Étiquette : Collection Soleil noir


  • Fabienne Swiatly | [Instantanés de vie]

    [INSTANTANÉS DE VIE]




    Service public ! Elle répond aux usagers qui râlent de devoir partager les toilettes avec des migrants. Sur une feuille format A3 elle a traduit le mot de bienvenue en une dizaine de langues. Certains jours, elle réveille son anglais avec de jeunes Afghans qui sans cesse la questionnent. Ensemble, du bout des doigts, sur le papier glacé de l’atlas, ils remontent les routes, traversent les mers, sautent les frontières. Récits plus précieux que n’importe quel livre à emprunter.



    Deux éditeurs, deux écrivains, un président d’association et le journaliste qui distribue le temps de parole. Six petites bouteilles d’eau minérale et leurs verres en plastique attendent sur la table basse. Dans le public une majorité de femmes venues parler de littérature, pas rancunières de se voir si peu représentées sur scène. L’une dit à sa voisine qu’il faudrait, d’un même élan, quitter la salle et laisser ces messieurs entre eux. Chut ! lui répond celle-ci, j’écoute.



    […]



    Sabots blancs qui adhèrent au caoutchouc du sol, elle fait voyager le résident tassé dans une chaise roulante. Elle l’emporte jusqu’à la salle commune où le téléviseur a bien du mal à fixer les regards malgré le rictus blanc émail du présentateur. Elle viendra le chercher à l’heure des visites, en attendant il s’endort et le présentateur s’agite pour rien. De ses mains libres, elle frictionne son bas du dos puis l’arrière de sa nuque. Le pastel des murs est une absence de couleur.



    Fabienne Swiatly, Elles sont au service, éditions Bruno Doucey, Collection « Soleil noir », 2020, pp. 30, 31, 66.







    Fabienne Swiatly  Elles sont au service



    FABIENNE  SWIATLY




    Fabienne Swiatly
    Ph. © Fabienne Swiatly






    ■ Voir | écouter aussi ▼



    le site de Fabienne Swiatly

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Fabienne Swiatly

    → (sur le site des éditions Bruno Doucey)
    la fiche de l’éditeur sur Elles sont au service

    → (sur le site de rfi)
    Fabienne Swiatly, poétesse de services (Vous m’en direz des nouvelles, 29 février 2020)









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  • Louise Dupré | [Comment écrire depuis le cœur qui souffre animal ?]




    [COMMENT ÉCRIRE DEPUIS LE CŒUR QUI SOUFFRE ANIMAL ?]


    Comment écrire depuis le cœur qui souffre animal ? Tu reviens à la rudesse des langues velues, tu voudrais parler chien ou chat, savoir ce qu’on ressent quand une femme ferme la cage qui nous conduira à notre éternité, tu voudrais savoir si, le dernier matin, la brise prend l’odeur des feuillages ou des cendres. Tu voudrais décomposer la détresse en nanosecondes, l’avaler, la fixer dans tes os, qu’elle accueille l’ombre du poème comme une deuxième chance, un tremblement apeuré en toi, une âme indigne dont tu apprendrais à t’approcher sans mépris. Tu pourrais alors écrire je, comme si ce pronom se creusait enfin, devenait caverne, pierre poreuse qu’il suffirait de caresser de la paume pour que surgisse de l’oubli la forme des fossiles.




    […]




    [TON TERRITOIRE S’EST CONSTRUIT MALGRÉ TOI]


    Ton territoire s’est construit malgré toi sur une plaie à ciel ouvert, il inquiète les jours et leurs ailes, les nuits et leurs ailes, c’est sans repos où tu habites, un guet permanent. Tu voudrais délivrer du mal tous les oiseaux, tu attaches des clochettes au cou des chats, et tu te promènes la tête dans la grisaille des nuages en rêvant que ton geste ridicule puisse empêcher la ville de sombrer. Tu ne sauveras que quelques passereaux, mais tu agis, tu oses agir avec l’espoir d’alléger un rien la détresse, puisque la détresse risque de t’emporter. Juste un geste, et ce mot tout droit sorti d’un autre siècle, charité, que tu récupères en cherchant une posture pour vivre adossée à l’abîme.




    [ADOSSÉE À L’ABÎME]


    Adossée à l’abîme, tu apprends à squatter un peu d’air pour ta survie, ça pénètre dans ton ventre avec la poussière du sol, ça te fait pierres au foie, pierres aux reins, tu apprends à parler minéral, comme si tu voulais apprivoiser les fossiles déposés en toi, reliques des morts trop morts pour renaître au printemps. Tu portes un temps qui n’a plus souvenir des semailles ni des herbes affolées par le vent, te voilà revenue aux balbutiements d’un monde sans leçons à donner, sans terres à défendre. Tu aurais beau posséder toute la science de ton siècle, connaître des centaines de langues, aucune ne pourrait te soulager. Tu es un deuil qui se casse sans cesse contre la faille des continents, une humiliation quotidienne. Tu es là, preuve parfaite que Dieu ne sait pas exister.




    Louise Dupré, La Main hantée [éditions du Noroît, Montréal, 2016], éditions Bruno Doucey, Collection Soleil noir, 2018, pp. 36, 70, 71.






    Louise Dupré  La Main hantée






    LOUISE DUPRÉ

    Louise Dupré NB2
    Source




    ■ Louise Dupré
    sur Terres de femmes

    Jusqu’à la fin (extrait)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur L’île, l’infocentre littéraire des écrivains québécois)
    une notice bio-bibliographique sur Louise Dupré
    → (sur le site des éditions Bruno Doucey)
    la fiche de l’éditeur sur La Main hantée





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Mireille Fargier-Caruso, Comme une promesse abandonnée

    par Michel Ménaché

    Mireille Fargier-Caruso, Comme une promesse abandonnée,
    Éditions Bruno Doucey, Collection Soleil noir, 2019.



    Lecture de Michel Ménaché




    Dans son dernier recueil au titre nostalgique, Comme une promesse abandonnée, Mireille Fargier-Caruso s’interroge sur les désillusions et le désenchantement d’une génération habitée par « le désir fou de vivre » qui s’opposait à toutes les oppressions, qu’elles fussent exercées au nom du socialisme totalitaire ou dans la sphère du libéralisme déshumanisé. Si sa poésie se défend de tout didactisme, l’auteure ne se tient pas à l’écart et pose un regard inquiet sur « l’avenir ceinturé » de « notre espèce en débâcle ». Après avoir rêvé de s’accorder au monde, elle tente de goûter encore le chant du « merle moqueur », de combler le manque en recueillant toujours précieusement « le pollen d’une histoire perdue ».

    Si la foi de l’auteure en l’homme s’obstine à perdurer afin que vivre ait encore un sens, elle admet que pour elle « le ciel s’est tu depuis longtemps ». Elle oppose au pessimisme ambiant l’optimisme gramscien de la volonté et de l’action : « la vie se gagne ». Surtout, la vigueur régénératrice de l’amour la porte encore :

    « tous les soupirs des lits défaits

    de la tendresse à nos genoux

    cela nous rend plus fort ».

    Sans nier les fragilités du corps vieillissant qui rendent plus vulnérable, épuisent l’énergie vitale. L’écriture à la fois nerveuse, elliptique, rend compte de cette tension physique et morale qui s’exacerbe :

    « un jour le corps

    trahit notre confiance

    l’innommé nous déborde ».

    Le couperet de l’âge n’épargne personne. L’urgence du poème le crie sans épanchement, presque froidement :

    « pas de compte à rebours de sursis

    au bout de l’allée si courte

    quelques pelletées dessus

    définitif ».

    Jusqu’au vertige du néant, rendu perceptible par le raccourci d’une antithèse abrupte : « le rien est là si plein ». La poésie de Mireille Fargier-Caruso est d’autant plus expressive qu’elle ne dilue ni l’émotion ni l’angoisse existentielle, elle cristallise le sens, avec une économie d’images volontiers paradoxales, sans intention rhétorique :

    « très tôt on entend le silence

    comme réponse à nos questions

    on sait l’horizon troué ».

    La violence du monde, « les massacres à côté de nous », la multiplication des laissés-pour-compte, les cadavres d’enfants rejetés sur les plages, l’injustice grandissante, tous les saccages indignes résonnent dans le poème comme le gong d’une défaite des idéaux perdus ou dévoyés :

    « les écrasés

    les enlisés

    les en retrait

    les minuscules

    l’insensibilité indispensable qui dissout l’inacceptable

    ranger ses émotions

    ravage ».

    Mais l’auteure se refuse au renoncement, l’espérance du poème frémit encore :

    « vomir toute la souffrance

    un jour il faudra bien

    pour pouvoir dire ensemble

    la vie est à nous ».

    Les utopies évanouies cependant reviennent en mémoire. Elles étaient tellement fortes, tellement fédératrices :

    « on avait cru que le Nord et le Sud

    se partageraient le soleil

    on avait chassé l’au-delà

    par plus tard

    on voulait tellement croire

    l’espoir rebondit toujours ».

    Le consumérisme orchestré, le formatage des esprits continuent de nous déshumaniser : « devenir n’est pas l’avenir ». Une dérision inquiète traverse la fin du recueil ponctuée d’un vers récurrent résumant le décervelage de masse : « du pain des jeux et stéréo ». Et demain ?

    Loin de tout nihilisme, Mireille Fargier-Caruso continue de porter haut « l’émotion / des foules solidaires ». Sa poésie élague le passé des « jours abîmés / tous les chemins où Poucet s’est perdu ». Et de l’enfance retrouvée aux « lendemains qui déchantent », l’auteure garde les yeux ouverts, sans illusion :

    bien sûr on veut y croire

    l’étoile du berger en repère

    on en oublierait presque

    on vit moins longtemps que nos rêves

    […]

    resteront ‘‘les voix écrites’’

    des étoiles dans les yeux des enfants ».

    Et de citer Nietzsche à la toute fin du recueil : « Nous avons l’art pour ne point mourir de la vérité. »



    Michel Ménaché
    pour Terres de femmes
    D.R. Texte Michel Ménaché






    Mireille Fargier-Caruso  Comme une promesse abandonnée




    MIREILLE FARGIER-CARUSO


    Mireille Fargier-Caruso  portrait NB
    Source





    ■ Mireille Fargier-Caruso
    sur Terres de femmes


    [D’un coup de dent soudain] [L’hiver avance] (extraits de Comme une promesse abandonnée)
    L’arôme du silence
    [Tu avances] (poème extrait du recueil Ce lointain inachevé)
    Entendre
    Gorgée d’eau pour les lèvres sèches
    Presque rien… l’eau du poème où se désaltérer (article sur le recueil Ces gestes en écho)
    [S’arracher] (poème extrait d’Un lent dépaysage)
    silence d’avant le souvenir (poème extrait du recueil Ces gestes en écho)
    [sur la plage] (extrait de Couleur coquelicot)
    → (dans l’Anthologie poétique Terres de femmes)
    On a vingt ans (poème extrait du recueil Un peu de jour aux lèvres)




    ■ Voir aussi ▼


    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Mireille Fargier-Caruso




    ■ Autres lectures de Michel Ménaché
    sur Terres de femmes


    Anne-Lise Blanchard, Les jours suffisent à son émerveillement
    Maram al-Masri, Métropoèmes
    Paola Pigani, Le Cœur des mortels
    Florentine Rey, Le bûcher sera doux





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Mireille Fargier-Caruso | [D’un coup de dent soudain] [L’hiver avance]


    [D’UN COUP DE DENT SOUDAIN]



    D’un coup de dent soudain
    jaillit l’absurde

    gagnent la soumission     l’indifférence verglacée

    au sol nos tentatives d’aimer nos troubles
    l’assentiment des poignets réunis
    et cet essai fêlé de vivre

    la trappe de l’inadmissible admis

    le courage manque pour la liberté

    toujours la porte qui s’ouvre sur le trou
    toujours on est en transhumance

    ruissellement de mots appris
    sans cœur

    loin si loin des baisers

    de la haute mer

    des mots éteints des paroles recluses
    fatigue masquée des seins des femmes

    et cet essai fêlé de vivre

    et cet essai fêlé de vivre


    « le désert croît »






    [L’HIVER AVANCE]



    L’hiver avance
    il t’éloigne du centre

    c’est une main fermée sur toi
    dans le tranchant de l’âge

    des éclaircies trop vite usées
    un adieu proche

    inscrite en creux
    la tristesse des caresses absentes

    visage vulnérable de nos vérités

    si seulement recueillir la patience
    la sérénité parfois du crépuscule
    quand on accepte la nuit qui vient


    la libellule là tout près en dissonance
    le ruisseau court





    Mireille Fargier-Caruso, Comme une promesse abandonnée, Éditions Bruno Doucey, Collection Soleil noir, 2019, pp. 34-35.






    Mireille Fargier-Caruso  Comme une promesse abandonnée




    MIREILLE FARGIER-CARUSO


    Mireille Fargier-Caruso  portrait NB
    Source




    ■ Mireille Fargier-Caruso
    sur Terres de femmes


    Comme une promesse abandonnée (lecture de Michel Ménaché)
    L’arôme du silence
    [Tu avances] (poème extrait du recueil Ce lointain inachevé)
    Entendre
    Gorgée d’eau pour les lèvres sèches
    Presque rien… l’eau du poème où se désaltérer (article sur le recueil Ces gestes en écho)
    [S’arracher] (poème extrait d’Un lent dépaysage)
    silence d’avant le souvenir (poème extrait du recueil Ces gestes en écho)
    [sur la plage] (extrait de Couleur coquelicot)
    → (dans l’Anthologie poétique Terres de femmes)
    On a vingt ans (poème extrait du recueil Un peu de jour aux lèvres)



    ■ Voir aussi ▼

    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Mireille Fargier-Caruso





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Hélène Dorion | Horizons 2



    HORIZONS 2



    Tout ce qu’il faut de lumière, tout
    ce qu’il faut d’ombre pour tenir au faîte
    de soi-même, être libre, crois-tu, être vraie
    pour autant que cela veuille toujours dire
    quelque chose, aujourd’hui que soufflent
    sur tes pas les vents durs
    ta main s’agrippe où persiste l’éclaircie.

    C’est en haut, tout en haut qu’est ta vie
    tu entres par le feu, tu sais
    désormais le mensonge, désormais la trahison, l’orage
    a secoué le navire, arraché les mâts, le choc
    t’a projetée si loin — soudain tu n’entends
    ni ne vois d’horizon, ne touches
    ni l’amour ni l’oubli de l’amour.

    Mais la rive, tu devines une rive au milieu de nulle part
    une voix creuse et affouille l’obscurité
    le temps bientôt remuera de nouveau
    — chaque heure contient ta destinée.




    Hélène Dorion, « I – Étrange comme la lumière » in Comme résonne la vie, Éditions Bruno Doucey, Collection Soleil noir, 2018, page 38.






    Helene Dorion  Comme resonne la vie




    ___________________________________
    NOTE d’AP : cet ouvrage est disponible en librairie le 1er février 2018.






    HÉLÈNE DORION


    Portrait d'Hélène Dorion
    Image, G.AdC




    ■ Hélène Dorion
    sur Terres de femmes

    [La pluie dessine des ombrages] (poème issu de Cœurs, comme livres d’amour)
    Par tant de visages, j’entre (poème issu de Ravir : les lieux)
    Ravir : les lieux (note de lecture de Sylvie Besson)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    un autre poème issu de Ravir : les lieux



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site des éditions Bruno Doucey)
    la fiche de l’éditeur sur Comme résonne la vie
    le site d’Hélène Dorion
    → (sur le site berlinois Lyrikline)
    huit poèmes issus de Ravir : les lieux, lus par Hélène Dorion
    → (sur le site de L’ÎLE, Centre de documentation virtuel sur la littérature québécoise)
    une notice bio-bibliographique sur Hélène Dorion




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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Ronny Someck | Beaucoup de don Quichotte



    BEAUCOUP DE DON QUICHOTTE



    Beaucoup de don Quichotte sont en moi.
    Le premier voit de ses propres yeux les doigts d’un second
    dessiner la tête d’une femme
    sur un mur sorti de l’imagination.
    Quand il imagine un cheval, c’est un âne qu’il reçoit,
    au lieu du messie un battement d’ailes
    de moulins à vent.
    Le vent astique les toits des maisons,
    la parole coupe le vent.
    Le vent claque les volets de la fenêtre où se mire Dulcinée.
    Le sang de don Quichotte la dirige
    sur les lèvres de don Quichotte :
    elle enlève sa robe et s’évanouit
    comme un baiser.




    Ronny Someck, Le Piano ardent, Éditions Bruno Doucey, Collection Soleil noir, 2017, page 51. Traduit de l’hébreu par Michel Eckhard Elial.






    Ronny Someck  Le Piano ardent






    RONNY SOMECK


    Ronny_someck
    Source




    ■ Ronny Sonneck
    sur Terres de femmes

    Le Piano ardent (lecture de Marie-Hélène Prouteau)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Bruno Doucey)
    la fiche de l’éditeur sur Le Piano ardent
    → (sur le site agonia.net)
    un entretien avec Ronny Someck





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Ronny Someck, Le Piano ardent

    par Marie-Hélène Prouteau

    Ronny Someck, Le Piano ardent,
    Éditions Bruno Doucey, Collection Soleil noir, 2017.
    Traduit de l’hébreu par Michel Eckhard Elial.



    Lecture de Marie-Hélène Prouteau


    Ronny Someck est un poète israélien, né en 1951 à Bagdad dans une famille juive d’Irak. Son œuvre reconnue par différents prix (Prix Yehuda-Amichaï pour la poésie hébraïque [2005], Prix de poésie Hans-Berghhuis 2006 dans le cadre du Festival international « Les Nuits de la Poésie » de Maastricht, Pays-Bas), traduite en plusieurs langues, fait de lui l’une des grandes voix de la poésie israélienne d’aujourd’hui. Il nous offre dans le recueil bilingue (hébreu et français) Le Piano ardent, une suite de soixante poèmes courts.

    Le titre est celui du quatrième poème, écrit à la mémoire du jeune pianiste Matiah Eckhard, le fils disparu (à l’âge de dix-neuf ans, en janvier 2014) de son traducteur français. Malgré cet arrière-plan douloureux, ce poème donne le ton à l’ensemble du recueil qui partout suit un chemin onirique, libératoire :

    « Éloignez les nuages

    dirigez le projecteur du soleil

    sur le moment de la rencontre entre

    les doigts de Matiah

    et les touches du clavier ardent

    en haut des marches du jardin d’Eden. »

    Ce pouvoir du rêve et de l’imaginaire d’alléger le réel se nourrit de la diversité des thèmes, tels l’enfance, celle de sa fille comme celle du poète, la paternité, la femme aimée, la culture populaire, le jazz, l’amitié.

    Ancrée dans le réel — les attentats, la guerre, le racisme pointent à l’horizon du vers, sans que le poète s’y appesantisse —, sa poésie reste pourtant infiniment ouverte au rêve, à la fantaisie, à l’humour. Ainsi, ce « Poème du bonheur » :

    « Nous sommes posés sur le gâteau

    comme des figurines de mariés

    quand le couteau tranchera

    essayons de rester sur la même tranche ».

    Il y a dans cette écriture de l’allant et de l’énergie vitale qui donnent au lecteur le plaisir de voir s’élargir le monde : on surprend le poète à écrire une lettre à Marcel Proust ou à la poétesse Léa Goldberg. Pour cadeau à sa fille, il rêve d’acheter des terres sur la Lune plutôt que dans les territoires occupés. Il fait se croiser dans ses vers Marilyn Monroe, la chanteuse Oum Kalsoum, Don Quichotte et le joueur de football Lionel Messi.

    Autant de rencontres d’apparence incongrue qui ont ce pouvoir d’abolir les murs, qu’ils soient d’espace, de temps ou de langue, si présents dans ce Moyen-Orient d’aujourd’hui. À l’image de ce traité de paix merveilleux, conclu en toute innocence par des gamins, dont la petite-fille du poète, qui jouent avec les enfants des écrivains arabes invités à un séminaire de poésie.

    Comment ne pas être frappé par l’héritage universel qui est celui du poète ? L’Orient est là avec les grands legs, ceux de la Bible, ceux de la Perse, où vient brutalement cogner le vif du présent :

    « à cause de Bagdad je suis de la tribu de ceux qui sont nés

    dans la ville des Mille et Une nuits,

    et, à cause d’une nuit d’octobre 73 je suis parfois

    suspendu à la tribu du trait d’union qui existe

    entre les mots « choc » et « bombe ».

    Familier conjointement d’autres rivages de l’imagination, Ronny Someck se décrit ainsi dans une interview : « Je suis un soldat dans l’armée de Rimbaud, un oiseau dans le ciel de Prévert, je salue René Char, mais le poète avec qui je communique par l’écriture, c’est Max Jacob ». Héritage, alliage singulièrement croisés.

    Le poème a ainsi la capacité de se faire lieu d’échanges où, par les mots, se tissent des passerelles avec des poètes tels que le poète juif Bialik, le Syrien Adonis, les Palestiniens Mahmoud Darwich, Samih al-Qâssim et Mohammed Hamza Ghanayem. Il s’agit de dire, sans fioritures ni grande déclaration, ces petites choses qui créent un terreau commun entre les êtres. Là, une parole de fraternité, ici, le salut amical aux couleurs du drapeau de Palestine qui, sur un mode faussement léger, déjoue les pesanteurs du monde :

    « Allons-y, qu’ils aient enfin leur État

    et rendez le vert à la terre

    le blanc à la chemise des fêtes,

    le noir au café

    et le rouge du désir aux lèvres des jolies filles,

    venues à Ramallah pour le concours de Miss Palestine

    qui a été annulé »

    Le parti-pris de cette poésie empreinte d’humour et de générosité fait pièce à la violence, tant dans ses images d’aujourd’hui que dans celles de ce passé qu’évoque le magnifique poème « Buchenwald : Un mot s’est échappé ». Ronny Someck est le poète en situation, facétieux et curieux de tout ce qui fait l’humain, à la manière du poète Prévert qu’il admire. Celui qui se définit comme « un cow-boy de la poésie » regarde le monde, la main posée sur le revolver du poème. La fantaisie comme arme suprême.

    C’est la force d’écriture de ce poète que de nous emporter dans l’espace décalé de son imaginaire, de nous y faire découvrir un monde redevenu habitable par son insolite beauté.



    Marie-Hélène Prouteau
    D.R. Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes







    Ronny Someck  Le Piano ardent






    RONNY SOMECK


    Ronny_someck
    Source




    ■ Ronny Sonneck
    sur Terres de femmes

    Beaucoup de don Quichotte (extrait du Piano ardent)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Bruno Doucey)
    la fiche de l’éditeur sur Le Piano ardent
    → (sur le site agonia.net)
    un entretien avec Ronny Someck




    ■ Autres chroniques et lectures (25) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes

    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Claude Ber | [Toujours la langue veut dire]



    [TOUJOURS LA LANGUE VEUT DIRE]



    Toujours la langue veut dire. L’air. L’eau. La terre. Les écluses du corps. Les séjours de l’esprit. L’immensité captée dans un miroir de poche. Le loin de la fenêtre vu. Ciel découpé au carreau et sa hauteur à portée de main. Lumière traversière que je traverse comme un chuchotement tant est naine ma taille à proportion. Instant précieux.
    Fugacement, sur la soie tiède d’un rai de lumière le temps voluptueux. Derrière la herse de rayons, une perfection accessible. Clarté de l’air tombée des toits pentus.
    Dans une communauté tactile de matière le jour, la peau, les pigments et les pores. Respiration. Avant voir.
    Avant sentir. Avant être. Dans vivre
    lavé de tout.



    […]



    Je passe le bras sur ta nuque. Ta peau est légère. Tes cheveux parfumés.
    Est-ce un pressentiment d’éternité leur glissé entre mes doigts
    à te lever cette élégance
    et la voix résonnant pour nous seuls quand nous aimons.
    Au lointain d’exister
    nous nous joignons.
    Épaules délestées du lourd de leur fatigue. Parées de pluie, qui tombe fine sur fond de nuit assombrie s’éclaircissant dans sa hauteur comme un angle d’équerre. Où demeurer debout. Dans une posture de gisant redressé.
    Au secret entre les lèvres
    pommier fleuri dans le bombé des joues
    le vivre nu.



    Claude Ber, « L’inachevé de soi » in Il y a des choses que non, éditions Bruno Doucey, Collection « Soleil noir », 2017, pp. 59 et 63.






    Claude Ber  Il y a des choses que non




    CLAUDE BER


    Claude-BER  ©-Adrienne-Arth NB
    Ph.© Adrienne Arth
    Source




    ■ Claude Ber
    sur Terres de femmes

    Il y a des choses que non (note de lecture d’AP)
    Épître Langue Louve (note de lecture d’AP)
    In memoriam (extrait d’Épître Langue Louve)
    La mort n’est jamais comme (note de lecture d’AP)
    Je dis mer (extrait de La mort n’est jamais comme)
    Les mots, le vent, les herbes racontent (extrait de Mues)
    Sinon la transparence (extrait du recueil Sinon la transparence)
    Vues de vaches (note de lecture d’AP)
    Claude Ber, Pierre Dubrunquez, L’Inachevé de soi (note de lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    le miel à la bouche




    ■ Voir aussi ▼


    le site de l’écrivain Claude Ber





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  • Mireille Fargier-Caruso | [S’arracher]




    [S’ARRACHER]




    S’arracher

    S’arracher pour respirer

    Aimer les commencements

    Jusqu’à vouloir en vain dévoiler les visages

    Remonter le courant jusqu’à la source

    Comme s’il y avait un sens aux souvenirs

    Un début aux images une direction au temps

    Le réel est toujours d’abord

    Celui qu’on a imaginé

    Rien n’efface l’incrusté dans nos chairs
    Surtout pas le recouvrement du silence

    Le poème parfois met à nu le passé

    Pour qu’il n’encercle plus

    D’un geste d’adieu       il tente
    De fermer ses écailles

    Remettre l’oubli à sa place

    Entre les blancs


    Un lent dépaysage



    Mireille Fargier-Caruso, Un lent dépaysage, Éditions Bruno Doucey, Collection « Soleil noir », 2015, pp. 84-85 [Publication le 20 août 2015. En avant-première au Marché de la Poésie].







    Mireille Fargier-Caruso, Un lent dépaysage




    MIREILLE FARGIER-CARUSO


    Mireille Fargier-Caruso  portrait NB
    Source




    ■ Mireille Fargier-Caruso
    sur Terres de femmes


    L’arôme du silence
    [Tu avances] (poème extrait du recueil Ce lointain inachevé)
    Entendre
    Presque rien… l’eau du poème où se désaltérer (lecture d’AP sur Ces gestes en écho)
    silence d’avant le souvenir (poème extrait du recueil Ces gestes en écho)
    Comme une promesse abandonnée (lecture de Michel Ménaché)
    [D’un coup de dent soudain] [L’hiver avance] (extraits de Comme une promesse abandonnée)
    Gorgée d’eau pour les lèvres sèches
    [sur la plage] (extrait de Couleur coquelicot)
    → (dans l’Anthologie poétique Terres de femmes)
    On a vingt ans (poème extrait du recueil Un peu de jour aux lèvres)




    ■ Voir aussi ▼


    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Mireille Fargier-Caruso
    → (sur le site des Éditions Bruno Doucey)
    la fiche de l’éditeur sur Un lent dépaysage



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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Anne Bihan, Ton ventre est l’océan

    par Marie-Hélène Prouteau

    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan,
    Éditions Bruno Doucey,
    Collection « Soleil noir », 2011.



    Lecture de Marie-Hélène Prouteau


    « SE TENIR ENTRE »



    Voici un recueil de poèmes qu’Anne Bihan place résolument sous le signe de la dualité :

    « Deux ciels s’épousent à la césure des mers

    de l’un je reconnais la langue goémonière

    de l’autre les voies ouvertes à qui suit ses chemins

    […]

    deux pays s’étreignent là où je m’assemble

    ce cahier est sans retour. »

    Le recueil gravite autour de l’expérience de l’entre-deux : entre îles et continent, entre les terres et les mers, bretonne et océanienne. Entre deux postulations, l’une sensitive et sensuelle, l’autre méditative et réflexive qui sont peut-être les deux facettes de cet écrivain. Mais il serait réducteur de ramener cette dualité à la biographie de celle-ci, originaire de Bretagne et vivant depuis de nombreuses années en Nouvelle-Calédonie. D’ailleurs le texte lui-même ne cite jamais aucun de ces toponymes et préfère celui de « Kanaky  ». Loin de la carte postale et de l’exotisme de pacotille, on saisit que se joue ici une rencontre authentique de l’autre.

    Dans ce flux d’impressions qu’est le recueil, il y a ces trois « amers » posés de part en part qui s’ouvrent en six « variations ». Ils balisent cette suite composite de poèmes brefs, de petites proses, de souvenirs d’enfance et de bribes de chansons, tissés dans le fil du texte à côté d’injonctions à soi-même. Comme le suggère le mot « variation », cela produit une composition musicale très élaborée qui se dédouble en poèmes sur le mode mineur et d’autres sur le mode majeur. Ces derniers étant le plus souvent liés à la présence marquée de l’enfance : il n’est presque pas de page où l’on ne trouve un enfant. Mais point de temps retrouvé ici : l’enfance est une matrice d’un certain rapport au monde et aux grands espaces entre mer et Loire qui fut celui d’Anne Bihan. Se souvenir, pour elle, c’est sentir. Et les souvenirs appartiennent aux yeux, à la bouche, aux oreilles :

    « goûte

    ce mulon blanc

    les yeux

    points noirs

    des civelles

    ne regrette rien

    ton ventre est l’océan. »

    Anne Bihan engage le lecteur dans un dialogue qui regarde le monde. Dialogue tout à la fois vivant et essentiel. La présence liminaire de Jean-Pierre Abraham le confirme, la poésie est, pour elle, traversée autant intérieure que géographique. D’autres poètes passent dans son trajet d’écriture : « la diverse parole » semble un clin d’oeil à Segalen, le « cahier sans retour » à Césaire.

    Ici, on est dans le « décalage », tel est le titre d’un des poèmes. Mais ce décalage, loin de n’être qu’horaire, est bien existentiel. C’est aux antipodes de toutes nos références que nous nous trouvons. Dans le décentrement de l’être, en un non-lieu que ne désavouerait pas Gilles Deleuze dont la lecture est familière à Anne Bihan. « Se tenir entre », tout est là. Dès l’entame, l’injonction à l’infinitif en est posée et se répète sur ce mode verbal dans une douzaine de poèmes ― étonnant usage du mode le plus impersonnel pour dire le plus intime :

    « Temps venu

    de se déprendre

    habiter l’évidence de n’être

       ni l’un   ni l’autre   oser

    se tenir entre

    t’assembler par-delà. »

    Il s’agit d’une poésie de l’apostrophe qui s’adresse autant au poète qu’au lecteur. Qu’est-ce que l’identité ? Qu’est-ce que l’appartenance ? s’interroge celle qui choisit les « appartenances plurielles ». C’est se situer à l’opposé de l’enracinement, des certitudes ancrées et de nos perceptions ordinaires du monde. C’est échapper aux cadres, habiter dans la mouvance et dans l’incertitude de l’entre-deux, loin des vieilles digues de l’habitude :

    « Se tenir

    entre       reconnaître

    à la source la radicale      étrangeté

    de l’autre de tous ces autres sans qui […]

          oser l’ombre debout de l’ignorance »

    Et aussitôt, jouant à merveille de cette dualité si caractéristique, cette écriture quitte le terrain méditatif pour se faire charnelle : le monde s’ouvre alors aux odeurs iodées des mers bretonnes ou « aux souffles du grand dehors sous l’arbre-éventail ». Le lecteur qui attendrait des sensations pittoresques en est pour ses frais. Et si l’on en doutait, les mines de nickel ou la chaussée des pauvres nous parlent de l’envers de l’exotisme. Anne Bihan le dit : elle ne se veut pas écrivain voyageur. Les éléments de la nature, les objets sont posés là comme autant de signes ethnologiques, cauris, nattes, sel et brisants, dents et coquillages, qui s’entremêlent subtilement. Aux folles hirondelles de la Loire fait écho, en surimpression rouge et verte, « le vol des perruches ébouriffant l’aube de lignes éphémères ». Où sommes-nous ? Que suis-je ? se demande celle qui parle. Ni atlantique ni océanienne, c’est entendu. Une femme océanique avec un corps à la dimension de l’océan, dirions-nous en suivant l’image audacieuse du titre. Au commencement était la mer. Car sa poésie prend corps en cet océan originel, matriciel, comme l’évoque la superbe seconde page :

    « …elle a toujours été là, dans le mouvement du fleuve, a toujours été par tout temps son horizon, son infini, à la démesure du ciel […] son odeur ― iode, goémon, marée ― sûrement a pénétré en premier le corps par les narines, cela ressent tout à son âge ; ou alors c’est avant déjà bien avant, écrit dans l’immensité bleue des yeux du père, peut-être dans sa voix entendue à travers la paroi de son ventre à elle, qui toujours en rêve… »

    « il » et « elle » et la mer, rien de plus. Comment dire plus simplement l’enfance de l’humain ? Et cette femme-océan mange la chair des choses, le sel des marais bretons et la pulpe des mangues savourée devant la mer. Autant de gourmandises que sa poésie incarnée nous met en bouche.

    Mais cette posture de l’entre-deux n’est pas facile à vivre. Traverser ce que Segalen nomme le « divers » n’est pas sans risque. Cela renvoie constamment à cette « étrangèreté » de qui n’est pas d’ici et se trouve confronté à d’autres rites, à d’autres us et coutumes :

    « sous l’abondance cérémonielle et composite

    des couvre-chefs

    lentement tresser l’organique parade

    le fil sans fin d’une autre parole. »

    Ce parti-pris oblige à des pertes consenties, à des déprises parfois douloureuses. Pour dire « ces jours sans rive » de ce qui fut quitté, Anne Bihan fait naître de puissantes métaphores :

    « Le matin qui s’étonne

    de la voûte à grande eau lavée par la douleur

    livre aux vents la chambre vide »

    ou bien encore cette image étrange pour exprimer de secrètes fêlures :

    « sur la cour des enfants s’empoignent pour

    ne pas pleurer »

    À plusieurs reprises, les paroles du père, l’évocation de sa mort reviennent en ligne d’échos dans le recueil, tramées comme ces objets tissés qu’affectionne Anne Bihan, en une texture de vie irréductible :

    « …il dit ma petite est comme l’eau elle est comme l’eau vive, ne chante pas très bien mais l’emmène en bateau ; peut-être ce n’est pas la mer qu’elle voit d’abord mais sa présence et la joie qu’elle pose, la mer, sur le visage du père »

    ou bien :

    « Un vol de paupières obscurcit l’horizon

    bleus les yeux du père sève des regards

    sa mort livre au noir »

    Les déchirures, les séparations, les morts sont évoquées avec la plus grande simplicité, suggérées en sourdine à travers des réseaux d’images : « entre les écueils les fissures les gouffres ». Souvent, ces images sont reprises quelques pages plus loin et font un effet de ressac, comme ici :

    « et par-delà les fissures et les gouffres

    choisir

    l’effacement sans fin de toutes choses. »

    L’absence de ponctuation, les blancs typographiques qui brisent les vers font souvent flotter le sens. Poème après poème, le lecteur se perd sans s’égarer, dans l’immense de l’océan.

    Il faut lire et relire, laisser les mots faire leur travail. Le lecteur aussi doit se déprendre. Le questionnement vaut pour tous et pointe le chemin d’une quête toujours ouverte. Exigence heuristique qu’Anne Bihan sait marier à la force poétique profonde de la langue. Cela donne à sa poésie un éclat singulier, à la fois grave et jubilatoire.



    Marie-Hélène Prouteau
    D.R. Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes







    Anne Bihan, Ton ventre est l'océan





    ANNE BIHAN


    Anne Bihan photo Marc Le Chélard
    Ph. Marc Le Chélard
    Source




    ■ Anne Bihan
    sur Terres de femmes

    [Traquer](extrait de Ton ventre est l’océan)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site Île en île)
    une bio-bibliographie d’Anne Bihan
    → (sur La Pierre et le Sel)
    Anne Bihan, femme debout « à la césure des mers », une contribution de Roselyne Fritel
    → (sur Poésie maintenant, le blog de Pierre Maubé)
    un autre poème extrait de Ton ventre est l’océan
    → (sur Dailymotion)
    Anne Bihan, 5 Questions pour Île en île (un entretien réalisé par Thomas C. Spear à Nouméa le 28 août 2009)
    → (sur le site de France Culture)
    La Poésie n’est pas une solution : une carte postale poétique sonore néo-calédonienne de Régine Chopinot & Textes d’Anne Bihan dits par Adrien Michaux & Entretien avec Marie Borel (en résidence en Nouvelle-Zélande)




    ■ Autres chroniques et notes de lecture (25) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes

    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même






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