Étiquette : Collection Poésie


  • Galway Kinnell | Vente aux enchères


    THE AUCTION



    My wife lies in another dream.
    The quilt covers her like a hill
    of neat farms, or map of the township
    that is in heaven, each field and pasture
    its own color and sufficiency,
    every farm signed in thread
    by a bee-angel of those afternoons,
    the tracks of her inner wandering.
    In this bed spooled out of rock maple plucked
    from the slopes above the farm, saints
    have lain side by side, grinding their
    teeth square through the winter nights,
    or tangled together, the swollen
    flesh finding among the gigantic
    sleep-rags the wet vestibule, jetting
    milky spurts into the vessel
    as secret as that amethyst glass
    glimpsed once overlaid with dust
    in the corner of an attic.



    Galway Kinnell, “The Auction”, I, When One Has Lived a Long Time Alone, Alfred A. Knopf Inc., New York, NY 10019, 1990, p. 12.






    Galway Kinnell  When One Has Lived a Long Time Alone







    VENTE AUX ENCHÈRES



    Ma femme se repose dans un autre rêve.
    L’édredon la recouvre, forme une colline
    aux fermes proprettes, évoque la carte d’un village
    au paradis : chaque champ, chaque pâturage,
    est doté de couleurs et de ressources siennes,
    chaque ferme signée du fil d’une tisseuse —
    ange-abeille de ces après-midi-là —
    suit le tracé de ses déambulations intérieures.
    Sur ce lit, fruit d’un érable à sucre abattu
    sur les pentes en amont de la ferme, des saints
    se sont allongés côte à côte, serrant très fort
    les dents pendant les nuits d’hiver,
    ou enchevêtrés l’un dans l’autre, la chair
    tumescente se frayant un chemin parmi d’infinis
    lambeaux de sommeil jusqu’au vestibule humide,
    faisant jaillir sa giclée lactée dans un vaisseau
    aussi mystérieux que ce verre améthyste
    aperçu un jour, tout recouvert de poussière,
    dans le coin d’un grenier.



    Galway Kinnell, Quand on a longtemps vécu seul, La Nouvelle Escampette éditions, Collection Poésie, 2017, page 27. Traduit de l’américain par Pascale Drouet.






    Galway Kinnel  Quand on a longtemps vécu seul






    GALWAY KINNELL


    Galway kinnell 2
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    le site Galway Kinnell
    → (sur le site Poetry Foundation)
    une notice bio-bibliographique (en anglais) sur Galway Kinnell
    → (sur poets.org)
    une notice bio-bibliographique (en anglais) sur Galway Kinnell





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  • Jean-Pierre Siméon | [Chaque pli du matin]


    [CHAQUE PLI DU MATIN]



    Chaque pli du matin
    chaque froissement du réveil
    c’est cela
    parfums sous la mort même
    qui nous retient
    ce fragile gréement de l’air
    qui fait passer les corps
    sur l’autre bord de la folie
    où l’on s’efface
    où peut-être bien l’on s’efface tout à fait
    pour n’être l’un à l’autre
    qu’une mer lointaine
    et sa rumeur

    rumeur jalouse
    dont le poème dit l’essor
    amour contraire
    à tout ce qui se répand
    sans être

    et la rumeur encore est le poème



    Jean-Pierre Siméon, « Éveil », Fresque peinte sur un mur obscur, Cheyne éditeur, 2002, in Lettre à la femme aimée au sujet de la mort et autres poèmes, Éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard, 2017, page 93. Préface de Jean-Marie Barnaud.






    Jean-Pierre Siméon  Lettre à la femme aimée et autres poèmes





    JEAN-PIERRE SIMÉON


    Jean-Pierre Siméon
    Source




    ■ Jean-Pierre Siméon
    sur Terres de femmes


    On voudrait tenir le feu entre ses dents (autre poème extrait de Fresque peinte sur un mur obscur)
    [Tandis que j’écris ce poème tu dors] (poème extrait de Lettre à la femme aimée au sujet de la mort)
    Retour du refoulé poétique (nrf n° 641)




    ■ Voir aussi ▼


    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Jean-Pierre Siméon





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  • Pierre Voélin | [Être dans le pas des chevaux] [To Follow The Horses’ Hoof Steps]


    [ÊTRE DANS LE PAS DES CHEVAUX]



    Être dans le pas des chevaux
    et leurs crinières blanchies par le froid
    et leurs pas plus lents sur les prés mouillés

    ou le longe des lisières immobiles
    avec le loir ou le soleil chauve

    à naître
    à disparaître
    dans la courbe des étoiles ocellées
    Père de toute fin et des commencements

    à l’abri d’une clairière là-bas
    avec les colchiques et l’herbe rase
    dans le tintement grêle des sonnailles
    au plus lointain de la mémoire des feuilles



    Pierre Voélin, « Dans la langue des fougères » in La Lumière et d’autres pas, La Dogana, Collection « Poésie », Genève, 1997, page 58.







    Voelin_lumiere








    [TO FOLLOW THE HORSES’ HOOF STEPS]



    To follow the horses’ hoof steps
    and their manes whitened by the cold
    and their slower gait over the wet meadows

    or along the motionless edges of woods
    with the dormouse or the bald sun

    to be born
    to vanish
    in the curve of the eyelike stars
    Father of every end and all beginnings

    in the shelter of a clearing down there
    with the autumn crocuses and the mowed grass
    in the shrill jingling of the bells
    in the remote reaches of the memory of leaves



    Pierre Voélin, “In the Language of Ferns”, Light and Other Footsteps/La Lumière et d’autres pas, in To each unfolding leaf, Selected poems: 1976-2015, The Bitter Oleander Press, New York, 2017, page 181. Translated from the French by John Taylor.







    Pierre Voélin  To Each Unfolding Leaf






    _______________________
    Le 13 novembre 2017, à Lausanne, la Fondation Pierrette Micheloud remettra son Grand Prix de Poésie 2017 à Pierre Voélin, pour l’ensemble de son œuvre.






    PIERRE VOÉLIN


    Voelin-nb
    Ph. © ladogana.ch
    Source





    ■ Pierre Voélin
    sur Terres de femmes

    Le nom des pluies (extrait de Sur la mort brève)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de la Fondation Rilke)
    une notice bio-bibliographique sur Pierre Voélin
    → (sur empreintes.ch)
    une fiche de Nathalie Riera sur To each unfolding leaf, Selected poems: 1976-2015 [PDF]
    → (sur le site de la Radio Télévision Suisse francophone)
    Pierre Voélin : « Des Voix dans l’autre langue » (Entre les lignes, 7 août 2016)





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  • Josette Ségura | [Dans toute combe]


    [DANS TOUTE COMBE]



    Dans toute combe,
    ce sentiment de traverser un petit pays,
    comme si la rivière avait creusé pour protéger,
    on y reçoit presque des confidences,
    les prés, les arbres, les champs étroits font monter leur

    voix, leur silence,
    sur le chemin de Carlucet, de Gavaudun
    constellé de cardamines.




    De part et d’autre de la route, les ombellifères
    au pied des frênes ruisselants de lumière,
    leurs premières feuilles comme des promesses,
    vallée de l’Aveyron toujours envoûtante,
    elle commence vraiment à Montricoux,
    elle s’ouvre en nous,
    puis nous montons vers Penne,
    les chênes du causse ont mis leurs feuilles,
    nous parlons finalement de choses et d’autres,
    du temps qui s’accélère,
    de la jeunesse où ça ne comptait pas d’avoir la vie

    devant soi,
    on n’y pensait pas.




    […]




    Ce matin,
    ce silence qui se penche sur la journée qui commence,
    sur tout ce qui vient de s’effacer,
    cette lettre où quelqu’un s’est forcé,
    ce mutisme après une critique,
    ce rire, lorsque je suis sortie du magasin rural,
    avec mon accent, mes incompétences en jardinage,
    je l’ai entendu éclater comme un orage,
    comme si pour avancer nous devons laisser de côté,
    dans les souvenirs aussi d’ailleurs,
    sinon nous trébuchons sur les mêmes pierres.



    Josette Ségura, Jours avec, Éditinter, Collection poésie, 2017, pp. 14-15-17.






    Josette Ségura  Jours avec





    JOSETTE SÉGURA


    Josette Ségura bis
    Source




    ■ Josette Ségura
    sur Terres de femmes

    Dans la main du jour (lecture d’Isabelle Raviolo)
    Entre la parole et nous (extrait d’Au bord du visage)
    [Le parler de l’hiver] (extrait d’Au plus près de nos pas)
    [« On a tellement de souvenirs… »] (extrait des Éclaircies)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de Pleine Page)
    une notice bio-bibliographique sur Josette Ségura
    le site des éditions L’Arrière-Pays





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  • Lionel Jung-Allégret | [Écris ce que tu sais]




    [ÉCRIS CE QUE TU SAIS]



    Écris ce que tu sais. Écris ce que tu es.
    Écris-le avec le froid.
    Écris-le avec la peau de tes mots collés à ta peau.


    Écris-le comme la seule respiration qui brûle dans l’air.

    Avec le gel dans les brocs.
    Avec les iris crevés.
    Avec les cris des mères analphabètes.
    Avec leur saleté et leurs odeurs de cuir chevauché.




    Écris leurs nuits de femmes soumises.
    Leurs matins meurtris et volubiles.
    Leurs métamorphoses de linges et de graines.
    Leur peau jonchée d’enfants sans nom.


    Écris la lapidation. Les yeux excisés par l’ignorance.
    Les os brisés et les hymens au sang jaune.

    Écris leurs vagins cousus de honte
    Et la Beauté restée vierge.

    Écris pour elles.
    Pour l’eau usée des rêves et le vent létal qui se vide entre
    les arbres.

    Pour leur parole tue. Retournée au bout du monde.



    Lionel Jung-Allégret, Ce dont il ne reste rien, éditions Al Manar, Collection Poésie, 2017, pp. 32-33. Encres de Catherine Bolle.






    Lionel Jung-Allégret  Ce dont il ne reste rien




    LIONEL  JUNG-ALLÉGRET


    Lionel_jung-allegret





    ■ Lionel Jung-Allégret
    sur Terres de femmes

    Derrière la porte ouverte (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Derrière la porte ouverte] (poème extrait de Derrière la porte ouverte)
    [J’ai vu les grandes digues au loin] (poème extrait d’Écorces)
    [Je regarde l’arbre dressé] (autre poème extrait d’Écorces)
    [Je suis celui qui cherche des secrets] (poème extrait d’Un instant appuyé contre le vent)
    Parallaxes (lecture d’Angèle Paoli)
    [Il restait dans la lumière des grandes voiles affalées] (poème extrait de Parallaxes)
    Un instant appuyé contre le vent (lecture d’Angèle Paoli)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur La Cause Littéraire)
    une lecture de Ce dont il ne reste rien par Murielle Compère-Demarcy





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  • Paul de Brancion | Cheval aquacole





    [CHEVAL AQUACOLE]



    Cheval          aquacole
    cavernicole
    tu tiens ta place
    les oreilles attentives
    légèrement tournées vers moi
    la tête placée
    le dos rassemblé

    moi

    je rêve

    ailleurs

    très lentement
    une fissure s’est inscrite
    entre moi et l’esprit
    du centaure

    à cause d’une duperie
    d’enfance
    amour effréné
    pour la mère de ma mère
    aveuglements
    et aveuglement

    le passé rattrape
    s’ouvre une échéance
    tu pourras peut-être…

    le cheval est une totalité
    qui va de l’herbe au foin

    de l’avoine au soigneur
    de l’exercice le plus simple
    au maître
    du cheval à la faille de l’homme…



    Paul de Brancion, Rupture d’équilibre, éditions La Passe du Vent, Collection Poésie, 2017, page 39. Illustrations d’Hervé Borrel.






    Paul de Brancion  Rupture d'équilibre






    PAUL DE BRANCION


    Paul de Brancion
    Source



    ■ Paul de Brancion
    sur Terres de femmes

    [Il y a cette pluie] (extrait de Concessions chinoises)
    Ma Mor est morte (lecture d’Evelyne Morin)
    Ma Mor est morte (lecture d’AP)
    Sur un bateau léger | Nant’a u ligeru battellu (extrait du Marcheur de l’oubli)
    Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Tristesse du soir] (extrait de Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre)



    ■ Voir aussi ▼

    le site de Paul de Brancion





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  • Marie Huot | [Dans ma maison de Geronimo]




    [DANS MA MAISON DE GERONIMO]




    Dans ma maison de Geronimo
    les tables sont encombrées de livres
    de papiers et de corbeilles à raisins
    Sur les abat-jour des lampes
    j’épingle des papillons


    Je voudrais que quelque chose se passe
    Dans ma maison de Geronimo je me tais éperdument
    À qui parlons-nous lorsque nous nous taisons


    La cour s’emplit de feuilles mortes
    le vent a dénudé la tonnelle
    je fais de petits tas que je brûle au fur et à mesure
    mais rien ne pourra empêcher l’automne
    de consumer aussi mes mains mon visage


    Il est temps
    Je voudrais que quelqu’un me dessine
    au fond d’un bol de porcelaine
    cuise mon visage dans l’argile blanche
    puis l’oublie
    jusqu’à l’ébréchure
    quand gouttera un peu d’eau
    de ma joue divisée


    Autrefois c’était une maison dans les vignes
    Je dis ma maison de Geronimo
    mais nous disions alors villa Clorinde
    Émile et Eugénie l’avaient choisie pour une véranda
    mauve et verte qui brillait aux doigts de la maison
    Je crois qu’ils y voyaient des tables longues et du soleil
    dessus
    des enfants de tous côtés
    et un chien gris comme roulé dans la cendre
    des poules mon dieu oui des poules aussi


    Je dors en colombe la tête sous l’aile
    et dans mon sommeil je traverse chaque pièce
    l’une après l’autre très lentement
    Il y a une tortue en plastique sur une étagère
    et une sorte de baldaquin défraîchi
    je me demande comment d’autres petites pièces
    ont pu contenir tant de nuits d’épouvante


    Victorine et Joachim n’avaient qu’une cabane
    derrière la pergola
    un couvre-lit immaculé
    et un vase en cristal pour les pâquerettes
    Un train très lent passait en contrebas
    que l’on prenait pour des repas au bord de mer
    Il n’y aurait qu’une toute petite fille
    dans cette maison-là
    et un piano



    Marie Huot, Ma Maison de Geronimo, Al Manar éditions, Collection Poésie, 2017, pp. 11-12-13. Dessin et gravures Estelle Lacombe.






    Marie Huot  Geronimo




    MARIE  HUOT


    Marie Huot




    ■ Marie Huot
    sur Terres de femmes

    [Le cerf a retourné sa couleur] (extrait de Douceur du cerf)





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  • Emmanuel Moses, Ivresse

    par Gérard Cartier

    Emmanuel Moses, Ivresse,
    éditions Al Manar, Collection Poésie, 2016.
    Dessins de Rachel Moses-Klapisch.



    Lecture de Gérard Cartier


    EN BOTTES DE SEPT LIEUES




    Il y a des livres qui s’emparent d’un thème, la mort d’un être cher, la descente d’un fleuve, la célébration d’un amour, et qui, jouant sur cette corde unique, nous saisissent : la grâce efficace. D’autres qui sont des recueils d’instants disparates, qui embrassent tout ce qui fait l’existence, indistinctement, et dont la cohérence tient à l’organisation d’ensemble ou à la forme d’écriture, nous comblant par leur liberté : la grâce suffisante. Ivresse est de ceux-ci.

    Le recueil s’ouvre avec un beau poème sur l’enterrement d’un oncle dans la boue du cimetière hébraïque de Chevilly-Larue, dont le ton rappelle certaines pages élégiaques des Bâtiments de la Compagnie asiatique (Obsidiane, collection Les Solitudes, 1993) ; il se clôt sur la vision de défunts sortant d’un bois pour jouir de la lumière ; en chemin, notre auteur s’est souvenu de son père à la vue d’un hôpital, a regretté sa bien-aimée, s’est indigné que d’anciens nazis meurent dans leur lit, a voyagé en train et déambulé en ville, a écrit un poème d’anniversaire où il est question de Janus et du Psalmiste, s’est désolé de ce qu’il est, a renouvelé le carpe diem et s’est piqué à la « guêpe des adieux », explorant à peu près toutes les émotions humaines, joie, mélancolie, colère, folie, chagrin, méchanceté : rien de ce qui est humain n’est à Moses étranger.

    Tout en parcourant la mappemonde des sentiments, il rappelle à lui la poésie du passé, dont on entend ici et là un écho discret, principalement de cette galaxie de poètes que l’on dit (souvent injustement) mineurs : car c’est l’ironie qui domine ces pages, et une désinvolture (témoin cette exergue empruntée à Tchékhov : « vaut mieux être poète que rien du tout ») qui prend racine chez certains poètes du Moyen Âge et de l’âge baroque, Villon, Saint-Amant (« J’écris ce poème du fond de mon lit… »), Mathurin Régnier. Mais Moses est la liberté même, d’un bond de ses bottes de sept lieues le voilà à la fin du XIXe siècle, saluant fraternellement Laforgue, le voilà au XXe, s’abouchant avec Max Jacob (« Dans l’ascenseur de mes rêves il y aurait un garçon en livrée bleue et ganses dorées… »), avec Francis Carco (« Odeur nocturne / Odeur de seringat… »), le voilà chez lui, dans ce siècle, retrouvant une « réalité qui fait grise mine et interdit de rêver ».

    S’il s’abandonne parfois à la gravité, pour se souvenir (ainsi, à propos de l’étoile jaune : « …je suis un fils de cette faune / Promise à l’infini chagrin ») ou s’indigner – l’Histoire, comme on le sait, assez souvent bégaye –, si l’âge qui s’insinue donne à certains vers une tonalité mélancolique, très vite sa fantaisie le reprend et, avec elle, le désir du monde. La plupart de ces pages semblent écrites dans la vitesse et la jubilation (l’ivresse ?), sans trop s’embarrasser de perfection formelle, tablant plutôt sur la liberté, l’imagination ou la spontanéité de l’enfance (« Groseilles, l’enfance n’a fui qu’en apparence… »), dans un jeu permanent entre feinte et vérité qui redouble le jeu des rimes.

    […]

    Mauvais père et mauvais fils au dernier automne

    Ci-devant mauvais mari, que Dieu me pardonne

    Poète perdu au décours de l’âge

    À qui ne reste que le privilège de la rage

    Frère absent, employé peu fiable

    Neveu sans cœur, débiteur insolvable

    Enthousiaste et velléitaire

    Faux polyglotte et vrai suicidaire

    Fumeur sans suite dans les idées

    Ermite reclus entre les murs de tous les cabinets

    Ennemi du bruit dont retentissent les lieux publics

    Rêvant de finir ma vie d’hôtel chic en hôtel chic

    La tête à demi-morte

    Tant l’oubli s’y déchaîne d’une main forte

    Le cœur en capilotade

    Collectionneur de rebuffades, dégringolades et débandades.

    Ce livre, tout de nerfs et d’humeur, dépourvu de la moindre lourdeur, on s’en veut d’en parler en faisant jouer les ressorts de la machine pensante. Il le faut pourtant, car s’il y a une unité dans ce livre, ce n’est pas la figure de Protée de l’auteur qui la lui donne, mais la forme des poèmes : des vers non mesurés mais rimés ou assonancés. On y retrouve un plaisir qu’on avait presque oublié, celui d’entendre la rime commander au sens (« Je fais un pas puis je m’arrête / Un nuage m’accable, une pétarade m’étête » ; ou bien : « Tu brûlerais ta bibliothèque / Tu pousserais des cris aztèques »), parfois à trois ou quatre vers d’écart. Quant au schéma formel, après une série de poèmes de cinq quintils, il devient plus mobile : quatrains, strophes libres, distiques (« chacun possède son rythme caractéristique / Le mien est peut-être le distique »).

    On se demande parfois comment l’on peut encore, aujourd’hui, se plier à la rime sans étouffer le poème sous la cendre des âges. Eh bien, lisez Ivresse.



    Gérard Cartier
    D.R. Gérard Cartier
    pour Terres de femmes







    Emmanuel Moses, Ivresse 2





    EMMANUEL  MOSES


    Emmanuel_moses_didier_pruvot_flammarion
    Ph. © Didier Pruvot/Flammarion
    Source





    ■ Emmanuel Moses
    sur Terres de femmes


    Dona (lecture d’AP)
    [La pluie donne un soir inachevé](poème extrait de Dona)
    La fleur « Shortia » (extrait de Polonaise)
    [Derniers feux](extrait d’Ivresse)
    [Aujourd’hui j’ai ouvert le journal de l’éternité](extrait de Dieu est à l’arrêt du tram)
    [Je ferme les yeux](autre extrait de Dieu est à l’arrêt du tram)
    [Je suis allée au puits](extrait de Comment trouver comment chercher)
    Quatuor (lecture d’AP)
    [Mais voilà il y a un au-delà des apparences](extrait de Quatuor)
    [La mer, à peau de cétacé](extrait du Paradis aux acacias)
    Tout le monde est tout le temps en voyage (lecture d’AP)
    Tardives (poème extrait de Tout le monde est tout le temps en voyage)
    [Mettre un éléphant dans un poème](extrait d’Un dernier verre à l’auberge)
    [Le cahier vide et le cahier qui se remplit](extrait du Voyageur amoureux)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Galaade)
    une notice bio-bibliographique consacrée à Emmanuel Moses




    ■ Autres lectures de Gérard Cartier
    sur Terres de femmes


    Patricia Cottron-Daubigné, Femme broussaille, la très vivante
    Jean-Pascal Dubost, & Leçons & Coutures II
    Alain Guillard, Quête du nom
    Cécile Guivarch, Vous êtes mes aïeux
    Muriel Pic, Élégies documentaires



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  • Perrine Le Querrec | [Le drame Unica]



    [LE DRAME UNICA]
    (extrait)




    Le drame Unica
    Les limites du corps et de la langue
    s’estompent
    Du corps et de l’esprit
    Se mêlent
    Du réel et du fou
    Se fondent
    De lui et d’elle
    Hans et Unica




    Elle serait comme une enfant échouée.
    Son seul jouet, la phrase qu’il lui a jetée
    hochet de mots, collier de langue.
    Il l’observe un moment, s’amuse de ses
    maladresses
    contrôle l’étanchéité du silence,
    referme la porte.
    « Ne pas entrer »
    La lettre sert de corps— la lettre serre le corps.




    Perrine Le Querrec, Ruines, éditions Tinbad, Collection Poésie, 2017, pp. 16-17. Postface de Manuel Anceau.






    Querrec couv






    PERRINE LE QUERREC


    Perrine Le Querrec Z





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terre à ciel)
    une page sur Perrine Le Querrec (dont un mini-entretien avec Cécile Guivarch)
    → (sur le site de la revue Entre les lignes)
    un portrait de Perrine Le Querrec par Hugues Le Tanneur
    → (sur le site de la revue Ce Qui Reste)
    Perrine Le Querrec & Isabelle Vaillant, Nos nuits suivi de Les dormeurs





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  • Tristan Felix | [Il y a autour du cou des enfants hors-la-loi des perles reliquaires]




    La relique se porte vivante
    « mettre en aveugle les dernières touches
    au portrait invisible d’une vie »
    Ph., G.AdC







    [IL Y A AUTOUR DU COU DES ENFANTS HORS-LA-LOI DES PERLES RELIQUAIRES]




    Il y a autour du cou des enfants hors-la-loi des perles reliquaires qui bruissent ingénument durant les songes. Une serre de coq nain froisse la tête d’une cétoine dorée, une dent de brochet menace l’alcôve d’une petite huître, une hirsute gale d’aubépine épate une phalange de silex. À travers elles court un fil d’acier qui mesure l’innocent. C’est pour aller guincher dans l’ombre des caves qu’il les enfile, fier comme têtu, car la nuit, par les pattes pendu, sous l’escalier il loge. Accordez-moi ce pas chassé, oiseau de voûte ! Et l’oiseau, brûlé d’insomnie, contre les joues se casse les ailes vieilles. Offrandes à lui, si grand de détresse, les perles à terre tombent, de l’enfant qu’elles recueillent séparément, pour ne pas l’éveiller.




    La relique se porte vivante




    Anodin sous son manteau à poils gris, toujours le même voyageur monte dans n’importe quel train — pourvu qu’avec l’aube il parte essuyer sur les rails la rosée primordiale. Assis en face de lui, quelque être mâle ou femelle, en son sac de peau brune ou blanche, dort, atêté contre la fenêtre, l’auréolant d’une buée qui vient et va à chaque respiration. Longuement il l’observe, à travers le paysage couvert de gelée blanche qui défile, mettre en aveugle les dernières touches au portrait invisible d’une vie. La véronique sur la vitre atermoie, entre s’étonner d’être encore en expirant et disparaître en retenant son souffle. Le voyageur, confondu, descend au bout de la ligne, les poils gris de son manteau à chaque fois un peu plus hérissés.




    Jésus descend du loup




    Sous le mûrier tendu d’ombre, danse, depuis des lustres, l’ailleurs d’une femme immobile sur une planche antique, les yeux clos plus que des praires. Ses doigts en prière, déjà, serrent d’autres nœuds impatients d’arabesques ; et ses épaules, enfin saisies par une carrure étrangement venue, jusqu’à la taille se renversent. Midi cogne le bronze et tandis que dégringolent par la fissure du clocher mille piaillements, de sa gorge, éclose à peine d’un col de soie, monte, défaite des plis d’un long sommeil, une voix dissonante qui module d’inouïes syllabes. Faisant une traîne de son ancienne peau, soulevée comme un voile par le chant souverain de ce cavalier qui s’élance en elle, elle ouvre le bal.



    Tristan Felix, Livrée des morts en vingt-quatre tenues [2008], in Observatoire des extrémités du vivant (triptyque), Tinbad, Collection Poésie, 2017, pp. 98-99-100-101-102. Préface de Hubert Haddad.






    Tristan Felix, Observatoire des extrémités du vivant (triptyque), Tinbad, Collection Poésie, 2017.







    TRISTAN FELIX


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    ■ Voir aussi ▼

    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une notice bio-bibliographique sur Tristan Felix





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