Étiquette : Collection Poésie


  • Élisabeth Granjon | À l’aller



    [À L’ALLER]




    À l’aller,
    J’ai emprunté le chemin de terre.
    Sur le trajet du retour,
    L’ai rendu.

    Trouvé à la place
    L’air de chez moi
    Vicié
    Pollué

    Pour continuer
    J’ai oui
    Serré les poings

    Et merveille

    Tout au fond
    De ma poche
    Restait
    Un petit caillou

    Une pierre de rien
    Une qui roule
    N’amasse pas mousse
    Mais fredonne
    À l’infini
    Le chemin de terre.




    Élisabeth Granjon, Encore, et pourtant…, 36, Collection Poésie, Christophe Chomant éditeur, 76000 Rouen, 2018, pp. 50-51.





    Elisabeth Granjon  Encore  et pourtant...




    ÉLISABETH GRANJON


    Elisabeth Granjon





    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de Christophe Chomant éditeur)
    la fiche de l’éditeur sur Encore, et pourtant…






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  • Albertine Benedetto, Vider les lieux

    par Angèle Paoli

    Albertine Benedetto, Vider les lieux,
    éditions Al Manar, Collection Poésie, 2019.
    Dessins d’Hélène Baumel.



    Lecture d’Angèle Paoli




    UNE FURIEUSE ENVIE DE VIVRE




    Comment interpréter ce titre étrange, Vider les lieux, polysémique, un brin Janus bifrons au ton impérieux ? Comme une injonction à tirer un trait sur le passé ? Ou comme une injonction à ouvrir sur la vie à venir ? Une nécessaire place nette pour s’autoriser à aller de l’avant ? Ces interprétations sont sans doute simultanément possibles, liées l’une à l’autre. Se détacher est un passage inévitable, un apprentissage régulier sur la durée, en vue de la nuit ultime. Le regard de celle qui se tourne avec tendresse sur la disparition est celui de la poète Albertine Benedetto. Dans ce recueil paru en juin dernier aux éditions Al Manar, Vider les lieux, vie et mort se côtoient et se touchent, intimement mêlées. À la manière d’un effleurement, d’une caresse. Dédiés « à nos aimés », les poèmes du recueil sont accompagnement. Et générosité. Car quelle plus grande générosité que celle qui consiste à choisir de « conduire le deuil en procession de mots » ? La mort/les mots. La mort qu’il faut bien apprivoiser, les mots pour tenter de dire cette approche.

    Les poèmes progressent en trois temps. Lieux/Reliques/Je suis là. Multiples et divers sont les lieux. Quels qu’il soient, il faut prévoir de s’en libérer un jour. De s’en détacher. Lieux de l’enfance – le Glaizil –, à jamais disparus. La maison, le jardin. Il y a ceux qui ont le nom d’ailleurs, promenades et passages. Ceux-là que nous avons un jour effleurés de nos pas, de nos regards. Ces lieux-là ont des noms qui éveillent les souvenirs, mais la poète, dans sa discrétion, en suggère la quintessence mystérieuse plutôt qu’elle ne les enferme dans une trame précise.

    « Le mot cheval souffle doucement sur un pré

    quelque part

    un rideau a bougé

    au cadre d’une fenêtre qui regarde la rue

    on ne voit que des ombres

    passantes sur le pré

    des nuages flottent… » (Villa Adriana).

    La poète laisse ainsi éclore sur la page les images – les siennes – qui viennent se superposer aux miennes – Via Appia, Villa Adriana, Rome, Catacombes de San Callisto. Nos sensibilités s’y rejoignent.

    Que reste-t-il de ces passages ? Peu de choses. Des trouées de poussière, des éclats d’eau ; à la manière des dessins d’Hélène Baumel ; lambeaux de peau, bribes couchées sur la page, traces en

    « forme de récits

    sur des carnets

    illisibles ».

    Chemin faisant, dans cette exploration délicate, la poète se confronte à elle-même, à ce qu’elle fut enfant. Une promenade sur la Via Appia antica fait resurgir en elle le souvenir de la photo du manuel de latin de la classe de 4e. Celle des pins parasols bordant la voie jalonnée de tombeaux. Paysage inscrit dans une durée intemporelle qui habite les mémoires des collégiens qui, comme la poète, ont vécu une année scolaire ce manuel sous la main. En quelques strophes, avec une acuité concentrée et minutieuse, la poète ramène à la surface ce paysage de toujours qui inscrit la mort dans la vie des vivants. Présentes dans les fragments évoqués, les leçons du passé sont leçons pour le futur. Memento mori qu’accompagnent les questionnements :

    « nous les vivants

    descendus sous la terre nous cherchons

    comme un avant-goût des ténèbres

    comme un mode d’emploi ou quoi ? ».

    L’enfance, loin désormais, ne contient-elle pas en elle une ombre de mort ? Il plane pourtant dans les poèmes d’Albertine Benedetto quelque chose d’une enfance heureuse, ses jeux, ses mystères, ses secrets enfouis dans les recoins de la mémoire, qui soudain surgissent au hasard du temps, colorent de leurs images les gestes du quotidien. Quelque chose d’une fraîcheur enfantine non altérée demeure. Rires sous cape, espiègleries et insouciance :

    « Toujours l’enfance bondit

    de pierre en pierre dans le lit du torrent

    avale en grappes les chemins

    à la tombée du jour

    use la liberté et les fonds de culottes… ».

    L’âge adulte est autre. Est-ce la mort qui guette et qui dicte sa loi, dure loi qui conduit à quitter les lieux aimés ?

    Le lieu majeur est la maison. La maison et son jardin. C’est autour d’elle que se concentrent les rêves de jadis et que se nouent les énergies de la vie. Maison-écho de la cabane d’autrefois, maison protectrice et sûre, enveloppante. Mâtinée d’accents bachelardiens, la maison d’Albertine Benedetto tient à l’abri derrière ses murs ses meubles et sa déco. La poète n’est pas dupe, cependant, qui dit cette « protection dérisoire » et lit à même les objets. Lesquels sont autant de reliques (titre du second volet du recueil) avec lesquelles dialoguer. La vie accumule ses signes tout alentour. Chaque objet a sa place, qui forme avec les autres les reliques à venir, dépositaires d’une archéologie future. Les jeux de lumière dans les arbres du jardin ont à voir avec le temps. Ensemble, ils bâtissent un univers étanche où l’éternité de l’enfance, sa durée immobile, viennent se couler dans le présent fugace. Les maisons se confondent. Les pas toujours ramènent sur ce qui a été perdu, dont il reste si peu de traces. Des ombres dans une mémoire, à peine. Les mots seuls, malgré leur incomplétude, permettent de rassembler ce peu de sable qu’il reste, d’un temps défunt. La poésie murmure avec les ombres, échange en demi-teinte, tout de tendresse et en douceur. Destinés aux défunts, les mots ténus du poème leur font « un tombeau léger ».

    Mais la poète est là, qui rassemble autour d’elle ces menus riens qui ont façonné sa vie. Son caractère et sa personnalité. Veilleuse, ordonnatrice, solide et confiante. En affirmant sa présence – Je suis là – (titre du dernier volet), elle leur rend hommage, avec ses mots. Les mots, la poète sait comment en faire usage et quand. Elle sait comment les ranimer alors même qu’ils paraissent endormis. Au fond des tiroirs, au fond des poches. Les mots ordonnent, qui maintiennent vivantes les images emmagasinées dans la mémoire. La vie la mort se rejoignent dans le beau poème final. Les souvenirs coexistent. Celui de la mort des aimés – les parents que l’on cherche encore à tâtons dans leur chambre à coucher. Celui de la naissance :

    « Je me souviens du premier souffle

    cette expulsion

    hors des eaux primitives

    je me souviens

    de mon corps tambour sous les paumes du vent

    ma peau traversée par tous les souffles du monde

    je me souviens de ma vigueur… ».

    Peut-être la poète tient-elle de ce moment unique toute l’énergie qui est la sienne, cette force vitale qui la porte et qui irradie autour d’elle ?

    Derrière ce peu qui demeure demeure l’essentiel :

    « reste le trésor de l’enfance

    cette force d’amour à l’usage du temps

    une furieuse envie de vivre ».

    Reste aussi un très beau recueil.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Albertine Benedetto  Vider les lieux






    ALBERTINE BENEDETTO


    Albertine Benedetto.
    Source



    ■ Albertine Benedetto
    sur Terres de femmes


    [Ordinaire] (extrait du Présent des bêtes)
    Glottes (extrait de Glossolalies)
    [Si calme le piano] (extrait de Sous le signe des oiseaux)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Baltique



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Al Manar)
    la page de l’éditeur sur Vider les lieux
    → (sur Recours au Poème)
    une notice bio-bibliographique sur Albertine Benedetto





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  • Marie-Josée Christien, Affolement du sang

    par Marie-Hélène Prouteau

    Marie-Josée Christien, Affolement du sang,
    éditions Al Manar, collection Poésie, 2019.
    Encres d’André Guenoun.



    Lecture de Marie-Hélène Prouteau



    ÉLÉGIE DE LA VIE EN SOUFFRANCE



    Marie-Josée Christien a publié de nombreux recueils de poésie et anime la revue Spered Gouez/L’esprit sauvage qu’elle a fondée à Carhaix en 1991. Elle a reçu en 2016 le Grand prix international de poésie francophone pour l’ensemble de son œuvre. Pour la lecture de ce nouveau recueil (Affolement du sang) publié aux éditions Al Manar, la préface très sobre de Jean-François Mathé donne une clé. Derrière cet affolement du sang évoqué par le titre, il faut entendre une polyglobulie, un cancer du sang que la poète ne nomme jamais, préférant une mention ironique du patronyme d’Henri Vaquez, le médecin qui décrivit pour la première fois cette maladie rare (mais non orpheline, comme il est parfois dit à tort). Quant aux encres d’André Guenoun qui accompagnent le livre, elles sont en parfaite résonance avec le poème. En jouant des vertus liquides de l’encre, entre transparence et opacité, ce plasticien sait rendre un univers organique proche de celui de Marie-Josée Christien.

    Comment inventer une langue qui dise la maladie quand celle-ci est pour beaucoup synonyme de mort ? Une langue qui parle à ceux qui ont connu cette expérience comme à ceux qui ne l’ont pas vécue. Nombreux sont les écrivains et les poètes, de Claude Roy à Georges Perros, qui ont confronté leur écriture à la maladie et à la hantise de la mort. L’écriture de Marie-Josée Christien est celle du lyrisme vibrant, grave, d’une lucidité aussi évidente que sa détresse.

    Le recueil se présente en trois parties, « Poème absent », « Affolement du sang » qui donne son nom à l’ensemble, et « À la lueur du poème ».

    La première partie est empreinte d’une tonalité sombre, on imagine l’annonce de la maladie, la pénible attente. Le choc émotif, intense, s’éprouve dans le silence qui s’entend à chaque page et a quelque chose de médusant. Pour la poète, c’est l’heure crépusculaire ou nocturne avec son lot d’insomnies qui exprime le mieux ce qu’elle ressent. Repris en leitmotiv, le mot désespoir est à la mesure de la violence de l’épreuve. Les vers semblent martelés, énoncés presque souffle coupé.



    La mort en moi


    Exceptées deux références au vent, le monde extérieur, sa réalité et ses couleurs, ont disparu : il n’y a plus que l’être seul face à cette révélation bouleversante, au sens le plus fort du terme. Expérience-limite qui pressent le réel de la mort proche au creux du corps :

    « je me résous à consentir à la fatigue

    des mots tremblants

    à ne plus espérer ».

    Dans ce moment premier du recueil, le thème de l’attente – des résultats, des soins, on ne sait – et le motif de la solitude s’entrecroisent. La poète a l’impression d’un « l’éloignement » du monde dont parviennent « juste quelques paroles/ au loin ». Car la maladie enferme dans ce corps qui, à présent, fait défaillance jusqu’à isoler des autres :

    « À l’instant

    où la main

    tendue

    se replie sur le vide ».

    La seconde partie, « Affolement du sang », évoque quelques références à la maladie, jamais cliniques cependant. Comme le montrent les images « l’ecchymose du jour » ou « l’azur coagulé » où se fait jour une écriture oblique, travaillée par les formes de syncope et de distorsion des vers. La parole de Marie-Josée Christien a cette vertu de déréaliser et de poétiser les moments de cette traversée douloureuse avec une violence presque baroque :

    « La moelle affolée

    essaime ses larmes coagulées

    dans la chaleur du sang épaissi ».

    Ce faisant, c’est moins à la maladie que la poète s’attache qu’à l’écho du mal en elle, à l’effet qu’elle provoque dans son univers mental et affectif. Rien de larmoyant ni de complaisant pour autant. Elle se figure elle-même avec une lucidité triste :

    « Une ombre à bout

    de souffle

    chancelle

    de peur et d’espérance ».

    Dans la dédicace de cette partie « À Vaquez l’ami fidèle », la poète trouve le moyen de sourire, en détournant sa véritable relation à ce médecin sur le mode de l’antiphrase. Tout se passe comme si elle voulait mettre à distance la maladie, faire silence sur une partie de ce qui a trait à celle-ci, les soins, les traitements et jusqu’à son nom. C’est sa manière à elle de lutter, de prendre force de sa faiblesse même.



    Je et la blessure


    Avec la présence du je, la poète veut habiter sa douleur, la restituer dans son acuité. C’est à une élégie de la vie en souffrance que nous convie Marie-Josée Christien. La parole oscille entre des mots percutants comme des coups de poing, tels gouffre, supplice, naufragée, des néologismes « me désastrent ». Comme si les mots habituels étaient usés et impuissants. L’interrogation ne peut manquer de surgir : entre les vivants et les morts, où est la place du sujet ?

    L’écriture se fait laconique, dépouillée :

    « La douleur m’écarlate ».

    Les expressions disant l’irréversible, « ne… plus », « ne plus… que », reviennent à plusieurs reprises : « Je ne parviens plus / à retenir la vie ». La vie à présent devient synonyme d’engourdissement, de fermeture, de perte des jours d’avant. Le souvenir de la vie d’hier s’épanouit dans une page, « Ce temps-là », dédiée à Xavier Grall, autre clin d’œil à la maladie. Ailleurs, un conditionnel pointe le vouloir-vivre : « je voudrais dire la vie. » En vain. Ne lui répond que le vide au cœur de la nuit. Le jaillissement sans retenue de l’émotion atteint par moments une sorte de cri. Cri de désespoir devant l’épreuve et sa fatale menace.

    La circulation de l’émotion jusqu’à la montée des larmes s’écrit sans pathos, sans fioritures. Le lecteur est face à une parole essentielle. Face à la vérité nue d’un sujet qui assume sa faiblesse et dit sa peur de mourir. Car le sujet qui parle est traversé par une ambivalence. Il est à la fois celui qui a le courage d’entrevoir sa mort proche et celui qui dit dans l’effroi son existence laminée. Cet inexorable, la poète le rapproche des peurs d’enfance. Comment mieux énoncer la fragilité et la force que par cette superbe alliance des contraires : « j’aguerris mes larmes » ?

    La dernière partie « À la lueur du poème » entrouvre un peu de lumière et d’espoir. Écrire, c’est reprendre le dessus, redevenir le sujet d’une vie où toute la place n’est plus prise par le mal. La poète se tourne vers le cercle des amis convoqués dans les dédicaces. Quelques pensées lumineuses irriguent ces pages. Le regard a changé. Des mots tels rêve, espoir, force d’appui, chant d’amour, tendresse semblent pouvoir se décliner à nouveau.

    Le recueil se boucle sur un moment d’épiphanie. L’enfermement mortifère du début, symbolisé par la main tombant désespérément dans le vide, fait place au geste vers l’autre : « À nouveau / je tends la main ».

    Le lecteur imagine ce qu’il a fallu chercher au plus profond pour parvenir à cette sortie de soi. La vie, la mort, le poème : sur la ligne de crête entre la puissance de la mort et la fragilité de l’être, Marie-Josée Christien a trouvé les mots. Graves et magnifiques.



    Marie-Hélène Prouteau

    D.R. Texte Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes







    Marie-Josée Christien  Affolement du sang  éditions Al Manar  collection Poésie  2019.





    MARIE-JOSÉE CHRISTIEN


    Marie-Josée Christien à Quiberon  2013
    Source



    ■ Marie-Josée Christien
    sur Terres de femmes

    [Je creuse les mots](poème extrait d’Entre-temps )



    ■ Voir aussi ▼

    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une notice bio-bibliographique sur Marie-Josée Christien
    le site personnel de Marie-Josée Christien



    ■ Autres chroniques et lectures (25) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes

    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même





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  • Michel Bourçon | [quelque chose cesse]



    [QUELQUE CHOSE CESSE]




    quelque chose cesse à mesure
    que l’on voit le temps passer
    sur les eaux lentes du fleuve
    tandis que dans l’air
    et les couleurs mouvantes
    ondoient des animalcules



    de vagues pensées naissent
    à l’ombre des hautes herbes



    l’esprit au calme
    baigne dans les lumières
    et le pas suspendu du héron.






    Michel Bourçon, Visages vivant au fond de nous, 44, éditions Al Manar, Collection Poésie, 2019, page 53. Dessins de Jean-Gilles Badaire.






    Michel Bourçon  Visages vivant au fond de nous




    MICHEL BOURÇON


    Michel Bourçon
    Ph. ©Michel Durigneux
    Source





    ■ Michel Bourçon
    sur Terres de femmes

    [Dès le lever, le corps sent le vide autour] (extrait de Demeure de l’oubli)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terre à ciel)
    une page sur Michel Bourçon




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  • Delfine Guy | Expédiée dans l’Arctique






    Grande Papillon tirage de tête
    Delfine Guy, tirage de tête de La Grande Papillon






    EXPÉDIÉE DANS L’ARCTIQUE




    Après avoir longtemps couru dans la neige
    j’étais devenue transparente
    Les luges tatouaient sur mon dos
    d’amples fleurs noires

    et je m’étalais comme un habit fantôme
    accueillant dans mes manches
    multitude d’enfants

    ils n’étaient pas miens
    riaient d’une grimace de glace
    et tétaient l’absence
    par mes fibres inodores

    Le paradoxe de l’ourse polaire
    s’est maintenu au chaud
    mon pelage est une planète vierge
    L’océan pourtant prisonnier

    me fait don de clefs robustes
    ce sont mes crocs

    ils luisent tout autour de ma langue
    tandis que je m’éveille
    du plus long des hivers

    et que je souris à l’homme au sexe dressé

    Mes deux seins bombés tournent en lune et soleil





    Delfine Guy, La Grande Papillon, Poèmes & dessins, éditions Al Manar, Collection Poésie, 2019, pp. 34-35.






    Grande Papillon






    DELFINE   GUY


    Delphine Guy




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la revue Décharge)
    une lecture de La Grande Papillon par Jacques Morin
    → (sur le site des éditions Al Manar)
    la fiche de l’éditeur sur La Grande Papillon





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  • 28 mars 1919 | Naissance d’Alain Bosquet

    Éphéméride culturelle à rebours



    Il y a cent deux ans, le 28 mars 1919, naissait à Odessa (Ukraine) Alain Bosquet (de son vrai nom Anatole Bisk), mort à Paris le 17 mars 1998.





    L’HERBE




    Dans la Forêt aux Six Couleuvres,
    mes bras autour d’un chêne, j’ai hurlé :
    « Je vais mourir. »
    L’azur m’a répondu : « Moi, je m’en moque. »
    Le ruisseau ne s’est pas arrêté
    et le caillou m’a dit :
    « Ce n’est pas mon affaire
    car je suis mort sans m’émouvoir plus de cent fois. »
    La fourmi m’a nargué :
    « Je ne veux rien comprendre. »
    Une herbe toutefois m’a paru plus aimable :
    « Je te recouvrirai, si tu insistes. »




    Alain Bosquet, Demain sans moi (1994), I, in Je ne suis pas un poète d’eau douce, Poésies complètes (1945-1994), éditions Gallimard, Collection Blanche, 1996, page 752, in Anthologie de la poésie française du XXe siècle, édition de Jean-Baptiste Para, Éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard, 2000, page 152. Préface de Jorge Semprun.






    Alain Bosquet   Je ne suis pas un poète d’eau douce





    ALAIN BOSQUET


    Alain Bosquet





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Gallimard)
    une notice bio-bibliographique sur Alain Bosquet






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  • Evelyne Boix-Molès | [Le temps séjourne]




    [LE TEMPS SÉJOURNE]





    Le temps séjourne.

    À mes mains,
    la main des siècles,
    à ma bouche,
    langues qui savent

    la soif des millénaires.

    Silex. Galet. Sable…
    Et les touches d’un instrument,

    sous mes doigts.

    L’ébauche sourit ;
    c’est qu’elle connaît les pleurs, les soleils.
    Le blé meurt,
    c’est qu’elle devient farine, la pierre.

    Aux corps, les massacres.
    Aux corps, chaque mot, son poids de terre,
    ses battements d’ailes.

    Et ce soir, au corps de la fatigue,
    un invisible merci (le mutisme,
    compact, empêche ; le blanc s’effrange,
    le bleu désaltère, m’enlace le silence).

    Larmes du marbre,
    larmes de l’arbre ;

    le temps nidifie ;

    pâle soleil.



    Evelyne Boix-Molès, Se taire et se taire, Al Manar, Collection Poésie, 2018, pp. 22-23. Prix du premier recueil de poèmes 2020.






    Evelynee Boix-Molès  Se taire et se taire





    EVELYNE BOIX-MOLÈS


    Boix-Molès
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Al Manar)
    une notice bio-bibliographique sur Evelyne Boix-Molès





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  • Marilyne Bertoncini, Mémoire vive des replis

    par Sophie Brassart

    Marilyne Bertoncini, Mémoire vive des replis,
    éditions Pourquoi viens-tu si tard ?,
    Collection Poésie n° 20, novembre 2018.
    Texte et photos de Marilyne Bertoncini.
    Préface de Carole Mesrobian.



    Lecture de Sophie Brassart




    Souvenez-vous de l’étoffe portée par William Shakespeare, celle « dont les rêves sont faits », qui soulève tout ou partie la question de notre existence ? C’est la profondeur de cette matière, dans les replis de l’étoffe enrichie du fil dénudé des souvenirs, que le recueil de Marilyne Bertoncini, Mémoire vive des replis, nous convie à parcourir superbement de l’œil, et dans tous les sens.

    « J’erre au labyrinthe sans fin

    d’un palais des glaces et du souvenir ».

    L’ouvrage, dans son élégant format à l’italienne, est composé de quatre éléments qui s’accordent avec le mouvement même de l’intériorisation : en premier chef, c’est l’image qui noue toutes les acceptions du motif du « repli », grâce à la présence des photographies réalisées par la poète. Sous la main, nul élément trop personnel qui se donnerait à voir ; il s’agit bien d’une entrée en matière, celle de la révélation des souvenirs, favorisée par les jeux de drapés en principe d’alternance, dans l’affirmation d’une vie où se déterminent pour chacun l’espace et la lumière — réminiscence qui appartient à son auteure aussi bien qu’à nous tous.

    La vibration des couleurs est intense, la matière imposant elle aussi une véritable présence, forme intégrant tout à la fois le présent et le passé. Ces strates existentielles savamment tissées dans les fibres naturelles ou végétales trouvent écho dans les mots qui « crissent comme le sable dans l’infini du sablier », convertissant à leur tour chaque étape de l’âge et du témoignage.

    « et ce mot faillirait au moment de le dire

    toujours              au dernier souffle              au dernier

    éclat

    du cri ».

    Les trois parties du recueil constituent les lignes de sauvegarde comblant les zones où meurent les motifs : voici « Sous la carte d’amnésie », « les Distilleries idéales », enfin les « Conseils de survie pour le monde à l’envers ».

    Les « replis » résident dans la moire du sable transportant sous les mots micellaires les traces d’un chemin, du « Sahara de mon enfance » jusqu’à « quelle porte de l’Enfer » : « portes muettes désormais », « derrière les rideaux », s’élève « l’air un peu flou d’un lointain paysage » dont nous n’avons que peu d’indications topographiques, hormis « les plages de Wissant », « le port de Dunkerque » ainsi que la « rue Blanche ».

    Car la poète tisse fil à fil et mot à mot le lien métaphorique entre le blanc de l’oubli et l’origine, entre souvenir réel et souvenir rêvé. Du « serpent sinuant sur la croix d’émeraude », aux « longues jambes du pont », à la « tiède caverne », encore les « tendres rhododendrons », « boutons de nacre / comme des yeux sans vie », ce sont aussi nos souvenirs qui sont évoqués dans leur délicatesse comme dans leur première frayeur : qui n’a pas eu peur des majuscules du « Loup » ? Qui n’a pas rêvé des « Antipodes » ? Et nous replongeons intacts lecteurs et enfants dans le langage des choses muettes et des fleurs, ce « miraculeux bouquet de myosotis […] à l’abri du temps ».

    L’étoffe du poème se convertit alors en fragments d’histoire, transcendant l’ordre du quotidien :

    « Dans le sommeil je reprends

    libre

    mon cours de fleuve enfant ».

    L’auteure œuvre ici pour le terme d’un double trajet, celui de l’accès au souvenir, ce dernier étant sublimé par « la porte prohibée » qu’elle franchit à la suite d’un long parcours initiatique, et l’aboutissement, à l’issue duquel le lecteur s’en trouve lui-même transformé, puisqu’il est invité à opérer son propre retour :

    « En nageant jusqu’au bout de ton rêve

    tu parviens

    outre la porte des songes

    sous les algues flottantes du sommeil

    dans l’aurore de blancs coquillages ».

    Privilégiant la relation dynamique au mythe orphique, Marilyne Bertoncini renoue avec l’energeia antique en s’appuyant sur la force créatrice de l’expérience du rêve, qui rend possible le surgissement de la vérité. Savoir irrévélé jusque-là, qui établit avec minutie le rapport de l’homme au « jadis / j’ai vécu d’autres vies », comme à l’émerveillement premier de « l’Aube originelle ».

    Mais il y a une responsabilité à avoir quant à la nature hypnagogique du souvenir ; en effet il s’agit d’accueillir le mouvement même de son apparition avec la plus extrême vigilance, au risque de tout perdre :

    « Sois attentif alors à ne jamais fixer

    la lumière

    sinon l’ombre minuscule d’échardes de soleil

    lacèrerait la peau du monde ».

    Alors chacun, à commencer par la poète, peut choisir un sens à travers les volutes de la mémoire… C’est dire combien ce très beau recueil nous renvoie à une infinité de dialogues, comme au mystère de tous nos possibles.



    Sophie Brassart
    D.R. Sophie Brassart
    pour Terres de femmes







    Marilyne Bertoncini  Mémoire vive des replis




    MARILYNE  BERTONCINI


    Bertoncini
    Source




    ■ Marilyne Bertoncini
    sur Terres de femmes


    [En nageant jusqu’au bout de ton rêve] (extrait de Mémoire vive des replis)
    À l’ombre du mûrier (extrait de L’Anneau de Chillida)
    La Dernière Œuvre de Phidias (lecture d’AP)
    [Ici… Là] (extrait de La Dernière Œuvre de Phidias)
    Labyrinthe des nuits (lecture d’AP)
    La Noyée d’Onagawa (lecture d’AP)
    [Je l’imagine] (extrait de La Noyée d’Onagawa)
    Sable (extrait)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature])
    une fiche bio-bibliographique sur Marilyne Bertoncini
    → (sur Recours au poème)
    plusieurs pages sur Marilyne Bertoncini
    Minotaur/a, le blog de Marilyne Bertoncini
    → (sur le site de la revue Texture)
    une lecture de Mémoire vive des replis de Marilyne Bertoncini, par Philippe Leuckx





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  • Claude Margat | [La rumeur du grand arbre]

    « Poésies d’un jour

    choisies par Sylvie Fabre G.





    MARRONNIER_Foto
    Ph., G.AdC






    [LA RUMEUR DU GRAND ARBRE]



    La rumeur du grand arbre
    qui frémit dans tes mots
    ne sort pas de ta tête
    ni de ses paysages sans nom
    mais des livres que tu as lus
    et qui dansent sur l’ombre
    de présents disparus.




    Claude Margat, Matin de silence, L’Escampette éditions, Collection Poésie, 2011, page 19. Préface de Bernard Noël.






    [ICI]


    Ici
    en ne regardant rien que l’air
    on change aussi de ciel

    en changeant de ciel
    on change de vue

    en changeant de vue
    on change de pensée

    en changeant de pensée
    on change tout naturellement de vie




    Claude Margat, Matin de silence, L’Escampette éditions, Collection Poésie, 2011, page 34. Préface de Bernard Noël.






    Claude Margat  Matin de silence





    CLAUDE MARGAT

    Claude Margat portrait 3
    ©PHOTO KC Bordeaux
    Source





    ■ Claude Margat
    sur Terres de femmes

    Sylvie Fabre G. | Le rêveur d’espace [hommage à Claude Margat]




    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de France Culture)
    Claude Margat dans l’émission de Sophie Nauleau : Ça rime à quoi (16 septembre 2012)
    → (sur le site de la revue L’Actualité Nouvelle-Aquitaine)
    Claude Margat dans la voie du silence, par Jean-Luc Terradillos (+ un entretien biographique paru en 2004)





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  • Isabelle Lévesque, Le Fil de givre

    par Jean Marc Sourdillon

    Isabelle Lévesque, Le Fil de givre, éditions Al Manar,
    Collection Poésie, 2018. Peintures de Marie Alloy.



    Lecture de Jean Marc Sourdillon



    L’HYPOTHÈSE D’ISIS


    La mort avait-elle choisi, arrêtant d’un signe, les promesses fécondes ?



    Au commencement du geste d’écrire, il y a chez Isabelle Lévesque, on peut du moins le supposer pour ce livre, l’événement d’une perte ou d’une séparation. Quelque chose a été perdu, de primordial, quelque chose de nécessaire pour vivre… Sans doute quelqu’un, un père, un amour, mais aussi la parole qui allait avec, la parole née naturellement de la plénitude pour la soutenir, et qui a pour nom poésie.

    Tout est « loin » désormais, à distance.

    Voilà pourquoi écrire, qui est une manière de prolonger, fût-ce artificiellement, dans le présent ce qui a été perdu, est pour elle vitale :

    Elle écrit, c’est sa vie.

    Mais ce qui s’est perdu, avec la relation qui permettait de vivre, c’est précisément ce qu’il faudrait écrire : « le poème ». Le poème qui tenait ensemble, ou plutôt qui demeure la seule trace vivante de cela qui autrefois tenait ensemble ce qui injustement a été séparé.

    Portant haut les mots, tu lisais les poèmes.

    Tout se passe, dans l’écriture, comme si le poème au commencement avait explosé – soufflé par une déflagration – et qu’il était désormais derrière celle qui écrit, souffle coupé, comme s’il était devenu perpétuellement manquant.

    Du poème il ne reste que des bribes, du grand feu de la vie ensemble, ne restent que des braises. Nous ferons poème de bribes. Avec tout cela comment faire un présent ?

    D’abord, semble-t-il, en prenant acte de la dispersion inaugurale : Nouer les mots au feu de la dispersion.

    Oui, mais comment un tel geste, aussi paradoxal, aussi contradictoire, se manifeste-t-il concrètement dans l’écriture ? Par le recueil et la disposition des bribes restantes. On voit des mots, des signes jetés en vrac sur la page, sans liens, sans fils, sans syntaxe ni coordination, parfois même sans articles. Ce sont les simples pièces d’un puzzle sans l’image qui les rassemble. Ou la partition déchirée d’une chanson dont il ne reste que quelques mots sans la mélodie qui les portait sur le silence. Accord disloqué, poème brisé, dévoré par le silence.

    Souffle – à peine, léger.

    Conte, s’il vole.

    Fée change, baguette souple, coudrier,

    Trace où vit le soir, et l’alerte

    or et le jour,

    l’or trouvé

    dans les légendes.

    Un poème en pièces détachées. Voilà tout ce qu’on a. Les fragments dispersés d’un conte qu’il faudrait écrire. Mais manque ce qui permettrait de les mettre en ordre : la magie d’un commencement, la baguette qui fait surgir la source sous le silence ou le souffle qui soutient les mots au-dessus de lui, ce qu’on appelle tout simplement la parole. Pas d’intrigue ni de mélodie, pas d’unité ou de cohésion atteignables dans ce moment du temps. L’écriture serait la seule ressource, mais où trouver le commencement ? Là est la déchirure.

    La dispersion sera ce point de départ.

    Du poème dont on a perçu la grande forme englobante autrefois dans l’écoute, ne restent peut-être que des bribes. Mais ces bribes sont infiniment précieuses, braises d’instants autrefois vécus et surgissant dans le présent à la faveur des mots qui les nomment. Ou plutôt signalées par eux, désignées au loin par des sortes de notes, juste un mot ou deux comme on en griffonne à la hâte pour ne pas oublier, des sortes de pense-bêtes, d’indices sur quoi s’appuie la mémoire. Voilà pourquoi, au moyen des mots, il faut aller chercher une à une ces braises, les recueillir sinon les rassembler, les faire tenir dans un même moment, sur une même page même si manque le fil qui les tenait. C’est en quoi consiste le geste d’écrire. Une conquête sur le silence et l’oubli, une manière de « cogner » à coups de mots le temps qui toujours éloigne et décompose, grand pourvoyeur de vide.

    Voilà tout ce qu’on peut, voilà à quoi ressemble un poème d’Isabelle Lévesque dans ce livre. Un poème d’un ici et d’un présent empêchés. Séparés. Un poème sans le poème mais qui le suppose, c’est en quoi il est tout de même poème. Un poème qui se souvient de ce qu’a été la poésie et qui croit encore en elle, et tend éperdument vers elle sans pouvoir la trouver.

    C’est pourquoi, on le comprend, toute son écriture est un appel. Une façon de se tourner en l’appelant vers celui qui tenait en cercle le jour autour de lui et rendait possible le poème, sa totalité claire, son unité soutenant, illuminant la vie, faisant d’elle un feu continu et ordonné. Et ainsi, par ce geste, cet appel, ce qui se tente, difficilement mais non vainement, c’est de susciter à nouveau le poème qui donnait au jour sa perfection circulaire d’absolu, le soir tenant au matin sans passer par la fin.

    C’est dans l’appel, Isabelle Lévesque l’a bien compris, dans « l’invocation tutoyante »1, que se situe la possibilité d’un commencement. Si écrire est d’abord disposer les éléments recueillis dans un même silence, une même blancheur sur la page, comme le fait naturellement la glace, qui laisse le florilège, trace à peine, c’est surtout par l’adresse qu’on peut sortir de l’isolement et de la séparation. C’est en s’adressant à celui (ou celle) qui tenait en ordre le temps et lisait les poèmes. En lui disant « tu », en tentant de le rejoindre, de reconstituer avec lui le pronom « cousu au point de lune » de la communauté perdue que seul aimer peut inventer. Ce « nous » ouvert sans quoi il n’est pas de « je » ni de poème, ni même de vie continue à l’intérieur du temps puisque celui-ci travaille en sens contraire à la défaire.

    On retrouve là, peut-être quelque chose du grand chant courtois. Par l’adresse, par la parole, on s’avance vers celui qui toujours au loin appelle et sans cesse se dérobe. Mais qui par sa seule présence ou son souvenir indique une direction, fait de la distance une sorte de chemin, et permet ainsi que se recrée le fil qu’on a perdu, d’une histoire, d’un sens, d’une mélodie qui par son ordre rend la vie musicale, lumineuse, simplement vivable ou humaine. Sortie de l’inertie et du hasard.

    Le « tu » à qui l’on s’adresse, ou parce qu’on s’adresse à lui dans le poème, en même temps qu’il féconde à distance une parole, l’oriente, a le pouvoir de mettre en ordre, comme autrefois il le faisait, les éléments qu’on lui propose. Alors ta venue changeait l’ordre et nous, certains, cheminions.

    C’est ce qu’il veut : que celle qui écrit, par ses mots, fasse ressurgir un ordre, et au cœur de cet ordre une vie qui pourrait illuminer de l’intérieur comme un feu ou un baiser le présent qui s’est glacé. Il est celui qui montre l’exemple, qui enseigne à dire oui.

    Tu veux. Des poèmes.

    Je m’attèle. Tu souris. Alors possible.

    Je ferai, juré, les phrases ou les vers.

    Le poème, toute l’entreprise poétique devient alors une sorte de lettre qu’on écrit en dépit de la fin et de la séparation à l’être absent parce que même dans son absence, par les mots avec lesquels on s’adresse à lui, il peut se faire guide, suggérer lui-même ces mots et conduire vers le lieu du confluent des vies : J’entends les mots que tu hisses et les nuages rejoints se font torrents .

    Je voudrais formuler à propos de la poésie d’Isabelle Lévesque une hypothèse. On le sait, dans le célèbre mythe de l’Egypte antique, Osiris a été assassiné par Seth, son frère, jaloux de ses amours avec leur sœur commune, Isis, déesse du Nil et de la fécondité. Il a été non seulement assassiné mais aussi démembré et les morceaux de son corps ont été éparpillés dans le vaste paysage de la vallée du Nil. Isis par amour pour Osiris veut retrouver ces morceaux épars afin de pouvoir ensuite les rassembler, reconstruire et ranimer ce corps dépecé, littéralement lui rendre vie. L’écriture selon Isabelle Lévesque obéit, me semble-t-il, au même projet. Elle recueille elle aussi les morceaux du grand corps, du grand poème dispersé. Et, dans ce livre, elle est là, debout devant la tâche qui s’impose à elle. Et elle se pose la question d’Isis : comment faire pour que l’unité se refasse et que la vie revienne, circule à nouveau ?

    Face à la dispersion, sa réponse, on l’a vu, est dans la disposition et l’adresse. Il faut dans le cours des jours, entre soirs et matins, maintenir la relation, parler à cela qui gît en morceaux devant soi, présenter par la parole ces morceaux, les disposer sur la page en attendant le souffle improbable, générateur d’unité et de vie. Mais comment être sûr qu’il viendra ? L’adresse, la disposition, si elles permettent un commencement, ne suffisent pas pour donner l’accomplissement. C’est pourquoi d’autres réponses se suggèrent dans ce livre. Elles le sont parfois sous la forme d’une question comme si celui à qui elle s’adresse répondait par l’interrogative, esquivant l’affirmation et testant la capacité d’aimer ou d’espérer de celle qui écrit : crois-tu ? Crois-tu en la possibilité du poème ? En son pouvoir de redonner vie et forme à ce qui a été perdu et détruit ? La croyance ou la confiance est une réponse. Une autre est donnée, esquissée tout à la fin ; elle est dans une certaine façon d’utiliser la parole : la promesse. Il s’agirait, si l’on comprend bien, de s’appuyer sur les promesses autrefois fécondes, au temps où l’autre était là et lisait les poèmes, pour fonder dans l’aujourd’hui défait l’unité du poème et sa plénitude rêvée autour d’un avenir qui n’existe pas encore mais envisagé comme possible, mais projeté. Tout autant que son contenu, c’est la forme de la promesse, parole performative, l’acte de tenir effectivement parole, qui, parce qu’elle fait se relier le passé et l’avenir par-dessus le présent défaillant, permet d’instaurer une unité dans le temps, de littéralement tenir le temps et de substituer au fil de givre fragile et glacé le fil de vivre qui sous-tend de son chemin d’or toute poésie authentique et vivante.

    La dispersion est peut-être la condition du temps. On a pu l’appeler parfois « désastre », le désastre du sens surgissant au cœur même de l’écriture. La poésie, tout en étant lucide, consiste à ne pas se borner à le constater mais à chercher à le dépasser par tous les moyens que le langage et l’imagination mettent à notre disposition, à inventer des solutions à chaque fois singulières et nouvelles pour en sortir. Là, comme le montre ce livre courageux et exigeant, dans le refus de la résignation, est sans doute la fragile force de la parole poétique, là sa raison d’être et sa nécessité.

    Il se peut alors que, par une sorte de miracle, même si ce mot peut sembler étrange à celle qui écrit, un poème s’esquisse, fugitivement, évasivement, et que l’on soit d’un coup porté au bord des retrouvailles le long d’un fil incandescent.

    Ce que nous fûmes résonne.

    Image morcelée avant le soir.

    Braises et ricochets. Sur la mer,

    fragments dispersés du jour

    à la lumière des baisers.



    Jean Marc Sourdillon
    D.R. Texte Jean Marc Sourdillon



    1. La formule est de Jérôme Thélot dans La Poésie précaire (PUF, 1997)



    _________________________
    [Une version abrégée de ce texte a été publiée dans La Nouvelle Quinzaine Littéraire, n°1196, parue le 16 juin 2018]






    Isabelle Lévesque  Le Fil de givre






    ISABELLE  LÉVESQUE


    Isabelle Lévesque
    Source




    ■ Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes

    [Les feuilles envolées du peuplier] (extrait d’ En découdre)
    [Ouvre et lis entre les lignes] (poème extrait du Fil de givre)
    Le Fil de givre (lecture d’AP)
    C’est tout c’est blanc
    [Entends, c’est jour, la forme aimantée du point] (poème extrait de Ravin des Nuits que tout bouscule)
    Chemin des centaurées (lecture de Pierre Dhainaut)
    Chemin des centaurées (lecture d’AP)
    Mai | La Ronde (extrait de Chemin des centaurées)
    [Oh, ce désordre de disparaître !] (poème extrait de Nous le temps l’oubli)
    Nous le temps l’oubli (note de lecture d’AP)
    [Nous vaut la force courant le vent] (poème extrait de Va-tout)
    Ossature du silence (note de lecture d’AP)
    [Peine singulière] (poème extrait d’Un peu de ciel ou de matin)
    Ravin des Nuits que tout bouscule (note de lecture d’AP)
    [Les serments] (poème extrait de Le tue braccia saranno)
    Va-tout (note de lecture de Jean-Louis Giovannoni)
    Voltige ! (note de lecture d’AP)
    Isabelle Lévesque | Pierre Dhainaut, La Grande Année (lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Territoire
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait d’Isabelle Lévesque (+ un poème extrait de Va-tout)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Al Manar)
    la fiche de l’éditeur sur Le Fil de givre
    → (sur Paysages écrits n°30 – octobre 2018)
    une lecture du Fil de givre par Sanda Voïca
    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature])
    une fiche bio-bibliographique sur Isabelle Lévesque




    ■ Notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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