Étiquette : Collection Grise


  • Lysiane Rakotoson, Dans l’enclos des hanches

    par Angèle Paoli

    Lysiane Rakotoson, Dans l’enclos des hanches,
    Cheyne éditeur, Collection Grise, 2018.
    Préface de Mariette Navarro.



    Lecture d’Angèle Paoli



    « LA POÉSIE PLACENTAIRE » DE LYSIANE RAKOTOSON




    Dans l’« en-clos » des hanches se joue la naissance. Naissance du poème, « pages ligamentées », cousues étroitement autour de l’attente, naissance de l’enfant à naître. C’est une poésie douce que celle de Lysiane Rakotoson dans son nouveau recueil : Dans l’enclos des hanches est une traversée dans la lenteur. Une onde de complétude se dit dans le poème. De l’intérieur vers l’extérieur, de la vie utérine à la venue au monde, c’est la vie même qui se dit se vit et se lit dans les poèmes qui composent l’ouvrage. La poésie de Lysiane Rakotoson puise dans les cavités maternelles nombre des foyers qui l’alimentent. Souvent en relation étroite avec la nature. Lumière, escarbilles, grains et poussières, « bruits d’oiseaux », « gouttes de ciel »… Plus avant dans les pages, la mer et ses sillages l’emportent sur les moissons. Mais toujours demeure, souveraine, la connivence avec l’enfant à naître. Qui se joue en harmonie avec l’infime, dans une sensualité partagée :

    « Aux lisières, de hautes herbes

    paissent dans l’infime espace jusqu’à toi. »

    Le voyage s’effectue en trois temps, trois sections. Foyers/Traversées/Poids plumes. Avant/pendant/après la naissance. De loin la plus longue, la première section explore avec discrétion le « nous » qui accole l’enfant à sa mère, cette osmose parfaite dont il faudra bientôt se défaire. Quoi qu’il en soit, dans ce dialogue qui unit l’enfant à la mère, la nature occupe une place primordiale. Tout est lié, en une métaphore légère et joyeuse. Dans une évidence singulière, qui surprend et qui émeut.

    « Toi tu te courbes en moi comme un pétale »

    ou encore :

    « Je nous couche dans le pré —

    sous mes cuisses se froissent des lambeaux

    de nuits d’amour,

    nos souffles s’entourent de foins

    de bruits d’oiseaux […] ».

    Tous les « foyers » de vie sont là, qui abritent la gestation, ailes d’oiseaux et nids, herbes qu’effleurent les saisons. Tout est semis, « graines/embryonnées dans la nuit. » Dans cet état de latence paisible, les mots se « frôlent », « phrases-libellules » d’un livre à venir. Peut-être. La geste du poème s’ébroue, non sans laisser de traces douloureuses.

    « La première phrase,

    à force d’être restée dans les limbes

    là voilà qui bruit

    qui tiraille les paumes —

    mince ecchymose sur la page. »

    Dans l’attente de la double naissance, les saisons s’effeuillent l’une après l’autre, « matin de rouille et de moisson », « soleil d’automne », fraîcheur de l’aube et de neige. Le temps qui passe se mesure à l’aune de « l’encre sous les ongles ». Ensemble, l’enfant et sa mère engrangent les mots du poème, en parfait unisson. Ainsi s’écoulent les jours qui cernent la naissance « énigme sous l’écorce ». Arrivent le temps des « traversées » et de la « migration », ses violences éphémères ses souffles et ses manœuvres pour accéder à l’extérieur. La métaphore mute vers des sillons secrets d’intérieurs moites diaprés de salive et de sang. La mère et l’enfant affrontent les ressacs et les remous de vagues indociles, l’enfant agite ses « petites mains, pales du navire », se fraie passage, nimbé d’embruns, « par le chas du corps » maternel, « sexe pavot défait ». Dans cette joute qui agite les corps et les tient en tenaille, la douleur est présente, qui creuse des tranchées mémorables dans la chair.

    « Une petite phrase

    évadée

    se souvient encore de la forêt de brumes

    d’où je l’ai tirée. »

    Au-delà, une fois passé le seuil de la séparation, il y a le nouveau-né. Toutes les promesses qu’il porte en lui, les « mots poids-plumes » de sa bouche qui révèlent à la mère sa part d’étrangeté :

    Voici ses « yeux d’amande […]

    qui me dépaysent de moi-même. »

    La naissance de l’enfant ouvre sur la naissance de la mère à sa propre énigme :

    « Sur cette peau neuve je tisse une aile

    un prénom à l’encolure tremblante

    et l’inconnue en moi s’épaissit. »

    « La poésie est placentaire », écrit Jacques Lacarrière, cité par Lysiane Rakotoson en épigraphe de l’ouvrage. Jamais ailleurs que dans ce recueil, la poésie ne m’a paru aussi parfaitement répondre à la définition qu’en donne le poète de L’Été grec. Une poésie d’une luminosité bienfaisante, qui va l’amble avec un bonheur de matin du monde.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Lysiane Rakotoson






    LYSIANE RAKOTOSON


    Lysiane-rakotoson NB
    Source




    ■ Lysiane Rakotoson
    sur Terres de femmes

    Envols d’oiseaux (extrait d’Une neige et des baisers exacts)




    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Lysiane Rakotoson
    → (sur YouTube)
    Lysiane Rakotoson, Aurore





    Retour au répertoire du numéro de septembre 2018
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Mélanie Leblanc, Des falaises

    par Isabelle Lévesque

    Mélanie Leblanc, Des falaises
    (préface de Jean-Marie Barnaud)
    Cheyne éditeur, Collection grise, 2016.



    Lecture d’Isabelle Lévesque






    tout devient petit quand on grandit
    tout

    sauf le ciel
    la mer
    et la falaise

    M.L.




    D’une force paradoxale faire feu. Placé sous l’égide verticale de Roberto Juarroz, cité en épigraphe, ce recueil fait entrer dans sa voix l’immaculée saison des falaises. Sentiment géographique (selon l’expression de Michel Chaillou) ou géopoétique (selon Kenneth White), nous trouverons ici ce lien qui se tisse entre une personne et un lieu choisi, souvent lieu d’enfance. Pour Mélanie Leblanc, ce sont les falaises de Normandie.

    Triptyque et des poèmes courts pour l’immensité ouverte. Deux fois douze, puis vingt et un poèmes : l’attrait vertical, en son double mouvement, chute ou ascension, donne sa direction au livre de la poète. Nous entrons dans l’espace blanc pour respirer ce qui échappe : « être haut et voir loin », à l’ouverture – au sommet. Ce qui est éprouvé, la falaise l’augmente, elle « ouvre son ciel » en offrant la pleine saisie de l’horizon perçu, au vent volant qui assoit la sensation accrue. Or pour se déployer et être reproduite, la sensation réclame le blanc inexprimé de la page, quelques mots rares, phrases simples le plus souvent, tout se réduit pour que soit créé le vertige fécond de l’altitude. Celle de la craie qui garde en son antre les silex et fossiles préservés, le temps se compte en millions d’années. Dans l’écriture, l’angle crée le relief :

    « à l’horizontale

    et

    à

    la

    verticale »

    Les falaises sont le bord d’un plateau, comme celui du Pays de Caux, dont l’horizontalité se rompt brutalement. Écrire se modèle, écrire épouse, en osmose, le vertige d’une position allongée lorsque demeure le sens des lignes, « allongée//un trait//entre le ciel et la terre ».

    On peut trouver au sommet d’un poème la solide stabilité de deux hexasyllabes :

    « jamais le cœur si grand

    qu’en haut d’une falaise »

    Faire corps sans vaciller, lire les « lignes noires » qui seront écriture alors que l’être, point minuscule, éprouve ses limites et conçoit le chemin du temps géologique pour « remonter //aux vies d’avant ».

    En ces strates, lire une portée. Les lignes de silex coupent les falaises, « entendre leur chant », la rêverie prend appui sur la donne de pierre, monte et descend comme pendule régulier mesurant à coup sûr les échappées de cet édifice vivant qui bouge. Pourrait-on lire le plateau tranché en falaise comme on lit les cernes de l’arbre abattu, « une couche de silex /pour chaque année noire » ?

    Mais ces mortelles esquisses peuvent s’abîmer. Monstres fragiles, le pluriel même (« les falaises ») s’avère impuissant pour lutter contre le temps « quand tu/les voulais éternelles // mais non /même pas elles ». Comme dans un combat épique, le noir et le blanc se mesurent et « son tranchant » menace, les mots, les vies, suspendus, que deviennent-ils ? Des « fantômes » passés au crible de la craie friable ? Alliées possibles, les falaises, pour tenir, nous éloignent de la chute et gardent mémoire de notre peur du vide surmontée. Chaque poème, courte entité, envisage une face de la falaise devenue compagne et personnage d’une lutte intérieure : l’appui c’est elle – la peur même ne recule pas le corps et la falaise en hybride blanc ouvre à la légèreté de l’altitude. Corps léger, il se dégage alors du passé que coupe la falaise et :

    « du pointu coupant tranchant

    peut devenir du doux

    chantant »

    Alchimie de l’être, la métamorphose laisse la falaise intacte – soi seul pour « rire dans le pire ». Les adjectifs substantivés lui accordent des propriétés qui sont devenues une identité :

    « on appelle vivante la falaise qui meurt

    la belle la vraie

    blanche car effondrée

    beau de mourir tous les jours un peu ».

    Écrits, les mots blancs de craie, n’oublieront ni le « coupant » ni le « résistant ». Dans leur patience les millénaires garderont les traces mobiles et la chute, imperceptible, ouvre à la légèreté.

    Les falaises n’échappent pas au temps, on pourrait même dire qu’elles sont le temps planté dans l’espace, puisque la craie s’est formée il y a cent millions d’années à partir de végétaux et de plancton, les couches de silex à partir d’organismes végétaux ou animaux. Leur monumentalité pourrait donner l’illusion de l’éternité, mais de temps en temps la falaise cède, la côte recule. La mer gagne.

    Alors les corps, innombrables, « toutes ces morts /avant nos vies » sont le mouvement naturel « car tout s’écroule /enfin » dans la succession des saisons et du temps élargi des falaises.


    Isabelle Lévesque
    D.R. Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes







    Melanie-leblanc-des-falaises






    MÉLANIE   LEBLANC


    Melanie_leblanc_cyann_lelias
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Ce Qui Reste)
    une page sur Mélanie Leblanc
    → (sur Terre à ciel)
    une page sur Mélanie Leblanc (dont un entretien avec Clara Regy)
    → (sur Recours au Poème)
    des poèmes choisis de Mélanie Leblanc




    ■ Autres notes de lecture (53) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris






    Retour au répertoire du numéro de février 2017
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes