».

    Le paysage onirique de « rivière » se déroule en dix chants. Placés, pour quatre d’entre eux, sous l’égide de g.b. Gaston Bachelard. Chaque chant fournit des clés de lecture du recueil. Au cœur de ces poèmes se lisent, de manière elliptique et cryptée, les commencements. Lesquels sont évoqués par des retours en arrière sur l’enfance, sur les incomplétudes et les tâtonnements qui lui sont associés, sur les paysages qui ont façonné la poète. Sur ses premiers émois ; « premier vertige d’être ». Peut être toutefois perçu comme actuel, contemporain de l’écriture, un semblant d’immobilité du « moi rivé à la rive », cependant contrebalancée par la motilité de l’intellect et la fréquentation assidue des autres, artistes et/ou poètes :

    « n’y accède que par le travail des autres – saint-amant théophile tristan alphonse l claude m gaston b ».

    Ce que confirme avec force l’aveu :

    « L’ailleurs, tout l’ailleurs, vient par les livres » (in « rivière 3 »).

    La poète recherche dans les livres (et dans l’art) les sensations dont la vie l’a privée. Ainsi découvre-t-on dans les trois proses qui s’intercalent entre « rivière » et « alaskas » — « Petite je me tiens entre deux chansons » — le trouble qui est à l’origine de la « singularité » de la poète. Frappée d’« amusie » : l’enfant chante faux. Adulte, la poète compense sa carence auditive par un regain d’images visuelles. Qui, intériorisées, démultiplient le champ des perceptions. Jusqu’à ce que survienne, l’âge venant, une macula. Cette altération du champ visuel ouvre chez la poète de nouvelles pistes de réflexion. Ainsi dans « alaskas 1 » :

    « Perdre l’acuité d’un sens n’est pas perdre le nord mais pousser vers lui les antennes de nouvelles sensibilités… ».

    Ou encore, quelques lignes plus loin :

    « La clarté du grand nord à la nuit de nos yeux possède toute l’intensité de la neige bien qu’aucun organe ne soit ébloui par sa blancheur. »

    Fragilisée par la nostalgie de ce qui fut, l’immobilité de la poète est ressentie comme douloureuse :

    « tant furent présences

    pas qui marchèrent

    regards qui regardèrent »

    et s’accompagne du regret :

    « (plus personne pour partir

    plus personne pour quitter) ».

    Entre le temps originel — « à ce premier instant » — et le temps présent — « à ce dernier (instant) » —, ce qui pouvait se lire comme jonction « entre terre et ciel soi si petite » s’est mué en un sentiment d’inaboutissement et d’« informe », voire d’échec. À quoi se surajoute un sentiment d’absence et de vide.

    Or le vide existe bien, en dehors de soi et au-dedans de soi. Il est peut-être un mal nécessaire, « peut-être notre moteur le plus sûr », comme le dit Nicolas Bouvier, qui définit le vide, dans l’exergue choisi par la poète, comme « une espèce d’insuffisance de l’âme ». Tout aussi éclairante est cette autre citation que Françoise Clédat emprunte à la sculptrice Sara Favriau :

    « La sculpture ici n’est pas seulement un volume, elle est aussi un vide prêt à recevoir ».

    De même en est-il du blanc. Un blanc visible à l’œil nu dans les interlignes du poème :

    (« dans le poème, là où tu choisis de ne pas dire tu laisses un blanc, là où tu barres ce qui a été dit le barré crée du noir ») (in « alaskas 2 »).

    Blanc des « blanches alaskas » de la poète. Annonciatrices du silence :

    « silence précède bruit blanc dans l’ordre des expressions » (in « rivière 10 »).

    « Silence est le visible d’alaska, sa narration primordiale… » (in « Lyrique 2, alaskas 2 »).

    Blanc « qui revient » … « pour conclure que rien au-delà et authentiquer le silence » (Stéphane Mallarmé in exergue).

    Blanc synonyme de la mort qui s’approche : (« silence tu.e ») (in « rivière 10 »).

    Mort sur laquelle se clôt le recueil — celle du personnage de la nouvelle de Jack London :

    « La neige tout autour, drap qu’on lisse

    Une voix lointaine

    : Il ne sent plus rien maintenant

    Il part. Il est parti ».

    Et celle, ignorée mais proche, de la lectrice de cette nouvelle de Jack London :

    « Elle, ne sait pas encore qu’elle a commencé à le suivre ».

    Quant à l’usage, abondant, des citations (dans « alaskas 1, 2, 3 »), il est plein d’enseignements :

    « En quoi elle est sincère. En quoi elle ne l’est pas. La manière dont les citations disent ou taisent ce qu’elle ne dit pas », écrit la poète dans « Ordalie », poème final d’« Alaskas ».

    La poète trouve ainsi chez d’autres un écho à ce qui nourrit sa propre réflexion. À ses inquiétudes et à ses peurs. Ainsi de ce qui, dans ces quelques vers, s’annonce comme un avenir prochain :

    « comme par effacement

    devenir

    forme

    du vide qui s’annonce

    et que ce soit vivre

    (à la transparence de ton propre deuil n’être pas parvenue) ».

    Chaque poème, rivière de mots, emporte avec lui ses propres dérives. Ses propres flux et interrogations. Ainsi de cette question taraudante sur la légitimité de l’écriture face à l’expérience vécue :

    « Si la faim dont tu souffres ne t’affame pas ni la soif ne t’altère, si la glace ne te gèle ni le soleil ne te brûle, image virtuelle et expérience réelle sont-elles des horizons communs pour le regard ? Le visible qui en tient lieu devient-il obstacle au vécu quand prime le ressenti ? ».

    Dans Rivière et Alaskas, la rivière se révèle être un topos inépuisable, toujours courant et charriant dans ses eaux, à la surface, une pluralité d’images aussi inattendues qu’imprévisibles. Toutes sortes de leurres, de dérives, de reflets trompeurs qui mettent en même lice « figure erronée » et « figure de vérité ».

    Laisser parler la rivière, source de questionnements et de surprises. Tout comme laisser parler en soi le désir. Ce que fait Françoise Clédat, avec sensibilité et subtilité. Et grand talent.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Françoise Clédat  Rivière et Alaskas





    FRANÇOISE CLÉDAT


    Françoise Clédat





    ■ Françoise Clédat
    sur Terres de femmes

    L’Adresse de Françoise Clédat / Portrait d’Iseut en survivante [lecture de Marie Fabre]
    Quoi de toi mort quand mort ? (extrait de L’Adresse)
    La nuit de l’ange (lecture d’AP sur L’Ange Hypnovel)
    L’Ange Hypnovel (extrait)
    A ore, Oradour (lecture d’Isabelle Lévesque)
    EtnaXios, autour de l’oiseau-fauve-vautour [lecture d’AP sur EtnaXios]
    (où le chant sans l’organe) (extrait d’EtnaXios + notice bio-bibliographique)
    Gemelle [extrait d’Ils s’avancèrent vers les villes]
    Ils s’avancèrent vers les villes (lecture d’AP)
    Mi(ni)stère des suffocations (lecture d’AP)
    [Se calmer. Reprendre souffle] (extrait de Mi(ni)stère des suffocations)
    [Disparition] (extrait de Petits déportements du moi)
    Une baie au loin (Turnermonpère) [lecture d’AP sur Une baie au loin (Turnermonpère)]
    (maintenant je git)[extrait de Une baie au loin (Turnermonpère)
    Du jour à personne
    → (dans l’anthologie Terres de femmes)
    Je vis une histoire d’amour
    → (dans la galerie Visages de femmes de Terres de femmes)
    le Portrait de Françoise Clédat (+ un extrait d’EtnaXios)





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  • Françoise Clédat, Ils s’avancèrent vers les villes

    par Angèle Paoli

    Françoise Clédat, Ils s’avancèrent vers les villes,
    Tarabuste éditeur, Collection DOUTE B.A.T., 2017.



    Lecture d’Angèle Paoli


    AU-DELÀ DES EXTINCTIONS MULTIPLES, SA MORT D’ELLE




    Le désordre du monde, chaos inhérent à l’existence humaine, a dicté à Françoise Clédat l’entreprise considérable et exigeante à laquelle elle s’est attelée pour écrire son tout dernier ouvrage : Ils s’avancèrent vers les villes. Pourquoi pareille entreprise ? Sans doute pour tenter de comprendre ce qui pousse toujours les hommes, de manière inexorable, vers davantage de barbarie. Mais sans doute aussi pour tenter de trouver réponse à la question : comment vivre, dans un tel contexte ? Comment s’octroyer un espace de respiration ?

    Ainsi la poète avance-t-elle, démunie, mais résolue, à travers siècles, parmi les horreurs perpétrées depuis la nuit des temps, génocides tueries massacres destructions massives, crimes exemplaires contre l’humanité, cruautés extrêmes au service de l’extermination. Sous toutes les formes, depuis les plus anciennes jusqu’aux plus novatrices et aux plus sophistiquées qui puissent exister. Pour rendre compte de ce désordre opiniâtre, chevillé à la barbarie humaine, Françoise Clédat a opté pour le « désordre alphabétique », sous-titre de l’imposant recueil qui est le sien. Car l’écriture est au centre. « Écriture d’avant l’alpha », « écrire l’histoire » – « litanie du nombre » / « litanie des ruines » – et écriture d’aujourd’hui

    « poésie réitérant acte de foi

    puissance du souffle et de la voix

    esprit enfin projeté dans la lettre ». [in « YODH » (i,j) « Jericho »]

    L’alphabet auquel la poète se réfère est l’alphabet phénicien, lequel émerge

    « il y a 3 000 ans (Liban Syrie Palestine partiellement)

    Se propage

    Au monde entier ».

    Vingt lettres au total dont les glyphes (ou graphèmes) ouvrent un nouveau chapitre. Lequel prend appui sur le nom d’une ville. Des temps anciens ou des temps modernes. ’ALEPH (a) : Alep ; BETH (b) : Bethléem / Belfast ; HE (e) : Ebla ; HET ou HETH (h) : Hiroshima ; NUN (n) : Nankin (1937) ; SAMEKH (x) : Xandu (Xanadu)…

    Le livre est par ailleurs construit selon un « dispositif » distribué en deux parties : Les Villes (25 villes) / La Vie belle (19 poèmes).

    Précédée d’un long prologue poétique, l’œuvre de Françoise Clédat s’ouvre sur une double dédicace : « À vous mes perdus » / « À vous mes vivants » où s’énonce le souhait spécifique de la poète adressé à chacune des catégories.

    Suit une page où l’on peut lire en exergue deux vers empruntés au poème du prologue, lesquels livrent une définition du livre :

    « Ils s’avancèrent vers les villes

    est l’éclat d’une fin qui commence ».

    Définition parachevée quelques pages plus loin par la suivante :

    « Ils s’avancèrent vers les villes est un

    Rêve

    Dont on ne se souvient pas une

    Phrase dont on se souvient

    Leur éclat

    — Glyphe ou graphème —

    D’alphabet ».

    Ainsi le lecteur se trouve-t-il d’emblée confronté à sa propre fin. Le livre est l’amorce (les prolégomènes) de cette fin annoncée. La mort préside au grand œuvre de Françoise Clédat. « La Disparition suprême » est confirmée par l’exergue emprunté à Stéphane Mallarmé (fragment 46 d’Hérodiade). Qu’enrichissent les réflexions sur la mort d’Alvaro Mutis — « Chaque poème un pas vers la mort » —, de Heiner Müller — « Dans le vide de l’air, élucubrations de têtes pourries » — et de Montaigne — « Tout ce qui est au-delà de la mort simple me semble pure cruauté ».

    Le prologue est à lui seul un poème riche en pistes où engager la réflexion et la lecture. Outre les deux définitions qui éclairent le sens du projet de la poète sont évoqués le rapport nom / nombre, le glissement « euphonie / acrophonie / cacophonie », pris dans le « bégaiement de l’histoire », l’opposition « meurtre » / « amour » ; oubli / anamnèse ; le travail érudit qui a présidé à l’élaboration du grand poème épique de Françoise Clédat :

    « A vif

    Fréquentation hallucinée

    Livresque

    De la

    Destruction ».

    Pareille à l’archéologue cherchant à assembler les tesselles exhumées du sol, Françoise Clédat assemble patiemment, chapitre après chapitre, les poèmes des villes et, aède accomplie, recompose l’histoire de chacune d’elles en une épopée qui la caractérise, à la fois précise et documentée, mais aussi très personnelle. Ainsi du long poème de Xandu — Xanadu I /Xanadu II — qui, remontant l’histoire des exaltantes épopées de Marco Polo et de Kubilaï Khan, croise le rêve du poète Samuel Taylor Coleridge – A Vision in a Dream – « Vision de poète halluciné » reprise au XXe siècle par Jorge Luis Borges dans l’une de ses Enquêtes.

    Magnifique poème,

    « Histoire d’or

    écrite

    encre noire

    calame de bambou sur papyrus

    unique manuscrit original

    en écriture verticale mongole

    subsistant à nos jours »

    qui se clôt dans « La Vie belle » par ces vers étroitement liés à la poète, conception et art (le X au centre) :

    « L’auteure sort de la

    phrase du rêve

    Rejoint dans le texte

    Une qui a pris nom « croise l’épée »

    Par tel croisement

    Rêve et texte

    Lui font en exit signe d’exister

    Appel au monde par où

    naît

    Sort

    Effrayant sortir d’être si grand

    si peu

    Que boucles bordent

    X refend » (in X [NÉE SOUS]).

    Écrire serait alors « Défaire pour faire », s’effacer pour faire advenir l’autre. Pour ce faire, il convient de retrouver le « contexte perdu », de le ramener à la surface pour en révéler la forme, la procédure, l’horreur. Avec, pour certaines des villes avancées, une comptabilisation exacte du nombre de bombes lancées et du nombre de victimes. Le travail de recherche sous-tend le travail poétique. Pourtant, face à l’entreprise à accomplir, le doute s’insinue sous forme d’interrogations qui fragilisent la poète :

    « N’ayant légitimité victime ni témoin

    Ne savons où notre place pour

    en écrire

    Ni si cette place existe ».

    Cependant la poésie demeure. « Fragile » et « paradoxale ». Elle est garde-fou, injonction préventive, peut-être :

    « Ne pas oublier la poésie ».

    Le nombre de poèmes varie selon la ville qui est présentée (de 1 à 4). Mais viennent s’ajouter d’autres poèmes qui appartiennent à la seconde section, celle que la poète a intitulée « La Vie belle ». Cet intitulé n’apparaît que dans la table des matières. Ainsi donc l’ouvrage se présente-t-il sous une forme labyrinthique qui ne se dévoile qu’en cours de lecture. Le labyrinthe dans lequel le lecteur se trouve happé – la lecture des poèmes et le décryptage des villes s’avèrent passionnants – est un labyrinthe de la destruction.

    La Vie belle. Est-ce une antiphrase ? Ou bien le lecteur va-t-il pouvoir s’octroyer une pause, une respiration ? Les deux sont envisageables. De manière alternée. Ainsi de l’aleph. Les deux poèmes intitulés « Alzheimer » sont consacrés à la mère de la poète. « Alzheimère ». À l’image « dégradée » que la mère aimée présente :

    « AL — Heim —

    Ma mère en maison

    Déraison ».

    Construits sur le tâtonnement de la pensée – un terme par ligne —, les poèmes disent l’image inversée de la mère à partir de mots en « d » qui ponctuent la description propre à la sénescence : « déraison » / « défuie » / « décrite » / « détruite » / « édenté » / « dégradante » / « dégradée » / « dentelles ».

    Suivent trois autres poèmes pour dire l’amour / la mort. Françoise Clédat triture déstructure travaille sur les associations phoniques élide compose associe scinde en néologismes les mots valises qu’elle crée au passage : « verbenommant » / « démeurt » / « dé-joug » / « insuffire  ».

    Parfois, usant d’une barre oblique (slash), elle disjoint un syntagme d’un autre.

    L’amour / la poésie sont les contrepoids nécessaires, vitaux, pour rétablir un semblant d’équilibre dans l’univers ténébreux qui est le nôtre. Quel autre pouvoir ? Quelle autre force possible ? Cela peut-il suffire ? Ne pas renoncer.

    Au rébus que l’histoire insensible « à nos sens » présente comme une forme tentaculaire innovant sans cesse dans la course au désastre, Françoise Clédat cherche la douceur. Elle la trouve dans le contact de la main qui se prête à la caresse. Le poème devient parfois poème en prose, empreint d’une douceur inattendue. C’est là, au cœur de ces enroulements de phrases, que Françoise Clédat dévoile un peu plus d’elle-même, toujours avec réserve. Le « je » s’investit de sa présence, revenant sur le passé et sur l’enfance (perdue). Une anamnèse de l’intime s’affirme.

    « […] [S]itôt le poème enregistré la légèreté m’est revenue son flux de gaieté, c’est alors que je nous ai pris par la main. »

    Sans pour autant que la poète perde de vue la violence qui conduit à la mort :

    « Comme

    C dire animaux doux mots avant que

    Conduits à l’abattoir ».

    Dans ces moments de douceur ressurgit l’éros qui dit la jouissance jumelle partagée du doux lien de l’échange. Mais toujours plane, par-delà les extinctions multiples, sa mort d’elle. Silencieuse souterraine lovée dans les sinuosités de la phrase, sûre dans sa lenteur qui va vers sa fin composée de multiples fines particules d’instants qui construisent une vie pour mieux la déconstruire, la défaire pour aller insensiblement vers une silencieuse extinction :

    « Je vis en avant de ma consumation à peine si je sais qu’elle me suit toutes mes vies passées réduites à cette mince traîne résiduelle mèche lente qu’alimente la flamme qui la détruit sa course vers une extrémité que nulle explosion ne dynamise mais simple épuisement de substance ma silencieuse extinction ».

    Un Grand Œuvre que ce livre sur l’écriture. Une somme impressionnante passionnante bouleversante. À lire à relire dans la lenteur, dans le désordre des lettres et des villes. Inépuisable livre d’une immense richesse qui, par-delà le dessein de la poète, recèle des poèmes d’une émouvante beauté. Poèmes où plane la présence absence de l’aimé, à jamais perdu.

    « Quand prise ne suis qu’à ce moment je prenne oh ! entière corps mien par tien d’âme à jamais ne distingue tant aimer ce comble

    Qu’être prise c’est prendre oh ! par creux et manque t’appelle et tue n’être que flux

    Tout en toi monte miroir ce qui monte mien oh ! regarde et me prends que prise et reprise sans fin te prendre. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Françoise Clédat  Ils s'avancèrent vers les villes





    FRANÇOISE CLÉDAT


    Françoise Clédat





    ■ Françoise Clédat
    sur Terres de femmes

    Gemelle [extrait d’Ils s’avancèrent vers les villes]
    L’Adresse de Françoise Clédat | Portrait d’Iseut en survivante [note de lecture de Marie Fabre]
    Quoi de toi mort quand mort ? (extrait de L’Adresse)
    La nuit de l’ange (note de lecture d’AP sur L’Ange Hypnovel)
    L’Ange Hypnovel (extrait)
    A ore, Oradour (lecture d’Isabelle Lévesque)
    EtnaXios, autour de l’oiseau-fauve-vautour de Françoise Clédat (note de lecture d’AP)
    (où le chant sans l’organe) (extrait d’EtnaXios + notice bio-bibliographique)
    [Se calmer. Reprendre souffle] (extrait de Mi(ni)stère des suffocations)
    Rivière et Alaskas (lecture d’AP)
    (maintenant je git) [extrait d’Une baie au loin]
    Une baie au loin (Turnermonpère) [note de lecture d’AP]
    [Disparition] (extrait de Petits déportements du moi)
    Du jour à personne
    → (dans l’anthologie Terres de femmes)
    Je vis une histoire d’amour
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Françoise Clédat (+ un extrait d’EtnaXios)




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  • Pascal Commère, Territoire du Coyote

    par Angèle Paoli

    Pascal Commère, Territoire du Coyote,
    Tarabuste Éditeur, Collection Doute b.a.t. Poésie, 2017.



    Lecture d’ Angèle Paoli



    L’ÉTRANGE VOIX DU MONDE



    Étrange territoire poétique que celui qu’habite et investit Pascal Commère dans Territoire du Coyote. Territoire peu ordinaire, en effet, à la fois mystérieux et déroutant. Déroutant parce que la poésie qui compose cet ensemble de poèmes ne « donne » pas dans la facilité. Sur le plan de l’écriture et de la forme, elle présente nombre de particularités qui peuvent déconcerter. Notamment cet écart qui se lit entre le monde-matière du poème et le travail mis en œuvre pour parvenir à le cerner et à le rendre habitable. C’est que la palette de Pascal Commère est vaste. Richesse de la langue et variété des registres ; spécificité du vocabulaire ; jeux de langage et jeux sur les sonorités ; lyrisme noble ; tonalité qui mêle épique, mélancolie et humour… Le poète explore tout ce que l’art poétique contemporain offre de ressources.

    Mystérieux et énigmatique, le territoire l’est d’emblée. Par le titre, lequel semble une invitation au voyage en terres lointaines. Tout au long de cette traversée en treize épisodes, la question demeure. Quel territoire ? Pour quel Coyote ?

    Le Coyote, on l’imagine spontanément être la figure du poète lui-même. Quant au territoire, il est vraisemblable que ce soit le territoire poétique de Pascal Commère, habité des matériaux qui lui sont propres ou familiers. La campagne, la vie paysanne, ses hommes et ses engins, la neige, le froid, la trace. Le temps… La table finale et les titres qu’elle révèle valident cette première impression. L’hiver y tient une place importante. À quoi il faut ajouter une pluralité de mondes : le monde des plantes : « Du côté des Marcottes » / « Anthère » / « L’Ortie veille » ; celui des bêtes : « Prédominance des Taureaux » / « Jars » ; celui de la mémoire : « Mémoire du Nombre » / « Survivance des Rituels ». D’autres intitulés gardent le secret de leur contenu… Il faut donc patienter.

    Plusieurs exergues ouvrent des pistes. Le plus éloquent d’entre eux est sans doute le premier, celui sur lequel s’ouvre l’ensemble du recueil et qui le recouvre tout entier. Il est emprunté à l’artiste allemand Joseph Beuys dont Pascal Commère propose une citation : « I like America and America likes me. » Entre le « Coyote » et l’Amérique du Nord, la relation s’établit tout aussitôt. Avec deux entrées possibles et complémentaires : le dieu ou héros de la mythologie indienne et l’animal (un canidé proche du loup) qui lui est associé et avec lequel il se confond. Parmi les signes distinctifs de cet animal sauvage, citons son aptitude à ruser pour déjouer les pièges tendus par les chasseurs. Dans la mythologie amérindienne, Coyote est ce héros anthropomorphe prompt à se rebeller contre les conventions sociales. Le poète va-t-il entraîner son lecteur sur les pistes épiques de la geste indienne, exterminations des tribus et des coyotes, rituels chamaniques de réconciliation entre les Blancs dominateurs et les animaux ? Peut-être pas. Sans doute va-t-il alors l’entraîner sur ses propres traces, qui sont celles d’une forme de protestation. Car on peut aussi être Coyote dans les terres rurales de la vieille France, laquelle est soumise à toutes sortes de destructions et d’abandons. Quant à Joseph Beuys, invité à New York en mai 1974 pour présenter, galerie René-Block, une performance artistique, il arrive sur les lieux en ambulance, sur une civière, emmitouflé dans une couverture de feutre, afin de ne pas poser les pieds sur le sol américain et de s’en protéger. Tenue qu’il ne quittera pas durant tout son séjour. Il vivra ainsi accoutré trois jours durant dans un espace grillagé qu’il partagera avec un coyote sauvage, récemment capturé, lequel s’acharnera à vouloir dépecer la tenue de camouflage de son compère. Partage d’un même territoire par l’homme et par l’animal sauvage, partage également des différents matériaux qui composent l’espace : paille, feutre, cage. Déchets et déjections. Dont l’artiste allemand entend explorer la matérialité. Une manière à lui, par ailleurs, très engagée et poussée à l’extrême, de manifester sa totale désapprobation de la guerre au Viêt Nam.







    Beuyscoyote09
    Joseph Beuys, I Like America and America Likes Me
    (Performance, NYC, 1974)
    Source







    Prenant l’artiste allemand pour fil conducteur de sa propre réflexion, Pascal Commère explore son propre territoire avec les mots et les corps qui le constituent. Châssis roues calandres pylônes éoliennes… ou encore compost fumures orties terreau thalle saprophytes…

    Je rapprocherais volontiers la section d’ouverture « Un froid qui serre » et la onzième, intitulée « D’hiver, disait-elle ». Composés en caractères italiques, centrés sur la page, les poèmes de ces deux sections (très brèves) sont resserrés, comme le froid qui recouvre l’univers du poète et la terre qui l’habite/qu’il habite. Pascal Commère tente de dire et le fait avec talent, avec peu de mots, dans des vers minimalistes (à l’exemple d’André du Bouchet), ce resserrement de l’hiver et de l’être, pris entre ombres et gel. Un respir à peine, un glissé pour écrire le rien qui demeure, ce peu de choses qui vit encore dans la faille. Et qui vibre dans les interlignages. Rien pour retenir rien pour demeurer. Ainsi se dessine le « territoire de coyote » de Pascal Commère, un tremblé dans « nos mains pauvres. »

    Et le poème pour viatique :

    « Ce qu’il nous faut porter

    de cela qui est vivre »

    La terre prise dans l’étau de l’hiver ne livre que ce peu auquel la voix du poète s’attache. Pourtant, le territoire poétique de Pascal Commère présente de multiples formes d’expression et l’on voit s’allonger les poèmes, pris dans une densité soudaine, inattendue, un flot resserré de mots pour dire un monde autre, un hors-temps fait de neige, d’ornières d’arbres et de grumes, d’engins laissés à l’abandon dans les champs ou immobilisés dans les quinconces d’un parking, l’autoroute proche, malgré tout, les traces et entailles laissées par les roues des tracteurs bétaillères et camions, tous d’engeance taurine, qui retiennent l’attention d’un Coyote paysan, aux semelles alourdies par les boues, un Indien solitaire, égaré parmi des silhouettes sans visages, dans sa réserve vide. Un décor peut-être emprunté, dans sa matérialité, à ceux que l’on rencontre chez certains poètes américains. Et pourtant c’est bien de nos campagnes qu’il est question, abandonnées, livrées à la destruction progressive et concertée ainsi qu’au vide existentiel. Il se dégage des poèmes de « Parking de camions près d’un restaurant routier en semaine l’hiver », ou plus avant dans le recueil, dans la section finale des « Éoliennes sur champ de neige », une atmosphère reconnaissable entre mille et qui étreint. Les paysages de campagne pris dans l’immobilité de l’hiver, leurs « vignes tirées à quatre épingles », leurs absents d’« un an tout juste » qui ponctuent le temps de leur disparition, la vie qui perce malgré tout, « de loin crochetée au revers/d’un talus », c’est tout ce qui reste d’un temps qui n’est plus, ces menues choses de peu de poids que le vide enveloppe de même que la brume :

    « […] traînées

    de neige en attend d’autres, lever du jour

    une brume ramasse

    dans l’épaisseur ce qui persiste

    à être une trochée d’aulnes réchappée

    du vide, ce qu’il est sans qu’on sache

    quoi persiste du monde et surgit dans

    la trouée des phares… »

    Ce qui reste, dans ce « paysage toujours à reprendre et qui demeure/au bord du vide », ce sont les éoliennes, leur retour entre les poèmes du début du recueil et ceux de la fin :

    « […] des éoliennes dans l’air

    qui tournent, la neige, une éclaircie,

    un abri de bus — froid ».

    Une ponctuation ailée, permanence silencieuse, pareille à celle des oiseaux qui sillonnent le ciel. « Éternels étourneaux » qui procurent un « vertige unique » à lever le nez vers les nuages. Oiseaux/arbres, qui ancrent leurs racines dans le sol gelé, la boue des sillons et déploient leurs ailes dans les airs pourvoyeurs d’un « vent immatériel ».

    Le poème d’ouverture d’« Éoliennes sur champs de neige » — on croit lire le titre d’une toile d’un peintre à venir —, très beau poème métaphorique, construit sur des strophes irrégulières, va crescendo : deux alexandrins, puis dix-sept/dix-huit syllabes ; et retour à un hexasyllabe. Le rythme prend de l’ampleur, s’enfle et grossit à mesure que le poème se déploie en images et que les éoliennes impriment sur le paysage leur mouvement d’oiseaux géants et de mâtures. Puis se pose :

    « Les oiseaux reviennent. Grandes ailes au loin

    brassant l’air sans relâche, tournant, que seul signale

    l’ampoule rouge du phare tout en haut qui clignote, jette

    autour sur le ciel l’éclat d’un vin clairet qui ne tache pas au sol

    la neige amoncelée. »

    Avec « Du côté des Marcottes », un titre à mi-chemin d’un titre de Proust ou de Michaux, sacré tour de passe-passe (ou clin d’œil malicieux), avec « Anthère » aussi et avec « L’ortie veille », le poète entraîne son lecteur dans le monde des macérations lentes et des cycles invisibles, compost et déchets, décompositions et pourrissement. « Le beau, on le trouve en remuant les décombres », écrit Antonio Porchia à qui Pascal Commère cède la voix avant d’ouvrir la section « Chasseur dyslexique ».

    Poèmes au vocabulaire précis où le petit monde rural est vu sous la focale du gros plan ou du plan rapproché, comme pris sous l’œil d’un monocle ou le verre grossissant d’une loupe (ainsi le suggère, semble-t-il, l’illustration de la première de couverture), monde secret où se vivent le travail silencieux de la nature et la geste invisible de la sève et de la reproduction.

    « — L’ordure mère des composts : maturation des pulpes

    denrées & matière putréfiées, particules. Le ventre

    de la terre en travail dans l’épais du monde,

    la procédure sombre, le pourrissement. »

    Marcottage surgeons branches bourgeons se fraient un passage dans les vers ; de même les vivaces le plantain les mâches les rhizomes et l’ortie, qui, à elle seule, donne son titre à la section « L’ortie veille ». Magnifiée par le poème d’Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz proposé en exergue :

    « […] Mais le cœur de la terre m’attristait

    Déjà ; et je savais qu’il bat non sous la roseraie

    Choyée, mais là où croit ma sœur ortie,

    obscure, délaissée. »

    Avoisinant l’embrouillamini des halliers, le lierre le gui et la cenelle, l’ortie qui dissémine, discrète, sa présence

    « […] l’ortie

    du soleil ras entre les interstices

    D’ailes »

    culmine dans la métaphore de la mort :

    « […] s’agitant une dernière fois

    signe ultime, l’ortie de la mort singulière— ses crocs

    dans la chair tendre. »

    Et toujours, quelle que soit la forme que prend le poème (par exemple les sizains anaphoriques d’ « Anthère », section implicitement consacrée aux champignons), la nature engourdie par le froid côtoie le rien côtoie la mort.

    « Entre les mots de l’herbe — difficile

    qui dit et ne dit rien de l’opacité

    dont se pare l’imprévisible,

    dans l’angle mort

    où ricane la bouche d’ombre — jetées

    à l’abandon salive et sanies, l’or noir bilieux. »

    « […] Mots, morts tel hiver. »

    Bien des choses restent à explorer dans ce recueil poétique où l’on entend bruire « [l]’étrange voix du monde ». Je laisse à d’autres que moi le soin de prendre le relais. Quoi qu’il en soit, par-delà le dépérissement et la disparition lente mais permanente des êtres et des choses demeure d’ores et déjà ce peu de poussière qui dépose sa trace dans les vers ultimes de ce très beau Territoire du Coyote :

    « […] Joie

    d’être vivant avant la nuit, un parmi tous chacun

    partie vivante en vol du sommeil de la terre. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Pascal Commère  Territoire du Coyote








    PASCAL COMMÈRE


    Commere
    Source



    ■ Pascal Commère
    sur Terres de femmes

    [La courbe des fumées là-bas] (poème extrait de Territoire du Coyote)
    [Blanche, la gelée aux quatre coins] (poème extrait de « Songe du petit cheval déplacé en terre franque »)
    Mémoire, ce qui demeure (note de lecture d’AP)
    Lettre de la mère (extrait de Mémoire, ce qui demeure)
    Sur la poussière
    [Crayonné paysage] (poème extrait de « Sur une ligne de crête en Toscane »)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur reflets de lumière)
    Joseph Beuys – Coyote
    → (sur Terre à ciel)
    une page consacrée à Pascal Commère (nombreux extraits + notice bibliographique)
    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Pascal Commère
    → (sur le site de France Culture)
    Pascal Commère dans Ça rime à quoi de Sophie Nauleau (émission du 13 mai 2012)





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  • Pascal Commère | [La courbe des fumées là-bas]


    [LA COURBE DES FUMÉES LÀ-BAS]



    La courbe des fumées là-bas, vignes
    tirées à quatre épingles maintenant
    qu’a cessé la pluie ses traits roides.
    Traversé au matin le petit pays tourne
    comme les ailes des éoliennes entre les arbres,
    paysage toujours à reprendre et qui demeure
    au bord du vide ; on brûle
    les sarments de pré-taille — brouettes
    adéquates : bidon en fait sur châssis
    qu’on pousse entre les rangs, la pensée
    qu’un d’ici — un an tout juste… Visage
    soudainement qui rejaillit, vague espoir
    après les séances de rayons, les vrilles
    autant de fois qu’il faut tirer pour déprendre
    le rameau sec des fils dans le jour
    tant et tant de gris à travers quoi, implacable
    écueil, la vie de loin crochetée au revers
    d’un talus — la neige, ce qui subsiste
    de l’oubli d’une saison, la sécheresse
    à venir. Un matériel à l’écart : limons
    jetés au cœur des rouilles.




    Pascal Commère, « Parking de camions près d’un restaurant routier en semaine l’hiver » in Territoire du Coyote, Tarabuste Éditeur, Collection Doute b.a.t. Poésie, 2017, page 25.






    Pascal Commère  Territoire du Coyote








    PASCAL COMMÈRE


    Commere
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    ■ Pascal Commère
    sur Terres de femmes

    Territoire du Coyote (note de lecture d’AP)
    [Blanche, la gelée aux quatre coins] (poème extrait de « Songe du petit cheval déplacé en terre franque »)
    Mémoire, ce qui demeure (note de lecture d’AP)
    Lettre de la mère (extrait de Mémoire, ce qui demeure)
    Sur la poussière
    [Crayonné paysage] (poème extrait de « Sur une ligne de crête en Toscane »)



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    → (sur Terre à ciel)
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  • Antonio Rodriguez, Big Bang Europa

    par Laurence Verrey

    Antonio Rodriguez, Big Bang Europa,
    Tarabuste Éditeur, Collection Doute b.a.t.,
    36170 Saint-Benoît-du-Sault, 2015.



    Lecture de Laurence Verrey




    [« LES LARMES SONT PAUVRES DÉSORMAIS POUR LYRIQUER »]




    Au croisement du politique et de l’intime, un livre d’une noire lucidité immerge le lecteur dans l’air du temps. Big Bang Europa d’Antonio Rodriguez enfonce sa sonde dans la matière à vif d’une époque, d’un continent Europe secoué qui s’épuise, en voie d’effondrement. Sur un rythme scandé, une langue parlée s’enfante à mesure, donne rudement à voir le désenchantement, les menaces, les doutes, le délitement du monde, l’incertitude d’aujourd’hui. Une langue qui est aussi chant d’amour brut, fleuve offert en célébration. D’où venue cette conscience, de quelle angoisse atavique ? D’où parle le poète ? Du fond de l’histoire humaine, dans la mémoire des guerres ? Ou de quelle intuition visionnaire ? En « orphée-plombier » clairvoyant, il s’aventure dans les tuyauteries de la pensée dans ce qu’elle a d’obscur, de lancinant. Il parle en une polyphonie haletante, comme un vivant de ce temps, mêlant sa propre voix à celle d’un père, d’une femme, d’une Europe au tombeau, sur la scène métaphorique d’une poésie charnelle, avec les mots du ventre et l’infini du regard, qui ouvre, indéfiniment.

    Dans ce recueil construit en huit parties distinctes, mais d’un même mouvement de texte avec la seule virgule pour pulsation, chaque page semble avancer selon le mode du « big bang » initial comme un univers en expansion, où contractions et dilatations se disputent la parole. Où des noyaux de pensée éclatent en fission, se bousculent en phrases courtes, rompues, fiévreuses, en incantations pressantes, par saccades, syncopes de pensée. Chaque page comme un buisson qu’un souffle animerait du dedans, quelque chose d’organique, de pulsionnel, de l’ordre physique d’un corps.

    Dès les premières lignes, le lecteur est mis en état d’alerte, entraîné dans l’affolement d’une fuite, une confusion d’haleines, de paroles imbriquées dans un contexte de guerre, un continent entre flammes et cendres, avec ce couple et leurs enfants, fictif et si incarné, dans un sauve-qui-peut tour à tour dans la forêt, dans une cave, sur une chaise pour un interrogatoire, poursuivi par une meute d’hommes qui aboient comme des chiens. Après ce prologue sur fond de panique, trois « périodes d’incertitude » pénètrent tour à tour la réalité amoureuse du couple ; celle des enfants qui ne veulent plus de ce monde et des vieux exaspérés par les enfants ; et celle de l’humain nouveau qui jaillit comme la matière tressaille à chaque mise au monde, aussitôt venu en mammifère, sans autre puissance que la vulnérabilité, il s’émerveille du réel et hume au sein l’odeur vive de l’humanité. Ce dernier volet intitulé « le trou du cœur » fait éclater des réalités brutales qui se frottent et s’entrechoquent, — images superposées du crucifié qui se déchire et d’une femme en accouchement ; la bête et l’homme, la fumée des crématoires — des visions qui se mêlent sans s’exclure.

    « … les larmes sont pauvres désormais pour lyriquer, le trou reste salé, les amours déçues y choient, tu vois notre bouche a le goût des salines, des salines de vie, lèche ce trou avec ta bouche amère, celle d’y avoir cru et de ne plus y croire, asséchées après les saccages, car les hommes se saccagent en s’aimant… »

    Trois autres séquences regroupées sous le titre « l’agneau de l’homme » exposent successivement la déchéance d’un vieil homme en fin de vie à l’hôpital, papy lâché de tous ; le passage à tabac de la poésie, dénigrée et raillée, par le leitmotiv à quoi ça sert martelé par un père à son fils. L’auteur en un autre lieu voyait la poésie comme « des phares d’automobile dans le brouillard, inutiles et aveuglants, avançant quand même, nimbant l’épaisseur de lumière crue ». Ici il riposte à chaque coup porté par des phrases cinglantes, et par l’expression de cette infime source d’émerveillement qui redonne saveur au réel, odeur à l’homme. Enfin, un Salve Regina montre l’Europe en tragédienne qui prophétise du fond de l’abîme, et de son tombeau scrute le mal obstruant le monde. Une lecture attentive permettra de déceler dans cette écriture de subtils glissements entre les différents plans de langage, annulant la frontière entre le monde intime et le collectif :

    « dans son tombeau, elle dit, cette Europe, c’est moi, décomposée et qui repose, elle dit, c’est moi ta mère qui jadis t’ai essuyé au continent, après le solstice c’était la nuit, tu étais nocturne, bleuté, tu es venu à moi, faible si pur, et je t’ai réchauffé au continent, je t’ai frotté à tous ces pays qui forment le continent, soudain tu as eu chaud, tu parlais toutes les langues, et les sages-femmes s’exclamaient en voyant ta bouche pleine de cendres, tu découvrais la brume au matin, le Vieux Continent t’enveloppait dans son drap de plaines encore fumantes, pendant que tes oncles te parlaient de l’histoire des hommes, avec fierté et effroi, et tu déchirais mon placenta comme on déchiffre la Torah, en méditant les généalogies, tandis que le continent t’enveloppait dans son drap de plaines et de cendres »

    Il faut lire d’urgence et à voix haute ce livre de rébellion, ce livre qui « perce et berce » avec la lance des mots, instaure une dimension épique — dont le héros pourrait être la pensée elle-même, qui se débat, œuvre dans la forge, sort de ses gonds, et incarne aussi une force de résistance, un épique au quotidien. Il faut écouter résonner et se heurter toute la complexe beauté de ces harmoniques, se laisser emporter par cet emportement, cette sainte colère, ce délire pris au piège de ses propres hantises et qui s’en défait, frappe en une percussion de métaphores magnifiques :

    « les étoiles parturientes te tiennent la main et t’essuient au firmament » ou : « je suis animal du silence, issu de la meute du silence, avec des violents silencieux, des fragiles silencieux… »

    Quand la menace semble prendre tout le champ de conscience, coucher un lourd aplat de matière noire sur les pages, apparaissent en contre-chant des traces de lumière, des touches de sacré prises dans la matière verbale, furtives comme dieu qui passe, quasi inaperçu, serait-il le cerf de l’apparition de la dernière page, ou celui qui se cachait en buisson et dont nous n’osions articuler le nom. On se surprend à rechercher les petites doses d’espoir ponctuant les pages, ces gestes de femme, ta voix douce de femme, une branche de cerisier ton corps est là, tu me le tends, c’est du printemps qui vient dans ma main. Et le recueil se clôt sur un « happy end » sans ironie, un appel à la tendresse et aux joies simples. Dans la lenteur retrouvée, un matin dans la forêt. Dans une vision de splendeur, un face à face entre le cerf et l’homme, nous nous parlons enfin…

    L’univers créé dans Big Bang Europa ne laisse pas en repos. À qui y pénètre, à ses risques et périls, seront peut être donnés l’excitation, le désir de la lutte, de la confrontation, celui d’exercer la vigilance. De se prendre lui-même au jeu de cette bouche brutale, lyrique, noire, noire couleur noire. D’entrer dans l’arène pour y mener à la suite d’Antonio Rodriguez le dialogue, un combat pour la vie qui permettra, peut-être, de respirer poétiquement sur ce continent.



    Laurence Verrey
    D.R. Texte Laurence Verrey
    pour Terres de femmes







    Antonio Rodriguez






    ANTONIO RODRIGUEZ


    Antonio Rodriguez, portrait
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Cultur@ctif)
    une notice bio-bibliographique sur Antonio Rodriguez
    → (sur le site de l’Unil, Université de Lausanne)
    une fiche sur Antonio Rodriguez





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