Étiquette : Collection folio


  • Zéno Bianu | Bleu Haïku

    Topique : Bleu



    BLEU HAÏKU



    Profond
    plus profond encore
    dans les montagnes bleues 1


    TANEDA SANTÔKA
    (1882-1940)



    Un homme avance sur des versants ardus. Sans doute un ermite, un homme-montagne, comme disent les sages. Il avance pour aller plus loin – plus loin à l’intérieur de soi. Il s’en va rejoindre le cœur du bleu. Méditer sur la nuance des nuages. Pas à pas, entre ciel et cime, agrippé à la roche nue, relié aux forces vitales de l’univers. Bien loin des rumeurs du siècle.
    Ce haïku, que je lis et relis lentement, au plus intense, m’offre toujours un surcroît de présence, une écoute de toutes les coïncidences. Il met en scène un je-univers, un esprit capable de se laisser habiter, visiter, un corps devenu antenne au diapason de l’espace. Dans une exaltation toujours neuve.

    Dieu ? Une onde, un flux, un abandon bleuté.



    Peu à peu mes poumons         
    se teignent de bleu –
    voyage en mer 2


    SHINOHARA HÔSAKU
    (1905-1936)



    Il y a ici une façon inimitable de faire sourdre l’invisible. Comme une perception accélérée de l’instant. Et mon cœur-esprit résonne. Voici le monde éprouvé pour ce qu’il est vraiment : un espace où se nouent à jamais splendeur et mélancolie, où la nature devient si prenante, si contagieuse que « les poumons se teignent de bleu ».

    Ce haïku suscite en moi un acquiescement à la fois vigoureux et nostalgique, une conscience de la vie comme miracle. Il ravive mon intuition. Tel un frère d’absolu, il m’étreint le cœur avec la plus grande légèreté. Juste un tressaillement complice. Une savante simplicité. L’éclosion spontanée d’une fleur de songe.



    Sifflotant sans cesse      
    ce matin
    dans le bois qui bleuit 3


    OZAKI HÔSAI
    (1885-1926)



    Lisons de plus près — au plus près même —, regardons scintiller cette merveille. Où m’emmènes-tu poème, dans ce tremblement bleu de forêt électrique ? Où m’emmènes-tu ? Tu ouvres tout à coup une brèche dans la réalité. Un espace de reconnaissance infinie que ma lecture échoue à épuiser. Un espace de lucidité. Tu gambades aux limites du bleu tendre. Tu dis vrai.



    Zéno Bianu, Petit éloge du bleu, éditions Gallimard, Collection folio, 2020, pp. 37-39.



    ________________________
    1. Taneda Santôka, in Haïku, Anthologie du poème court japonais, édition et traduction de Corinne Atlan et Zéno Bianu, éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard, 2002, page 84.
    2. Shinohara Hôsaku, ibid., page 196.
    3. Osaki Hôsai, ibid., page 37.







    Zéno Bianu  Petit éloge du bleu




    ZÉNO BIANU


    Zeno-bianu
    Source




    ■ Zéno Bianu
    sur Terres de femmes


    Credo (extrait d’Infiniment proche)
    Du plus loin… (extrait de Fatigue de la lumière)
    Miroir de tous les doubles (extrait de Satori Express)
    Zéno Bianu | Yves Buin | [Musique antérieure de l’origine océane] (extrait de Santana de toutes les étoiles)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site du Castor Astral)
    une notice bio-bibliographique sur Zéno Bianu




    ■ Voir encore ▼


    → (sur Terres de femmes)
    Anthologie du Bleu





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  • Roberto Bolaño | [Que fais-tu, silencieuse lune ?]





    [QUE FAIS-TU, SILENCIEUSE LUNE ?]



    Que fais-tu, silencieuse lune ? Tu n’es pas encore lasse de parcourir les chemins du ciel ? Ta vie ressemble à celle du berger qui sort avec la première lueur et conduit le troupeau dans les champs. Ensuite, las, il se repose la nuit. Il n’attend rien d’autre. À quoi la vie lui sert-elle, au berger, et la tienne, à toi ? Dis-moi, se dit le berger, racontait Florita Almada la voix exaltée, vers où tend mon errance, si brève, et ta course immortelle ? L’homme naît dans la douleur et à naître il y a déjà risque de mort, disait le poème. Et aussi : Mais, pourquoi éclairer, pourquoi maintenir vivant celui qu’il est nécessaire de consoler, parce qu’il est né ? Et aussi : Si la vie est malheur, pourquoi continuons-nous à la supporter ? Et aussi : Lune immaculée, tel est l’état mortel. Mais toi tu n’es pas mortelle, et peut-être ne comprends-tu rien à ce que je dis. Et aussi, et contradictoirement : Toi, solitaire, éternelle étrangère, si pensive, peut-être comprends-tu bien ce vivre terrestre, notre agonie et nos souffrances ; peut-être sauras-tu bien ce mourir, cette suprême pâleur du visage, et cette absence de la terre et l’éloignement de l’habituelle et amoureuse compagnie. Et aussi : Que font l’air infini et la profonde sérénité sans fin ? Que signifie cette immense solitude ? Et moi, qui suis-je ? Et aussi : Moi seul sais et comprends que des éternels tours et de mon fragile être, d’autres trouveront biens et profits. Et aussi : Ma vie n’est que mal. Et aussi : Vieux, chenu, malade, pieds nus, et presque sans vêtements, avec le lourd fardeau sur les épaules, par les rues et les montagnes, par les rochers et les plages et par les pâturages, dans le vent, avec la tempête, lorsque le jour s’allume et lorsqu’il gèle, il court, il court haletant, il traverse des étangs, des courants, il tombe, se relève et se presse toujours, sans repos ni paix, blessé, sanglant, jusqu’à ce qu’enfin il arrive là où le chemin et où tant d’efforts prennent fin ; horrible, immense abîme où s’y précipitant il oublie tout. Et aussi : Ô, vierge lune, la vie mortelle est ainsi. Et aussi : Ô, mon troupeau qui reposes peut-être en ignorant ta misère, comme je t’envie ! Pas seulement parce que tu es libre de désirs et de toute souffrance, tout mal, chaque crainte extrême vite tu l’oublies, peut-être parce que tu ne sens jamais l’ennui. Et aussi : Lorsque, à l’ombre et dans l’herbe, tu reposes, tu es heureux et calme et la plus grande partie de l’année tu la vis dans cet état sans ennui. Et aussi : Je m’assieds à l’ombre, sur le gazon, et d’ennui mon esprit s’emplit, comme s’il sentait un aiguillon. Et aussi : Et plus rien je ne désire et de raison de pleurer jamais je n’ai. Arrivée à ce point, et après avoir soupiré profondément, Florita Almada disait qu’on pouvait tirer plusieurs conclusions. 1. Les pensées qui tenaillent le berger peuvent facilement s’emballer, car cela fait partie de la nature humaine. 2. Regarder face à face l’ennui était une action qui demandait du courage et Benito Juárez l’avait fait et elle aussi l’avait fait et tous deux avaient vu dans le visage de l’ennui des choses horribles qu’elle préférait ne pas dire. 3. Il n’était pas question dans le poème, ça lui revenait maintenant, d’un berger mexicain mais d’un berger asiatique, mais en l’occurrence c’était la même chose, car les bergers sont partout les mêmes. 4. S’il était bien certain qu’à l’extrémité de tout désir ardent s’ouvrait un abîme, elle recommandait, pour commencer, deux choses, la première ne pas tromper les gens, et la deuxième les traiter avec correction. À partir de là, on pouvait continuer de parler. Et c’était cela qu’elle faisait, écouter et parler, jusqu’au jour où Reinaldo était venu la voir chez elle pour une consultation sur un amour qui l’avait abandonné, et il avait quitté les lieux avec un régime pour maigrir, des herbes pour des infusions qui avaient apaisé ses nerfs et avec d’autres herbes aromatiques qu’il avait cachées dans les coins de son appartement et qui avaient donné à ce dernier une odeur comme d’église et de vaisseau spatial en même temps, ainsi que le disait Reinaldo aux amis qui venaient lui rendre visite, une odeur divine, une odeur qui relaxait et contentait l’âme, qui donnait envie d’écouter de la musique classique, qu’est-ce que vous en dites ? Et les amis de Reinaldo avaient commencé à insister pour qu’il leur présente Florita, ah, Reinaldo, j’ai besoin de Florita Almada […]



    Roberto Bolaño, « La partie des crimes » in 2666, Christian Bourgois éditeur, 2008 ; Gallimard, Collection folio n° 5205, 2011-2017, pp. 655-657. Traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio.






    Roberto Bolano  2666






    ROBERTO BOLAÑO


    Roberto Bolano
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la revue Les Hommes sans épaules)
    une notice bio-bibliographique sur Roberto Bolaño





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  • Sylvie Germain | [C’était un petit chemin de terre]



    [C’ÉTAIT UN PETIT CHEMIN DE TERRE]




    C’était un petit chemin de terre. Il serpentait à travers la plaine, à l’écart des grandes villes. Des talus broussailleux, des peupliers et des bouleaux, des rochers le bordaient. À l’un de ses méandres il frôlait une croix de pierre au socle tout moussu. Puis il partait se perdre quelque part dans la plaine, parmi les ronces et la poussière. Exténué par tant d’immensité il finissait par se dissoudre sous l’herbe rase et les cailloux ainsi que s’effacent les morts invités par la nuit de la terre au grand mystère de la disparition.

    Car les chemins ont une vie, ils ont une histoire et un destin, comme les hommes. Et, comme les hommes, ils meurent un jour.

    Leur histoire est liée à celle des hommes qui les ont tracés, à tous ceux qui les ont parcourus. Et ils ont un cœur, un cœur qui bat, tout résonnant des pas des marcheurs qui les foulent. La mort leur advient lorsque tous les désertent, que nul ne se soucie plus d’eux ; leur cœur se tait quand se taisent les pas.

    Les chemins ont donc aussi une âme, et ils ont une voix. Une voix très ténue qui se lève parfois et se met à chanter, au bord extrême du silence.

    Elle chante, la voix des chemins, les amours, les chagrins et les joies de tous ceux qui les ont traversés et dont ils gardent la mémoire.

    Leur mémoire est fidèle, profonde comme les siècles.



    Sylvie Germain, « Les pas qui dansent aux enfer », in Immensités, Éditions Gallimard (1993), Collection folio, 1995, pp. 206-207.






    Sylvie Fermain  Immensités

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  • Février 2012, Oran | François Beaune, La Lune dans le puits

    Éphéméride culturelle à rebours



    ORAN, FÉVRIER 2012



    En 2001, me raconte Abdeslam dans un restaurant de poissons vide, je suis rédacteur en chef de La Voix de L’Oranie, un petit canard sans prétention.

    Ce jour-là, on m’annonce qu’il y a eu un massacre dans le village de Granin, près d’Arzen. Je m’y rends de très bon matin, et je prends avec moi un appareil photo, car je fais aussi des photos pour le journal.

    On arrive au village. Les gens m’embrassent pour les condoléances. Ils me disent tous que leurs fils ne sont pas morts égorgés, mais par balles. Et on sent qu’ils veulent s’en convaincre. Pour éviter la culpabilité, par déni, pour ne pas penser à leurs souffrances. Des couteaux aiguisés ont pu faire souffrir la victime, et plus elle souffre, plus elle est lavée de ses péchés.

    Je me rends au carrefour où selon mes sources dix personnes ont été égorgées. Les terroristes ont établi un faux barrage et ont tué les passagers d’un Karsan Peugeot, un genre de minibus. En effet le Karsan est bien là, ainsi qu’une voiture et une moto. Il y a du sang partout, une casquette, un paquet de cigarettes ouvert. Les gens ont été massacrés à la pioche, à la hache et ensuite au couteau. Ceux qui n’ont pas résisté ont été sacrifiés comme des moutons. Les autres ont tenté de lutter. Deux gars d’Arzen, qui allaient assister à un mariage, ont été éventrés et énucléés. Je fais des photos.

    Arrive une 4L. Deux jeunes hommes devant, et une femme à l’arrière. Elle a un certain âge. Les jeunes lui montrent une tache de sang, entre deux palmiers nains : c’est ici, expliquent-ils.

    Elle plonge sur l’endroit et se met à embrasser la flaque séchée. Ses doigts s’enfoncent dans la terre. Elle relève la tête, le soleil passe à travers les aiguilles du tamaris, et là je rate la photo de ma vie, mais je n’ose pas, la douleur de cette dame, dans le sang de son fils, me touche au fond du cœur, et j’ai peur de m’en prendre à son âme.



    François Beaune, La Lune dans le puits, Histoires vraies de Méditerranée, éditions Gallimard, Collection Verticales, 2013 ; éditions Gallimard, Collection folio, n° 6289, 2017, pp. 350-351.






    François Beaune  La Lune dans le puits






    FRANÇOIS BEAUNE


    François Beaune
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur La Lune dans le puits de François Beaune




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