| ÉMILIEN CHESNOT
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LA FORGE NOURRICIÈRE DE MAUD THIRIA Un mot unique peut-il contenir à lui tout seul un univers d’écriture ? Peut-il à lui seul contenir un être tout entier et son langage ? À lire Blockhaus, le dernier recueil de Maud Thiria, il semble bien que oui. Toute une enfance se trouve en effet ici rassemblée, dans ces deux syllabes qui font bloc pour n’en former qu’un : Block/Haus//Blockhaus. Deux syllabes qui témoignent d’une terre dévastée, une « terre lorraine » meurtrie par un passé sanglant. Deux syllabes pour un mot unique, fiché en pleine mémoire d’enfance de la poète. Ainsi que dans sa chair d’adulte, Blockhaus, bloqué là, muscles et os formant rempart aux émotions et à la vie. Un bloc qui s’immisce en « cheval de troie ». Et qui cible au plus intime. Jusqu’à ne plus faire qu’un seul corps avec la poète. « L’ennemi est dans la place ». Un leitmotiv qui revient de manière itérative sous la plume de Maud Thiria : « l’ennemi est dans la place
tu es blockhaus devenue
t’armant de plus en plus contre la nuit
en ta propre langue remuée de l’intérieur
là où ça frappe sur le grain de ta voix » . Il faut toutefois attendre la toute fin du recueil pour que ces mots-là, cette réalité-là et la vérité qui en surgit, remontent à la surface et qu’apparaissent « dans les vieux murs fissurés
des trouées de lumière
inespérées ». Entretemps, la poète évolue, au gré et au cœur des souvenirs, sur son chemin d’enfance, entre une maison de famille « hors champ » et le « blockhaus du fond du jardin ». Ici, point de grenier recélant des malles aux trésors débordant d’un précieux butin qui aurait traversé les temps. Ici, rampant de forêts en cachettes, la poète s’agrippe à son « monticule de béton brut », cherchant une possible respiration loin du monde. Cherchant à libérer son corps « bloqué là cheval de troie
mot ennemi dans ta propre langue
corps ennemi de ton propre corps ». Cherchant sa voix/voie dans l’écriture et par l’écriture, la poète procède par étapes. D’un groupe de leitmotive à l’autre. À chaque nouveau leitmotiv est franchie une nouvelle marche qui permet de regrouper plusieurs poèmes articulés sur les mêmes reprises : « comme étrangère » / « tu te souviens » / « depuis toujours » / « si seulement tu pouvais t’envoler » / « tu te demandes si » / « l’ennemi est dans la place ». L’expression récurrente – et ses multiples variations — est celle qui ouvre sur le passé, sorte de souvenir-sésame : « comme étrangère
tu te souviens ». Dès lors, dès le poème d’ouverture, la poète redevient l’enfant-animal qu’elle était, grimpant et s’agrippant, grattant et creusant la terre meurtrie. Enfant griffée toujours prête à s’ensevelir dans trous et repaires pour y observer le monde, de haut et de loin. Sans être vue. Enfant sauvage, rebelle tapie en son terrier. Terre sienne et pourtant étrangère, odeurs d’humus et de sang ; terre de contrastes, aimée sans doute pour ses groseilles et ses girolles, mais davantage haïe, « orties ronces barbelés » ; terre peuplée d’ombres et de mitrailles ; qui jamais ne la quitte et qui toujours l’obsède. Et vers laquelle toujours elle revient : « comme étrangère
cette terre
où tu reviens toujours
te blottir te bloquer
le dos
les mains les os
tapie ». Te blottir/te bloquer/te tapir. Tels sont les gestes primordiaux de l’enfant sauvage ; gestes antinomiques et pourtant indissociables qui la fondent en profondeur et qui la blessent continûment. Les seuls qui soient à même de concilier peur instinctive et repli sur soi, recherche instinctive de repli-protection et de rondeur maternelle. C’est sans doute que la « terre étrangère » est intimement liée à la langue des origines et aux premiers vocables. À la langue de la mère. Laquelle est « langue inconnue » qui se heurte à son bloc d’os, la cisaille et la mord. Bloc de violence que ce mot de blockhaus qui condense et fusionne en lui seul tous les obstacles arrimés à l’enfance. Le principal et le plus douloureux étant celui qui relie l’enfant à sa langue maternelle : « et des mots comme des pierres
lancées contre toi
en jets de langue maternelle ». Blockhaus. Issu de cette langue maternelle, le mot catalyse en ses consonnes dures les interrogations de la poète : « s’il s’était appelé autrement
ta vie aurait-elle été la même ?
quelle vision pour la casemate au fond du jardin
si le mot ne retient pas toute la brutalité du monde ? » À première vue en effet, le mot « casemate », d’origine italienne, « ne retient pas toute la brutalité du monde ». Mais ce substantif cache bien son jeu, dissimulant dans son étymologie une maison qui n’a rien d’un cocon. Mais qui renvoie à bien autre chose. Une maison inquiétante, en lien avec la folie (casa matta). La maison des fous. Folie collective que celle-là, qui conduit à la guerre et à la destruction ? Folie maternelle ? Folie qui irrigue les vaisseaux sanguins et met chacun en équilibre instable sur le fil de la lame ? Pour Maud Thiria, seul compte l’effet bombe du mot blockhaus : « blockhaus fait comme une petite tombe en toi » / « cette maison des morts en toi ». Il se trouve cependant que ce mot étranger, qui contient en lui tous les déchirements, toutes les forces de la souffrance, ouvre aussi les portes du salut, lequel passe en premier lieu par le combat avec l’ange : « là où l’os bloque sous le muscle
sens encore la force des ailes qui poussent ». « tu te sens pousser des ailes », écrit la poète après en avoir à plusieurs reprises exprimé le désir : « — si seulement tu pouvais t’envoler — du haut de ce mot étranger
tu te sens pousser des ailes
loin de la langue maternelle
la fissurant de l’étrange
rassurant ». De cette lutte avec l’étr/ange naît la poésie de Maud Thiria. La poète a fait de son tourment — le blockhaus de l’enfance —, son armature, sa forge nourricière d’où naissent sa « langue propre » et le « grain » particulier de sa voix. |
| MAUD THIRIA Source ■ Maud Thiria sur Terres de femmes ▼ → [tu te demandes si] (extrait de Blockhaus) → Brindilles (extraits) → [chercher à prendre corps] (extrait de Mesure au vide) → Sous les fauteuils, 1 ■ Voir aussi ▼ → (sur le site personnel de Maud Thiria) une notice bio-bibliographique sur Maud Thiria → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une fiche bio-bibliographique sur Maud Thiria → (sur Terre à ciel) Maud Thiria Vinçon : poésie et traces → (sur le site des éditions Æncrages & Co) la page de l’éditeur sur Blockhaus → (sur le site Les Découvreurs) une lecture de Blockhaus par Georges Guillain → le site de Jérôme Vinçon |
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| MAUD THIRIA Source ■ Maud Thiria sur Terres de femmes ▼ → Blockhaus (lecture d’AP) → Brindilles (extraits) → [chercher à prendre corps] (extrait de Mesure au vide) → Sous les fauteuils, 1 ■ Voir aussi ▼ → (sur le site personnel de Maud Thiria) une notice bio-bibliographique sur Maud Thiria → (sur Terre à ciel) Maud Thiria Vinçon : poésie et traces → (sur le site des éditions Æncrages & Co) la page de l’éditeur sur Blockhaus → (sur le site Les Découvreurs) une lecture de Blockhaus par Georges Guillain |
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BLANCHE OU LA « FIGURE » OUBLIÉE Tout avait commencé là,
ce matin. Ainsi s’ouvrent Les Nuits et les Jours, dernier recueil de Déborah Heissler, récemment publié aux éditions Æncrages & Co. Par ces mots en italiques empruntés à La Montagne blanche, roman de Jorge Semprun. Où ? Quand ? Qui et qui ? Autant de questions que le lecteur se pose dès que s’amorce la lecture du récit. Questionnement qui déconcerte s’agissant d’un ouvrage de poésie. Et qui se posent pourtant dès que le lecteur se tient aux abords du poème de Déborah Heissler. Déconcertent aussi le fait que la poète ait choisi pour exergues, non pas des vers empruntés à des poètes, mais des extraits tirés de deux romans : L’Insoutenable légèreté de l’Être de Milan Kundera et La Montagne blanche de Jorge Semprun. D’autres échos existent, implicites. Entre le prénom Karol et le nom du traducteur de Kundera : François Kerel ; entre le prénom Karol et celui du metteur en scène Karel Kepela dans le roman de Jorge Semprun. Roman où les amours de Karel Kepela s’entrecroisent dans les lacis de la mémoire. Comme c’est aussi le cas pour Karol dans Les Nuits et les Jours. Quant au prénom de Blanche associé à l’oubli (prénom déjà présent dans un précédent recueil, Sorrowful Songs), comment ne pas songer au roman de Louis Aragon, Blanche ou l’oubli ? Alors ? Poésie ou éclats de romans ? L’un et l’autre genre sans doute se côtoient ici pour offrir une forme poétique nouvelle qui n’a pas encore trouvé son nom. Ainsi le souligne d’ailleurs la poète américaine Cole Swensen, à qui l’on doit une préface éclairante et cette remarque : « Dans ce dernier recueil, Les Nuits et le Jours, Déborah Heissler a su créer une forme nouvelle du récit poétique… ». Ce qui fait la complexité et l’originalité de ce recueil, mais aussi sa force et sa beauté, c’est la manière qu’a la poète d’appliquer à ses poèmes des interrogations qui sont propres à l’espace romanesque tout en les modelant et en les modulant à son gré. L’instabilité du temps (ses accélérations et ses ellipses) et de l’espace ainsi que celle des personnages plongent les menus événements et les mécanismes propres au récit dans une atmosphère floutée, indécise, qui bascule, en trois mots, de l’hiver au printemps, de la lumière à l’ombre, de la nuit au jour, modifiant les contours, les formes, le tremblé des feuilles, le regard. Les échanges. Pourtant, au fil des pages, des titres se détachent, certains en capitales. Des dates apparaissent Janvier quarante-sept / Février / Février MCMXLVII. Des noms de lieux identifiables, la Pologne, Cracovie, et des toponymes peu connus du lecteur. Wieliczka / Zakopane/ Podgorze…. On entre dans l’histoire. Au cœur d’un texte écrit un 18 juillet 2019, au Mocak, le Musée d’Art Contemporain de Cracovie. Le recueil est dédié à deux personnes : Ph. D. (doctor philosophiæ ?) et Pascal. Le lecteur ne saura rien des deux dédicataires. Il ne saura rien non plus, ou si peu de choses, de Blanche dont le nom revient pourtant de manière itérative, tantôt en majuscules, tantôt en caractères italiques ; tantôt en titre du poème, tantôt au sein même du poème… Des petits pavés textuels se détachent sur la page. Où alternent caractères en italiques et caractères romains. Des fragments de phrases reviennent, qui ponctuent le récit et ajoutent à son mystère : « Sur la première page » / « à la chute du jour » … S’agit-il d’un voyage ? D’une rencontre amoureuse entre Blanche et Karol ? Quand était-ce ? Quelque chose a eu lieu, il y a sans doute longtemps. Ailleurs. Quelque chose qui cherche sa voie/sa voix dans l’écriture. C’est cela que se dit la lectrice qui tâtonne au fil des phrases, hésite entre prose romanesque et poésie, entre mémoire et oubli, entre réel et rêve. La dernière phrase du recueil n’est-elle pas « TU TE RÉVEILLES » ? Le mystère prend corps dès le poème d’ouverture. Celui qui suit la citation en italiques : Tout avait commencé là,
ce matin. Des mots reviennent, qui se répètent d’une strophe à l’autre. Deux strophes très brèves. Répétitions surtout des assonances en [ã] propres à étirer le temps. « Moment » / « étonnement » / absolument / « cadence » / « tranquille » / « lenteur » … En même temps que la lenteur se pose la tonalité « à voix basse ». Tout commence avec ce quelque chose d’indéfinissable et d’incertain, en un lieu étrange – un « magasin » et son « sous-sol », des présences absentes anonymes. « On avait commencé à parler et demain
peut-être, on ne se dirait pas même bonjour. » Il semble pourtant qu’il y ait une histoire. Entre le narrateur et Karol. Entre Karol et Blanche. Et sans doute aussi avec la poète, Déborah Heissler. Une histoire déjà vécue, une histoire en train de s’écrire. Une autre récente qui prend forme sous nos yeux à travers le récit du narrateur. Les deux s’entrelacent subtilement de sorte que le lecteur s’égare, dans le temps, dans l’espace, en compagnie des personnages, pourtant si peu nombreux. Mise en abyme d’histoires. Vécues rêvées écrites en train de s’écrire… L’histoire qui est convoquée ici, dans ce sous-sol, sous la plume de Karol, sous la forme de textes-souvenirs, s’écrit en italiques. De Karol on apprend par le biais du narrateur qu’il est « étudiant en médecine » ; que le narrateur du récit et lui travaillent dans le « sous-sol » du magasin. Que Karol interrompt son travail d’écriture, lequel semble mêler notations personnelles prises sur le vif — « Rien que des choses silencieuses ce matin » – et prise de notes sur le livre qu’il était en train de lire. Blanche ou l’oubli ? « L’hiver arrivait lorsque Karol posa sa plume […] Un peu plus tard, dans ce livre que je lisais et que je quitte, l’une des figures de second plan m’apparut. Très nettement, celle de Blanche. De Blanche cet après-midi-là dans les jardins de « Stanislas ». L’importance de cette figure m’apparut d’autant plus nettement que cette figure, dans le récit, atteint sa plus grande force quand elle utilise les formes du juste et du raisonnable… ». S’agit-il de la même Blanche ? La Blanche romanesque et illusion, insaisissable d’Aragon ? La Blanche de la rencontre amoureuse de Karol, faite jadis en Pologne ? Déborah Heissler brouille à dessein les pistes, les choix du récit, multiplie les énigmes autour de Blanche et déjoue les attentes des lecteurs. Conformément à ce que la poète écrit dans le poème – BLANCHE, qui donne une définition en creux du recueil : « Ni tableau, ni théâtre, où les choses auraient
été engagées, pour figurer une vie autre que la
leur. » Ou bien, comme dans le poème – Puis vues : « Lieu de conversation, point
de rencontre, où se trouvent les contraires. » Ou encore, dans le même poème, cette strophe qui semble être un condensé du recueil de Déborah Heissler : « C’est ici la terre qui s’inverse – la lumière ad-
venant comme un miracle au sein de la durée
de l’hiver, irréelle, qui par l’atonalité de ses
formes, de leurs contours tremblés, favorise un
autre ordonnancement des lieux, la redécou-
verte de l’horizon — l’accord ancien du solide et de l’ajouré ».
La poète démultiplie les ramifications de son rêve comme le fait aussi Joanna Kaiser dans les deux dessins qui accompagnent les poèmes oniriques du recueil de Déborah Heissler. La mémoire s’est effacée au fil du temps, emportant avec elle, dans ses replis de silence, la « figure » de Blanche oubliée. Karol et Blanche. Une histoire d’amour où les amants |
| DÉBORAH HEISSLER Image, G.AdC ■ Déborah Heissler sur Terres de femmes ▼ → Je ne peux oublier (poème extrait des Nuits et des Jours) → Près d’eux, la nuit sous la neige (lecture d’AP) → La protection des pierres (poème extrait de Près d’eux, la nuit sous la neige) → Sorrowful Songs (lecture d’AP) → « Des pas dans la neige » (poème extrait de Sorrowful Songs) → sur l’herbe sèche ce jour (poème extrait de Chiaroscuro) → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) loin (poème extrait de Comme un morceau de Nuit, découpé dans son étoffe) → (dans la galerie Visages de femmes) « Errance » (poème extrait de Près d’eux, la nuit sous la neige) ■ Voir aussi ▼ → (sur le site des éditions Æncrages & Co) la fiche de l’éditeur sur Les Nuits et les Jours → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une notice bio-bibliographique sur Déborah Heissler |
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| DÉBORAH HEISSLER Image, G.AdC ■ Déborah Heissler sur Terres de femmes ▼ → Les Nuits et les Jours (lecture d’AP) → Près d’eux, la nuit sous la neige (lecture d’AP) → La protection des pierres (poème extrait de Près d’eux, la nuit sous la neige) → Sorrowful Songs (lecture d’AP) → « Des pas dans la neige » (poème extrait de Sorrowful Songs) → sur l’herbe sèche ce jour (poème extrait de Chiaroscuro) → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) loin (poème extrait de Comme un morceau de Nuit, découpé dans son étoffe) → (dans la galerie Visages de femmes) « Errance » (poème extrait de Près d’eux, la nuit sous la neige) ■ Voir aussi ▼ → (sur le site des éditions Æncrages & Co) la fiche de l’éditeur sur Les Nuits et les Jours → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une notice bio-bibliographique sur Déborah Heissler |
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| ROSANNA WARREN Source ■ Rosanna Warren sur Terres de femmes ▼ → Travel (+ notice bio-bibliographique) ■ Voir | écouter aussi ▼ → (sur Poetry Foundation) le poème “Mediterranean” dit par Rosanna Warren |
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Les vrais auteurs de voyages en poésie contemporaine sont rares : Timotéo Sergoï, connaisseur de Cendrars, Serge Delaive et quelques autres, dont Laura Tirandaz, qui, dans ce deuxième livre, offre un témoignage insigne sur un voyage en Amazonie profonde, avec une poésie subtile qui hisse les habitants perçus à une conscience juste de leur condition humaine, à protéger des mauvais regards, des clichés. Voyager, c’est « perdre des pays » selon Pessoa ; ici, voyager offre des vignettes de pure poésie, dans « l’attente d’un bus », dans l’observation d’un « Anglais » cossu, exhibant sa montre, dans la perception d’une nature et de « son vol de pélicans qui s’abattent sur le poisson », métaphore de certain tourisme ? « Le lac à peine éveillé », « à rio Bijano / Des feuilles fendues comme des sabots », « Le vent contrariait le sens du labourage » : autant de visions qui privilégient l’essence d’un monde à découvrir, « à découvert », à l’aune de ce constat « celle qui décrotte ses bottes avant le matin », tâche à laquelle s’assigne la poète : se décrasser le regard pour ne faire vibrer que l’essentiel. « Le monde une étoffe brûlante
Retrouver les eaux de l’hiver dans le lit de l’été
nous marchons côte à côte
mes années liquides et moi ». Décrire au plus vrai, au plus juste et arrêter la vision sans doute pour que tout devienne ce poème que je lis, pour que par une capillarité intime se transfuse de la poète à moi ce voyage qui a changé le regard et fait entrer sans effraction les gens d’ailleurs, pour une communion d’âmes ? Les gravures d’Anne Slacik, fluides bleus d’ombres de corps, relaient exactement le propos aquatique de la poète sensible aux pirogues de la mémoire, celles qui « signent » les souvenirs âpres et beaux d’un voyage, de l’autre côté du monde, à l’envers de nos pauvres certitudes de nantis. Lévi-Strauss eût aimé ces textes fluides, très anthropologiques dans l’abord du monde. « Cayambe
Dans le bus le coup d’œil des passagers
nous traversons leurs questions pour nous asseoir
Dieu reste près du rétroviseur
La radio accompagne la sortie de scène
de toutes ces vallées vertes ces vaches blanches
Le lait frémit devient crème
Tout ce temps pour qu’une chanson d’amour fasse le tour du monde ». La poète sait nommer la béance, la solitude, la suspension : « La nuit était douloureuse injuste
comme une gifle pour l’enfant étourdi ». Dans la volonté évidente de nommer en les énumérant les « visages », les « amis qui se font des tendresses », de saisir « la nuit (qui) a cloué le sommeil », Laura Tirandaz nous donne à lire les traces épuisées de longs cheminements où la langue, l’effort d’écriture, la ferveur pour les gens et la justesse pour en conserver les images cernent la beauté dans ce qu’elle a de plus inaltérable, de plus partageable aussi : comme ce « quelqu’un » qui « s’est approché / dans la plainte des vaches / dans l’acquiescement des cochons ». Une fois le livre terminé, une fois le voyage remisé, que reste-t-il ? « [L]a vie m’a reprise », dit-elle… « je suis déjà rentrée », forme d’épilogue nostalgique (« Il n’y a plus de musique »). |
LAURA TIRANDAZ Source ■ Laura Tirandaz sur Terres de femmes ▼ → Guayasamín (extrait de Signer les souvenirs) → [Sillons des dunes sillons des cous des femmes] (extrait de Sillons) ■ Voir aussi ▼ → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes) Signer les souvenirs de Laura Tirandaz → (sur le site d’Æncrages & Co) la fiche de l’éditeur sur Signer les souvenirs de Laura Tirandaz |
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Anne Slacik, planche 4 de Signer les souvenirs Source GUAYASAMÍN Loin de moi ces mains nouées ces os brûlés par le travail
ces petits vendeurs enfants à cigarettes à coca Loin de moi ces costumes sans parade ces oiseaux sans envol Loin de moi son cou brisé dans son cadre noir sa peau jaune ses yeux sans pupille La madre de los Andes Un visage sans mot une souffrance plate unie qui refuse de se distraire Celle qui noie le rouge dans le lait Celle qui se penche sur l’enfant Loin de moi Cette douceur ces sourcils qui se rejoignent et s’apaisent un toit pour le vent des Andes un refuge pour la poussière des laves sèches Loin de moi Celle qui tient au silence Celle dont les poignets se détachent Laura Tirandaz, Signer les souvenirs, Æncrages & Co, Collection Écri(peind)re, 2019, s.f. Gravures d’Anne Slacik. Prix de la Découverte poétique Simone de Carfort de la Fondation de France 2016. |
| LAURA TIRANDAZ Source ■ Laura Tirandaz sur Terres de femmes ▼ → Signer les souvenirs (lecture de Philippe Leuckx) → [Sillons des dunes sillons des cous des femmes] (extrait de Sillons) ■ Voir aussi ▼ → le blog de Laura Tirandaz → (sur le site du Marché de la Poésie) une fiche bio-bibliographique sur Laura Tirandaz → (sur le site d’Æncrages & Co) la fiche de l’éditeur sur Signer les souvenirs de Laura Tirandaz |
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[LE MONDE NOUS PARLE] le monde nous parle en français dans les yeux noir blanc gris rentré sans souffle pour se dire on échoue au bord de la lumière on se tait en usant la parole un creux dans la langue est l’envers du visible l’oreille s’y niche entière dire la couleur emprise au milieu des êtres lumière se passant d’air agrégat de silence et de formes tout à entendre afin de se situer le flanc des cornes d’ombre glisse au long du jour un appel de l’ouvert et nous nous inversons Émilien Chesnot, Il est un air, C éditions Æncrages & Co, ollection Écri(peind)re, 2016, s.f. Dessins de Jean-Noël Bachès. Postface d’Armand Dupuy. |
| ÉMILIEN CHESNOT ■ Émilien Chesnot sur Terres de femmes ▼ → [la dernière pluie aura vu grossir l’aube] (poème extrait du recueil in / carne) ■ Voir aussi ▼ → (sur le site des éditions Æncrages & Co) la page de l’éditeur sur Il est un air d’Émilien Chesnot |
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DANS LE CREUSET DES LANGUES, « TA LANGUE » Kvar lo : l’énigme d’un titre tout entière contenue dans deux mots. Sabine Huynh a choisi l’hébreu pour conduire sa traversée poétique de la langue. Depuis la langue originelle niée par la mère jusqu’à la langue-fille nouvellement nouée, la langue chemine, qui fait advenir une nouvelle origine. De la mort symbolique à la naissance, c’est l’histoire d’une vie qui se dit ici dans l’univers babélien de la poète. « Déjà plus ». « Kvar lo » en hébreu. Le titre s’appuie sur la double entité de ce qui a été et de ce qui déjà n’est plus. Il creuse en négatif l’idée d’une présence tout aussitôt suivie d’une disparition, et sans doute s’exprime-t-il en filigrane un regret. Quelque chose a eu lieu qui s’est dissous, qui s’est évanoui, laissant place à une désagrégation, à une faille insondable. À une mort. La négation « déjà plus » fait écho à la négation « Ce n’est plus » du poète Paul Celan cité en exergue. L’autre exergue, emprunté à Franz Kafka, permet d’établir un lien entre Kvar lo et Babel. « Nous creusons la fosse de Babel ». Une première encre de Caroline François-Rubino traverse la page à la verticale, transition entre la page d’épigraphes et l’amorce du poème. Un trait d’un noir épais qui s’étire et dont l’éclaboussure fait place à une barrière de claies éclatées. À angle droit quelques lignes horizontales esquissées. Je lis cette encre de haut en bas. Comme une marque délibérément pesante qui imprime sa présence en belle page sur le vergé blanc ivoire. Au commencement de Kvar lo se vit/se dit une éclipse. Le point de départ est un lieu dont le passé a été occulté. « Aucune mélopée », aucune lallation sous-jacentes. Il ne reste du paysage oral que « fantasmes de foyer/linguistique ». En ce lieu noyé de pluies s’inscrit le meurtre symbolique d’une enfant dont la mère a rejeté l’existence. Ce qu’il reste de lien entre elles ? Ce « « ma » : distance dure/le vide vous relie/comme une cicatrice ». Le reste suit, triste configuration d’une vie évanouie. Pas de mère aimante, pas de langue de cœur, pas de mémoire, pas de mots pour dire. Qu’advient-il dès lors pour celle qui, à peine née, est déjà niée ? Que faire du temps révolu ? Ce temps est là, sournoisement enfoui, qui revient avec violence, fait tanguer l’édifice incertain, ébranle la coque d’une nef sans amarre qui part à vau-l’eau. Que faire de soi dans ce mouvement perpétuel de survie illusoire qui étourdit jusqu’au vertige ? Le présent s’interpose pour dire la difficulté à être de ce corps dévasté par le non-amour. Steppe désolée, désert d’une existence livrée à l’indécence nue de l’absence. Nombre de poèmes — tous aussi beaux et tous d’une grande richesse expressive — disent l’absence l’abandon le rejet la fragilité le mensonge la blessure la faille. Et l’état de celle qui, enfant, subit l’expérience de la négation est celui d’une « clochette fendue » ; d’une « orpheline », errante absolue, privée de grâce, privée de mots, « bouche raide
sans mots
close et maudite
en mal d’amour
laide, que le sourire a fui. » Les assonances en [ɛ] émaillent les vers — raide laide lait tais mère — qui, au-delà de l’impossible sourire, simulent la grimace et disent l’insondable déplaisir. Pourtant, sur les ruines de l’enfance confisquée, il faut construire, il faut se construire toute. Sur deux mots : « Kvar lo ». Les deux pierres maîtresses sur lesquelles poser les fondations prennent appui sur la langue hébraïque. « Kvar lo ». « Déjà plus ». Celle qui prend la parole à travers le « tu » — je nié présent dans le mot « rage » — cherche sa voix dans les langues autres que sa langue d’origine — « Tu apprends le chinois / pour expulser la langue-mère » — ; elle cherche ses mots coloration forme sens sons dans d’autres langues que la sienne, cherche une langue d’accueil où aller, où prendre corps et où grandir ; sa quête ne réside nullement dans l’assimilation d’un maillage de mots creux qui emplirait le vide béant laissé par l’absence de la mère, langue maternelle morte inane muette. La poète en appelle à une langue où naître à soi-même, et en laquelle demeurer. La mémoire offensée cherche à comprendre, qui revient sur un temps qui échappe et dont il ne reste que ruines anathèmes furies guerres dévastations. Et langue anéantie, vouée à un silence éternel : « langue introuvable
tu(e)
te tais » Mâchoire « lézardée », l’enfance mutilée a engendré la mutité. Langue avalée, langue figée, dans l’incapacité de mettre en branle les rouages du langage, de faire s’agglutiner entre eux sons et mots. La voix se brise avant même que puisse naître la parole. Dès lors, la poète cherche secours dans le kaléidoscope et la multiplicité étonnante des langues, elle se barde se ceinture sans toutefois trouver de langue qui réponde à son attente existentielle. Condamnée à l’errance entre aphonie et polyphonie, telle est l’existence de la poète. Est-ce cela vivre, cette recherche qui pousse à tâtonner en aveugle à travers langues murs érigés tout autour qu’il faut repousser pour pouvoir accéder à l’air libre ? N’est-ce pas plutôt tenter de survivre à sa « propre Shoah » ? Dans cette quête infiniment douloureuse seule secourt vraiment, telle une bouée, l’élection de langues d’adoption, ces « sœurs de deuil infini ». Ainsi, tandis que la langue-mère du désamour se vit comme une « greffe ratée », émergent dans leurs torsions les langues apprises, déclinaison de « langues tourmentées », chacune dotée de sa spécificité propre, de ses exigences ou de ses capacités de don : « La française, te plier
à sa cadence pour survivre
— peser en perdant pied
mentir en jurant
promettre sans savoir —
l’anglaise, s’échapper
sans surveillance, chanter
avec l’espagnole, jouer
avec l’italienne, oser
séduire en suédois… » Entre mémoire disloquée — « alephs amnésiques » —, langage désarticulé, pesanteur du vide et langue-muscle qui tâtonne sur l’avant-dire qui précède le dit, ce « presque dire » qui ne peut qu’imparfaitement dire et seulement dans la déchirure de l’écartèlement, surviennent les poèmes où se lisent en toile de fond le spectacle de la guerre et ses talus « hagards ». C’est sur ce décor morcelé d’enfer que s’enracine la poésie de Sabine Huynh, dans toute la richesse de sa palette babélienne, dans la multiplicité des notations et des images qui caractérisent les poèmes de Kvar lo. Tandis qu’en page de droite (en belle page comme on dit), la page réservée aux encres de Caroline François-Rubino, une masse de noir impose sa forme, boule ou nuage, crantée sur ses bords d’éclats, puis fuse, tronc vertical, vers le bas de page. Un après est-il possible au creux de la déchirure qui nourrit en son sein maléfique l’impossible conciliabule du babil ? « Langue barbelée », vie mutilée. Une langue pourtant émerge parmi toutes celles que la poète fréquente de longue date. L’hébreu, langue d’accueil pour dire le manque la perte la dispersion, essaime ses vocables. Des mots inconnus se glissent, qui irriguent le poème de leur souffle mystérieux, de leurs consonances nouvelles : « milmoulime » « gvanime » « ga-agouïne ». Et bien sûr cet « horaille » éraillé pour désigner « mes parents ». L’émergence de ces vocables chargés de sens fait de l’hébreu la langue de proximité qui invite à poser pied à prendre appui à donner vie. C’est aussi la langue hybride de l’enfant, la fille de la poète ; celle qui a fait d’elle une mère. À travers cette langue-fille, la mère peut à son tour advenir. L’enfant offre à sa mère sa parole originelle. Langue des jeux des promesses « des sfataïmes de fable », de la tendresse. Langue colorée et ludique, vive foisonnante imprévisible, de la douceur et de la joie. Une vie advient alors qui se noue autour des mots de l’enfant, arbre de vie. « Ta fille est
la parole
originelle
doucement
tu en viens
en lui parlant. » « Ta langue », écrit Sabine Huynh à la fin du recueil. De ces lointains intérieurs qui, dans le creuset, ont laissé fermenter les mots advient une renaissance féconde. Avec elle s’élabore une poésie très personnelle qui touche au plus profond de l’indicible et de l’inouï. Kvar lo, une très belle langue de poète.
Angèle Paoli D.R. Texte angelepaoli |
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