Étiquette : Collection Ecri(peind)re


  • Françoise Ascal, Des voix dans l’obscur

    par Angèle Paoli

    Françoise Ascal, Des voix dans l’obscur
    Editions Æncrages & Co, Collection Ecri(peind)re, 2015.
    Dessins de Gérard Titus-Carmel.



    Lecture d’Angèle Paoli



    LA VOIX TÉNUE DE LA JOIE




    « Se peut-il que le mot joie disparaisse du vocabulaire humain ? », interroge Françoise Ascal. À la lecture de son dernier recueil, Des voix dans l’obscur, réflexion sur les tragédies qui saignent notre monde et mettent à vif la sensibilité de la poète, la tentation est de répondre : oui. Car les morts de Françoise Ascal sont innombrables, qui l’assaillent sans crier gare. Que faire de toutes ces voix ? Sinon écrire :

    « j’écris pour m’extraire de leurs songes

    rejoindre les vivants ».

    Même « absentes », les voix sont coriaces têtues tenaces, qui manifestent leur présence, tentent une percée dans la chair vive, jusque sous la peau de la poète :

    « ce sont mes bourreaux

    mes aimés »,

    écrit-elle, et l’on comprend en lisant les poèmes de ce recueil que la poète vit avec ses ombres dans le partage d’un espace qui la divise, prise entre affection pour ces fantômes siens qui l’habitent et désir de s’en détacher pour vivre enfin sa vie de vivante. Les morts de Françoise Ascal sont tribus, silhouettes sans visage, parfois venues de très loin, d’un « lointain intérieur » dont les frontières se dissolvent. D’où venus au juste et combien ? De sorte que se superposant aux voix anciennes les voix d’aujourd’hui effacent les « voix d’amont », les entraînant ainsi dans une mort nouvelle  :

    « les voix d’amont sont devenues inaudibles

    mortes ? »

    Les voix sont là qui trépignent pour l’assaillir tout entière, griffures qui s’agrippent, laissant de leur passage une empreinte semblable aux traces dessinées par Gérard Titus-Carmel pour accompagner ce recueil. La poète interroge. Elle questionne ses semblables, les interpelle avec insistance ; elle prend à partie ses contemporains, investis comme elle sans doute de la présence obsédante des morts :

    « vous-mêmes       vous connaissez       dites-moi quand et comment dites-moi à quel instant les autres tous les autres sortent de votre peau quittent votre cerveau vos pensées vos émotions vos muscles votre souffle à quel instant s’apaise assez le fracas ordinaire pour qu’un vent de solitude caresse votre visage à quel instant vous parvenez à vous détacher de la ronde au point de vous croire seul »

    Comment faire pour rejoindre un espace de solitude alors même que les voix se manifestent, exigeantes, sans laisser place au répit ? Au milieu du vacarme des voix, celui des morts d’antan mêlé aux voix sans bouche des cadavres d’aujourd’hui comment distinguer ce qui appartient en propre à la poète ?

    « est-ce que quelque chose est à moi ici dans ce cachot dévasté du XXIe siècle »

    Les maux d’une humanité exsangue, « sac de misérables créatures jetées entre ciel et terre », absorbent jusqu’à la moindre parcelle d’un moi défait, composition hybride dont il est devenu impossible de se retrancher, ne serait-ce qu’un instant :

    « est-ce que j’existe moi qui mâche les mots chaque nuit les miens les vôtres et suis sommée de veiller jusqu’au matin »

    À cette inquiétude vient s’ajouter la vision cauchemardesque d’un mur insaisissable incompréhensible qui ne cesse de s’élever, toujours plus imposant, qui enserre toujours davantage, s’immisce s’insinue jusque sous les pores de la peau :

    « il occupe la chair avec ses moellons d’angoisse ses cailloux-caillots ses os poussiéreux ses morts décomposés ses cris rentrés ses silences délétères ses fondations toujours plus profondes toujours plus envahissantes »

    « se peut-il qu’il soit illimité », s’alarme Françoise Ascal.

    Pourtant ces voix qui sont légions et qui l’habitent, la poète les écoute. Elles cachent en elles d’autres voix plus imperceptibles, qui veillent sur le monde. La poète guette. Elle se penche à la margelle du puits. Elle laisse affluer vers elle tous ces murmures qui montent. Prise dans les litanies infinies des morts, bercée par leurs longues mélopées, elle adopte pour épouser leur rythme intarissable, une écriture sans ponctuation, faisant naître sous ses mots une sorte de lallation ininterrompue qu’il faut lire sans reprendre son souffle, en épousant son flux. Seuls les blancs entre les strophes permettent de reprendre haleine mais c’est pour mieux saisir ce qui dans la langue de la poète berce notre propre voix intérieure, sensible aux allitérations aux répétitions aux analogies phoniques ainsi qu’à une cadence très personnelle. La poète compose une succession de tableaux, observations d’après nature : vaches myrtilles taupes. Partout elle cherche « la joie, la joie spacieuse/ou son reflet ou son écho/son mirage ». Mais toujours sa quête du vivant la ramène à la mort innombrable :

    « les morts sont plus nombreux que les vivants grenouilles scarabées vaches hommes femmes couleuvres enfants fourmis vieillards merles amibes millénaire après millénaire le tas des morts prospère… »

    Dès lors que la mort enserre de toutes parts, que faire ? Que faire sinon poser « des mots-sutures sur ce qui souffre ». Mais « les mots eux-mêmes blanchissent/la terre seule persiste à saigner ». Et la tentation est grande de céder à « l’effacement la disparition l’oubli ». Dans cette optique, Françoise Ascal semble privilégier la mort par les plantes :

    « plutôt confier tes nuits aux pavots plutôt avaler des colchiques mâcher de la datura te rouler dans la belladone »

    Une voix autre cependant se fait entendre. Une voix imprévue et ténue :

    « comme un fil d’Ariane une voix portée par les effluves d’un jasmin d’hiver », celle-là même qui appelle la poète et lui glisse la note de joie que nous espérons tant. Plus que jamais sans doute :

    « la vie est ronde

    l’avenir attend ton retour ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Ascal desvoixdanslobscur





    FRANÇOISE ASCAL


    Francoise Ascal par Michel Durigneux
    Ph. © Michel Durigneux




    ■ Françoise Ascal
    sur Terres de femmes


    [longtemps j’ai mâché | vos grains de grès](extrait d’Entre chair et terre)
    [Carnet, 2004] (extrait d’Un bleu d’octobre)
    [Carnet, 2011] (autre extrait d’Un bleu d’octobre)
    [tu aurais voulu l’oublier] (extrait de Des voix dans l’obscur)
    Levée des ombres (lecture d’AP)
    Lignées (lecture d’AP)
    [Je ferme les yeux et laisse le mot venir] (extrait de Lignées)
    Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Mille étangs
    L’Obstination du perce-neige et Variations-prairie (lectures d’AP)
    Rouge Rothko
    16 juillet 1796 | Françoise Ascal, La Barque de l’aube | Camille Corot
    5-10 août 2017 | Françoise Ascal, L’Obstination du perce-neige




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Poezibao)
    une recension de Des voix dans l’obscur par Isabelle Lévesque
    → (sur le site de la mél)
    une fiche bio-bibliographique sur Françoise Ascal
    le site des éditions Æncrages & Co





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  • Armand Gatti | [À combien d’exemplaires]


    Emmanuelle Amann







    [À COMBIEN D’EXEMPLAIRES]




    À combien d’exemplaires
    et sur combien de siècles

    notre naissance
    est là.

    Nous sommes tous faits de braise
    composant les lois de la distance

    les conques nacrées

    et l’époque du frai.

    Nous sommes les neuf pattes du poulpe
    sur la courbure vernissée de la jarre
    où furent imprimés jadis les écussons
    et les poings fermés de la dame aux serpents.
    Nos pèlerinages sont d’ail et de gentiane

    d’hypnotiseurs ambulants

    de fête mauresque

    de possédés
    et de tout ce qui par manque de marchandise s’invente commerce.





    Autrefois, pour te donner existence
    dans le savoir de tes riverains,
    les temples suffisaient

    des dieux réels, comme autant de tes émissaires,
    les habitaient.
    En portaient trace les colonnades
    et leur façon de soutenir les plafonds.
    Aujourd’hui, ils sont corps et biens
    dans les pages de l’Histoire

    perdue la dimension de soleil

    ta dimension de nuit bleue

    tombant goutte à goutte

    des années-lumière
    mais toujours passant

    par la triangulation de l’étoile

    naissance
    mort                                                             résurrection
    Mer du troisième jour

    Mer Pascale.




    Armand Gatti, La Mer du troisième jour, Collection Ecri(peind)re, Æncrages & Co, 2015. Avec deux linogravures d’Emmanuelle Amann.





    Gatti





    ARMAND GATTI





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site Armand Gatti)
    une page sur La Mer du troisième jour






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  • François Heusbourg, hier soir



    Faux Miroir
    René Magritte, Le Faux miroir, Le Perreux-sur-Marne, 1928
    Huile sur toile, 54 x 80,9 cm
    NYC, The Museum of Modern Art
    Source







    HIER SOIR
    (extraits)



    Vous savez, le paysage est dans l’œil, vous savez bien, le paysage nous regarde. Regarde l’œil. Sous la main le paysage se lève et dans la main le paysage s’effondre. Vous êtes venu. Voir. Sous la main le paysage, retenu dans l’œil. Vous êtes entré dans le paysage.




    […]




    J’ai fermé les yeux. J’ai perdu la mémoire. Les petites pièces de bois, la tasse brisée sur la table.  En morceaux.  Vous avez posé la main sur les morceaux,  vous avez posé la main sur le paysage. Les morceaux ne sont pas brisés, vous avez perdu le paysage.




    […]




    Le nom est intact. Il n’a pas été retrouvé. Vous avez dit, je vais perdre le nom dans la langue. Je vais essayer de respirer, et de battre la langue. Vous avez repris place. La table sous la fenêtre. Là-haut, le nom perdu dans la langue. L’eau, ce ne sera pas long.




    François Heusbourg, Hier soir (extraits), Æncrages & Co, Collection Écri(peind)re, 2014. Gravures de Robert Groborne.






    François Heusbourg, Hier soir





    FRANÇOIS HEUSBOURG


    François Heusbourg 3




    ■ François Heusbourg
    sur Terres de femmes

    d’autres extraits d’Hier soir antérieurement parus dans la revue Nu(e)
    [ma peur perce les pieds](extrait de Zone inondable)
    Zone inondable (lecture d’AP)
    Anaïs Bon | François Heusbourg | [ Le chemin qui passe par la forêt et par les champs ne varie guère](extraits de Seul/double)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site d’Æncrages & Co)
    la fiche de l’éditeur sur Hier soir
    → (sur le site de l’écrivain Claude Ber)
    une notice bio-bibliographique (+ une sélection de poèmes extraits de Contre-Escales, de Long Run et d’Oragie)






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