Étiquette : Collection Neige


  • Carles Riba | [dels invisibles corrents]



    [DELS INVISIBLES CORRENTS]




    dels invisibles corrents, dins l’obac obrador subterrani

    on l’abella de l’erm va, esmunyedissa a fe’ el rusc.
    Itaca, regne petit, conec la cova profunda!

    Olivereda amunt, fora camí, en el rocall;
    closa i subtil com l’hora d’un sol pensament, per a entrar-hi

    calen un front humil sota la llinda i un salt.





    [DES INVISIBLES COURANTS]




    des invisibles courants, dans le sombre atelier souterrain

    où l’abeille du désert va, se glissant, faire sa ruche.
    Ithaque, royaume petit, je connais la grotte profonde !

    Au-dessus des oliviers, hors chemin, dans la rocaille ;
    close et subtile comme l’heure d’une seule pensée, pour y entrer

    il faut un front humble sous le seuil, et un saut.



    Carles Riba, Élégies de Bierville, édition bilingue catalan-français, Arfuyen, Collection « Neige », volume 35, 2017, pp. 48-49. Traduit du catalan par Jean-Claude Morera.






    Carles Riba 2






    CARLES RIBA


    Riba_carles
    Source





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une notice bio-bibliographique sur Carles Riba
    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    la page de l’éditeur sur Élégies de Bierville de Carles Riba





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  • Ishikawa Takuboku, Le Jouet triste

    par Angèle Paoli

    Ishikawa Takuboku, Le Jouet triste,
    Éditions Arfuyen,
    Collection Neige, volume 34, 2016.
    Précédé de Pour la mort d’Ishikawa Takuboku par son ami Toki Aika
    et suivi de Diverses choses sur la poésie d’Ishikawa Takuboku.
    Traduits du japonais et présenté par Jérôme Barbosa et Alain Gouvret.



    Lecture d’Angèle Paoli




    « IL EST DE BON TON DE CHANTER LIBREMENT CE QUI NOUS INSPIRE »



    Les nuits de pleine lune ont ceci de merveilleux qu’elles permettent de lire un ouvrage sans discontinuer. J’ai ainsi pu traverser d’une seule traite Le Jouet triste d’Ishikawa Takuboku. Un poète japonais qui, il y a peu, m’était inconnu et qui pourtant continue de me tenir compagnie. Aujourd’hui encore, je le savoure dans l’écoulement tranquille et silencieux du jour. Le titre m’habite, d’une sobre beauté. Tout autant que le recueil, édité par Arfuyen.

    Le corps de l’ouvrage est élégant, porté par la légèreté des poèmes retranscrits en langue originale. Ensemble, ils dessinent sur la page une flottaison de signes. Des pluies de neige silencieuse. Pour autant, la poésie de Takuboku est tout sauf bucolique. Pas de cerisiers en fleurs ni de cérémonies du thé dans des temples millénaires. Rien de tout cela qui ordonne les stéréotypes de notre paysage mental. Ici, seule la vie triste d’un homme triste qui va mourir. À peine âgé de vingt-six ans.

    En feuilletant le recueil et en lisant le « court essai » final du poète, « Diverses choses sur la poésie », je découvre ce qui aurait dû être le titre complet du recueil : La poésie est mon jouet triste. Titre bouleversant comme l’est aussi le regard que pose le poète sur la poupée de sa fille. Et sur sa fille elle-même :

    « Au chevet de mon enfant qui fait la sieste

    j’arrange la poupée que je viens d’acheter

    et me réjouis seul. »

    Le désarroi du poète est à l’aune de sa solitude.

    Les poèmes sont brefs. Trois phrases. Pas davantage. Cette brièveté est celle des tankas. Ainsi le précise une note du préfacier, Alain Gouvret. L’ensemble du poème est constitué de 31 syllabes réparties selon un rythme 5/7/5/7/7 ; les rythmes contractés 5/7/5 étant réservés au haïku.

    J’apprends de son ami Toki Aika, auteur d’un des textes d’introduction du recueil, que Takuboku est mort le 13 avril 1912, dans la 45e année de l’ère Meiji. Il laisse derrière lui une épouse et une enfant de cinq ans qu’il se plaît par moments à appeler du nom russe de Sonia. Rassemblés par l’éditeur sous le titre Le Jouet triste, les poèmes ont accompagné Takuboku dans les derniers moments de sa vie. Ils sont un témoignage au jour le jour, dénué de pathos, sur la maladie qui a fini par avoir raison de lui.

    Triste ? Le poète l’est. Dès le second tanka.

    « Bien que j’aie fermé les yeux,

    rien ne m’est apparu.

    Tristement, à nouveau, je les ouvre. »

    Dès lors, la tristesse va se décliner. Sous forme d’adjectif, de nom, de verbe ou d’adverbe. De pleurs aussi. La tristesse est un leitmotiv prédominant du recueil :

    « Ce triste réveil ! » / « Tristesse de ce matin » / « Je masse tristement cette cuisse un peu engourdie » / « Quelle tristesse que ces insomnies » / « J’ai envie de pleurer et j’attends l’aube » / « Cela m’attriste »…

    « Tristesse lourde » / « Tristesse vague », quelle que soit la forme qu’elle prend, la tristesse interroge. Elle angoisse le poète et le plonge dans une inquiétude existentielle :

    « La plus grande tristesse de l’Homme

    est-ce donc cela ?

    et, d’un coup, je serre mes paupières ».

    Serrer les paupières pour ne pas pleurer.

    Torturé par la maladie, en proie aux maux qui le rongent, le poète se débat avec un mal-être continu qui l’obsède jusque dans ses rêves. Qu’attend-il ? Qu’aimerait-il voir apparaître qui se refuse à lui ? Sa vie se déroule dans la grisaille. Un constat qui le laisse désemparé. La moindre des broutilles le déprime. La médiocrité de la « misérable province » dans laquelle il vit, loin de sa région d’origine qui lui est inaccessible ; les « coquilles » dans le quotidien du matin. Les reproches de son épouse et les pleurs de sa fille. Son métier d’employé auquel il tente de se dérober. Jusqu’à la pluie qui le fait pleurer. Le désarroi s’accentue encore après l’hospitalisation du malade. La maladie est sans doute pour beaucoup dans ce désarroi. Le poète ne se reconnaît plus dans l’homme qu’il est devenu. « Je me fais peur », écrit-il. Il se considère sans comprendre :

    « Comme étrangers à moi-même ces mains, ces pieds.

    Cet indolent réveil !

    Ce triste réveil ! »

    À quoi donc s’occuper quand on est à ce point diminué ? Que les désirs d’antan ont disparu et qu’il ne reste plus qu’à attendre ? Le poète se contente de menues satisfactions. De considérations minuscules. La couleur d’une « salade fraîche » ; « la lumière de la pluie » ; un bouquet de tulipes ; les traits de son enfant endormi… Et il écrit.

    Takuboku écrit. La nuit surtout. Il se lève et écrit. Il note les impressions qui le traversent au fur et à mesure de leur surgissement. Il note ce qu’il observe des autres et de lui-même avec une lucidité sans détours et sans fioritures. Sa seule fantaisie est dans la ponctuation. Dans l’emploi des doubles tirets. Un usage qui témoigne de l’influence occidentale et du goût du poète pour certains signes de modernité. D’autres gestes et notations relèvent de l’intime. La cigarette, le saké, la saveur de l’ivresse ou, tout au contraire, la nausée. Il revient souvent sur ses ongles dont l’observation détachée le laisse désemparé :

    « Fixement

    je regarde ces ongles que teinte le jus d’une mandarine,

    désemparé ! »

    Il s’observe, écoute les moindres rumeurs de sa carcasse. Bâillements/bruits/ongles/cuisses. Soumis à l’usure visible de ses organes, son corps malade s’impose comme une réalité pesante, désagréable. D’un ridicule insoutenable :

    « Sous une poche de glace

    dardant mon regard,

    en cette nuit d’insomnie je hais autrui. »

    Takuboku rêve que la nouvelle année lui apporte un corps nouveau. Il aimerait faire peau neuve. Quelque chose sans doute va se produire qui doit changer sa vie. Néanmoins tout le ramène à sa triste réalité. Faite de déceptions et surtout de mensonges. Le mensonge reste la grande affaire qui occupe durablement sa pensée. Ainsi de ces trois tankas qui se suivent sur la même page :

    « J’ai pensé que je ne dirais plus de mensonges — —

    c’était ce matin — —

    à l’instant encore j’en profère un. »

    « D’un coup,

    Je me considère comme un tas de mensonges,

    Je serre mes paupières. »

    « Tout ce qu’il y a eu jusqu’à présent,

    tout ce que j’ai voulu changer en mensonges,

    n’aura pas le moins du monde consolé mon cœur. »

    Quant à la déception qu’il éprouve au sujet de sa personne

    « Ainsi, j’en étais venu à me considérer

    comme un grand homme.

    Je n’étais qu’un enfant. »

    elle redouble à la révélation de la vérité qui lui vient de sa défunte mère :

    « J’ai bien connu ce qu’il y a au fond de ton cœur,

    dans un rêve ma mère m’était apparue

    et repartait en larmes. »

    Cependant, derrière les considérations peu gratifiantes que le poète porte sur lui-même, derrière l’esprit inconsolable qui le caractérise, se cache une forme d’humour doublé d’un esprit moqueur qui surprend et fait sourire. Derrière le malade affaibli se cache le lutin malicieux, enfantin et ludique. Le poète se livre à de petites comédies simiesques et à de menues cruautés ordinaires. Sans doute pour se distraire ou pour se prouver à lui-même qu’il a encore un peu de maîtrise sur le réel ou, peut-être, pour se jouer de ce réel. Nombreux sont les tankas qui réjouissent le lecteur en même temps qu’ils lui donnent à découvrir tout un pan inattendu de la personnalité fondamentalement chagrine de Takuboku. Une personnalité habitée par un léger goût du nonsense ou, à tout le moins, du décalage :

    « Bien que j’aie attendu longuement

    ce jour où la personne qui devait venir n’est pas venue,

    j’ai déplacé mon bureau. »

    ou encore :

    « Dis-donc !

    Même lui a pu faire un enfant.

    Quelque peu satisfait je vais me coucher. »

    « Couette tirée par-dessus tête,

    jambes recroquevillées,

    au hasard j’ai tiré la langue. »

    La poésie singulière de Takuboku accompagne le lecteur dans une tendresse partagée. Elle sème du poète des sourires en demi-teinte. Avec cette once d’émotion douce que baigne la lenteur familière des jours. « La poésie est mon jouet triste », confiait Takuboku à son ami Toki Aika quelque temps avant sa mort. Poésie consolatrice pour celui qui précisait ainsi son art poétique :

    « Il est bon de chanter librement ce qui nous inspire, sans nous laisser limiter par quoi que ce soit. Si l’on procède ainsi, dans les limites de notre condition, cela qu’on appelle poésie — cette émotion propre à chaque instant de ce qui se lève et s’efface dans le cœur au sein de notre vie affairée —, cela ne périra pas. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Ishikawa Takuboku, Le Jouet triste






    ISHIKAWA TAKUBOKU


    TAKUBOKU portrait
    Image, G.AdC




    ■ Ishikawa Takuboku
    sur Terres de femmes ▼

    [Pour la première fois depuis longtemps] (extrait du Jouet triste)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    les pages de l’éditeur sur Ishikawa Takuboku





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  • Antonia Pozzi, La Vie rêvée

    par Angèle Paoli

    Antonia Pozzi, La Vie rêvée,
    Journal de poésie 1929-1933,

    éditions Arfuyen,
    Collection Neige, volume 32, 2016.
    Traduit de l’italien par Thierry Gillybœuf.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Chant de ma nudité
    Ph., G.AdC





    UNE ÂME EN PROIE À L’APPEL DU NAUFRAGE




    Née le 13 février 1912, Antonia Pozzi est âgée de dix-sept ans lorsqu’elle se lance dans l’écriture de son Journal de poésie. C’est avec « La mascarade des pêcheurs », un tout petit poème très ramassé mais dense, écrit à Sorrente le 2 avril 1929, qu’elle donne sa tonalité à La Vie rêvée. La vie est déjà perçue, ce jour-là, comme une mascarade – envers du rêve. Éprise d’absolu et de pureté, torturée par le doute et par le sentiment exacerbé d’une « inanité convulsive », la jeune femme est confrontée très tôt à une inquiétude existentielle, à l’angoisse et au déchirement. Et ce, jusqu’à sa mort, onze ans plus tard. Antonia Pozzi choisit en effet de disparaître en mettant fin à ses jours. Le 2 décembre 1938.

    Le premier tome de La Vie rêvée couvre cinq années. De 1929 à 1933. Années adolescentes au cours desquelles la jeune fille écrit sa vie au fil des jours sous forme de poèmes. De manière régulière, presque quotidiennement durant l’année 1929, avec des ellipses plus importantes au cours des quatre années suivantes. Chaque poème, précisément daté, fait le plus souvent mention du lieu où il a été écrit. Milan, la ville natale d’Antonia Pozzi, étant le plus représentée. Mais aussi Pasturo, lieu privilégié des vacances familiales dans la Valsassina ; Santa Margherita, Silvaplana, Varese, Campiglio… Palermo, Kingston, Siracusa… Il arrive que le lieu d’écriture diffère du lieu évoqué par le poème. C’est le cas du poème « La petite gare de Torre Annunziata », sise aux pieds du Vésuve, poème sans doute écrit à Milan, au lendemain d’une escapade napolitaine, le 17 avril 1929.

    Tous ces points confortent le lecteur dans l’idée que l’ouvrage est bel et bien un « journal ». Quand bien même Eugenio Montale, dans un article rédigé en 1945, a refusé de voir dans cette œuvre un « journal de l’âme ». Montale proposant dans ce même article de lire le recueil comme un « livre de poésie », « témoignage des œuvres de notre temps ». Dans sa préface à La Vie rêvée, Thierry Gillyboeuf, traducteur de cette œuvre imposante, foisonnante et bouleversante, définit (subtilement) l’écriture d’Antonia Pozzi comme une « sorte de poésie diariste ». Se fondant, pour le choix de cette expression, sur le sous-titre — Diario di poesia — sous lequel l’éditeur Mondadori avait publié Parole en 1943.

    Certains poèmes ont un ou une dédicataire. Par exemple, les initiales L. B. sont celles de Lucia Bozzi, l’amie de cœur, la grande confidente d’Antonia Pozzi. Mais on trouve le plus souvent l’adresse Ad A.M.C. Ainsi le poème « Offrande à une tombe », dédié à Antonio Maria Cervi, professeur de latin-grec du lycée Manzoni. La tombe étant celle du frère de Cervi, tué pendant la Première Guerre mondiale. Fascinée par l’érudition de son professeur (de seize ans son aîné), par sa culture, par le raffinement de ses goûts, par sa passion à enseigner, la jeune fille tombe amoureuse. Avec le renoncement à cette idylle, contrariée par un veto paternel, prend fin « la vie rêvée », en 1933.

    « Oh ! pour t’avoir rêvée,

    ma chère vie,

    je bénis les jours qui restent —

    la branche morte de tous les jours qui restent,

    qui servent

    à te pleurer. »

    (25 septembre 1933)

    Quels que soient l’époque ou les lieux évoqués, une même ligne de force traverse le paysage mental d’Antonia Pozzi et l’ensemble du livre. La mort y est omniprésente. Elle se manifeste sous des formes ou métaphores diverses — « lierre noir », « chrysanthèmes », « cimetière » de rochers… — une mort que la jeune femme semble désirer. Ou, du moins, appelle de ses vœux.

    Ainsi dans « Alpage » :

    «… qu’il serait bon

    de se fracasser sur un rocher,

    et la mort serait

    vie lumineuse et certaine, à défaut d’esprit

    qui dit qu’ici Dieu n’est pas loin. »

    (Pasturo, 28 août 1929, p. 89)

    Le poème le plus impressionnant est sans nul doute « Chant sauvage », écrit un mois plus tôt. Il préfigure la mort réelle de la poète, non pas qu’il l’annonce mais parce qu’il en suggère par anticipation la trame. La poète, exaltée par la joie que lui a procurée son excursion en montagne, évoque la vision idéalisée de sa propre mort :

    « Au loin, dans un triangle de vert,

    le soleil s’attardait. J’aurais voulu

    bondir, d’un seul élan vers cette lumière ;

    m’allonger au soleil et me dénuder,

    pour que le dieu mourant s’abreuve

    de mon sang. Et puis rester, la nuit,

    étendue dans le pré, les veines vides :

    les étoiles — lapidant folles de rage

    ma chair desséchée, morte. »

    (Pasturo le 17 juillet 1929, p. 71)

    Antonia Pozzi mettra en scène sa mort le 2 décembre 1938, dans la belle nature de l’abbaye cistercienne de Chiaravalle où elle a coutume de se rendre. « Là elle avale plusieurs comprimés de barbituriques et s’allonge dans un pré voisin en attendant la mort. » (Préface de Thierry Gillybœuf ). Là, peut-être, pour la première fois, rêve et réalité se rejoignent-ils pour former un visage unique.

    Chez la jeune poète, la pensée de la mort s’accompagne de visions de pureté, de nudité, de virginité. Visions non dénuées d’érotisme, qu’elle synthétise dans les derniers vers de « Chant de ma nudité » :

    « Aujourd’hui, je me cambre nue, dans la pureté

    du bain blanc et je me cambrerai nue

    demain sur un lit, si quelqu’un

    me prend. Et un jour nue, seule,

    je serai étendue sur le dos sous un trop plein de terre,

    quand la mort aura appelé. »

    (Palerme, 20 juillet 1929, p. 77)

    La mort semble être l’aboutissement ultime et recherché de l’exaltation qui habite Antonia Pozzi. Exaltation liée à l’ascension. Réelle en montagne et requérant l’effort, l’ascension fait partie intégrante du rêve. Elle s’accentue à la tombée du jour avec le battement des cloches — « inexorables les cloches » — et culmine avec les images de mort.

    « Les cloches scandent pour moi le rythme

    d’une ascension ce soir.

    […]

    Mes pas ne quittent pas le rythme

    des cloches, ce soir :

    cloches aussi graves, pénibles et lentes

    que mon ascension.

    Soudain, au loin

    une cloche

    résonne plusieurs fois.

    Je suis au terme de mon ascension ;

    je me dépêche, j’arrive sur la cime la plus haute.

    Cela tonne. C’est la tempête sur les sommets.

    […]

    Au matin on nous retrouvera morts.

    Morts parmi les rhododendrons.

    Morts parmi les rochers

    aux visages des tombes.

    Morts par une nuit de tempête.

    Morts d’amour. »

    (Pasturo, 23 juillet 1930, pp. 103-105)

    Mourir d’aimer. Un rêve inatteignable pour Antonia Pozzi. Le plus souvent exalté par la solitude, par une mélancolie de l’âme que rien ne parvient à calmer, l’amour l’est aussi par un désir exacerbé qui transparaît dans les poèmes. Dans « Bénédiction », poème aux accents de prière et de sensualité, la poète confie à Lucia Bozzi la fièvre qui s’empare d’elle. Au point qu’il est difficile de savoir de qui parle vraiment Antonia Pozzi :

    « Tempe contre tempe

    se transfusent

    nos fièvres

    […]

    Loin,

    une grande voix d’eau

    éclate en paroles incomprises

    et te bénit peut-être,

    douce sœur,

    au nom de mon amour et de ta tristesse,

    toi, aile blanche

    de mon existence. »

    (Pasturo, 7 septembre 1929, p. 91)

    La fièvre qu’éprouve la jeune femme s’accompagne aussi d’images d’impureté qui viennent contrarier l’aspiration à la blancheur et à la légèreté de l’aile.

    Pour calmer les ardeurs de son âme incandescente et contradictoire, Antonia Pozzi échafaude un plan de fuite avec Antonio Maria Cervi. Ainsi évoque-t-elle dans « Fuite » les différentes étapes de ce plan, bâtissant au futur les gestes en partage avec son amant : « nous foulerons la couche molle/des aiguilles » ; « nous trébucherons/sur les racines »/« nous nous collerons/aux troncs » ; « et nous fuirons »…

    Le poème se clôt sur une distribution des rôles et sur l’aveu d’un rêve idyllique :

    « Et toi, tu seras

    dans la pinède, le soir, l’ombre penchée

    qui veille : et moi, rien que pour toi,

    sur la route douce et sans but,

    une âme accrochée à son amour ».

    (Madonna di Campiglio, 11 août 1929, p. 81)

    Ailleurs, dans le poème intitulé « Paix », antérieur de quelques jours, la poète invite son amant à jouir avec elle de la douceur et de la sérénité qu’elle veut lui offrir en partage.

    « Donne-moi la main : je sais combien ta main

    a souffert sous mes baisers. Donne-la-moi.

    Ce soir mes lèvres ne me brûlent pas.

    Marchons ainsi : la route est longue.

    […]

    Mais viens : marchons ; même l’inconnu

    ne m’effraie pas, si je puis être près de toi.

    Tu me rends bonne et blanche comme un enfant

    qui dit ses prières et s’endort. »

    (Carnisio, 3 juillet 1929)

    Chez Antonia Pozzi, la paix de l’âme est éphémère. Son esprit enfiévré veille, qui la met au bord de l’abîme. La folie guette, obsession liée au désir et à l’appel de la chair. Ainsi dans « Solitude », poème adressé à Antonio Maria Cervi, la poète énumère-t-elle une suite de désirs – « je voudrais attraper…/me ruer…/lutter…sombrer…/me replier…/dormir ». Et rejoint-elle, dans les derniers vers, une forme de délire pathologique :

    « J’ai les bras douloureux et alanguis

    par un désir inepte d’étreindre

    quelque chose de vivant, que je sens

    plus petit que moi […]

    Non : je suis seule. Seule je me pelotonne

    sur mon maigre corps. Je ne me rends pas compte

    qu’au lieu d’un visage endolori,

    j’embrasse comme une démente

    la peau tendue de mes genoux. »

    (Milan, 4 juin 1929)

    « Recopiés sur un cahier d’école », les « poémicules » (poesucciole) d’Antonia Pozzi portent la marque permanente d’une « âme » en proie à l’appel du naufrage. La tonalité souvent élégiaque de ses poèmes rend compte de la mélancolie qui habite la jeune femme. Mais le regard aigu qu’Antonia Pozzi porte sur elle-même et sur l’existence lui permet d’éviter l’écueil d’une spontanéité qui la conduirait inéluctablement vers un excès de lyrisme. Et même si des accents autres que les siens l’habitent par moments — les poètes Gozzano, Pascoli, Rilke, Dickinson… —, la voix qui sourd d’un poème à l’autre est légère et fluide, portée par une traduction qui l’est tout pareillement. La poésie d’Antonia Pozzi est riche de promesses auxquelles une mort précoce a mis un terme. Mais traverser la vie de la poète au rythme lent de la lecture du diario de La Vie rêvée est une aventure tendre et émouvante. Rendons hommage à Thierry Gillybœuf de s’être attelé à ce travail de tout premier ordre, et à Cécile de le lui avoir inspiré (Pour Cécile à qui ce livre doit tout). Qu’ils en soient l’un et l’autre chaleureusement remerciés.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Antonia Pozzi, La Vie rêvée





    ANTONIA POZZI


    Antonia Pozzi.5




    ■ Antonia Pozzi
    sur Terres de femmes

    Paura | Incantesimi



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    la fiche de l’éditeur sur La Vie rêvée
    le site (en italien) consacré à Antonia Pozzi
    → (sur books.google.fr)
    Antonia Pozzi ou la nuit du cœur, par Hélène Leroy
    → (sur wikipedia.it)
    l’article (en italien) consacré à Antonia Pozzi
    → (sur Chroniques italiennes | Université de la Sorbonne nouvelle)
    Antonia Pozzi, une biographie intellectuelle, par Hélène Leroy
    → (sur Nel mondo di Krilu)
    une note sur Antonia Pozzi (+ de nombreuses photographies)
    → (sur YouTube)
    un court extrait du film-documentaire de Marina Spada présenté hors-concours au Festival de Venise 2009
    → (sur YouTube)
    un extrait du livre-CD Antonia Pozzi: …verso l’ultimo sogno di sole





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Hart Crane | Passage



    PASSAGE



    Where the cedar leaf divides the sky
    I heard the sea.
    In sapphire arenas of the hills
    I was promised an improved infancy.

    Sulking, sanctioning the sun,
    My memory I left in a ravine,—
    Casual louse that tissues the buckwheat,
    Aprons rocks, congregates pears
    In moonlit bushels
    And wakens alleys with a hidden cough.

    Dangerously the summer burned
    (I had joined the entrainments of the wind).
    The shadows of boulders lengthened my back:
    In the bronze gongs of my cheeks
    The rain dried without odour.

    “It is not long, it is not long;
    See where the red and black
    Vine-stanchioned valleys—”: but the wind
    Died speaking through the ages that you know
    And bug, chimney-sooted heart of man!
    So was I turned about and back, much as your smoke
    Compiles a too well-known biography.

    The evening was a spear in the ravine
    That throve through very oak. And had I walked
    The dozen particular decimals of time?
    Touching an opening laurel, I found
    A thief beneath, my stolen book in hand.

    “Why are you back here—smiling an iron coffin?
    “To argue with the laurel,” I replied:
    “Am justified in transience, fleeing
    Under the constant wonder of your eyes—.”

    He closed the book. And from the Ptolemies
    Sand troughed us in a glittering, abyss.
    A serpent swam a vertex to the sun
    —On unpaced beaches leaned its tongue and drummed.
    What fountains did I hear? What icy speeches?
    Memory, committed to the page, had broke.






    PASSAGE



    Au point où la feuille de cèdre divise le ciel
    J’ai entendu la mer.
    Dans les arènes de saphir de ces collines
    Une meilleure enfance me fut promise.

    Boudeur, vivant sous la règle du soleil,
    Mes souvenirs, je les ai laissés dans un ravin, —
    Poux grossiers qui ourdissent l’avoine,
    Qui nappent les rocs, rassemblent les poires
    Par boisseaux au clair de lune,
    Et réveillent les allées d’une toux invisible.

    L’été brûlait dangereusement
    (Je m’étais enrôlé dans les exercices du vent).
    Les ombres des blocs m’ont étiré le dos :
    Dans les gongs de bronze de mes joues
    La pluie a séché sans laisser d’odeur.

    « Ce n’est pas long, ce n’est pas long ;
    Regarde là-bas, là où le rouge et noir
    Vignent à bâtons levés les vallées ! » : mais le vent
    Mourut, comme sa parole passait les générations que tu connais
    Et étreins, cheminée sous la suie, cœur d’homme !
    Ainsi me fit-on virer, revenir sur mes pas, tout à fait comme
    Votre fumée compile une biographie trop connue.

    Le soir était une lance portée dans le ravin,
    Forte à fendre le chêne. Aurais-je donc passé
    Les décimales singulières que le temps compte par douzaines ?
    Au contact d’un laurier qui s’ouvrait, je tombai
    Sur un voleur tapi, qui tenait mon livre dérobé.

    « Pourquoi reviens-tu ici — avec un cercueil de fer pour tout sourire ?
    — C’est pour me quereller avec le laurier », répondis-je :
    Suis bien en droit d’être éphémère, si c’est pour fuir
    La stupeur constante de ton regard —. »

    Il referma le livre. Et, des Ptolémées
    Le sable nous siphonna dans un abîme étincelant.
    Un serpent fit sa nage de vortex vers le soleil
    — Apposa sur des plages vierges sa langue, et tambourina.
    Quelles fontaines ai-je ouïes ? quels discours glacés ?
    Le souvenir, une fois couché sur la page, s’est rompu.



    Hart Crane, Bâtiments blancs, in L’Œuvre poétique, édition bilingue, Arfuyen, Collection Neige, volume 31, 2015, pp. 64-65-66-67. Traduit de l’américain par Hoa Hôï Vuong.






    Hart Crane




    HART  CRANE


    Crane
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une notice bio-bibliographique sur Hart Crane
    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    la fiche de l’éditeur sur L’Œuvre poétique de Hart Crane






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