Étiquette : Collection Quan Garona monta


  • 15 juillet 1925 | Matthieu Gosztola, lettre-poème

    Éphéméride culturelle à rebours




    Ces instants de nacre irisés Parc Guell - Barcelone - Architecte Gaudi
    Ph., G.AdC







    LETTRE-POÈME DU 15 JUILLET 1925 (extrait)



    Dans mon rêve, cette nuit, j’étais
    entourée de très nombreuses

    personnes, dans un hall de gare.
    Elles parlaient fort, ensemble, et

    pourtant j’arrivais à distinguer
    chaque voix, chaque voix

    séparément, à en suivre
    le sens. Il n’y avait aucune

    cacophonie. Je songeais
    à Mozart, à la façon dont

    il entrelace les individualités
    sonores, dans ses opéras,

    pour concevoir une unité
    qui à aucun moment les fait

    mourir en tant qu’individualités
    pour les faire se muer dans un

    tout qui serait l’indistinction.
    Des voix, comme toute voix,

    aussi frêles que plumes couchées
    par le vent sur un panier de coquillages

    (cette image s’impose à moi, je ne sais
    pourquoi, je ne cherche pas à le savoir : la

    gratuité du ressac des images en moi me
    suffit ; la vie qui traverse dans sa

    gratuité

    avec son lot d’images me suffit) eux-mêmes
    fêlés par une main enfant qui a cru attraper

    la mer au vol, mais n’a retenu que ces

    instants
    de nacre irisés (que l’on porte à l’oreille

    quand

    cela se peut, pour écouter, quoi ? Pas la

    mer,
    pas le vent. L’envie de mer, l’envie de vent,

    qui nous tenaille, et fait advenir notre cœur
    au-dehors de nous, et non plus en dedans.)


    Matthieu Gosztola, Lettres-Poèmes, Correspondance avec Gaudì, Abordo, Bordeaux, 2014, pp. 47-48-49.






    Lettres-poemes-correspondance-avec-gaudi-matthieu-gosztola-editions-abordo-2







    MATTHIEU GOSZTOLA


    Matthieu-gosztola
    Source



    ■ Matthieu Gosztola
    sur Terres de femmes

    Lettres-Poèmes | Correspondance avec Gaudí (lecture d’AP)
    [Les masques | Nous parlent] (extrait de Ce masque)



    ■ Voir aussi ▼

    le site de Matthieu Gosztola





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  • Matthieu Gosztola, Lettres-Poèmes | Correspondance avec Gaudí

    par Angèle Paoli


    Matthieu Gosztola, Lettres-Poèmes
    Correspondance avec Gaudí,

    Collection “Quan Garona monta”,
    Éditions Abordo, Bordeaux, 2014.
    Illustrations réalisées par l’auteur.




    Lecture d’Angèle Paoli


    Je suis très touchée par la façon dont les lieux naissent au bout de vos doigts  .  La Sagrada  Familia  - Barcelone - Architecte Gaudi
    Diptyque photographique, G.AdC







    UNE PARFAITE ADÉQUATION DE LA MAISON ET DU CORPS




    Étrange petit opus que ce recueil de lettres-poèmes présenté par Matthieu Gosztola comme une correspondance avec Gaudí. Étrange par l’ambiguïté formelle qui établit d’emblée une identité étroite entre deux genres habituellement distincts ; combinaison, visible/lisible, de la lettre et du poème. Étrange par l’apparition inattendue, en sous-titre, du nom de Gaudí, architecte catalan universellement connu. Correspondance avec Gaudí. Gaudí, destinataire de dix-sept lettres-poèmes non signées, dont le nom de la scriptrice n’est donné que dans l’avant-propos. Antonia Maria Arellano. Étrange, enfin, par toutes sortes de petites étrangetés qui surgissent en cours de lecture, comme autant de pièces imbriquées les unes dans les autres, démultipliant à l’infini les angles d’approche et les interprétations ainsi que les champs poétiques explorés par Matthieu Gosztola, poète.

    Poèmes, les textes en vers libres se rapprochent de la prose narrative. Si, dans sa lecture silencieuse, le lecteur s’abstient de respecter les rejets et les coupes inattendus. Tantôt longs tantôt brefs, les vers déclinent leur variété formelle — du distique au quatrain en passant par des strophes plus denses, du pentasyllabe à l’hendécasyllabe — selon un rythme syncopé inhabituel. Non signés, mais portant la marque du féminin, les poèmes s’apparentent à des lettres par leur présentation : chaque poème est en effet précédé et introduit par une date en lettres italiques. Vient ensuite le ton adopté par la voix de celle qui s’adresse à Antoni. Le ton de la lyrique amoureuse, qui joue habilement des deux registres, épistolaire et poétique :


    « Je t’écris entre deux
    vitesses, laissant mon

    attention vagabonder,
    non, retrouver son

    chemin vers toi. Nos
    lettres. Le temps

    d’attente qu’elles
    construisent autour

    d’elles, dont elles
    s’entourent. »

    (14 avril 1926)


    Dans Lettres-Poèmes, les frontières entre genre épistolaire et poésie semblent s’estomper pour donner naissance à une correspondance onirique et poétique : celle qu’Antonia Maria Arellano adresse à Antonio Gaudí y Cornet, décédé à Barcelone en 1926. Correspondance réelle ou pseudo-correspondance ? À qui convient-il d’attribuer ces poèmes d’amour qui jonglent avec les pronoms personnels ? À Antonia Maria Arellano ou à Matthieu Gosztola ?


    « Et toi, vous, dans la réalité, dans toutes
    les réalités, tu surpasses, vous surpassez

    aussi
    toute imagination. Je vis avec tes phrases
    même quand tu ne parles pas (je veux dire

    dans
    mes

    rêves — ne vous moquez pas). »

    (5 décembre 1925)


    Pourtant l’omission (volontaire ou non) de quelques accords — adjectif qualificatif ou participe passé laissés au masculin — laisse supposer la présence palimpseste d’un épistolier prêtant sa voix à l’épistolière :


    « Je suis moi aussi habité[e] par l’amour de la

    Catalogne. […]
    Je suis très touchée par la façon dont les

    lieux naissent
    au bout de vos doigts […] »

    (10 mars 1924)

    ou encore :

    « Pas un mot que nous
    aurons, je l’espère, j’en

    suis sûr[e], à bousculer
    sur la page… »

    (6 mai 1926)


    Le sous-titre, Correspondance avec Gaudí, suffit-il à authentifier l’échange entre une amante éprise de « l’écriture de l’espace », telle qu’elle l’a découverte dans les créations du grand architecte, et cet amant dont elle loue l’immense talent ? L’avant-propos de Matthieu Gosztola fait explicitement allusion à « des lettres écrites par Antonia Maria Arellano » ; lettres que l’amante (fictive ? réelle ?) « avait adressées à Antoni Gaudí ». Lettres « soigneusement glissées dans des pochettes de plastique » et appelées par la jeune femme « lettres-poèmes ».

    Rien de plus tentant que de prendre pour réelle cette correspondance. Pourtant la lectrice que je suis se plaît aussi à imaginer qu’il n’en est rien. Sans doute parce que me vient spontanément à l’esprit, en surimpression avec l’avant-propos, le souvenir de lettres fictives, maillons inoubliables de nombre d’œuvres romanesques des siècles passés. Comment ne pas songer, par exemple, aux Lettres d’une religieuse portugaise (1669), œuvre du vicomte de Guilleragues ? Et comment ne pas se laisser séduire par les propos du narrateur qui se dit, dès l’incipit, sous l’emprise (le « charme ») des textes d’Edgar Allan Poe ? Comment, dès lors, ne pas le suivre dans les cheminements de son imagination ?

    De cette assertion première découle en effet toute une série de circonstances/péripéties qui entraînent le lecteur dans le sillage du grand romancier américain. À commencer par la fameuse correspondance trouvée au fond d’une malle, mêlée à toutes sortes de papiers de famille sans grand intérêt ; dissimulée de longue date dans le grenier de la maison, cette malle est soudain découverte par un jeune homme qui vient tout juste d’hériter de la vieille « bâtisse délabrée ». Ce préambule, tout imprégné d’un romanesque que l’on savoure jusque dans le style et dans la tonalité, évoque tout aussitôt une famille d’auteurs et un ensemble de récits où fiction et réalité s’entremêlent, piégeant (non sans délices) le lecteur aux prises avec ses interrogations. Cette histoire d’héritage inattendu, venant d’un oncle lointain et à peine entrevu, est-elle le fruit d’une invention ? Un prétexte littéraire propre à donner à l’imagination toutes les chances de tenir sous son emprise le lecteur avide de rebondissements et d’anecdotes à tiroirs ? La lourde malle cadenassée, emplie de trésors, est-elle une pure invention d’écrivain ? Que penser des lettres-poèmes, découvertes par un jeune héritier qui se sent soudain investi du devoir de révéler ces lettres à un public ? Et donc de celui de se soumettre à tout un travail préalable — de relecture et de choix, d’organisation et de traduction — dans le but de confier ces lettres à un éditeur ? Matthieu Gosztola est-il le héros de sa propre fable ? Le créateur de son personnage féminin ? Tout est envisageable. Il est possible même qu’il se rêve, semblable en tous points, dans son travail d’écriture et de création, à ce qu’Antonia dit de Gaudí :


    « Vous
    restituez à merveille ce mouvement par

    l’entrelacs sensible des éléments de votre
    écriture si sensible, si torsadée, de l’espace,

    qui

    donnent à ressentir les myriades de

    sonorités
    et de cahots d’images à quoi peut aussi

    parfois,

    et fort heureusement, se résumer

    l’architecture… »


    Peut-être y a-t-il une part de vrai dans l’enchaînement des circonstances. Et, en définitive, quelle importance cela a-t-il, hors le plaisir de se livrer au jeu de détective dans lequel l’auteur entraîne son lecteur ? De Matthieu Gosztola, je ne connaissais que les écrits critiques. Par cette lecture, je découvre l’auteur et le poète. J’avoue ne pas être déçue. J’avoue même être très séduite par la mise en abyme des différentes thématiques imbriquées dans ce livre et la part de mystère qu’il distille. Écriture / architecture / musique / poésie / amour. Autant de formes qui entrelacent leurs arabesques d’un poème à l’autre, proches en cela du « dessin de l’auteur, sans titre, encre / papier », en illustration de la première de couverture. Une danse. Qui s’imprime en creux, émaillée de silence.

    Ces lettres-poèmes relevant d’un choix éditorial (comme il est dit dans l’avant-propos), il ne peut s’agir d’une correspondance exhaustive. Chacune d’elles est un extrait, daté. Les dates s’échelonnent entre 1924 — soit deux ans avant la disparition de l’architecte, survenue le 10 juin 1927 — et 2000. Six lettres portent la date de 1924 ; les trois suivantes s’inscrivent dans l’année 1925. Sept lettres occupent l’année 1926, interrompue par un saut en avant jusqu’au 27 avril 1927. Ce bond est suivi d’un retour en arrière sur l’année 1926. Ce premier ensemble se clôt sur une reprise de la lettre-poème du 27 avril 1927. Reprise du même poème avec variation (musicale ?) et enrichissement de la thématique amoureuse :


    « Quand je
    pense à

    nos corps
    ensemble,

    je pense à
    la cathédrale

    de Majorque.
    S’aimer, c’est

    comme juxtaposer
    trois verres ayant

    chacun le visage
    d’une couleur

    primaire, en
    prenant (bien)

    soin de varier
    l’épaisseur du

    cristal afin que
    puisse être graduée

    l’intensité de la lumière. »

    (27 avril 1927, p. 62)


    Et, plus loin :


    « Quand je
    pense à

    nos
    corps

    en
    semble,

    je pense…
    Mais avant,

    J’aimerais te
    dire une chose.

    Une seule
    chose.

    […]

    quand je pense
    à nos corps

    ensemble,
    je pense à

    la
    cathédrale

    de Majorque.
    Celle-là, dont tu

    me parles toujours
    avec tes larmes.

    S’aimer,

    c’est

    comme juxtaposer
    trois verres ayant

    chacun le visage
    d’une couleur

    primaire, en
    prenant
    (bien)
    soin

    de varier
    l’épaisseur

    du cristal

    afin que
    puisse être

    graduée
    l’intensité

    de la
    lumière. »

    (27 avril 1927, pp. 85-89-90)


    Cette dernière lettre-poème clôt la première partie du recueil, de loin la plus importante. Suivent deux extraits d’un journal-poème daté de 2000. Antoni Gaudí est mort depuis longtemps. Antonia Maria Arellano, âgée de 103 ans, raconte dans ces pages ses différents voyages. Elle est en relation avec Jean-Paul Michel (Je lis Hölderlin comme on reçoit des coups ?) « tout à la fois le/fils caché d’Hölderlin et le dernier des/grecs illustres », dont elle reçoit des courriels. Elle n’en n’oublie pas pour autant son illustre amant, qui lui avait appris, au travers de son art de la dentelle et du silence, l’art de conjuguer le dedans et le dehors, de les mettre au diapason l’un avec l’autre. Pour lui, elle a inventé, animée par la ferveur de Matthieu Gosztola, un art poétique de l’amour. Idéalement conçu, dès la première lettre-poème, dans la parfaite adéquation de la maison et du corps.


    « Nous construirons des maisons. Nous
    construirons des maisons comme des corps.

    Les maisons seront nos corps. Il y aura le

    dehors.
    Il y aura le dedans. Le dedans du corps sera

    l’exact

    prolongement de l’intérieur des maisons… »

    (2 mars 1924)


    Un petit bijou de livre « qui nous emporte,
    et nous ravit (dans le sens de : nous enlève
    à l’aveuglement auquel nous contraint le

    réel,

    trop souvent) […] »

    (10 mars 1924)



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Lettres-poemes-correspondance-avec-gaudi-matthieu-gosztola-editions-abordo-2







    MATTHIEU GOSZTOLA


    Matthieu-gosztola
    Source



    ■ Matthieu Gosztola
    sur Terres de femmes

    15 juillet 1925 | Matthieu Gosztola, lettre-poème (extrait de Lettres-Poèmes | Correspondance avec Gaudí)
    [Les masques | Nous parlent] (extrait de Ce masque)



    ■ Voir aussi ▼

    le site de Matthieu Gosztola





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