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  • Christiane Veschambre, dit la femme dit l’enfant

    par Angèle Paoli

    Christiane Veschambre, dit la femme dit l’enfant,
    éditions Isabelle Sauvage, collection singuliers pluriel, 2020.



    Lecture d’Angèle Paoli


    LE ÇA DE CHRISTIANE VESCHAMBRE




    Écrire, n’est-ce pas la voie la plus juste pour rendre la parole à celle qui fut enfant ? N’est-ce pas la voie la plus juste pour s’infiltrer dans la brèche colmatée de la forteresse et ramener à la vie l’enfant qui sans doute s’est longtemps tue ? Écrire pour lui restituer son respir, et au-delà, sa voix perdue ? Ainsi semble le penser et le vivre l’auteure Christiane Veschambre, qui cite en exergue un extrait d’une de ses œuvres, Écrire. Un caractère :

    « Écrire revient par la brèche – une trouée dans l’enceinte fortifiée. Par exemple, tout à coup une enfant se tient dans la pièce où on était assis… Certes on est seul à la voir mais elle est si réelle, d’une réalité augmentée, on n’en parle pas, on est requis de lui parler, de l’écouter, c’est-à-dire d’écrire. »

    Ainsi dit la femme. Ainsi dit la femme qui va se mettre à l’écoute de l’enfant et qui va écrire. Ce dernier recueil, qui s’inscrit dans la filiation des précédents, interroge la fillette que l’auteure fut, dans un dialogue qui tangue entre deux bords, pris dans l’alternance des deux voix : « dit la femme / dit l’enfant. » Ponctuation duelle qui rythme l’échange, qui rythme le recueil et qui fournit son intitulé à l’ouvrage : dit la femme dit l’enfant. Sans capitales.

    Composé de deux volets, le recueil évolue en seconde partie vers une parole qui se densifie et s’accélère. Paroles en écho, au point que l’alternance des deux dits se joue à l’intérieur d’une même phrase et d’un même paragraphe. Jusqu’à ce que se brouille la parole dans la fusion finale des deux interlocutrices. Femme et enfant réconciliées.

    Au fil des échanges, l’enfant a grandi qui a chaussé ses échasses et approche ainsi l’autre monde. La femme, elle, fait parler d’autres adultes qu’elle. Dont Deleuze, le philosophe affectionné, et le mystérieux Bruno de Straub, difficile à identifier. Sur eux, elle prend appui pour s’affirmer, pour dérouler sa pensée et se rapprocher de l’adulte qu’elle est aujourd’hui devenue. De plus en plus assuré, le « dit » de la femme qui écrit, livre ce qui d’ordinaire se tait ou ne s’avoue qu’en secret. Luttes et souffrances intimes. Sang des règles. Refus de mettre au monde et avortement. Modestie des parents. Le père ouvrier. La mère, « sans profession », qui fait des ménages chez les gens. Et qui n’existe pas.

    « Nous sommes seules dans le compartiment, dit la femme, ma mère dit “je ne suis rien, comment rendre visite, on rend visite quand on peut dire ce que l’on est, que quelque chose nous donne existence pour les autres”, elle le dit doucement, sans peine ni amertume, ce qu’elle sait d’elle, “je ne suis rien”, “c’est que tu as passé ta vie à nettoyer la maison des autres”, lui dis-je, dit la femme… ».

    Et dont on apprend plus loin qu’elle a fait des ménages chez Jean Grenier. En vain la femme qui aujourd’hui écrit cherche-t-elle la présence de la mère dans les pages des Carnets du philosophe.

    Et, par-delà l’intime et le familier, il y a les peurs qui taraudent et questionnent. La « cruauté blanche » des guerres du XXe siècle. La nécessité de l’écriture s’impose. Pour « concasser ». « Concasser ce qui veut faire bloc, ce qui veut faire ordre… ». Car « [e]n toi, dit la femme, veille un désir que tu ignores et qui trompe l’institution. »

    Tout le dialogue entre la femme (c’est elle qui ouvre la prise de parole et c’est elle qui la clôt) et l’enfant se déroule sur le seuil. À la lisière entre deux mondes. Le monde du présent et celui du passé ; le monde des vivants et le monde des morts. Séparés par un « couloir d’ombre ». L’espace est celui d’un théâtre d’ombres qui se cherchent à l’aveugle sans parvenir à se trouver. Un théâtre de fantômes :

    « Tu es là ? dit la femme

    Vous êtes là ? dit l’enfant

    Je ne te vois plus, dit la femme. Tu es comme un personnage sorti de scène. Quand tu étais là, quand tu es là, tu n’es pas du tout un personnage. Tu ne joues pas, tu n’es pas inventée, tu es tellement envie que ce serait plutôt moi le personnage. »

    Comment la petite fille est-elle arrivée sur ce seuil ? Elle l’ignore. Elle ne comprend d’ailleurs pas qui elle est, ni pourquoi elle est là. La rencontre s’est faite brusquement. Soudain a surgi celle que l’adulte n’attendait pas. La petite fille dans « sa robe rouge et grise ». Une enfant d’autrefois, habitée par les récits qui tournent autour de ses amies d’écolière, de ses professeurs de l’autre monde, latin et piano. Qui font de l’enfant « une petite adjacente sur le seuil ». L’enfant et la femme se tiennent à distance. Comme intimidées ou peut-être méfiantes. Non encore apprivoisées. L’espace est délimité par un tapis :

    « Les tapis, dit l’enfant, c’est une mer qu’il me faudrait franchir pour avancer dans la pièce. »

    S’avancer au-delà serait prendre un risque. Celui de disparaître, de s’évanouir et de ne plus revenir. Et l’adulte craint de perdre l’enfant :

    « [T]u es entière au bord du tapis, si je te fais avancer, j’en ai peur, tu vas commencer à te fendre, tu auras un pied au bord et un pied dessous, et je vais te perdre. »

    Le dialogue qui s’instaure entre l’une et l’autre est fait pour l’adulte de retours sur le passé, retours sur ce qui a été vécu. Un passé et un vécu qu’il faut creuser, creuser toujours plus avant pour en appréhender tous les ressorts. Toutes les résistances. Car c’est dans ce substrat invisible que s’est construite la femme qui réveille en elle l’enfant qu’elle a été. L’écrivain tricote son texte dans l’alternance des voix, voix mystérieuses des deux interlocutrices qui tissent ensemble, derrière l’invisibilité des lignes qui les séparent, un réseau de souvenirs et de réflexions sur la vie. Sur les relations entre les êtres. D’aveux. Sur la solitude, par exemple :

    « Quand j’ai commencé à vivre seule, dit la femme, sans mes parents, je ne savais pas vivre. » Et vivre, c’est écrire. C’est « donner à sa vie une vérité jusqu’à son terme. »

    L’enfant, elle, se pense dans le présent. Le futur n’existe pas vraiment. Elle se refuse à l’envisager. Seuls ses parents l’imaginent pour elle. À sa place. Et ce qu’ils imaginent ne repose sur rien de réel. Face aux mots et face aux images que ses parents lancent pour parler de son avenir, l’enfant se rebiffe :

    « Je ne sais pas ce que je serai, “je serai” ça ne sort pas de ma bouche, je suis au présent… ».

    Malgré son « bavardage », la petite fille demeure insaisissable. Même si elle se dévoile parfois dans les rêves de la femme. Elle est mystérieuse. Elle-même ne sait pas vraiment qui elle est et ce qu’elle fait, ni quelles formes sont les siennes. Ce qu’elle sait, c’est ce qu’elle désire. Ce qu’elle appelle du fond de sa révolte enfantine, c’est l’amour. L’amour de l’adulte avec qui elle parle.

    « Je ne sais pas qui je suis, dit l’enfant. Il faut m’aimer. Si vous ne m’aimez pas, pourquoi me laisser sur votre seuil ? Vous êtes dans l’autre monde, vous n’avez pas besoin de moi, je n’ai pas demandé à me tenir sur votre seuil, je m’y suis retrouvée sans comprendre. »

    Entre les deux, entre l’adulte et l’enfant, il y a la mère. Cette inconnue. Et pour l’une et l’autre, il y a la grand-mère. C’est par la grand-mère que l’une et l’autre se reconnaissent :

    « Je te reconnais, dit l’enfant, tu es ma grand-mère l’incommunicable, je veux dire que tu viens d’elle, c’est ton pays de naissance, tu es son ombre parlante… ».

    « Je te reconnais, dit la femme… ».

    La mère, la grand-mère. C’est en elles que se noue une part de l’histoire de Christiane Veschambre. Qui confie dans ces lignes :

    « Dans tout ce que j’écris, presque tout, il y a ma grand-mère, et sa fille, c’est pour ça que j’écris. Pour ça : faire parler ça, pour donner de la langue à ça, qui n’a pas de nom, qui est comme le foyer très enfoui de combustion très lente, avec éruptions imprévisibles, qui tient au chaud ce que je dois écrire. »

    Impossible, en lisant ces lignes, de ne pas songer à Nathalie Sarraute, à la toute première phrase d’Enfance : « Alors, tu vas vraiment faire ça ? ». Je risque ce rapprochement même si l’analogie entre les deux auteures ne tient pas au-delà que dans ce ça.

    L’écriture de Christiane Veschambre puise toute sa source dans ses origines familiales. Dans « l’impasse noire » d’un village où une enfant sans père vient au monde. « Une enfant d’impasse », sa propre mère. C’est ce ça qui ne se nomme pas qu’il faut faire advenir, qu’il faut exhumer. Il faut donc creuser. Pour que parvienne à la lumière ce qui jusqu’alors persistait dans l’ombre, telle une faille infranchissable. Car écrire est bien ce travail de taupe qui se fait à l’aveugle, dans l’incertitude de ce qui va surgir.

    « Personne ne m’indique les directions, dit la femme. Depuis longtemps je dois les trouver sans aide, depuis longtemps je souffre de devoir être celle qui trouve les directions. Je ne peux pas me fier. I stepped from Plank to Plank, écrit Emily Dickinson. Moi aussi j’avance de planche en planche, depuis toujours au bord, au-dessus du vide, je l’ai déjà écrit ça, mais c’est seulement maintenant que je le vois, le vide. Ce que j’écris souvent sait ce que plus tard je connaîtrai. »

    Le dit la femme dit l’enfant est le livre admirable d’une auteure de talent. Un livre qui se lit d’une traite, à souffle retenu.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Christiane Veschambre  dit la femme dit l'enfant




    CHRISTIANE  VESCHAMBRE


    Christiane Veschambre 2
    Ph. Olivier Roller
    Source





    ■ Christiane Veschambre
    sur Terres de femmes


    [Nous sommes à l’intérieur du temps] (extrait de dit la femme dit l’enfant)
    Basse langue (lecture d’AP)
    Une Hôtesse minuscule (extrait de Basse langue)
    [Cela s’est passé lundi] (extrait d’Ils dorment)
    Écrire Un caractère (lecture d’AP)
    [Écrire n’a pas d’objet] (extrait d’Écrire Un caractère)




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    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Christiane Veschambre
    → (sur En attendant Nadeau)
    un entretien avec Christiane Veschambre, par Gérard Noiret
    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la page de l’éditeur sur dit la femme dit l’enfant





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  • Christiane Veschambre | [Nous sommes à l’intérieur du temps]


    [NOUS SOMMES A L’INTÉRIEUR DU TEMPS]



    Nous sommes à l’intérieur du temps, dit Deleuze, dit la femme. Dans le temps « chronométré », bien sûr, dit-il, nous y sommes. Contenant d’un temps intérieur, subjectif, dit-il, nous le sommes, mais nous sommes aussi à l’intérieur du temps.
    Nous y sommes sublimes, dit-il. Sublimement bêtes si nous sommes bêtes, sublimement laids si nous sommes laids. Et nous y sommes sur des échasses, d’où nous pouvons tomber, et c’est la mort. Dit-il.
    Il me semble que je ne comprends pas et pourtant j’aime beaucoup me redire ce qu’il dit là. Je pense à toi, je me dis que tu es avec moi à l’intérieur du temps, que j’y suis avec toi, un peu à la façon d’un fœtus au grand regard lové dans son œuf transparent qui apparaît sur l’espace de l’écran à la fin de 2001, l’Odyssée de l’espace. Nous sommes à l’intérieur du temps comme à l’intérieur de l’espace, qui n’a pas d’intérieur puisqu’il n’a pas d’extérieur. Nous sommes, toi comme moi, sur les échasses que Marcel Proust voit dans le salon mondain qui clôt sa recherche, les échasses que ne voient pas ceux et celles qui sont perchés dessus avec l’immensité du temps de leur vie.
    Viens, approche-toi, tu ne m’approches pas.



    Christiane Veschambre, dit la femme dit l’enfant, II, 1, éditions Isabelle Sauvage, collection singuliers pluriel, 2020, page 65.






    Christiane Veschambre  dit la femme dit l'enfant



    CHRISTIANE  VESCHAMBRE


    Christiane Veschambre 2
    Ph. Olivier Roller
    Source





    ■ Christiane Veschambre
    sur Terres de femmes


    dit la femme dit l’enfant (lecture d’AP)
    Basse langue (lecture d’AP)
    Une Hôtesse minuscule (extrait de Basse langue)
    [Cela s’est passé lundi] (extrait d’Ils dorment)
    Écrire Un caractère (lecture d’AP)
    [Écrire n’a pas d’objet] (extrait d’Écrire Un caractère)




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  • Françoise Louise Demorgny | point












    point




    un point est un lieu au sein duquel on ne peut distinguer         
    aucun autre lieu que lui-même


    Que le point en géométrie soit la plus petite portion concevable de l’espace, soit, mais qu’il n’ait ni longueur ni largeur ni épaisseur, voilà qui est impossible à croire malgré la confiance que je voue au maître.
    Qu’entre deux points d’une droite on doive loger une infinité de points achève de me confondre.
    En somme, si je comprends bien, entre deux points voisins de cette ligne, si l’on a le geste fin et délicat, on peut intercaler des milliards et des milliards de pointillés et dans les intervalles, encore des milliards et des milliards de points. J’aimerais le voir faire, lui, le maître !
    Je deviens une petite fille circonspecte. À qui on ne la fait pas.
    L’idée chemine avec difficulté dans mon esprit jusque sous l’édredon de plumes mais à force à force, à la longue, elle réconcilie dans mon esprit deux mondes qui jusque-là s’opposaient vaguement. Au fond, le maître et sa définition du point rejoignent Monsieur le Curé et sa version de l’âme.
    L’impondérable me tombe dessus pour longtemps.




    Françoise Louise Demorgny, Pointillés, éditions Isabelle Sauvage, Collection singuliers pluriel, 29410 Plounéour-Ménez, 2019, pp. 46-47.





    Françoise Louise Demorgny  Pointillés





    FRANÇOISE   LOUISE  DEMORGNY


    Demorgny_francoise-e1541761034266
    Source




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    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    une notice bio-bibliographique sur Françoise Louise Demorgny
    → (sur le site des éditions isabelle sauvage)
    la page de l’éditeur sur Pointillés
    → (sur En attendant Nadeau)
    une note de lecture de Marie Étienne sur Pointillés





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  • Nadia Porcar | Notre monde | Noir et blanc | Les îles




    Notre monde


    Quand on est petit, ce n’est pas qu’on trouve ça tellement beau, c’est surtout que ça se trouve comme ça. Il y avait, parole, UN arbre et UN bac à sable et rien d’autre. C’est là qu’on se réunit, c’est notre monde. Là qu’Alain Chabert dira à Nora ou Aïsha : ta mère, on met une pièce et tac, y’a un enfant qui sort.




    […]




    Noir et blanc


    En maternelle, les méchants la traitaient de « régresse à plateau », les gentils l’appelaient « café au lait », tandis qu’elle se sentait absolument caucasienne. Quand elle réussit à se rappeler cette lointaine petite enfance où il ne faisait pas si bon être métis, quand elle parvint surtout à le for-mu-ler, ça alla vite. La nuit même, elle se vit en rêve, rose et noire. Ce drôle d’animal au miroir, avec des taches brunes sur une peau pâle, c’était elle.

    Au réveil, soulagement, déception. Soulagée, car comment aller dans la vie sociale ainsi bariolée ? Déçue parce que, parce que… une panthère, tout de même ! Rien de moins !




    Les îles


    Une amie des Antilles m’a expliqué un jour que là-bas, quand un bébé naissait avec la peau blanche, on disait qu’il était né « sauvé ».




    Nadia Porcar, Le Capital sympathie des papillons, récit, éditions Isabelle Sauvage, Collection singuliers pluriel, 29410 Plounéour-Ménez, 2017, pp. 9, 33, 34.







    Nadia Porcar  Le-capital-sympathie-des-papillons






    NADIA PORCAR


    Nadia Porcar 2




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    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la fiche de l’éditeur sur Le Capital sympathie des papillons





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  • Christiane Veschambre, Basse langue

    par Angèle Paoli

    Christiane Veschambre, Basse langue,
    éditions Isabelle Sauvage, Collection singuliers pluriel,
    29410 Le Plounéour-Ménez, 2016.



    Lecture d’Angèle Paoli



    Berlin_Fotor
    « la disposition subjective secrète » (Gilles Deleuze)
    Ph., G.AdC








    ATTEINDRE LA « LIBRE BASSE LANGUE »




    Basse langue ? Titre énigmatique, singulier. Existerait-il donc une « basse langue » comme il existe des basses eaux, des basses saisons, des basses terres ? À lire le dernier ouvrage de Christiane Veschambre, il semblerait bien que oui. Basse langue. Un lien secret court en effet entre les pages du dernier ouvrage de la poète, qui réunit des écrivains aussi différents qu’Erri De Luca, Robert Walser, Emily Dickinson et Gilles Deleuze. Auxquels il faut rajouter Joseph Léo Mankiewicz, dans les pages qui font allusion à The Ghost of Mrs Muir, film inspiré au cinéaste par le roman de l’écrivain britannique R. A. Dick. De son vrai nom Josephine Aimée Campbell Leslie.

    Rien en apparence qui permette de juxtaposer ces différentes langues avec un titre au singulier, si ce n’est cette « basse langue » qui persiste à bruire entre les blocs distincts façonnés par chacune des langues. Un rien qui assure cependant la continuité de l’interrogation ainsi que l’unité et la profondeur de la réflexion. Le leitmotiv de la « basse langue » s’en revient en effet comme le ferait un boomerang, boumeran, — ainsi Erri De Luca nomme-t-il l’objet que l’enfant de treize ans reçut un jour en cadeau —, d’un auteur à l’autre, entre les pages de Basse langue.

    À l’origine, il y a la rencontre avec une langue. La langue particulière personnelle des quatre écrivains susmentionnés. Une langue qui engendre un surgissement violent. Un séisme. Une tempête. Une secousse qui s’accompagne de frissons ; de tremblements. Cela survient avec la langue qui « étrange ». Cet « ébranlement ». Quelque chose se produit à la lecture, qui bouleverse et qui poursuit son travail de taupe, en silence et en profondeur.

    « Quelque chose, entre les blocs a continué de gronder. Je l’appelle la basse langue. C’est tout ce que je sais. »

    Ainsi s’exprime la poète dans l’incipit de son livre. Qui confie quelques pages plus loin :

    « Dans la chambre à Naples, disloquée par le tremblement de terre de ma lecture, l’envol et le cri ne m’apaisent pas, ne me rendent pas à une tranquille perception — me font savoir que par basse langue, ma langue de taupe, si elle m’advenait, c’est à une puissance inconnue de ma vie divisée que je serais soumise. »

    C’est ainsi que, tout en lisant Montedidio et tout en écrivant, Christiane Veschambre sent surgir en elle, sous sa plume, des poussées de langue étrangère, la langue d’Erri De Luca. À travers la voix d’Erri De Luca, la poète de Basse langue sent frémir dans ses fibres une langue archaïque vers laquelle elle tend l’oreille. Écrire, dès lors, n’est autre que se saisir de « la voix de celle qui n’en avait pas. »

    Écrivant sur la « basse langue », Christiane Veschambre intercale des textes en italiques. Récits sur sa propre enfance, sur le père, sur le rire du père et de la mère, sur l’apprentissage des langues qui mettent l’enfant à distance de ses parents — « la crainte de l’enfant que l’on ne comprend plus » —, sur la mort du père. Et cette découverte, à partir d’une vieille photo, de l’existence d’une « enfant-ma-mère » qui ne « ressemble pas » et que la narratrice ne reconnaît pas. La poète découvre ainsi l’écart qui existe entre la promesse et la réalité. Elle tente de rabouter les morceaux qui nourrissent sa stupéfaction. Les tenir ensemble sous ses yeux. C’est ce à quoi elle s’attache. Rabouter deux éléments du puzzle. « La personne-que-je-connais à l’enfant surgie ». « L’étrangéité » de la mère. Relier la vieille femme martyrisée à l’enfant brûlant de désir de vie. Tentative que seule l’écriture rend tangible. Le « frisson géologique » qui parcourt la narratrice à ce moment même est de même nature que celui qu’elle éprouve au moment de la mort du père. Plus loin, dans le premier volet du texte intitulé « Triptyque de la chambre secrète », Christiane Veschambre évoque son avortement : « On a brisé une certaine chaîne du malheur qui nous a engendrée. »

    Après le chemin creux du Nid-de-Chiens (la glaise bretonne de sa mère), Christiane Veschambre emprunte en Auvergne les sentes de Chez Sagoueix. Tout en marchant à travers la campagne, la pensée de l’écrivain s’évade. Du côté de Robert Walser. Et « marchant, je deviens celle qui va écrire ce livre. » Robert Walser marchait vite. Il marchait beaucoup, mais jamais ailleurs qu’en Suisse. Dans « les limites assignées » par sa modeste existence. Par crainte de se mettre à « parler de Walser », par crainte de « s’appesantir » sur « les ruisseaux de ses petites proses qui jamais ne forment rivière », Christiane Veschambre se tourne vers Thierry Trani, auteur lui aussi de petites proses. Sans fin en soi. Dont elle cite quelques extraits. Entre les « grottes insoupçonnées » de Thierry Trani et « l’ombre crépusculaire » de Robert Walser, un lien étroit se tisse qui conduit vers « ces pays qui existent pour nous dès avant la naissance. » Les petites proses de Thierry Trani ont été rassemblées — après sa mort — sous le titre de Ultra-petita dans la revue Petite par les soins de Christiane Veschambre et de Florence Pazzottu.

    D’autres parentés relient les deux écrivains, le Suisse et le Marseillais. La modestie. L’effacement. Modestie ? Effacement ? Christiane Veschambre rend hommage à ces deux figures qui ont modelé sa vie. Elle évoque l’un des lieux modestes de son enfance, un « petit immeuble encastré dans des constructions plus modernes », un « pauvre lieu » privé de confort, mais qu’elle continue d’aimer « tel quel ».

    Cette même modestie conduit la poète sur les traces d’Emily Dickinson. De l’« hôtesse minuscule », Christiane Veschambre évoque la langue « évidée de tout superflu ». Ce « peu de mots », ce « goutte à goutte ». « Tout racontage tu ». Il n’est pas impossible d’ailleurs que Christiane Veschambre ait emprunté à Emily Dickinson, qui se décrivait comme « petite », le titre de sa revue Petite. Avec Emily Dickinson, le « je » s’efface pour laisser place, dans une énumération anaphorique d’actions, à un « on » indéfini.

    « On s’est retrouvée à les lire »…

    « On s’est retrouvée à arranger les circonstances »…

    « On s’était mise à faire confiance. »

    « On s’était mise à recueillir le goutte-à-goutte d’une langue qu’on tâtait pour vérifier son évidence »…

    De même que Robert Walser se contentait de « limites assignées », de même Emily Dickinson se satisfait des limites du jardin paternel. C’est là qu’elle se construit, dans cet univers clos, « pour s’assurer une enceinte terrestre ». « Le jardin, la maison, la chambre : enceinte de confinement pour un noyau soumis à l’Expansion ».

    Entre Christiane Veschambre et Emily Dickinson court la même impossibilité à obtenir du Père la connaissance de ce que chacune est. Partant, venant du père, nulle re-connaissance possible, nul accomplissement possible. Écrire des livres devient dès lors écrire pour mériter le regard du Père majuscule. « Pour s’établir à l’abri de son regard ». Mais « donner corps à la basse langue » n’est pas chose toujours possible. Il arrive que le travail de taupe échoue et que la basse langue se refuse. De cet échec naît le sentiment d’impuissance et d’extrême solitude des « jours de peine ». La poète fait appel à l’animal qui en elle parfois la rejoint. Elle lui parle :

    « Je dis : bête poignante, donne-moi la langue qui étrange, la langue qui m’étrange, qui m’étrangle les mots lisses dans la gorge, donne-moi la basse langue. La basse langue, c’est mon pays, une langue sans mémoire, une lande où pousseraient en même terre un vif esprit et les mottes de la taupe excavatrice ».

    C’est sur ce gué qui passe de la langue à la lande que surgit la réflexion sur Gilles Deleuze, dont la pensée suscite une émotion intense, un bouleversement qui secoue et propulse Christiane Veschambre hors des limites auxquelles elle se pensait assignée. Elle lit Deleuze, elle l’écoute. Elle se sait sous l’emprise de la « contagion ». Dans la forme et dans la force d’une pensée qui confère à l’impossible sa réalité. Ainsi en est-il aussi du livre que Mrs Muir se doit d’écrire sous la dictée du fantôme qui la visite. Langue étrange étrangère qui descend jusqu’à la « langue triviale » du corps, « langue basse » que lui impose le capitaine Gregg et qui prend corps en elle. Le marin n’incarne-t-il pas « la disposition subjective secrète » — selon l’expression de Gilles Deleuze, de Mrs Muir ? Et le livre qu’elle mènera jusqu’au bout, totalement opposé à « son moi visible, social, psychologique » la libère, en quelque sorte, de l’aliénation qui était la sienne. « Il y a une aliénation dont on ne se libère que par la rencontre dans l’obscurité de son étranger. » C’est ce qui survient à Mrs Muir, mais aussi à Christiane Veschambre, grâce aux rencontres que l’émergence en elle de la « basse langue » lui a permises. Atteindre la « libre basse langue » est-il toujours de l’ordre du possible ? Repousser les résistances, voire les faire reculer, est une épreuve pour qui veut écrire. Pour Christiane Veschambre demeure à jamais la camera obscura, celle dont elle ne se décidera pas à livrer les secrets.

    La « basse langue » de Christiane Veschambre met au jour tout un réseau de réflexions sur les relations complices qu’entretient un écrivain avec ses lectures. Nourriture foisonnante que cette « œuvre de surgissement » qui irrigue en profondeur une écriture. Et la pousse jusqu’en ses tout derniers retranchements.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Christiane Veschambre, Basse langue






    CHRISTIANE VESCHAMBRE


    Christiane Veschambre 2
    Ph. Olivier Roller
    Source





    ■ Christiane Veschambre
    sur Terres de femmes


    [Nous sommes à l’intérieur du temps] (extrait de dit la femme dit l’enfant)
    Écrire Un caractère (lecture d’AP)
    [Écrire n’a pas d’objet] (extrait d’Écrire Un caractère)
    [Cela s’est passé lundi] (extrait d’Ils dorment)
    Une Hôtesse minuscule (extrait de Basse langue)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Christiane Veschambre
    → (sur En attendant Nadeau)
    un entretien avec Christiane Veschambre, par Gérard Noiret
    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
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  • Christiane Veschambre | Une Hôtesse minuscule




    UNE HÔTESSE MINUSCULE




    Elle est venue dans le silence.

    Tout racontage tu.

    Son peu de mots. Posés à pied très légers sur un sol impalpable — pouvait-on croire.

    En vérité fichés comme mégalithes chus de l’espace.

    En vérité les deux à la fois.

    N’ont pas surgi. Ne m’ont pas fait trembler. Sont apparus sans qu’on se rende compte, qu’on en prenne acte. Un peu comme des mots — son peu de mots— insensiblement révélés par une encre sympathique.

    On s’est retrouvée à les lire. Quand ils vous tombaient sous les yeux, d’abord. Et ils étaient là, sous les yeux, on ne les avait pas vus tomber.

    On s’est retrouvée à arranger les circonstances, sans jamais de préméditation, qui permettraient de les lire. Les circonstances du silence.

    On s’était mise à faire confiance. On faisait confiance à la poussée de silence qui nous réveillait le matin, au dégoût — son goût perdu — de la parole, devenue monnaie de singe.

    On s’était mise à recueillir le goutte-à-goutte d’une langue qu’on tâtait pour vérifier son évidence. Une langue évidée du superflu — au très peu qui restait, on faisait confiance.

    On était retournée en enfance.

    On s’était quittée pour se déposer on ne savait entre quelles mains.

    C’est ainsi que sont venus sous mes yeux les poèmes d’Emily Dickinson, comme des anges du silence. Des pierres de silence.

    C’est ainsi que j’appris — m’apparut, se présenta à moi — ce qui vivait de l’autre côté du nom identitaire apposé sur la grille du camp de concentration « poésie ».

    De l’autre côté du nom, pas de l’autre côté de la grille : là il n’y avait rien, que le mirage d’un territoire où circonscrire les langues étranges, comme un abcès où fixer la maladie.

    […]



    Christiane Veschambre, Basse langue, Éditions Isabelle Sauvage, Collection singuliers pluriel, 2016, pp. 85-86.







    Christiane Veschambre, Basse langue






    CHRISTIANE VESCHAMBRE


    Christiane Veschambre 2
    Ph. Olivier Roller
    Source





    ■ Christiane Veschambre
    sur Terres de femmes


    Basse langue (lecture d’AP)
    dit la femme dit l’enfant (lecture d’AP)
    [Nous sommes à l’intérieur du temps] (extrait de dit la femme dit l’enfant)
    [Cela s’est passé lundi] (extrait d’Ils dorment)
    Écrire Un caractère (lecture d’AP)
    [Écrire n’a pas d’objet] (extrait d’Écrire Un caractère)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Christiane Veschambre
    → (sur En attendant Nadeau)
    un entretien avec Christiane Veschambre, par Gérard Noiret
    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la page de l’éditeur sur Basse langue





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