Étiquette : collection Poéfilm


  • Florence Jou | Alvéole 2


    ALVÉOLE 2
    (extrait)





    Éric / Le matin, je me lève, j’écoute les informations, je sens qu’on nous bâillonne dans de fausses idées de justice, égalité, bonheur au travail…

    Amélie / Dans le flux, c’est difficile de se repérer. Difficile de poser des critères dans ce jeu compliqué des dominations, du patriarcat à la famille moderne au travail à domicile. Comment avoir une clarté sur les situations, sur les circuits intégrés où les femmes sont prises aujourd’hui, en produisant plus de 50% d’aliments de première nécessité.

    Éric / Je ne perçois pas toujours les espaces de seuils possibles. Ces espaces où nous pourrions redéfinir un rapport à soi, aux autres et au monde.

    Amélie / Des seuils où nous inventerions des outils de décentrement, des régimes de vision.

    Éric / Des ripostes. Des modes productifs et reproductifs. Des valeurs différentes. Il existe des tentatives, des essais plus ou moins réussis, mais nous n’y arrivons pas toujours.

    Amélie / Pas toujours. Il nous faudrait inventer une citoyenneté de la nouvelle reproduction ou une nouvelle grille pour nous re-coder.

    Éric / Des grilles qu’il serait possible de manipuler si nous envisagions des pratiques de l’espace qui créent des ombres et des rencontres, avec des singularités et des îlots qui se forment. Nous traversons l’espace sans geste direct, sans chemin pré-déterminé. Nous bordons et débordons. Border et déborder. Penser que nous ne sommes pas des fantômes vivant sur des plans.

    Amélie / Tu vois, je me sens comme un endroit qui doit se ré-inventer parce que je bruis des voix d’autres, des luttes.
    Je ne veux plus être pestonnée.

    Eric / « Pestonnée » ?

    Amélie / Oui, ce pesto mondial, cette idée de piler et dépiler l’autre comme du basilic, comme de l’ail, comme des pignons. Pestonnée, dans la puissance de la machine à piler, de te faire pesto ou glace pilée, de la fragmentation du corps collectif en petites unités, du pilage de toutes tes capacités d’organisation et de relation. Tu sens quand tu dis le mot « pestonner ». Que tonne et retonne sur toi, sur nous, des lignes de partage qui nous ont opposés, des élans de libération étouffés, des problèmes pour répliquer, des injonctions sans cesse renouvelées. Tu sens la force des pestonneurs et pestonneuses.

    Éric / Tu te prépares comment pour répliquer au pestonnage massif ?

    Amélie / Je bartiste.

    Éric / Tu bartistes ?

    Amélie / Le bartitsu, tu allies tes pieds, tes mains, tu uses de bâtons, tu es offensif et défensif à distance, ou en mode rapproché, tu es aussi au corps à corps, tu bartistes.



    Florence Jou, « Alvéole 2 », Alvéoles Ouest, éditions LansKine, collection Poéfilm, 2020, pp. 32, 33, 34.






    Florence Jou  Alvéoles Ouest




    FLORENCE JOU


    Florence Jou
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    → (sur le site des éditions LansKine)
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  • François Rannou | [Voix tombées derrière le mur]




    [VOIX TOMBÉES DERRIÈRE LE MUR]



    Voix tombées derrière le mur. D’un coup, nous
    en éveil, parlent de quoi ? Qui ? L’air trop haut, perdu, jamais ne
    brûle. Passent de l’autre côté,
    disparaissent, reviennent les
    rumeurs lointaines des
    télés par les
    fenêtres ouvertes.

    Ton corps contre moi serré. Eux
    de l’autre côté reviendront toujours
    sous d’autres visages. Tes doigts palpent la
    rugosité arrondie des bosses de béton, la fraîcheur
    mouillée lisse de ta peau aspirée entre
    mes lèvres.

    Serrure sans clé, la route entravée sent
    l’orage. Parabole de nos deux corps. Ouverts
    aux limites closes du temps barré, accélérant la poussée des herbes
    plates rêches jusqu’à nos reins.

    Soudain plus doucement, comme une brûlure, les cuisses tremblent.
    Les nuages roulent. L’os écume.

    La route trop droite, longtemps. À un moment,
    les virages et les mots conduisent le courant, laissent
    une cicatrice sur ta bouche. Ton visage efface
    vite ses traces, les lignes obliques au-dessus
    de l’usine renversent le paysage, « roule sans
    penser à rien ». Ton silence d’après n’étouffe pas
    le nom glissant sous tes paupières.

    Sur la route principale les camions filent vers
    la carrière. Au loin, moteur lancinant des moissons. Puis
    on ne voit plus le goudron. Sous les phares, la
    ligne de sable, celle d’un récit vitres
    ouvertes qui de l’intérieur se
    défroisse
    continument.




    François Rannou, « Next Station, III » in La Pierre à 3 visages (d’Irlande), Éditions LansKine, Collection Poéfilm, 2018, pp. 28-29.





    François Rannou  La Pierre à 3 visages (d'Irlande)






    FRANÇOIS RANNOU


    François Rannou
    Source




    ■ François Rannou
    sur Terres de femmes

    Sylvie Fabre G. | Une terre commune, deux voyages [chronique de Sylvie Fabre G. sur La Pierre à 3 visages (d’Irlande)]



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions LansKine)
    la fiche de l’éditeur sur La Pierre à 3 visages (d’Irlande)





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  • Sereine Berlottier, Au bord

    par Angèle Paoli

    Sereine Berlottier, Au bord,
    Collection « Poéfilm »,
    éditions LansKine, 2017.



    Lecture d’Angèle Paoli


    « ET MAINTENANT, PEUT-ÊTRE QUE TU CROIS À L’AMOUR ? »




    Au bord, c’est ici même. Lieu de l’échange entre une mort imminente et une vie. Deux voix se croisent, en amont en aval entre celle qui se penche et celle qui attend. De l’une à l’autre, de l’une vers l’autre. Bord à bord. Comment dire cet entre-deux fait de silence dans un espace-temps qui se noue entre deux rencontres, deux « apnées ». C’est tout le questionnement que Sereine Berlottier poursuit tout au long de ce très beau et très émouvant recueil. Au bord. Un bord mouvant sur lequel la poète se penche pour tenter de saisir et de retenir l’expérience intime de la mort. Ce qu’elle fait avec une immense pudeur. Et une infinie tendresse.

    L’accompagnement se fait en quatre temps, quatre sections. Ta voix / Visage dans / Le récit / Midi l’épée. Un temps d’avant la mort ; un temps pour lui succéder.

    « Ta voix » ? Une ombre qui se lance dans les mots à dire qui ne sont peut-être que des accroches pour se pencher vers l’autre et pour se rassurer :

    « Ta voix, ombre

    Disant elle a l’air bien elle a l’air bien c’est toi qui le dis »

    Ainsi s’ouvre le recueil. Derrière la voix, la pensée. Dont on ne sait rien. Pas même si elle pense. Qu’il est impensable de cerner. En présence de l’autre dont la vie ne tient plus qu’à un fil, la pensée s’éclipse, se dérobe, qui pourtant enserre le corps épaules et dos jusqu’à

    « [c]rier derrière les yeux maintenant. »

    Il faut pourtant poursuivre. S’adapter, chercher et trouver les menus objets qui comptent encore, choisir la position du corps pour atteindre « l’angle de son cou » ; prendre le temps de lire les émotions qui affleurent, « voile de panique sur le visage » ; pour accueillir les souvenirs. Le visage est sans bord. Il ouvre pourtant sur des bords invisibles qui renvoient au passé.

    Affleurent alors toutes sortes d’images qui ne font que passer.

    « Quelquefois la porte s’ouvre

    au bord du train ».

    Très vite le monde de l’hôpital reprend ses droits, imposant ses « images captives », ses grimaces et suscitant d’autres questions. Les pensées autres font irruption, incongrues dans ce lieu que n’habitent que des malades provisoires qui n’ont d’autre attente que celle de leur disparition :

    « En hôpital de jour, de jour la nuit, chacun chez soi

    Non posée (ni question ni comparaison)

    S’enfuir n’est pas un programme, machine à café

    Ou alors : thé à la menthe ?

    La prose ne s’oppose pas au poème

    Continué vers son bord le plus net »

    La poète entrecroise. Les observations assorties à l’univers dans lequel elle se trouve, les remarques de ceux/celles qu’elle croise dans les couloirs ; les regards. L’univers est morcelé, fait de juxtapositions de morceaux qu’elle recolle bord à bord. Ainsi de l’espoir.

    « L’espoir de Nadedja, l’espoir d’Ossip, l’espoir d’Annette, dite Anne, l’espoir de la phrase qui parle d’espoir étant l’espoir même (continué vers son bord le plus net) ».

    D’autres questionnements, plus actuels, plus quotidiens, plus terre à terre surviennent, qui bousculent les précédents, pour faire contrepoids :

    « À quel bord les mains qui travaillent dans quel sens les pieds tirés par les blouses blanches… »

    Les chemins se frôlent. Celui de la narratrice celui des soignants celui des patients. À la recherche de signes. Dans les marges. « D’un bout à l’autre », dedans dehors. Tout s’active. Mais le visage, lui, « le visage est tout seul ».

    Le bord est omniprésent mais il est polymorphe et mouvant. « Au bord des yeux », difficile de le cerner. De le saisir. La vie continue que rien ne vient interrompre, pas même la mort imminente d’un être aimé. Elle continue et ramène les enfances, leurs lieux d’étincelles ; entre oubli et souvenirs, la pensée fugitive ramène, elle, toute une efflorescence d’images singulières, difficiles à appréhender et pourtant si évidentes :

    « Tu n’apparais nettement que de t’éloigner

    Non pas ensemble mais bord à bord »

    ou encore :

    « Il faudrait ne pas tant parler

    Mais personne ne ferme les yeux »

    Qui est cette autre ? Qui est-elle ?

    « Mère-vague et tempétueuse »

    ou encore :

    « mère de coton en pleine lumière »

    Mais aussi, quelques pages plus loin :

    « petite chèvre sauvage parmi les chardons ».

    Que reste-t-il du visage aimé ? Il reste une ombre, l’image d’un crâne scalpé, un crâne de pirate dont la perruque repose comme les vêtements, sur un fauteuil, quelques mètres plus loin :

    « nuage photographié

    sur le mur

    laineux et comestible »

    Le bord prend soudain toute sa force, toute sa valeur. Valeur de survie  :

    « Combien de fois au bord d’un geste

    Comme s’il y allait de ta vie, les yeux baissée ?

    Bien sûr il y va de ta vie au bord de cet unique geste »

    Chaque geste donné est un geste unique, le seul qui vaille d’être accompli. Une caresse sur les bras meurtris par les injections, la peau devenue si diaphane. Et les mots qui se cherchent

    « quels mots pour tous les pardons ».

    Le visage aussi est au centre, avec les superpositions et strates toujours qui se chevauchent images présent/passé. Entre ces deux extrêmes la vie dans les plis continue, verbes au présent (est-ce suffisant pour dire l’aujourd’hui ?), un présent qui date dès lors qu’il est engagé. Les choses qui entourent sont « datées », soleil et grilles, les arbres aussi. Puis l’imparfait fait intrusion dont l’intensité culmine avec cette question qui jette sur le regard un impossible avenir :

    « sans doute y avait-il ces jours-là

    le plaisir d’un peu de soleil

    sur nos visages, sur nos mains ? »

    La vie cependant s’obstine, faite de rencontres réitérées, de visites régulières qui apportent chaque jour leur lot de questions, d’intentions inabouties, de lettres d’inconnus. Tout le réel en vrac contenu dans une chambre d’hôpital se vit dans l’entre-deux de chaque rencontre. Et l’on parle de tout de rien surtout pas de… Suspens. Ne pas effleurer. Passé et présent conjuguent ensemble des temps qui se mêlent. Comment faire coïncider le corps de la malade avec l’image que l’on a gardée de lui ? Quelle pensée peut permettre d’aborder la pensée de ce corps ? Les images fusionnent qui n’appartiennent pas au même temps, les unes chassant les autres, images d’enfance sans doute qui viennent se superposer aux dernières images enregistrées. Ainsi se vit et s’écrit un bord-à-bord. Entre deux temporalités, entre deux corps, deux vies, deux entités. L’une et l’autre. Mais tout dans ce tête-à-tête est « dernier ». « L’orchidée desséchée », « ta dernière plante ». Dès lors le corps de l’autre peu à peu se dérobe. La vie glisse vers l’ailleurs. Surviennent les derniers mots échangés qui disent l’impossible :

    « là où tu vas tu dis

    ne me laisse pas et

    c’est impossible »

    Face à l’indicible le poème s’amenuise. Les mots se scindent, disjoints par des lignes obliques. D’autres refusent de s’éclipser, qui rejoignent les parenthèses, d’autres encore, en caractères minuscules, miment les apartés :

    « (tu demandes mais

    ils n’entendent pas) »

    Paroles entrecoupées par les sanglots sans doute, qui ne parviennent pas jusqu’à la phrase, formulations au coup par coup, pour dire l’écart, pour dire le bout. Les pensées continuent d’affluer, comme le sang, par touches imprévues. Elles imposent aussi leur cocasserie et leur justesse :

    « il manque

    un féminin

    à pirate »

    Le temps approche de la dernière séparation. Le bord-à-bord, ce qu’il en reste, « un frôlé », l’ultime, qui draine avec lui le peu qu’il reste de l’échange, à donner :

    « temps de merci très pauvre

    loin de l’unique fenêtre »

    Avec « Midi l’épée » s’ouvre le temps de l’après. Celui où remontent d’autres images, des photos qui racontent et qui figent le passé une fois pour toutes. Les poèmes sont plus denses mais toujours s’enchevêtrent en un fondu enchaîné très doux les moments d’hier et le temps d’aujourd’hui. Le temps d’aujourd’hui a perdu ses couleurs, a perdu sa vitalité. Quelque chose d’autre prend place, mais l’on ne sait pas quoi au juste. Le temps d’après la mort est celui de la recomposition des visages, de tous les visages de la défunte :

    « ce jour-là son visage était si

    simplement vivant (c’est comme un souvenir) »

    Le bord prend d’autres formes dans lesquelles l’écriture pourrait s’inscrire :

    « une chambre au bord de mer

    cherche un récit

    l’attente du corps »

    Les pensées continuent de vagabonder qui jamais ne se fixent et qui se poursuivent en dehors de la douleur

    « non pas l’oubli

    mais la tension modifiée de vivre

    le choix d’une forme

    son émiettement…»

    Survient alors cette molle torpeur qui enserre le vivant et qui « borde le vide ».

    Reste à la vivante « un cahier/aux pages jaunies » et le constat douloureux

    « que le vrai livre

    de sa vie se trouvera

    écrit avec des pages qui

    toutes, en un sens,

    lui auront été étrangères »

    Demeure dans la mémoire cette question qui tombe à l’improviste mais qui remet les choses à leur juste place, qui les rend à leur vraie dimension :

    « Et maintenant, peut-être que tu crois à l’amour ? »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Sereine Berlottier, Au bord






    SEREINE  BERLOTTIER


    Sereine Berlottier
    Source



    ■ Sereine Berlottier
    sur Terres de femmes

    [plus jamais je ne rejoindrai | l’intérieur de mon visage] (extrait d’Au bord)
    Dans la lumière diffuse des bourgeons (extrait de Ciels, visage)
    Louis sous la terre (lecture d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions LansKine)
    la fiche de l’éditeur sur Au bord
    → (sur le site Les Découvreurs)
    une lecture d’Au bord par Georges Guillain
    → (sur le site de la revue Secousse)
    une lecture d’Au bord par Gérard Cartier [PDF]
    → (sur le site de la Mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Sereine Berlottier





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  • Sereine Berlottier | [plus jamais je ne rejoindrai | l’intérieur de mon visage]



    [PLUS JAMAIS JE NE REJOINDRAI | L’INTÉRIEUR DE MON VISAGE]




    plus jamais je ne rejoindrai
    l’intérieur de mon visage
    […]
    quelque chose reste dans le fond du rêve
    qu’il faudrait enterrer peut-être
    les animaux intermittents de l’enfance
    de la caresse à la casserole
    une sorte de neige recompose le paysage
    disparitions inexpliquées
    tes enfants et toi sur la pellicule




    des copeaux
    de quelque chose en mots
    sur le bureau
    on ne sait plus quoi
    au jardin l’enfant marche
    s’entremaille dans son nom unique
    la forme d’une palpitation
    un centre pour la parole
    la diffraction d’un amour




    ce jour-là son visage était si
    simplement vivant (c’est comme un souvenir)
    nous étions couchées sur le lit (oreillers
    lourds) regardant la télévision
    et nous ne cherchions plus les mots ni
    ce que nous aurions pu avoir à nous dire
    avec l’enfant dans nos branches
    ses boucles tièdes sur nos épaules
    nous étions comme un très vieil arbre
    des feuilles pour hier et des feuilles pour demain
    et pourquoi aurait-il fallu
    détruire ce monde à coups de question ?



    Sereine Berlottier, Au bord, Éditions LansKine, Collection « Poéfilm », 2017, pp. 54-55-56.






    Sereine Berlottier, Au bord






    SEREINE  BERLOTTIER


    Sereine Berlottier
    Source




    ■ Sereine Berlottier
    sur Terres de femmes

    Au bord (lecture d’AP)
    Dans la lumière diffuse des bourgeons (extrait de Ciels, visage)
    Louis sous la terre (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions LansKine)
    la fiche de l’éditeur sur Au bord
    → (sur le site de la Mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Sereine Berlottier





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