Étiquette : Collection Poésie


  • Fanny Gondran | [La vigie]




    [LA VIGIE]




    La vigie
    a longtemps été le grand tilleul
    de l’enfance
    c’est à son alentour
    qu’on croise l’horizon

    si le vent se lève
    une trame se tisse
    aux confins des chimères

    on s’y hasarde
    on devient peu à peu
    une sorte d’errante

    si on aiguise les pupilles
    dans l’air qui bouge
    l’éblouissement survient
    une image s’invente



    Fanny Gondran, Traverse, éditions La passe du vent, Collection Poésie, 2018, pp. 11-12. Dessins de Laurence Cathala.






    Fanny Gondran  Traverse






    FANNY GONDRAN



    Fanny Gondran





    ■ Fanny Gondran
    sur Terres de femmes

    Alger 60-62 (extrait du recueil Rivages du désordre)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions La passe du vent)
    la fiche de l’éditeur sur Traverse de Fanny Gondran
    → (sur le site des éditions La passe du vent)
    une notice bio-bibliographique sur Fanny Gondran





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  • Jean-Louis Reynier | [Chair et sang          terres à peuplement]



    [CHAIR ET SANG      TERRES À PEUPLEMENT]




    Chair et sang          terres à peuplement.


    Le monde prolonge les viscères
    oriente les touchers
    dénature la parole
    répartit l’effort-matière
    d’un seul mouvement
    lent va-et-vient des chairs répétitives.




    La coagulation réfléchit le mystère.


    Grande chair protocolaire
    habite d’entre les femmes
    matrice d’un tout séculier.




    Dans l’érosion totale il y a toujours un début
    une survivance.


    Vide qui renouvelle
    ce frottement de matière
    dénoue quelque part
    l’aplomb l’infranchissable.




    Les terres furent liquides en une seule fois.


    Chemins en sang
    les feux sondent l’horizon
    l’habitude dépossède les mains
    de leur histoire quotidienne
    un cri prémonitoire
    résiste au verbe seul.




    D’où vient ce chaos réversible ?


    Cherche forme
    souvenir d’un seul étant
    miscible dans la réalité.




    Traverse le cri d’un seul tenant.


    Proie collective
    enfantée dans les charniers
    endure et joint par le souffle
    les mâchoires universelles.




    Est-ce qu’il fait encore chair dans ce mystère ?


    Vestiges cérébraux divisent les proportions
    aucun cri ne résonne par la mort antérieure
    chairs mitoyennes corrompent l’abrupt minéral
    deux amants mimétiques étreignent
    le corps possible.




    Jean-Louis Reynier, « I. Cosmos », Chair & Sang, Librairie Éditions tituli, Collection Poésie, 2018, pp. 17-23.






    Jean-Louis Reynier  Chair & sang






    JEAN-LOUIS REYNIER


    Jean-Louis Reynier 3
    Source




    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur L’Autre Livre)
    une fiche technique sur Chair & sang
    → (sur Dailymotion)
    une lecture par Jean-Louis-Reynier d’un extrait de Chair & sang (II. Dyptique)



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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Nuno Júdice | Semiología



    SEMIOLOGÍA




    Digo: el amor. Hay palabras que parecen sólidas,
    al contrario de otras que se deshacen entre los dedos.
    Soledad. O también: miedo. Las palabras, podemos
    escogerlas, meterlas dentro del poema como
    si fuese una caja. Pero no esconderlas. Ellas
    quedan en el aire, invisibles, como si no necesitasen
    de los sonidos con los que las decimos.

    Ahora, el efecto de las palabras. Su rotación
    en la cabeza, y por las arterias, hasta el centro:
    el corazón. Otra palabra con que se dice: el
    amor. Pero no hablo de sinónimos; además,
    hay palabras que esconden lo contrario de lo que
    quieren decir, y solo las conoce quien ama, si
    la vida no lo llevó por caminos confusos.

    Te amo. También podría decir: la soledad
    con que te amo, o el miedo a amarte. A partir
    de una palabra todo se puede hacer, en una página,
    cuando lo que está en ella es un poema. Mientras,
    esas palabras me conducen a ti, esto es,
    te hacen vivir por dentro de ellas. Por eso
    todo se confunde: el amor, la soledad, el miedo,

    y hasta la vida, que también es una palabra.



    Nuno Júdice, o movimento do mundo, Quetzal Editores, 1996.






    SÉMIOLOGIE




    Je dis : l’amour. Certains mots semblent solides,
    lorsque d’autres sont friables entre les doigts.
    Solitude. Ou encore : peur. On peut choisir ses mots,
    les faire entrer dans les poèmes comme
    dans une boîte. Mais pas les cacher. Ils
    restent dans l’air, invisibles, comme s’ils passaient
    des sons avec lesquels nous les prononçons.

    Voyons maintenant leur effet. Comment les mots
    tournent dans la tête, les artères, jusqu’au centre
    le cœur. Cet autre mot par lequel on dit : l’amour.
    Mais laissons les synonymes ; du reste,
    certains mots masquent le contraire de ce qu’ils
    signifient, et seul l’amant les connaît, si la vie
    ne l’a pas égaré sur des chemins qui ne mènent nulle part.

    Je t’aime. Je pourrai aussi bien dire : la solitude
    avec laquelle je t’aime, ou la peur de t’aimer. En partant
    d’un seul mot tout devient possible sur une page,
    lorsqu’il s’avère qu’elle porte un poème. Pourtant,
    c’est à toi que ces mots me conduisent, car
    ils te font vivre en eux. C’est pourquoi
    tout se confond : l’amour et la solitude et la peur,

    et la vie même, qui elle aussi est un mot.



    Nuno Júdice, Le Nom de l’amour, anthologie (1975-2015) composée par Manuela Júdice [Tu, a quem chamo amor, Ediciones Hiperión, 2008], La Nouvelle Escampette éditions, Collection Poésie, 2018, page 17. Traduction du portugais par Max de Carvalho.






    Nuno Judice  Le Nom de l'amour





    NUNO JÚDICE


    Nuno_judice1
    Source




    ■ Nuno Júdice
    sur Terres de femmes

    Désir (poème extrait de Geometria Variável)
    Lisboaxaca (poème extrait de Guia de Conceitos Básicos)
    Deus (poème extrait de Meditação sobre Ruínas)
    Un thé dans la véranda (poème extrait de Naviguer à vue)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur BiblioMonde)
    une notice bio-bibliographique sur Nuno Júdice
    → (sur La Pierre et le Sel)
    une page sur Nuno Júdice
    → (sur lepetitjournal.com)
    un portrait de Nuno Júdice
    → (sur le site de la Fondation Calouste Gulbenkian)
    une bio-bibliographie (en portugais) de Nuno Júdice
    → (sur Lyrikline)
    plusieurs poèmes de Nuno Júdice dits par l’auteur
    → (sur Recours au Poème)
    cinq poèmes de Nuno Júdice traduits du portugais par Béatrice Bonneville et Yves Humann



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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Dominique Quélen | [Un air tombe du ciel]



    [UN AIR TOMBE DU CIEL]



    Un air tombe du ciel. L’air qui sombre s’élève. Et ce poème est chargé d’élever de la terre des nuées d’eau qui nous visent. Il fait ça. Rien à craindre. Si on l’achevait d’un orage de viande et d’os ? Ici ? Soudain quelqu’un vif comme l’éclair irait de nous au poème à force de quoi ? À force d’aller rentrer ce dont ne doit rentrer qu’une ombre. À peine une force zéro pour nous. Rien. Un éclair moisi. Rien. Un crapaud soudain sur la route et rien. Un orage. Un truc dont l’œil va craindre qu’il soit fait juste pour nous voir. Des nuées d’oiseaux ou de ça. On a chargé notre mule ! Et voici un sombre crétin ! Ciel ! En suis-je un ?



    Dominique Quélen, Revers, Éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion dirigée par Yves di Manno, 2018, page 64.






    Dominique Quelen






    DOMINIQUE QUÉLEN


    Dominique Quélen
    Source



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site des éditions Flammarion)
    la fiche de l’éditeur sur Revers
    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature])
    une fiche bio-bibliographique sur Dominique Quélen




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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Bernard Chambaz | Ressac



    RESSAC




    I

    Image de neige
    sous de sombres et splendides marronniers
    vent de force 3
    classicisme
    Crier :
    Tout est trop tard


    II

    L’incohérence
    le tour de France à bicyclette
    le rire l’effroi l’azur Raymond Queneau


    III

    Ostie Verkhoiansk Tombouctou
    Nous sommes là :
    Comme une grue (jaune) remonte
    Des ossements de lune
    Enfouis plus dessous que la mer


    IV

    Dehors on entendait le couchant
    je t’aime
    hasard naufrage &
    le plus grand poème par-dessus bord
    jeté





    Bernard Chambaz, « Rumeur », & le plus grand poème par-dessus bord jeté, Seghers éd., Collection Poésie dirigée par Mathieu Bénézet et Bernard Delvaille, 1983, pp. 60-61, in Yves di Manno & Isabelle Garron, Un nouveau monde, Poésies en France. 1960-2010, Un passage anthologique, Éditions Flammarion, Collection Mille & une pages, 2017, pp. 897-898.






    Chambaz 2




    BERNARD  CHAMBAZ


    Bernard-chambaz





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Encres vagabondes)
    un entretien avec Bernard Chambaz (propos recueillis par Brigitte Aubonnet, mai 2015)





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  • Denise Desautels, D’où surgit parfois un bras d’horizon

    par Angèle Paoli

    Denise Desautels, D’où surgit parfois un bras d’horizon,
    Inventaires 2012-2016,
    Éditions du Noroît, Collection Poésie, 2017.



    Lecture d’ Angèle Paoli



    « DIS OUI NOMBREUSE À VOIX VIOLENTE »



    Je regarde ce livre, je le déplace d’un lieu à un autre, je le déplace au gré des heures. Il m’accompagne et pourtant il m’effraie. Je sais que tôt ou tard, je vais m’immerger dans les pages et peut-être m’y noyer. À l’image de cette nageuse qui, sur la première de couverture, lutte désespérément. Contre la vague submergeante. Ce que je vois me happe, je m’en détourne, de peur de. Une femme se noie, une moitié du visage dans l’eau, l’autre encore hors de l’eau. Pour combien de temps ? Son œil dilaté sectionné par la vague dit l’effroi. De même sa bouche grande ouverte sur le cri. Des bulles d’eau remontent des profondeurs, qui asphyxient la nageuse. L’eau verte l’aspire. Pourtant elle lutte. Son bras droit tente l’effort ultime. La survie. Une larme s’échappe qui tombe rejoindre les bulles. Elle pleure. Loin derrière elle, une esquisse d’horizon. Devenu inaccessible. Ce qui surprend, c’est la cigarette qui pend des lèvres, hors de la bouche. La dernière bouffée du condamné avant sa disparition finale ? Peut-être.

    L’illustration de couverture est empruntée à une toile de Dana Schutz : Swimming, Smoking, Crying (2009). Titre du recueil : D’où surgit parfois un bras d’horizon. Celui-ci est signé Denise Desautels.

    Je lis et je relis. Je passe d’un « inventaire » à l’autre — il y en a quatre en tout —. J’avance dans un univers où domine le noir. La nuit. La mort. La mort de la nageuse peinte par Dana Schutz, mais aussi celle pour qui ont été écrits, en hommage à la poète Anne Hébert, les poèmes d’« Inventaire I », rassemblés sous l’intitulé : « Une petite morte s’est couchée en travers de la porte. » « Obsédante petite morte qui se joue des pronoms. » Une manière sans doute pour Denise Desautels de se mettre à l’écoute du drame intime de l’autre, de partager la terreur qui en émane et qui renvoie à d’autres terreurs, personnelles celles-là. S’il y a une douleur que toutes les femmes peuvent comprendre et s’approprier, c’est bien celle de la perte d’un enfant. « À chacune sa petite morte rebelle », écrit Denise Desautels. Ou encore : « À chacune — vue de face — la terreur de toutes… ».

    Des drames intimes de chacune aux douleurs de toutes. Du particulier à l’universel. De l’individuel à l’« humain ». Vertige abyssal. Qui porte avec lui, dans son flot incontrôlable, ce « fracas » permanent que le mot « fait dans la tête ». Ce lot de questionnements insolubles qu’il convoie et charrie, avec les mêmes heurts, les mêmes incompréhensions. Avec cette interrogation personnelle lancinante :

    « Au seuil de soi où est-ce. Où est-on.

    Où bouge l’autre. Et jusqu’où. »

    Denise Desautels est de ces femmes qui vibrent à l’unisson de toutes les autres femmes, dans la même colère, dans le même effroi, dans la même souffrance. Dans le même parti pris féminin.

    « À chacune tous les continents

    une infinitive colère se hisse.

    S’ouvre.

    Où désobéir.

    Où partir.

    Sans mort à nos trousses. »

    Écrire, pour crier ce qui meurtrit. Ce qui enrage. Lutter contre « l’effroi de la vie » qui submerge, de la vie qui anéantit.

    Les « Inventaires » sont au nombre de quatre. Quatre inventaires, amples, diversifiés, numérotés et encadrés par deux dates : février/octobre. Deux mois butoirs, rédigés, en italiques, à la manière d’un journal. Il y a bien aussi (en sous-partie d’« Inventaires IV ») des « Inventaires des odeurs », isolés, avec leur crescendo de tragédies, nombre de morts et dates.

    En février 2012, la poète cherche l’élan. La force de se régénérer quand le manque obsède. Celui-là même qui catalyse tous les manques. Et draine toutes les absences. Tenace, le manque originel. Qui fouaille jusqu’à l’os. Quelque chose de l’enfance meurtrie refait surface « surdité et sauvagerie maternelles. »

    « Il aurait fallu […] Que se liguent tôt sur la paroi du maigre muscle de famille espoir pensée élan et langue. Que j’acquière tôt l’habitude d’être vivante. »

    Comment trouver le désir lorsqu’il faut continûment chaque matin, jour après jour, « aborder la douleur » ? La nécessaire plongée dans le gouffre côtoie l’appel au secours :

    « Viens, accompagne-moi, sauve-moi. »

    Face à l’obsédant déchirement engendré par le chaos perpétuel, et malgré les efforts entrepris pour s’en dégager, « le poème pleure ». Et « les mots ne prennent plus ». De ce terrible constat, il s’ensuit cet appel :

    « Vois vacillants mes mots par l’excès graves tordus cassés vaincus. »

    Et cet aveu :

    « Une nouvelle mort dépossède ma langue. »

    En octobre 2013, « l’inconsolable insomniaque » continue de ne voir que la nuit. Comment faire pour « [é]chapper au ressassement de l’obscur » ? s’interroge la poète. Comment supporter et affronter « l’immense pourquoi » ? La réponse émerge dans les mots de Louise Dupré, une réponse encourageante, consolatrice, qui dit la confiance :

    « Il y a longtemps que tu penses noir, que tu vois noir, que tu parles noir en plein soleil. La nature humaine est incurable, tu le sais depuis longtemps, tu es nombreuse en ta solitude, ce n’est pas une consolation, tout au plus un constat. Tu n’as pas fini de compter les chaises vides autour de toi et tu les observes du coin de l’œil en jurant que tu ne t’y assoiras pas. C’est debout que tu veux t’habiter, debout parmi les vivants. »

    C’est sur ces mots parégoriques, apaisants que se clôt le recueil de Denise Desautels.

    La traversée poétique du recueil se fait sur quatre années (2012-2016) et sur plusieurs épisodes. Chacun de ces « inventaires » est explicité par un sous-titre qui en donne la coloration spécifique : « la mémoire/l’oubli » ; « la résistance/la colère » ; « le désir /la douleur » ; « la vie/le vieillissement/l’apocalypse /l’art ».

    Nombreux sont les indices textuels du paratexte qui disent la violence qui malmène l’âme en perdition, et qui la conduisent vers la nuit. Ainsi des nombreuses citations, exergues (mais pas seulement), qui ponctuent les poèmes. Ils constituent à eux seuls des textes à part entière. Ils sont autant de jalons, d’appuis, de repères que Denise Desautels arrime, au fur et à mesure, tout au long de son cheminement poétique. On y croise nombre de poètes québécois, connus, mais bien d’autres poètes encore, venus d’ailleurs, Anise Koltz, Alejandra Pizarnik, Emily Dickinson, Tita Reut, Christa Wolf, Yves Bonnefoy, Rainer Maria Rilke, Fernando Pessoa… Pour n’en citer que quelques-uns. Mais les thématiques qui les réunissent dans la toile tissée par la poète, sont les mêmes. Elles reprennent en écho ce qu’énonce ou que dénonce Denise Desautels. Ainsi des textes en prose de « Pour dire nous voici » — Inventaire II, la résistance, la colère — : l’exergue emprunté à Nicole Brossard donne le ton :

    « À quoi ressemble une colère amplifiée de pluriel féminin ? »

    Et Denise Desautels de reprendre à la suite : « Dis oui nombreuse à voix violente » ou encore : « Nous seins nus pour dire non pour dire nous voici. »

    Et de clore par ces mots exaltés qui disent la révolte et l’unisson dans la révolte :

    « Nous toi tes camarades dans le même cœur menacé avec nos corps nos morts nos désordres distincts. Nous en spirale planétaires pour penser nid d’espérance. Le poids réel de notre cœur menacé ajusté à la haute résonance des livres. »

    La douleur qui habite la poète est polymorphe. Inassouvissable, elle se nourrit de sa propre monstrueuse « humanité ».

    « Ça flirte parfois avec l’insensé. Ai déjà moi-même soulevé carnage levé main poing poignard. Aurais pu aller loin loin. Grâce à cette panoplie de monstres en moi — qui fouillent partout jusqu’à la pointe des os. Émeute, mugissement. Solidaire par tous mes pores.
    C’est fou à lier ou rien du tout ou simplement humaine —
    Le suis-je encore. Avec ou sans camisole. »

    Polymorphe également, l’écriture pour dire cette douleur, pour la traquer et la cerner. Une écriture au vitriol. Pour dénoncer les vies saccagées, les os dépecés. Dense serrée, nourrie de la douleur multiple d’autrui, artistes surtout, poètes, et femmes, l’écriture de Denise Desautels est un cri. Tantôt saccadé, heurté, brisé ; tantôt fluent comme l’eau qui enserre le naufrage. Le cri est partout. Que domine d’emblée celui de Munch, entraînant à sa suite bien d’autres cris. Ceux de l’artiste belge Berlinde de B[ruyckere] et ces « arbres-corps tombés blessés pansés » ou encore ce « tas de chair » de la voix de Geneviève Blais, « ces sons de gorge mal accordée/ de gorge éraillée un bruit d’animal à l’abattoir ». Œuvres majeures avec lesquelles Denise Desautels a établi un lien indéfectible. Un apparentement :

    « On transmigre. On se rapproche du fond. C’est vacarme en nous filles et mères humaines face à l’autre océan. Doigts bras grilles — appelant on dirait. Plateforme de caresses soudain mobilisées. En attente. D’être sauvées. Ta voix cogne. Toi. Moi. Nos complots d’éclopées. Un long mur de ronces penche. Avant même notre première rencontre. La forêt ne tient plus — qui la réparera. »

    Pourtant, çà et là, parmi les décombres et l’encagement, surgissent une lueur, un éclair de tendresse.

    Ainsi, dans ces quelques vers extraits du dernier poème dédié à Hélène Monette :

    « pourtant nous veille

    rêve

    dis viens poème

    petite paix »

    Et puis, ces vers clairsemés, sans pareil, de la « faiseuse de poèmes » :

    « Il neige inconditionnellement. »

    « Vivre. Irrésistiblement vaste. »

    « Nous ne sommes pas celles que nous sommes. »

    « Je perds un monde chaque jour. »

    Et tant d’autres vers à méditer en silence, dans le silence, soulevés par la voix puissante de Denise Desautels.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Denise Desautels  D'où surgit parfois un bras d'horizon





    DENISE DESAUTELS


    Denise-desautels
    Ph. Rémy Boily
    Source





    ■ Denise Desautels
    sur Terres de femmes

    Pour dire nous voici (extrait de D’où surgit parfois un bras d’horizon)
    [ça dit grand] (poème extrait de L’Angle noir de la joie)
    La dernière rivière (autre poème extrait de L’Angle noir de la joie)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de Dimedia)
    une fiche sur D’où surgit parfois un bras d’horizon
    → (sur Recours au Poème)
    Denise Desautels : La Dame en noir de la poésie québécoise, par Marilyne Bertoncini
    → (sur le site de la Mél [Maison des écrivains et de la littérature])
    une fiche bio-bibliographique sur Denise Desautels
    → (sur Mediapart)
    « Denise Desautels ou la résistance à l’écriture », par Pascal Maillard





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  • Denise Desautels | Pour dire nous voici



    POUR DIRE NOUS VOICI
    (extrait)




    Avant. Mais tout est si récent. Avais-je déjà fait un voyage. M’étais-je déjà vue avant. Avais-je même déjà pensé maison. Autre chose que « mes murs à perpétuité ». Mon genre ma place ma joue tendue sur le miroir. Fresque officielle. Jamais complète ni future et nul pont probable. Qui étais-je — de quel amour. L’une parmi tant taboues que rien ne soigne. Dans grande famine qui broie. Maintenue à la cheville de son sexe. Et loin l’immensité du territoire.





    Depuis — un autel mon nom d’effroi et un volcan. Ça a poussé. Quelque chose s’est fait en mon absence. Arrivée lente à l’aveugle autobiographie de mon espèce. Je commence tard à mourir à chaque aube. Me relève tard mais rude résiste revis veux me battre. Jusqu’aux étoiles. Dis oui nombreuse à voix violente.





    Je commence tard à hurler à chaque aube.

    À « notre moi désaxé ». À nous. Nous sauve « ma force fracassée / ma force noire. » Fenêtre d’âme offerte sans faste. Nous « corrige notre vie ». Nous — claire conscience colère de femmes — « n’irons plus mourir de langueur mon amour / à des mille de distances dans nos rêves bourrasques / des filets de sang dans la soif craquelée de nos lèvres ». Nous souches errantes volontaires avançons. Nous seins nus pour dire non pour dire nous voici.





    Où commencer. Car toujours cœur d’os d’armes d’émois s’emballe. Vitriol à nerf vif de nos peurs. Avançons manœuvrons catalogues d’infos chagrins de première heure. Poitrines d’abus. Jusqu’au parti pris. Ni le monde ni le sans espoir de nous du monde ne nous reconnaissent.

    Nous ne sommes pas celles que nous sommes.





    Or tout (re)commence à mon soudain cri. Je suis espèce deuillante indignée. J’envisage chaque jour prochain en nuit. Chancelante résiste. Mon poing sur des sons drus d’encre. Mon poing retient alarme et plaie respire planète et nostalgie future. Me voici plurielle. Nous. En force qui soulève ce qui s’effondre. Qu’on arrache. Qui revient s’afficher aux murs d’angle de passage des villes — espoir aux phrases mobiles. Vieille colère rose feu qui nous a fait nous dresser. À cet ébranlement de la configuration antique des espèces humaines. Ombre unanime. Les rubans hurlants de Jenny Holzer s’y enfouissent encore. S’ouvrent encore somptueusement l’esprit le lieu — océan de marbre d’un pavillon des Giardini.





    « car le mystère est cécité
    et projection d’antennes vers une seconde lueur »
    MICHELINE SAINTE-MARIE





    Denise Desautels, « Inventaire II, Pour dire nous voici », in D’où surgit parfois un bras d’horizon, Inventaires 2012-2016, Éditions du Noroît, Collection Poésie, 2017, pp. 59-61.







    Denise Desautels  D'où surgit parfois un bras d'horizon





    DENISE DESAUTELS


    Denise-desautels
    Ph. Rémy Boily
    Source





    ■ Denise Desautels
    sur Terres de femmes

    D’où surgit parfois un bras d’horizon (lecture d’AP)
    [ça dit grand] (poème extrait de L’Angle noir de la joie)
    La dernière rivière (autre poème extrait de L’Angle noir de la joie)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de Dimedia)
    une fiche sur D’où surgit parfois un bras d’horizon
    → (sur le site de la Mél [Maison des écrivains et de la littérature])
    une fiche bio-bibliographique sur Denise Desautels
    → (sur Mediapart)
    « Denise Desautels ou la résistance à l’écriture », par Pascal Maillard





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  • Armen Lubin | Feux contre feux


    FEUX CONTRE FEUX



    Deux surfaces, mêmes dimensions :
    Mon front et le ciel étoilé.
    Deux surfaces, feux contre feux.

    Gâchis contre gâchis mais exaltés
    Par la fusion des nuits à hautes cimes,
    Mais chute aussi qui me corrige,
    L’écart rétabli, fini le prestige.

    Comme on est malhabile, convalescent,
    Rejeté ainsi, hors de l’élément !

    Froidement vidé je me sentis
    Quand retomba ma dépouille,
    Poches retournées je me sentis.

    Par la fusée et la fusion lointaines,
    Dans les hauteurs où tout est urgent,
    J’ai vu le ciel, il livrait le domaine.

    J’ai vu le point nul du sacre :
    Absorption, déchirement, simulacre
    De tout ce qu’ici-bas
    Nous ne pouvons pas posséder,
    Ici-bas et en ces lieux
    Où fuse l’amour : feux contre feux.

    Gâchis contre gâchis mais exaltés
    Jusqu’à la plus haute source des larmes,
    Mais chute aussi qui me corrige,
    L’écart rétabli, fini le prestige.

    Comme on est vain, presque mort,
    Poches retournées, dedans dehors.



    Armen Lubin, « Feux contre feux », Les Hautes Terrasses, Gallimard, 1957, in Le Passager clandestin, Sainte patience, Les Hautes Terrasses, Éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard n° 404, 2005, pp. 205-206. Préface de Jacques Réda.






    Armen Lubin





    ARMEN LUBIN


    Armen Lubin 3





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur Le Passager clandestin – Sainte patience – Les Hautes Terrasses
    → (sur le site de la revue Les Hommes sans épaules)
    une notice bio-bibliographique sur Armen Lubin





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  • Auxeméry | tes haillons, bonhomme…


    TES HAILLONS, BONHOMME…



    tes haillons, bonhomme

    ton chant de gorge, ton étouffoir

    pendant que les grains naissent

    là-bas, où le ciel mûrit ses hivers

    que les averses giclent sur les plaines

    où les troupeaux paissent les graminées —

    tes vêtements de sable & d’argile friable, toi

    tes sandales harassées, tes poches creuses

    & ta faiblesse, demeurer — quand le ciel se fige,

    quand ton ennui brasse ses nostalgies

    que tu voyages encore à la rame de guingois

    & et que les vents nés d’ailleurs s’en viennent trépasser

    au coin de ton bureau d’idéologue du train-train de scribouillage

    voyons,

    les bêtes lentes plaquent leurs bouses avec plus d’à-propos

    les ruminants défèquent entre les herbes des semences plus pertinentes

    monseigneur le rapace déchire mieux les entrailles des antilopes

    son compère le lion rote plus heureusement sa ripaille de boyaux

    on rêve d’oripeaux trop nobles sur ce coin de table, on est gris de vins frelatés
    on empeste du gosier, on se drape de frusques au rabais

    frappe

    ta monnaie de main moins lâche, s’il te plaît, coche ta flèche au mitan de la cible
    où un tantinet de sang viendra perler autrement que pour la séduction des goules

    un soupçon de cruauté vraie, mon cher

    au diable ces striges, ces effraies de carnaval

    tu es le masque, toi — patient cadavre, œil ouvert sur le mur clos

    là derrière, la monnaie sonne clair, le sang rissole à plaisir, les babines chuintent

    & là-bas oui, les pluies encore, espèces de déluges longs, avec les animaux
    tout à leur industrie                                    avec ces meurtres & ces digestions

    imite ce festin, falsifie & tu deviendras vrai



    Auxeméry, Lignes de failles in Failles/traces, Éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion, 2017, pp. 92-93.






    Auxeméry  Failles






    AUXEMÉRY


    Auxemery
    Ph.© Corneloup
    Source




    ■ Jean-Paul Auxeméry
    sur Terres de femmes

    la mort des êtres…
    petits animaux



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Flammarion)
    plusieurs pages de Failles/traces [PDF]





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  • « Chanson d’hiver », poésie irlandaise (Xe siècle)


    CHANSON D’HIVER
    (Xe siècle)




    I
    Froid sur nous, froid sur tout,
    froid sur la vaste plaine de Lurga ;
    plus haute que les montagnes, la neige ;
    plus d’herbe, plus rien pour les daims.

    II
    Froid jusqu’à la fin du monde,
    sur tous, partout, la tempête et ses hordes :
    à chaque sillon du versant, sa rivière ;
    à chaque gué, son étang, son trop-plein.

    III
    À chaque lac, sa haute-mer, ses marées ;
    à chaque étang son lac, son lac, son trop-plein ;
    les chevaux ne passent plus le gué de Ross,
    et encore moins les hommes à pied.

    IV
    Les poissons d’Irlande errent de ci de là,
    sur chaque grève les vagues, leur obstination ;
    sur la terre, où sont les demeures humaines ?
    Les cloches se sont tues, la grue bavarde encore.

    V
    Dans leur tanière, ni repos ni sommeil
    pour les loups du bois profond de Cúan ;
    roitelet, petit oiseau des pentes de Lon,
    seul le froid dans ton nid, nul abri, seul l’effroi.

    VI
    Du vent les haches, les dagues, la froide glace,
    pauvres oiseaux en déroute, leur cœur tremble ;
    merle, oiseau du bois de Cúan, que cherches-tu ?
    Le vent, c’est le monde ; pas d’abri, nul répit.

    VIII
    Très vieil aigle de Gleann Ruadh,
    tu voles contre le vent amer,
    la glace dans ton bec, noir désespoir,
    les ailes dans la glace, grande fatigue.

    VIX
    (…)
    Et c’est pourquoi je crie :
    froid sur tout, froid sur nous.



    Moi, faucon sur la falaise, Poésie irlandaise ancienne, Translation Jean-Yves Bériou, La Nouvelle Escampette éditions, Collection Poésie, 2017, pp. 70-71.






    Moi  faucon sous la falaise




    __________________________
    Note de l’éditeur : « Jean-Yves Bériou, poète que son œuvre rattache au Surréalisme, arpente le Connemara depuis près de quarante ans. Dans la poésie ancienne de l’Irlande, il a découvert une puissance imaginaire et une énergie vitale fascinantes. Il nous offre ici une translation originale de ces textes magnifiques (VIe-XIIe siècles), dont les auteurs anonymes semblent être la mer, le vent, les rapaces, les matins radieux, la main sans miséricorde du temps. »



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