| ÉLISABETH GRANJON
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| ÉLISABETH GRANJON
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UNE FURIEUSE ENVIE DE VIVRE Comment interpréter ce titre étrange, Vider les lieux, polysémique, un brin Janus bifrons au ton impérieux ? Comme une injonction à tirer un trait sur le passé ? Ou comme une injonction à ouvrir sur la vie à venir ? Une nécessaire place nette pour s’autoriser à aller de l’avant ? Ces interprétations sont sans doute simultanément possibles, liées l’une à l’autre. Se détacher est un passage inévitable, un apprentissage régulier sur la durée, en vue de la nuit ultime. Le regard de celle qui se tourne avec tendresse sur la disparition est celui de la poète Albertine Benedetto. Dans ce recueil paru en juin dernier aux éditions Al Manar, Vider les lieux, vie et mort se côtoient et se touchent, intimement mêlées. À la manière d’un effleurement, d’une caresse. Dédiés « à nos aimés », les poèmes du recueil sont accompagnement. Et générosité. Car quelle plus grande générosité que celle qui consiste à choisir de « conduire le deuil en procession de mots » ? La mort/les mots. La mort qu’il faut bien apprivoiser, les mots pour tenter de dire cette approche. Les poèmes progressent en trois temps. Lieux/Reliques/Je suis là. Multiples et divers sont les lieux. Quels qu’il soient, il faut prévoir de s’en libérer un jour. De s’en détacher. Lieux de l’enfance – le Glaizil –, à jamais disparus. La maison, le jardin. Il y a ceux qui ont le nom d’ailleurs, promenades et passages. Ceux-là que nous avons un jour effleurés de nos pas, de nos regards. Ces lieux-là ont des noms qui éveillent les souvenirs, mais la poète, dans sa discrétion, en suggère la quintessence mystérieuse plutôt qu’elle ne les enferme dans une trame précise. « Le mot cheval souffle doucement sur un pré
quelque part
un rideau a bougé
au cadre d’une fenêtre qui regarde la rue
on ne voit que des ombres
passantes sur le pré
des nuages flottent… » (Villa Adriana). La poète laisse ainsi éclore sur la page les images – les siennes – qui viennent se superposer aux miennes – Via Appia, Villa Adriana, Rome, Catacombes de San Callisto. Nos sensibilités s’y rejoignent. Que reste-t-il de ces passages ? Peu de choses. Des trouées de poussière, des éclats d’eau ; à la manière des dessins d’Hélène Baumel ; lambeaux de peau, bribes couchées sur la page, traces en « forme de récits
sur des carnets
illisibles ». Chemin faisant, dans cette exploration délicate, la poète se confronte à elle-même, à ce qu’elle fut enfant. Une promenade sur la Via Appia antica fait resurgir en elle le souvenir de la photo du manuel de latin de la classe de 4e. Celle des pins parasols bordant la voie jalonnée de tombeaux. Paysage inscrit dans une durée intemporelle qui habite les mémoires des collégiens qui, comme la poète, ont vécu une année scolaire ce manuel sous la main. En quelques strophes, avec une acuité concentrée et minutieuse, la poète ramène à la surface ce paysage de toujours qui inscrit la mort dans la vie des vivants. Présentes dans les fragments évoqués, les leçons du passé sont leçons pour le futur. Memento mori qu’accompagnent les questionnements : « nous les vivants
descendus sous la terre nous cherchons
comme un avant-goût des ténèbres
comme un mode d’emploi ou quoi ? ». L’enfance, loin désormais, ne contient-elle pas en elle une ombre de mort ? Il plane pourtant dans les poèmes d’Albertine Benedetto quelque chose d’une enfance heureuse, ses jeux, ses mystères, ses secrets enfouis dans les recoins de la mémoire, qui soudain surgissent au hasard du temps, colorent de leurs images les gestes du quotidien. Quelque chose d’une fraîcheur enfantine non altérée demeure. Rires sous cape, espiègleries et insouciance : « Toujours l’enfance bondit
de pierre en pierre dans le lit du torrent
avale en grappes les chemins
à la tombée du jour
use la liberté et les fonds de culottes… ». L’âge adulte est autre. Est-ce la mort qui guette et qui dicte sa loi, dure loi qui conduit à quitter les lieux aimés ? Le lieu majeur est la maison. La maison et son jardin. C’est autour d’elle que se concentrent les rêves de jadis et que se nouent les énergies de la vie. Maison-écho de la cabane d’autrefois, maison protectrice et sûre, enveloppante. Mâtinée d’accents bachelardiens, la maison d’Albertine Benedetto tient à l’abri derrière ses murs ses meubles et sa déco. La poète n’est pas dupe, cependant, qui dit cette « protection dérisoire » et lit à même les objets. Lesquels sont autant de reliques (titre du second volet du recueil) avec lesquelles dialoguer. La vie accumule ses signes tout alentour. Chaque objet a sa place, qui forme avec les autres les reliques à venir, dépositaires d’une archéologie future. Les jeux de lumière dans les arbres du jardin ont à voir avec le temps. Ensemble, ils bâtissent un univers étanche où l’éternité de l’enfance, sa durée immobile, viennent se couler dans le présent fugace. Les maisons se confondent. Les pas toujours ramènent sur ce qui a été perdu, dont il reste si peu de traces. Des ombres dans une mémoire, à peine. Les mots seuls, malgré leur incomplétude, permettent de rassembler ce peu de sable qu’il reste, d’un temps défunt. La poésie murmure avec les ombres, échange en demi-teinte, tout de tendresse et en douceur. Destinés aux défunts, les mots ténus du poème leur font « un tombeau léger ». Mais la poète est là, qui rassemble autour d’elle ces menus riens qui ont façonné sa vie. Son caractère et sa personnalité. Veilleuse, ordonnatrice, solide et confiante. En affirmant sa présence – Je suis là – (titre du dernier volet), elle leur rend hommage, avec ses mots. Les mots, la poète sait comment en faire usage et quand. Elle sait comment les ranimer alors même qu’ils paraissent endormis. Au fond des tiroirs, au fond des poches. Les mots ordonnent, qui maintiennent vivantes les images emmagasinées dans la mémoire. La vie la mort se rejoignent dans le beau poème final. Les souvenirs coexistent. Celui de la mort des aimés – les parents que l’on cherche encore à tâtons dans leur chambre à coucher. Celui de la naissance : « Je me souviens du premier souffle
cette expulsion
hors des eaux primitives je me souviens
de mon corps tambour sous les paumes du vent
ma peau traversée par tous les souffles du monde je me souviens de ma vigueur… ». Peut-être la poète tient-elle de ce moment unique toute l’énergie qui est la sienne, cette force vitale qui la porte et qui irradie autour d’elle ? |
| ALBERTINE BENEDETTO Source ■ Albertine Benedetto sur Terres de femmes ▼ → [Ordinaire] (extrait du Présent des bêtes) → Glottes (extrait de Glossolalies) → [Si calme le piano] (extrait de Sous le signe des oiseaux) → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) Baltique ■ Voir aussi ▼ → (sur le site des éditions Al Manar) la page de l’éditeur sur Vider les lieux → (sur Recours au Poème) une notice bio-bibliographique sur Albertine Benedetto |
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| MICHEL BOURÇON Ph. ©Michel Durigneux Source ■ Michel Bourçon sur Terres de femmes ▼ → [Dès le lever, le corps sent le vide autour] (extrait de Demeure de l’oubli) ■ Voir aussi ▼ → (sur Terre à ciel) une page sur Michel Bourçon |
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| DELFINE GUY
→ (sur le site des éditions Al Manar) la fiche de l’éditeur sur La Grande Papillon |
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| ALAIN BOSQUET
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| EVELYNE BOIX-MOLÈS Source ■ Voir aussi ▼ → (sur le site des éditions Al Manar) une notice bio-bibliographique sur Evelyne Boix-Molès |
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Souvenez-vous de l’étoffe portée par William Shakespeare, celle « dont les rêves sont faits », qui soulève tout ou partie la question de notre existence ? C’est la profondeur de cette matière, dans les replis de l’étoffe enrichie du fil dénudé des souvenirs, que le recueil de Marilyne Bertoncini, Mémoire vive des replis, nous convie à parcourir superbement de l’œil, et dans tous les sens. « J’erre au labyrinthe sans fin
d’un palais des glaces et du souvenir ». L’ouvrage, dans son élégant format à l’italienne, est composé de quatre éléments qui s’accordent avec le mouvement même de l’intériorisation : en premier chef, c’est l’image qui noue toutes les acceptions du motif du « repli », grâce à la présence des photographies réalisées par la poète. Sous la main, nul élément trop personnel qui se donnerait à voir ; il s’agit bien d’une entrée en matière, celle de la révélation des souvenirs, favorisée par les jeux de drapés en principe d’alternance, dans l’affirmation d’une vie où se déterminent pour chacun l’espace et la lumière — réminiscence qui appartient à son auteure aussi bien qu’à nous tous. La vibration des couleurs est intense, la matière imposant elle aussi une véritable présence, forme intégrant tout à la fois le présent et le passé. Ces strates existentielles savamment tissées dans les fibres naturelles ou végétales trouvent écho dans les mots qui « crissent comme le sable dans l’infini du sablier », convertissant à leur tour chaque étape de l’âge et du témoignage. « et ce mot faillirait au moment de le dire
toujours au dernier souffle au dernier
éclat
du cri ». Les trois parties du recueil constituent les lignes de sauvegarde comblant les zones où meurent les motifs : voici « Sous la carte d’amnésie », « les Distilleries idéales », enfin les « Conseils de survie pour le monde à l’envers ». Les « replis » résident dans la moire du sable transportant sous les mots micellaires les traces d’un chemin, du « Sahara de mon enfance » jusqu’à « quelle porte de l’Enfer » : « portes muettes désormais », « derrière les rideaux », s’élève « l’air un peu flou d’un lointain paysage » dont nous n’avons que peu d’indications topographiques, hormis « les plages de Wissant », « le port de Dunkerque » ainsi que la « rue Blanche ». Car la poète tisse fil à fil et mot à mot le lien métaphorique entre le blanc de l’oubli et l’origine, entre souvenir réel et souvenir rêvé. Du « serpent sinuant sur la croix d’émeraude », aux « longues jambes du pont », à la « tiède caverne », encore les « tendres rhododendrons », « boutons de nacre / comme des yeux sans vie », ce sont aussi nos souvenirs qui sont évoqués dans leur délicatesse comme dans leur première frayeur : qui n’a pas eu peur des majuscules du « Loup » ? Qui n’a pas rêvé des « Antipodes » ? Et nous replongeons intacts lecteurs et enfants dans le langage des choses muettes et des fleurs, ce « miraculeux bouquet de myosotis […] à l’abri du temps ». L’étoffe du poème se convertit alors en fragments d’histoire, transcendant l’ordre du quotidien : « Dans le sommeil je reprends
libre
mon cours de fleuve enfant ». L’auteure œuvre ici pour le terme d’un double trajet, celui de l’accès au souvenir, ce dernier étant sublimé par « la porte prohibée » qu’elle franchit à la suite d’un long parcours initiatique, et l’aboutissement, à l’issue duquel le lecteur s’en trouve lui-même transformé, puisqu’il est invité à opérer son propre retour : « En nageant jusqu’au bout de ton rêve
tu parviens
outre la porte des songes
sous les algues flottantes du sommeil dans l’aurore de blancs coquillages ». Privilégiant la relation dynamique au mythe orphique, Marilyne Bertoncini renoue avec l’energeia antique en s’appuyant sur la force créatrice de l’expérience du rêve, qui rend possible le surgissement de la vérité. Savoir irrévélé jusque-là, qui établit avec minutie le rapport de l’homme au « jadis / j’ai vécu d’autres vies », comme à l’émerveillement premier de « l’Aube originelle ». Mais il y a une responsabilité à avoir quant à la nature hypnagogique du souvenir ; en effet il s’agit d’accueillir le mouvement même de son apparition avec la plus extrême vigilance, au risque de tout perdre : « Sois attentif alors à ne jamais fixer
la lumière
sinon l’ombre minuscule d’échardes de soleil
lacèrerait la peau du monde ». |
| MARILYNE BERTONCINI Source ■ Marilyne Bertoncini sur Terres de femmes ▼ → [En nageant jusqu’au bout de ton rêve] (extrait de Mémoire vive des replis) → À l’ombre du mûrier (extrait de L’Anneau de Chillida) → La Dernière Œuvre de Phidias (lecture d’AP) → [Ici… Là] (extrait de La Dernière Œuvre de Phidias) → Labyrinthe des nuits (lecture d’AP) → La Noyée d’Onagawa (lecture d’AP) → [Je l’imagine] (extrait de La Noyée d’Onagawa) → Sable (extrait) ■ Voir aussi ▼ → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature]) une fiche bio-bibliographique sur Marilyne Bertoncini → (sur Recours au poème) plusieurs pages sur Marilyne Bertoncini → Minotaur/a, le blog de Marilyne Bertoncini → (sur le site de la revue Texture) une lecture de Mémoire vive des replis de Marilyne Bertoncini, par Philippe Leuckx |
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Ph., G.AdC [LA RUMEUR DU GRAND ARBRE] La rumeur du grand arbre qui frémit dans tes mots ne sort pas de ta tête ni de ses paysages sans nom mais des livres que tu as lus et qui dansent sur l’ombre de présents disparus. Claude Margat, Matin de silence, L’Escampette éditions, Collection Poésie, 2011, page 19. Préface de Bernard Noël. span> [ICI] Ici en ne regardant rien que l’air on change aussi de ciel en changeant de ciel on change de vue en changeant de vue on change de pensée en changeant de pensée on change tout naturellement de vie Claude Margat, Matin de silence, L’Escampette éditions, Collection Poésie, 2011, page 34. Préface de Bernard Noël. |
| CLAUDE MARGAT
■ Voir | écouter aussi ▼ → (sur le site de France Culture) Claude Margat dans l’émission de Sophie Nauleau : Ça rime à quoi (16 septembre 2012) → (sur le site de la revue L’Actualité Nouvelle-Aquitaine) Claude Margat dans la voie du silence, par Jean-Luc Terradillos (+ un entretien biographique paru en 2004) |
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L’HYPOTHÈSE D’ISIS La mort avait-elle choisi, arrêtant d’un signe, les promesses fécondes ? Au commencement du geste d’écrire, il y a chez Isabelle Lévesque, on peut du moins le supposer pour ce livre, l’événement d’une perte ou d’une séparation. Quelque chose a été perdu, de primordial, quelque chose de nécessaire pour vivre… Sans doute quelqu’un, un père, un amour, mais aussi la parole qui allait avec, la parole née naturellement de la plénitude pour la soutenir, et qui a pour nom poésie. Tout est « loin » désormais, à distance. Voilà pourquoi écrire, qui est une manière de prolonger, fût-ce artificiellement, dans le présent ce qui a été perdu, est pour elle vitale : Elle écrit, c’est sa vie. Mais ce qui s’est perdu, avec la relation qui permettait de vivre, c’est précisément ce qu’il faudrait écrire : « le poème ». Le poème qui tenait ensemble, ou plutôt qui demeure la seule trace vivante de cela qui autrefois tenait ensemble ce qui injustement a été séparé. Portant haut les mots, tu lisais les poèmes. Tout se passe, dans l’écriture, comme si le poème au commencement avait explosé – soufflé par une déflagration – et qu’il était désormais derrière celle qui écrit, souffle coupé, comme s’il était devenu perpétuellement manquant. Du poème il ne reste que des bribes, du grand feu de la vie ensemble, ne restent que des braises. Nous ferons poème de bribes. Avec tout cela comment faire un présent ? D’abord, semble-t-il, en prenant acte de la dispersion inaugurale : Nouer les mots au feu de la dispersion. Oui, mais comment un tel geste, aussi paradoxal, aussi contradictoire, se manifeste-t-il concrètement dans l’écriture ? Par le recueil et la disposition des bribes restantes. On voit des mots, des signes jetés en vrac sur la page, sans liens, sans fils, sans syntaxe ni coordination, parfois même sans articles. Ce sont les simples pièces d’un puzzle sans l’image qui les rassemble. Ou la partition déchirée d’une chanson dont il ne reste que quelques mots sans la mélodie qui les portait sur le silence. Accord disloqué, poème brisé, dévoré par le silence. Souffle – à peine, léger.
Conte, s’il vole.
Fée change, baguette souple, coudrier,
Trace où vit le soir, et l’alerte
or et le jour,
l’or trouvé
dans les légendes. Un poème en pièces détachées. Voilà tout ce qu’on a. Les fragments dispersés d’un conte qu’il faudrait écrire. Mais manque ce qui permettrait de les mettre en ordre : la magie d’un commencement, la baguette qui fait surgir la source sous le silence ou le souffle qui soutient les mots au-dessus de lui, ce qu’on appelle tout simplement la parole. Pas d’intrigue ni de mélodie, pas d’unité ou de cohésion atteignables dans ce moment du temps. L’écriture serait la seule ressource, mais où trouver le commencement ? Là est la déchirure. La dispersion sera ce point de départ. Du poème dont on a perçu la grande forme englobante autrefois dans l’écoute, ne restent peut-être que des bribes. Mais ces bribes sont infiniment précieuses, braises d’instants autrefois vécus et surgissant dans le présent à la faveur des mots qui les nomment. Ou plutôt signalées par eux, désignées au loin par des sortes de notes, juste un mot ou deux comme on en griffonne à la hâte pour ne pas oublier, des sortes de pense-bêtes, d’indices sur quoi s’appuie la mémoire. Voilà pourquoi, au moyen des mots, il faut aller chercher une à une ces braises, les recueillir sinon les rassembler, les faire tenir dans un même moment, sur une même page même si manque le fil qui les tenait. C’est en quoi consiste le geste d’écrire. Une conquête sur le silence et l’oubli, une manière de « cogner » à coups de mots le temps qui toujours éloigne et décompose, grand pourvoyeur de vide. Voilà tout ce qu’on peut, voilà à quoi ressemble un poème d’Isabelle Lévesque dans ce livre. Un poème d’un ici et d’un présent empêchés. Séparés. Un poème sans le poème mais qui le suppose, c’est en quoi il est tout de même poème. Un poème qui se souvient de ce qu’a été la poésie et qui croit encore en elle, et tend éperdument vers elle sans pouvoir la trouver. C’est pourquoi, on le comprend, toute son écriture est un appel. Une façon de se tourner en l’appelant vers celui qui tenait en cercle le jour autour de lui et rendait possible le poème, sa totalité claire, son unité soutenant, illuminant la vie, faisant d’elle un feu continu et ordonné. Et ainsi, par ce geste, cet appel, ce qui se tente, difficilement mais non vainement, c’est de susciter à nouveau le poème qui donnait au jour sa perfection circulaire d’absolu, le soir tenant au matin sans passer par la fin. C’est dans l’appel, Isabelle Lévesque l’a bien compris, dans « l’invocation tutoyante »1, que se situe la possibilité d’un commencement. Si écrire est d’abord disposer les éléments recueillis dans un même silence, une même blancheur sur la page, comme le fait naturellement la glace, qui laisse le florilège, trace à peine, c’est surtout par l’adresse qu’on peut sortir de l’isolement et de la séparation. C’est en s’adressant à celui (ou celle) qui tenait en ordre le temps et lisait les poèmes. En lui disant « tu », en tentant de le rejoindre, de reconstituer avec lui le pronom « cousu au point de lune » de la communauté perdue que seul aimer peut inventer. Ce « nous » ouvert sans quoi il n’est pas de « je » ni de poème, ni même de vie continue à l’intérieur du temps puisque celui-ci travaille en sens contraire à la défaire. On retrouve là, peut-être quelque chose du grand chant courtois. Par l’adresse, par la parole, on s’avance vers celui qui toujours au loin appelle et sans cesse se dérobe. Mais qui par sa seule présence ou son souvenir indique une direction, fait de la distance une sorte de chemin, et permet ainsi que se recrée le fil qu’on a perdu, d’une histoire, d’un sens, d’une mélodie qui par son ordre rend la vie musicale, lumineuse, simplement vivable ou humaine. Sortie de l’inertie et du hasard. Le « tu » à qui l’on s’adresse, ou parce qu’on s’adresse à lui dans le poème, en même temps qu’il féconde à distance une parole, l’oriente, a le pouvoir de mettre en ordre, comme autrefois il le faisait, les éléments qu’on lui propose. Alors ta venue changeait l’ordre et nous, certains, cheminions. C’est ce qu’il veut : que celle qui écrit, par ses mots, fasse ressurgir un ordre, et au cœur de cet ordre une vie qui pourrait illuminer de l’intérieur comme un feu ou un baiser le présent qui s’est glacé. Il est celui qui montre l’exemple, qui enseigne à dire oui. Tu veux. Des poèmes.
Je m’attèle. Tu souris. Alors possible.
Je ferai, juré, les phrases ou les vers. Le poème, toute l’entreprise poétique devient alors une sorte de lettre qu’on écrit en dépit de la fin et de la séparation à l’être absent parce que même dans son absence, par les mots avec lesquels on s’adresse à lui, il peut se faire guide, suggérer lui-même ces mots et conduire vers le lieu du confluent des vies : J’entends les mots que tu hisses et les nuages rejoints se font torrents . Je voudrais formuler à propos de la poésie d’Isabelle Lévesque une hypothèse. On le sait, dans le célèbre mythe de l’Egypte antique, Osiris a été assassiné par Seth, son frère, jaloux de ses amours avec leur sœur commune, Isis, déesse du Nil et de la fécondité. Il a été non seulement assassiné mais aussi démembré et les morceaux de son corps ont été éparpillés dans le vaste paysage de la vallée du Nil. Isis par amour pour Osiris veut retrouver ces morceaux épars afin de pouvoir ensuite les rassembler, reconstruire et ranimer ce corps dépecé, littéralement lui rendre vie. L’écriture selon Isabelle Lévesque obéit, me semble-t-il, au même projet. Elle recueille elle aussi les morceaux du grand corps, du grand poème dispersé. Et, dans ce livre, elle est là, debout devant la tâche qui s’impose à elle. Et elle se pose la question d’Isis : comment faire pour que l’unité se refasse et que la vie revienne, circule à nouveau ? Face à la dispersion, sa réponse, on l’a vu, est dans la disposition et l’adresse. Il faut dans le cours des jours, entre soirs et matins, maintenir la relation, parler à cela qui gît en morceaux devant soi, présenter par la parole ces morceaux, les disposer sur la page en attendant le souffle improbable, générateur d’unité et de vie. Mais comment être sûr qu’il viendra ? L’adresse, la disposition, si elles permettent un commencement, ne suffisent pas pour donner l’accomplissement. C’est pourquoi d’autres réponses se suggèrent dans ce livre. Elles le sont parfois sous la forme d’une question comme si celui à qui elle s’adresse répondait par l’interrogative, esquivant l’affirmation et testant la capacité d’aimer ou d’espérer de celle qui écrit : crois-tu ? Crois-tu en la possibilité du poème ? En son pouvoir de redonner vie et forme à ce qui a été perdu et détruit ? La croyance ou la confiance est une réponse. Une autre est donnée, esquissée tout à la fin ; elle est dans une certaine façon d’utiliser la parole : la promesse. Il s’agirait, si l’on comprend bien, de s’appuyer sur les promesses autrefois fécondes, au temps où l’autre était là et lisait les poèmes, pour fonder dans l’aujourd’hui défait l’unité du poème et sa plénitude rêvée autour d’un avenir qui n’existe pas encore mais envisagé comme possible, mais projeté. Tout autant que son contenu, c’est la forme de la promesse, parole performative, l’acte de tenir effectivement parole, qui, parce qu’elle fait se relier le passé et l’avenir par-dessus le présent défaillant, permet d’instaurer une unité dans le temps, de littéralement tenir le temps et de substituer au fil de givre fragile et glacé le fil de vivre qui sous-tend de son chemin d’or toute poésie authentique et vivante. La dispersion est peut-être la condition du temps. On a pu l’appeler parfois « désastre », le désastre du sens surgissant au cœur même de l’écriture. La poésie, tout en étant lucide, consiste à ne pas se borner à le constater mais à chercher à le dépasser par tous les moyens que le langage et l’imagination mettent à notre disposition, à inventer des solutions à chaque fois singulières et nouvelles pour en sortir. Là, comme le montre ce livre courageux et exigeant, dans le refus de la résignation, est sans doute la fragile force de la parole poétique, là sa raison d’être et sa nécessité. Il se peut alors que, par une sorte de miracle, même si ce mot peut sembler étrange à celle qui écrit, un poème s’esquisse, fugitivement, évasivement, et que l’on soit d’un coup porté au bord des retrouvailles le long d’un fil incandescent. Ce que nous fûmes résonne.
Image morcelée avant le soir.
Braises et ricochets. Sur la mer,
fragments dispersés du jour
à la lumière des baisers.
Jean Marc Sourdillon D.R. Texte Jean Marc Sourdillon 1. La formule est de Jérôme Thélot dans La Poésie précaire (PUF, 1997) _________________________ [Une version abrégée de ce texte a été publiée dans La Nouvelle Quinzaine Littéraire, n°1196, parue le 16 juin 2018] |
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