Étiquette : Collection Poésie


  • Giovanni Orelli | Su un insondabile verbo



    SU UN INSONDABILE VERBO



    Sono come svuotato, arso, come un fiasco
    che suoni fesso, e se ne duole e se ne lagna
    col tavolo di cucina un non santo bevitore;
    sono lavagna dei sei anni col suo pieno fitto di belle
    lettere, da una maestra nella veste della legge,
    scancellata ; sono, tenuto a vista dalla balaustrata,
    dai chierichetti in bianco, il mite mentecatto
    il muto, il fuco, il cattolico astinente che elegge,
    per onorare la memoria, la religione « di una volta »,
    una volta all’anno di comunicarsi:

    e sono qui, mia Pasqua del 10 luglio, dall’ a alla zeta
    a farmi rana, per un’ora pentita e contrita, al momento della lingua
    in fuori, a recitare il non sono degno… Riuscirò a tenere in serbo
    curvo tornando in fondo ai banchi dei pubblicani
    una di quelle lettere, per comunicarti, per me e pei figli
    lontani e così vicini, un insondabile verbo? Sii tu il poeta
    che decripta quel segno, anfibio come rana, lasciando vivere
    la rana! Non scancellare I silenzi dei pantani. Sii Iddio che legge
    nel fondo ai peccatori suoi. Sii tu, per noi, un giorno
    che duri un anno, della lettura muta, lieta.





    SUR UN VERBE INSONDABLE



    Je suis comme vidé, desséché, comme une fiasque
    qui rendrait un son fêlé, et ce n’est pas un saint buveur
    qui s’en désole et s’en plaint à la table de la cuisine ;
    je suis l’ardoise de mes six ans toute pleine de belles
    lettres serrées qu’une maîtresse en représentant de la loi
    efface ; je suis, gardé à vue de la balustrade,
    par des enfants de chœur en blanc, le doux idiot
    le muet, le faux-bourdon, le catholique abstinent qui choisit,
    pour honorer la mémoire, la religion d’« une fois »,
    de la communion une fois par année :

    et je suis ici, mes pâques du 10 juillet, à me faire
    grenouille de A à Z, une heure repentie et contrite, au moment
    de sortir la langue, à réciter le je ne suis pas digne… Réussirai-je
    regagnant courbé le fond des bancs des publicains à conserver
    une de ces lettres, pour te communiquer, pour moi et pour les enfants
    lointains et si proches, un insondable verbe ? Sois le poète
    qui décrypte ce signe, amphibie comme la grenouille, en laissant vivre
    la grenouille ! n’efface pas les silences des marais. Sois Dieu qui lit
    dans le fond du cœur de ses pécheurs. Et toi, pour nous, un jour
    qui dure une année, de la lecture muette sois heureuse.



    Giovanni Orelli, « Courante, 2 » in Concertino pour grenouilles [Concertino per rane, Edizioni Casagrande, CH-Bellinzona], La Dogana, Collection « Poésie », Collection dirigée par Florian Rodari, Genève, 2005, pp. 28-29. Traduction de Jeanclaude Berger et texte italien.






    Giovanni Orelli






    GIOVANNI ORELLI (1928-2016)


    Giovanni Orelli 2
    Source



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur viceversalittérature.ch)
    une notice bio-bibliographique (en italien) sur Giovanni Orelli
    → (sur RTS, Radio Télévision Suisse francophone)
    émission Haute définition (7 septembre 2014) – Giovanni Orelli : « Apprendre une langue nationale, un acte de foi ! »






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  • Lydia Padellec | « Île muette », II



    ÎLE MUETTE, II (extrait)




    Elle se balance dans la brume comme un hochet d’enfant ou comme dans son rocking-chair une vieille tricotant maille après maille ses souvenirs pour mieux les retenir. Elle se balance dans le silence d’un bateau fantôme. Tangue comme une bouteille à la mer. Sans message à l’intérieur. Sans mot ni secret. L’île. L’île en moi est muette.




    L’île en moi — caillou granuleux coincé dans la gorge — grandit et ne connaît pas son nom. Les mots s’y cachent comme dans la grotte de Platon. Je n’entends qu’un écho lointain de leur soupir.




    L’île creuse en moi, étiole ma chair — je fixe l’horizon à perte de souffle.



    Lydia Padellec, « Île muette », II, Mélancolie des embruns, Al Manar, Collection Poésie, 2016, pp. 21-22-23. Aquarelles de Catherine Sourdillon.






    Lydia Padellec, Mélancolie des embruns



    LYDIA PADELLEC


    Lydia Padellec portrait
    Source




    ■ Lydia Padellec
    sur Terres de femmes


    [C’est dans l’intimité du brin d’herbe…] [extraits] (extrait de Cicatrice de l’Avant-jour)[+ une notice bio-bibliographique]
    Dans la nuit profonde du jour (extrait de Cicatrice de l’Avant-jour)
    Entre l’herbe et son ombre (Titre provisoire) [extraits]
    [Ma chambre, c’est mon sanctuaire] (extrait de Mémoires d’une enfant dérangée)
    → (dans l’anthologie Terres de femmes)
    La mère [autre extrait d’Entre l’herbe et son ombre (Titre provisoire)]




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    Sur la trace du vent, le blog personnel de Lydia Padellec
    → (sur le site de la Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique (+ des extraits)
    → (sur La Pierre et le Sel)
    un entretien avec Lydia Padellec





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  • Jacques Lèbre | Le vent



    LE VENT





    Que cherchait-il, le vent
    que j’entendais fouiller dans les arbres
    (comme une main fouille sous une robe ?)
    un soir dans la nuit du parc fermé
    où virevoltaient les feuilles de novembre ?
    pas les oiseaux rentrés dans leur nid,
    ni ce quelconque outil de jardinier
    abandonné sous la lueur d’un réverbère.
    Peut-être une conversation ? De simples paroles
    échangées dans l’après-midi sur un banc,
    auraient-elles pu articuler son souffle
    issu du mouvement d’un océan
    qui là-bas déglutit tous les silences ?



    Jacques Lèbre, « Le Vent » in L’Immensité du ciel, La Nouvelle Escampette éditions, Collection Poésie, 2016, page 30.






    Jacques Lèbre, L'Immensité du ciel 1






    JACQUES  LÈBRE


    Jacques-Lebre
    Source



    ■ Jacques Lèbre
    sur Terres de femmes

    [Juste avant que nous repartions] (extrait de Sous les frissons de l’air)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Jacques Lèbre
    → (sur le site Les Découvreurs)
    une lecture de L’Immensité du ciel, par Georges Guillain




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  • Sylvie Brès | Territoire




    Labyrinthe
    « Labyrinthe où | règne la solitude | reléguée | d’un Minotaure émasculé »
    Ph., G.AdC







    TERRITOIRE
    (extrait)




    Évaporation de la pensée




    Rites
    où se perd le souffle
    incantatoire
    où se construisent
    des semblants de dehors
    où s’épanouissent
    des inflorescences de songes
    où s’inculquent des
    respirations alternées.




    Va-et-vient
    de la mémoire
    effeuillant l’absence.




    Labyrinthe où
    règne la solitude
    reléguée

    d’un Minotaure émasculé.



    Sylvie Brès, « Territoire » (extrait) in L’Incertaine Limite de nos gestes, La rumeur libre éditions, collection poésie, nouvelle série, 42540 Sainte-Colombe-sur-Gand, 2014, pp. 36-37-38-39.






    Sylvie Brès, L'Incertaine Limite de nos gestes, La rumeur libre éditions, 2014.





    SYLVIE BRÈS
    (1954-2016)



    Bres_Sylvie
    Source



    ■ Sylvie Brès
    sur Terres de femmes

    Chez moi la mort était partout…
    [Comme la petite seiche jette son encre] (autre poème extrait de Cœur troglodyte)
    [Dès que vivant | nous côtoyons la mort] (autre poème extrait de Cœur troglodyte)
    [Il fait nuit] (poème extrait d’Il fait)
    [Territoires incertains] (poème extrait d’Une montagne d’enfance)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Sylvie Brès
    → (sur France Culture)
    Sylvie Brès pour Cœur troglodyte au Castor Astral (émission Ça rime à quoi de Sophie Nauleau du 2 novembre 2014)
    → (sur le site de La rumeur libre éditions)
    la page de l’éditeur sur L’Incertaine Limite de nos gestes





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  • Emmanuel Moses | [Derniers feux]




    [DERNIERS FEUX]



    Derniers feux, j’allume une cigarette
    Pour un peu je casserais tout ce qui me tombe sous la main
    Je viderais ma bouteille de mauvais vin
    Je sortirais sur le balcon crier à tue-tête

    Que vienne l’heure du jugement suprême, la fin des haricots
    Gog et Magog, l’apocalypse sur le Mont des Oliviers
    La lune brillant avec le soleil au-dessus des vallées
    Le sang et les humeurs coulant à flots

    Le jour ne tombera donc pas
    Tout ce ciel violent me crèvera à la figure ?
    À l’horizon, assez de peinture !
    J’ai faim de nuit, soif d’étoiles à l’aplomb des toits



    Emmanuel Moses, Ivresse, 8, éditions Al Manar, Collection Poésie, 2016, page 19. Dessins de Rachel Moses-Klapisch.






    Emmanuel Moses, Ivresse 2





    EMMANUEL MOSES


    Emmanuel_moses_didier_pruvot_flammarion
    Ph. © Didier Pruvot/Flammarion
    Source





    ■ Emmanuel Moses
    sur Terres de femmes


    Dona (lecture d’AP)
    [La pluie donne un soir inachevé](poème extrait de Dona)
    La fleur « Shortia » (extrait de Polonaise)
    Ivresse (lecture de Gérard Cartier)
    [Aujourd’hui j’ai ouvert le journal de l’éternité](extrait de Dieu est à l’arrêt du tram)
    [Je ferme les yeux](autre extrait de Dieu est à l’arrêt du tram)
    [Je suis allée au puits](extrait de Comment trouver comment chercher)
    [La mer, à peau de cétacé](extrait du Paradis aux acacias)
    Quatuor (lecture d’AP)
    [Mais voilà il y a un au-delà des apparences](extrait de Quatuor)
    Tout le monde est tout le temps en voyage (lecture d’AP)
    Tardives (poème extrait de Tout le monde est tout le temps en voyage)
    [Mettre un éléphant dans un poème](extrait d’Un dernier verre à l’auberge)
    [Le cahier vide et le cahier qui se remplit](extrait du Voyageur amoureux)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Galaade)
    une notice bio-bibliographique consacrée à Emmanuel Moses







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  • Albertine Benedetto | [Ordinaire]




    Reverbere
    Ph., G.AdC






    [ORDINAIRE]





    Tous les jours je m’enfante et me tends vers la lumière. Je découds les poches de mes yeux, je laisse ma bouche fleurir. Mes premiers pas toujours sont maladroits, à retrouver la terre. J’ouvre mes doigts comme la première fois, riant un peu du chatouillis de l’air, surprise aussi de ne rien retenir. Sinon ces petites choses, celles du fond du sac, pliées froissées oubliées, celles qui reviennent par la porte de derrière. Tous les jours j‘apprends à vivre au milieu des hommes, plus souvent à côté. Un pas de travers et me voilà entre les bras d’un réverbère — pardon monsieur. Quand il sourit, je le reconnais.

    Ordinaire



    Albertine Benedetto, Le Présent des bêtes, Al Manar, Collection Poésie, 2016, page 31. Dessins Henri Baviéra. Prix Jean-Follain 2018.






    Albertine Benedetto, Le présent des bêtes






    ALBERTINE BENEDETTO


    Albertine Benedetto.
    Source



    ■ Albertine Benedetto
    sur Terres de femmes

    Glottes (extrait de Glossolalies)
    [Si calme le piano] (extrait de Sous le signe des oiseaux)
    Vider les lieux (lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Baltique



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Recours au Poème)
    une notice bio-bibliographique sur Albertine Benedetto







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  • Mathias Lair, Ainsi soit je

    par Brigitte Gyr

    Mathias Lair, Ainsi soit je,
    Éditions La rumeur libre,
    Collection Poésie, 2015.



    Lecture de Brigitte Gyr



    MATER LA LANGUE




    Les cinq parties du livre qui portent chacune un titre, peuvent se lire comme une partition musicale à cinq mouvements, genre sonate, en mineur, si ce n’est que le nombre des mouvements dépasse celui convenu pour la forme sonate. L’auteur réussit ici le pari de la traversée d’un monde qui serait simultanément celle d’un corps et de ses avatars depuis la naissance, celle du monde qui l’entoure, largement végétal et animal, qui nourrit le narrateur de son enfance à aujourd’hui, un monde où comme dans la langue empruntée pour vivre et écrire, il puise les forces qui lui permettent de survivre. D’abord. Puis de vivre.

    Cette exploration de la langue, qui n’exclut pas lalangue de Lacan, habite le premier mouvement, le seul dans lequel l’auteur use de la forme prose et qui porte ce titre étrange « homonculus »; un titre qui détonne par rapport aux suivants moins savants. Ce titre latin, diminutif en français (« homoncule » signifiant « petit homme »), utilisé dans le domaine des sciences (homme artificiel), dans l’alchimie, dans la religion, emprunté par des auteurs de fiction, possède des occurrences riches mais ambivalentes (petit humain pas tout à fait humain, implanté, emprunté à…) ; titre latin garant de sérieux, mais porteur de son propre bémol — ce diminutif appelant à l’ironie.

    D’emblée cette première partie nous transporte dans le sujet voulu par Mathias Lair : ce qu’est — singulièrement pour l’auteur — être et écrire. « Au fond, dit l’auteur, on écrit de ne pas posséder la langue qui donne identité — à distinguer du bavardage romanesque ». Le cœur du sujet est posé. Advenir par l’écriture, c’est ce que fait sans doute chaque écrivain, sauf que chez Lair, c’est une nécessité presque littérale. Advenir à partir d’un manque qui, dit-il, ici et là, lui est propre, même s’il cite Bernard Noël pour qui « s’inventer un nom est le but du travail d’écriture ».

    Comme si penser ce manque, dont il a tant souffert durant sa jeunesse, était sa dette à lui. D’où cette obstination à séparer la langue du bavardage romanesque. Le retour à « lalangue » chère à Lacan, comme il nous le dit explicitement, n’est pas un choix littéraire. Il n’y a d’ailleurs pas de choix littéraires proprement dits chez cet auteur, étroitement lié à la psychanalyse, parce que la « littérature » ou ce qu’on entend par là, ne l’intéresse pas. Même s’il faut se méfier de ses propres assertions, et ne jamais oublier, quand on le lit, cette ironie grinçante contenue dans les mots, les phrases qu’il écrit ; une ironie qui constitue son identité d’écrivain — qu’il nous parle du manque ou du trop-plein :

    « maintenant, on a la passion du large, on vogue au grand amour. Au grand tout ».

    Ce serait un tort d’oublier de prendre au sérieux l’écrivain Mathias Lair jusque dans ses provocations les plus extrêmes, des provocations qui ne sont peut-être que les rejetons de ce manque conceptualisé, porté à la conscience, sans doute de manière extrêmement précoce. Il est des géniteurs qui font grandir les enfants plus vite que d’autres. Trop intelligent pour être dupe de lui-même, Mathias Lair n’ignore rien de la relativité de cela même qu’il avance.

    « Ce qu’on avait subi, on l’a refait, de soi-même : cette enceinte où ne pas être. À nouveau enfermé, on a perdu la clef… / On passe alors en mode survie. On est sans », pas totalement désemparé, puisqu’il y a la consolation de l’arbre : « un petit chêne que j’ai cueilli dans la forêt et planté là, sur mon balcon. »

    Dans les quatre mouvements qui suivent apparaissent des phrases courtes, haletantes. Certains passages, si l’on ne s’attache qu’aux mots pourraient figurer dans la catégorie prose, mais il est manifeste qu’ici, pour Lair, les mots se veulent autre chose, entrechocs des concepts, des registres, philosophiques ou terre à terre. La liberté de la langue est à l’œuvre, pour produire une poésie non poétique, surtout pas poétique pourrait dire l’auteur.

    Le deuxième mouvement Hors stase dont le hors du titre marque l’arrachement à l’immobile, comme nous le dit la suite du poème, tout en métaphore filée entre l’eau et le corps

    voilà que ça                    revient

    du haut bord                  ravagé

    une lame                         submerge là

    en pleines côtes              le vide

    lames, mer dévastées, où le ravage — ravagé — fait insistance marquant l’impossibilité de se remettre de ce vide, ce néant incarné par le elle maternel.

    Une géographie très intéressante de la répétition parcourt ces textes, comme cet étrange poème où

    la souffrance elle

    m’aime

    semble marquer le coup contre cet autre elle incarnation de la mère, et où c’est le cœur qui cette fois-ci fait insistance jusqu’à l’opposition au cœur de l’élan avec le

    jouir                au plein

    cœur               du vide

    …la souffrance aboutissant ici à établir mon empire deuxième degré bien sûr mais pas que… parce que l’indicible souffrance des premières années réclame des compensations dont un empire n’est pas la moindre. Au-delà de l’apparente spontanéité, de la volonté affirmée et réaffirmée par l’auteur de ne pas faire d’image ni de beau, rien n’est laissé au hasard. Une attention très particulière est portée à la manière dont les mots se présentent dans Ainsi soit je : une disposition « fractale » comme ont pu le dire certains critiques, pendant de celle en pente déboulante d’Inzeste, que l’on retrouve dans certaines colonnes du recueil qui nous occupe — pas toutes — la symétrie (on a presque envie de parler de « symétrisme ») n’est pas l’affaire de Lair qui refuse, en tout cas dans ce livre, toute contrainte extérieure, ne se fiant qu’à ses contraintes propres :

    Cette passion

    de vérité                        pourquoi

    l’enserrer                      au filet

    d’une langue                 qui

    n’en peut                       mais

    Le délitement, ensuite, se poursuit, même les mots ne tiennent plus

    il faut

    se dés

    humaniser

    La traversée, lucide, du malheur initial, des difficultés de vivre, s’éprouve tant à l’échelle personnelle qu’à l’échelle du monde. Mais on n’y perçoit aucune exagération, ni catastrophisme. Une certaine mélodie du bonheur parcourt même par endroits le corps du narrateur qui est dès le début partie prenante de cette aventure.

    ta cage                             se lève

    se soulève

    […]

    tu n’avais en rien

    prévu ça                          te surprend sur

    la piste d’envol               les côtes

    en préparation               il y a de l’oiseau

    en toi

    Et puis, il y a la jouissance qui sauve de la détresse absolue

    Être                        ce lieu

    aveugle                  du passage

    d’une sève              en soi

    célébrer                 cet essor

    dont on ne sait rien

    Dans le mouvement suivant : Enfance, ce sont encore les images de la petite enfance, exploitées sous d’autres formes dans des livres précédents, qui reviennent avec violence. La folle ambivalence du ratage familial initial est pointée, avec la figure de la mère, morte d’amour (à l’amour) et la haine qui plane, conséquence de désamours successifs. Un ratage dont l’enfant Mathias était investi

    fils d’une malade j’étais

    portais le mal                  je m’y

    suis conforté

    […]

    me reste

    ce penchant                glisser

    en bas ne pas             tomber

    se fondre                    en terre

    s’y confondre             en

    jouissance                  blanche

    définitive                   grande mort

    Les mots mêmes sont porteurs de cette ambivalence, comme ce haimante qui rappelle celle existant entre haïr et aimer :

    rien contre                   ça la mère

    haimante                 comme

    une vague                engloutit

    et roule et dissout              comme

    Ça pourrait parler de l’obscène, en fait ça parle de l’obscène, ça crie à partir de l’obscène, vécu ou fantasmé, ce qui est pareil. Une traversée du vide depuis l’inassumable d’une mère non vivante, porteuse d’un universel désir de mort, à son propre égard et sans doute à celui de ce fils petit cochon dont elle serait la mère truie. Il ne faut pas compter sur Mathias Lair pour épargner ni s’épargner. Il nous décrit une souffrance à vif dissimulée sous lalangue (compensée ici ou là par des images apaisées de la Terre), une confrontation avec l’immonde ressenti d’autant plus fort par le narrateur, qu’en l’absence d’un élément d’équilibre, il subsiste et est perçu dans sa nudité, créant en celui qui l’a subi — et dont l’écriture en est totalement imprégnée — ce vide constitutionnel qui fait d’un arbre le consolateur face à la mère et de la jouissance tout à la fois une sauvegarde et une perte abyssale.

    L’arrachement se lit à chaque ligne, et quand il écrit qu’il y a de l’oiseau en lui ou que le chêne est sa consolation, on comprend que ce qui a empêché l’effondrement, c’est l’autre expérience, l’expérience primitive (ou première). Elle a empêché l’effondrement mais non la douleur portée « en Cage » à l’intérieur du livre. Traversée du corps et de ses aléas, la traversée du vide n’est pas ici une partie de plaisir. La passion de Mathias Lair pour la vérité, sa vérité, n’est pas facile à porter. À un certain stade tout devient douleur, une madone et l’enfant, aussi belle soit-elle (plus elle est belle pire c’est) devient rappel du vide porté par le corps et par l’esprit singulier qui sont le sien.

    Ce livre va loin, mais en le lisant, le relisant, on voit, on sent, combien il est essentiel à l’auteur d’abord bien sûr, pour qui — comme le dit Bernard Noël, cité précédemment, mais qu’il est important de rappeler ici — « s’inventer un nom… est le but de l’écriture », mais aussi essentiel au lecteur, tout lecteur attentif aux mécanismes à vif sous le discours et la vie de ceux qui discourent.

    Ce livre est pleinement abouti, peut-être le plus abouti de ceux que je connais de Mathias Lair, parce que sans fioriture aucune, sans complaisance aucune — ce qui n’exclut pas les jeux de langue, chansons, jeux de mots parfois, les transcriptions lacaniennes, toujours à point nommé.

    Son souci de précision est aussi celui d’être au plus cru des choses, décorticage à cœur de la jouissance cannibale, ses dents de sauvagesse, la proximité des peaux, puisque « c’est fait en dedans ». La mère qui est décrite : « c’était elle l’homme de nous deux ».

    Le 4e mouvement, intitulé À Corps perdu, explore plus précisément la naissance — prémisse de catastrophe, pourrait-on penser, si l’on ne savait pas par ailleurs que la catastrophe était déjà programmée bien avant, quand le grand-père du narrateur donnait des coups de pied au ventre de sa fille à peine enceinte, et sans doute avant encore…

    Mathias Lair n’a pas son pareil pour tirer le fil d’une histoire qui convoque, même si ce n’est pas explicite, des mémoires ancestrales (explorées dans Aïeux de misère, Éditions Henry, 2013)

    mon corps

    est la grotte sanglante où

    je respire            à cœur

    battant

    Pourtant dans ce noir programmé puis subi, l’auteur (qui s’avoue volontiers mécréant, dubitatif quant à la religion mais authentiquement assoiffé de philosophie, de pensée) reconnaît avoir été traversé d’une force salvatrice et obscure qui s’élève et l’élève, un naja planqué au niveau du sacrum, issu du tantrisme. Passage important dans la vie de l’auteur qu’il ne s’agit pas de manquer :

    je retrouve la kundalini

    une énergie vint

    de l’obscur d’avant         naissance

    se logea au corps […]

    attend de se dérouler pour

    s’élever car         elle cherche

    le vertical.

    Une kundalini qui vient ici, par un mouvement inverse, contrer le trauma comme chute biblique. Certes, pour l’auteur rescapé, tout subsiste, au fond, de l’initial (enfant je m’anéantissais souvent), mais cela ne signifie pas qu’il ne faille pas lutter, comme nous l’apprend cette exclamation triomphale à la fin du poème :

    la sensation               de l’énergie je l’ai

    elle se suffit               la sensation

    Bien sûr, une fois passé ce moment de réconciliation avec soi-même, la violence qui parcourt le livre reprend son droit dans le cinquième mouvement, bien nommé, Vif & Cri. Une violence que n’ont pas épuisée les allées et venues des mouvements précédents, une violence imperturbable qui attaque la chair, d’abord :

    Pas vue pas

    sue comme chair hachée

    muette d’une autre

    et déplore une fois de plus le ratage subi de peu, avec cette trouvaille poignante

    encore la marque en creux du

    retiré            la douleur si

    proche d’un bonheur

    arraché

    Lalangue, ici, s’emballe de plus belle, contaminée par cette douleur, mais Lair refuse de s’y plier :

    je ne veux

    pas retourner à

    lalangue des —

    […]

    ne           pas

    marcher               l’amble

    domestiqué          écrire

    comme je parlerais

    si je parlais

    Malgré la force et la grande crudité des images négatives, de fait ni le poème, ni son auteur ne se laissent abattre. Petit miracle du tantrisme éprouvé dans la chair de ce dernier, la kundalini ? Quand on referme Ainsi soit je, on ne peut s’empêcher d’admirer le tour de force de celui qui l’a conçu et écrit. Car s’il est difficile en effet de mieux dire le définitif du dégât de l’enfance qui piaffe, dans l’écrivain désormais mûr, le psy à qui on ne la refait pas, on est obligé de constater qu’on a participé à une expérience humaine et littéraire sans concession où le dernier mot est malgré tout laissé à la résistance — mater la langue — et à une certaine forme de tendresse qui n’a pas besoin du mielleux des mots. Et chacun sait qu’il n’est pas tant de livres que ça qui nous procurent pareilles sensations, matière à réflexion.



    Brigitte Gyr
    D.R. Texte Brigitte Gyr
    pour Terres de femmes







    Ainsi-soit-jeBackG1
    MATHIAS LAIR


    Mathias Lair
    Source



    ■ Mathias Lair
    sur Terres de femmes

    La Chambre morte (lecture de Brigitte Gyr)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Libr-critique)
    une lecture d’Ainsi soit je par Jean-Paul Gavard-Perret
    → (sur le site de Mathias Lair)
    une lecture d’Ainsi soit je par Chantal Danjou (Revue Europe n°1043, mars 2016)
    → (sur le site de la SGDL)
    une fiche bio-bibliographique sur Mathias Lair
    le site de Mathias Lair
    → (sur le site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Mathias Lair





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  • Richard Rognet | [Le lierre]


    [LE LIERRE]




    Le lierre — puis l’église et ce qui tourne
    en nous, la vie patiente, les histoires
    anciennes, chats bottés, bois dormants,
    ombres retranchées dans les tremblements

    du soir — et les massifs de fleurs qui
    tentent de résister sous les crocs
    de la pluie, ces chants qui s’élèvent dans
    la mémoire et repoussent l’oubli, ces

    chants, éclaireurs de nos songes,
    paroles premières, mots d’amour
    sous l’usure de nos paupières, mots

    recueillis sur la feuille précocement
    brunie qui tombe du tilleul et laisse
    comme une trace dans l’air étonné.



    Richard Rognet, Élégies pour le temps de vivre, éditions Gallimard, 2012, in Élégies pour le temps de vivre, suivi de Dans les méandres des saisons, Éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard, 2015, page 72. Préface de Béatrice Marchal.






    A46747






    RICHARD ROGNET


    Richard rognet




    ■ Richard Rognet
    sur Terres de femmes

    [Depuis ce matin, une tourterelle] (extrait de Lutteur sans triomphe)
    Un peu d’ombre sera la réponse (lecture de Sylvie Besson)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Richard Rognet
    → (sur le site écriVosges)
    une fiche bio-bibliographique sur Richard Rognet
    → (sur Mediapart)
    une page sur Richard Rognet (par Bernard Demandre), dont plusieurs poèmes
    → (sur La Pierre et le Sel)
    Richard Rognet, poète vosgien (par Jean Gédéon)
    → (sur écriVosges)
    une fiche biobibliographique sur Richard Rognet (+ sept poèmes inédits)
    → (sur Patrimages)
    une page sur Richard Rognet (par Patricia Laranco)





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  • Pentti Holappa | Tu jettes l’ancre



    TU JETTES L’ANCRE




    Au fil de l’eau le vent soupire, toi.
    Dans ton sommeil mon tramail prend à
    son piège les pensées égarées, les bancs de poissons de l’âme
    sur le drap il reste le coquillage de tes formes,
    musique résonnante. Ici ta main touche
    les roseaux de la rive, une guipure de mousse
    dérivante, le tombeau d’une souche noyée,
    et vite tu souffles une vague coiffée d’écume.
    Le gris, l’or, le brun. Ces couleurs
    qui font luire ton corps. Tu ouvres encore
    tes yeux vers le matin, mais sans le savoir
    tu jettes l’ancre dans la vase profonde.



    Pentti Holappa, Locataire Ici-Bas, 1983 in Les Mots longs, Poèmes 1950-2003, Éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard, 1997 ; édition augmentée 2006, page 82. Traduit du finnois par Gabriel Rebourcet.







    Pentti Holappa






    PENTTI HOLAPPA


    Pentti Holappa portrait
    D.R. Ph. Jean-Marc de Samie
    Source : cipM



    ■ Pentti Holappa
    sur Terres de femmes

    La matière est langage



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Esprits Nomades)
    une page sur Pentti Holappa
    Le site Pentti Holappa





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  • Ludovic Janvier | Terre et ciel Aveugles crachés




    TERRE ET CIEL
    AVEUGLES CRACHÉS





    Il pleut sur le toit comme sur le monde
    l’averse entraîne hier avec demain
    on ne sortira plus de cette heure innombrable
    pleuvoir est un pluriel qui tombe
    sur toutes les figures espérant encore
    bouches ouvertes contre les carreaux
    bruit de la pluie long troupeau
    qui cingle et tranche dans l’horizon
    tordu bleu sur fond de jardin
    puis forcément retour à la case prison
    pleuvoir enfonce une punition
    dont la faute reste à venir
    front malade on retient le cri
    pendant que la pluie croule aux toitures
    terre et ciel aveugles crachés
    improbable soleil espérance

    que c’est loin voir le jour



    Ludovic Janvier, La Mer à boire, Éditions Gallimard, 1987 ;
    Collection Poésie/Gallimard, 2006, page 20. Préface de Chantal Thomas.








    Ludovic Janvier, La Mer à boireLUDOVIC JANVIER


    Ludovic-janvier
    Source



    ■ Ludovic Janvier
    sur Terres de femmes

    À la racine
    On quittera toujours la mer
    Rivière et Rêverie
    Sous ton cri





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