Étiquette : Collection Sur le fil


  • Ysabelle Lacamp, Ombre parmi les ombres

    par Angèle Paoli

    Ysabelle Lacamp, Ombre parmi les ombres
    Éditions Bruno Doucey, Collection Sur le fil, 2018.



    Lecture d’Angèle Paoli


    DESNOS
    Image, G.AdC








    « KUBA, KUBA… SOUVIENS-TOI, LA MORT M’EST INDIFFÉRENTE ! »




    Est-ce un « hasard objectif » qui a fait se rencontrer, en mai 1945, au moment même de la libération du camp de Terezín par les Russes, le jeune Tchèque Leo Radek, unique rescapé du camp, et le poète français Robert Desnos ?

    Cette question, le gamin de la République de Škid la pose à celui qui devient son ami. Une rencontre qui « devait bouleverser » la « vie » du jeune garçon. C’est de cette rencontre étonnante et tout aussi bouleversante que la romancière Ysabelle Lacamp retrace les moments et l’histoire dans Ombre parmi les ombres. Le titre du récit étant tiré d’un poème de Corps et biens, « la mystérieuse », composé en 1926 et inspiré à Desnos par sa passion pour Yvonne George.

    Ce récit passionnant, d’une intensité poignante, se découpe en deux temps, séparés par vingt années de la vie du poète — octobre 1924 | mai 1945 —, mais de l’une à l’autre section, anticipations et retours en arrière brouillent les pistes du temps. C’est que le temps à Terezín, camp-ghetto de transit, « étrange Babel du désespoir » et « antichambre de la mort », n’a plus de frontières. Passé présent et futur s’enchevêtrent sans que nul parvienne à distinguer ce qui organisait l’ordre des choses et l’ordre de la vie. Ainsi de la vie de Robert Desnos qui, comme pour n’importe quel prisonnier, se réduit à un numéro matricule : 185 443. Gravé à même la chair.

    « Tout de même, s’habitue-t-on à ne plus être qu’un numéro ? », s’interroge le poète.

    Que devient le temps, lorsque le sens de la vie et la vie elle-même se résument à un numéro ? Écrire écrire. Persister dans cette voie, lutter coûte que coûte contre la dépersonnalisation.

    La première date, celle d’octobre 1924, renvoie à une époque ancienne, le temps de la jeunesse et des années passées en compagnie des surréalistes. Vie d’artiste, amours partagées, conflits et rituels. Avec les fidèles rassemblés autour d’André Breton. Éluard, Ernst, Aragon, Crevel, et tant d’autres. Les séances d’hypnotisme se succèdent rue Fontaine, sommeils où excelle Desnos, doué du « don de voyance », expert en visions prophétiques. Le poète évoque son passé dont le récit émaille la présence. Ainsi de ce « rêve prémonitoire de [tes] treize ans. Récurrent.
    Tu es transformé en chiffre. Tu tombes dans un puits qui est en même temps une feuille de papier, en passant d’une équation à une autre avec le désespoir de t’éloigner de plus en plus de la lumière du jour et d’un paysage qui est le château de Ferrières vu de la voie des Chemins de fer de l’Est.
    De l’Est, dites-vous ?
    De l’Est.  »

    Ainsi, très tôt dans sa vie, le poète voit-il se profiler les ombres qui seront celles qu’il croisera dans les camps successifs — camp de Royallieu à Compiègne, Buchenwald, Flossenbürg, puis Flöha, en Saxe. Et enfin Teresienstadt. Terezín. « Étape provisoire avant le grand voyage vers les fours crématoires ». Et dernière étape pour Desnos « le Voyant » qui sait depuis toujours qu’il n’en sortira pas vivant. Lui reviennent alors en mémoire ces vers écrits deux ans auparavant, dans un poème intitulé « La Peste » :

    « Jamais lunes ni soleils ne roulèrent si loin de la

    terre, jamais l’air de nuit ne fut si opaque et si

    lourd. Je pèse sur ma porte qui résiste… »

    La «  peste », pour Robert Desnos, ce sera le typhus, épidémie qui sévit déjà dans Terezín au moment où il y fait son entrée. Dont il mourra, épuisé, quelques semaines après son arrivée. Le 8 juin 1945.

    L’approche inexorable de la mort, les fièvres qui terrassent le poète sur son lit de douleur, ravivent sous ses paupières à demi fermées des souvenirs anciens. Des pans entiers du passé refont surface en lui ; sa vie à Paris dans l’appartement de la rue Mazarine où il a emménagé avec Youki, l’ex-épouse du peintre Fujita ; où il reçoit des émigrés allemands antifascistes et des Juifs fuyant l’Allemagne nazie ; l’émeute insurrectionnelle du 6 février 1934 ; l’adhésion au Comité de vigilance des intellectuels contre le fascisme ; il retrouve là les visages d’Aragon, de Barbusse, de Nizan ; de Gide, de Guéhenno, de Romain Rolland ; la liesse du Front populaire, les événements tragiques de la guerre civile en Espagne ; la mort de García Lorca, assassiné le 19 août 1936 « par la milice franquiste ». Et l’engagement qui le fait rejoindre, le 20 septembre 1939, la 1re compagnie du 446e régiment des pionniers… Autant d’événements et de flashs qui viennent illuminer pour quelque instant la nuit hallucinée du mourant.

    Terezín. Une image de l’enfer. Une image du destin du poète Robert Desnos. L’enfer de Terezín n’empêche cependant pas le poète de continuer de rêver. Les rêves poursuivent leur chemin, qui se mêlent aux rêves éveillés, prennent des allures de vers et se transforment en poèmes. Que Desnos récite à son jeune ami, Leo Radek.

    « Il est tard. Levez-vous. Dans la rue un refrain

    Vous appelle et vous dit « Voici la vie réelle. »

    On a mis le couvert. Mangez à votre faim.

    Puis remettez le mors au cheval qu’on attelle.

    Pourtant pensez à ceux qui sont muets et sourds

    car ils sont morts, assassinés, au petit jour. »

    La « voix tonitruante » du poète fait ressurgir les ombres chères à la mémoire de Léo Radek, dont la gorge se serre et les yeux se brouillent. Ses amis de la République de Škid, enfants de Terezín, disparus et emportés vers les camps de la mort.

    « Petr, Hanuš, Pepek, où êtes-vous ? »

    L’enfer de Terezín n’épuise pas non plus ses multiples talents. Facétie et humour. Sans parler du « talent de conteur » du poète qui enchante son auditoire médusé.

    « C’est ça ton miracle ! », commente Léo Radek. « Faire rire dans les pires situations. Faire oublier l’horreur et la désolation, l’inacceptable et l’injustice, l’asservissement et l’arbitraire, à tes frères de lumière. »

    Les liens magnétiques qui se nouent entre le poète et le jeune Tchèque les laissent l’un et l’autre perplexes. Pris dans une fascination réciproque. Les récits s’entrelacent, qui vont de l’un à l’autre, tissant au passage les fils solides d’une amitié indéfectible. La parole circule, partagée, réciproque, qui passe du présent au passé, de l’enfant à l’adulte et de l’adulte à l’enfant. Pas un jour sans poésie, pas un jour sans sourire ou sans blaguer, pas un jour sans que l’un confie à l’autre sa vie. De sorte que les deux vies, si différentes mais si complémentaires, celle du jeune Tchèque et celle du poète français, s’alternent puis se rejoignent dans un échange vivant, empli de rebondissements, d’épisodes inattendus, souvent savoureux. Deux univers se frôlent qui semblaient ne jamais devoir se rencontrer. Puis se complètent. Celui de Leo Radek et du journal Vedem, créé par la communauté des jeunes résistants de Terezín, et celui de Desnos, fait de ses amours, Yvonne l’Unique, son « étoile de mer » d’un côté, et Youki, la sirène, de l’autre. Youki « l’inconstante », qu’il épouse et à qui il écrit des lettres qu’il n’enverra jamais ; fait aussi de ses créations radiophoniques, de ses engagements politiques. Résister. Résister à tout prix. Écrire écrire écrire. C’est cela le devoir du poète et sa voie. Desnos qui a appartenu au groupe clandestin Agir, collaboré au journal Aujourd’hui. Deux activités qui ont suffi à conduire le poète, qui n’est ni juif ni communiste, sur la voie de l’arrestation, le 22 février 1944, et de la déportation.

    Pourtant, plus la maladie progresse et plus la vie ancienne semble se détacher de l’esprit et du corps du poète tandis que celle de Leo Radek refait surface qui livre pêle-mêle l’histoire de sa famille, son destin tragique. Desnos écoute, subjugué, conscient que le gamin avec qui il dialogue est doté comme lui d’un don de voyance. Le récit laisse des trous que Desnos tente de combler par l’imagination. Et Ysabelle Lacamp reconstitue pour nous ce que furent les semaines de Desnos passées à Terezín. Qui culminent avec l’arrivée de Josef Stuna, étudiant en médecine, lequel s’enquiert de la présence, « à la baraque des contagieux », d’un poète français. Le poète surréaliste Robert Desnos. L’ultime rencontre, magique, de Desnos avec un Tchèque qui avait lu les poèmes de Corps et biens faisait remonter soudain dans sa mémoire les mots de « Rose… ou Éros… c’est la vie… ».

    Malgré la désespérance de ces ultimes instants, les derniers mots de Robert Desnos avant de mourir sont pour Leo Radek, témoin de la grandeur du poète, de son courage, de son humanité, de son immense talent. Dont Ysabelle Lacamp témoigne dans ce livre qu’elle consacre avec amour au poète. Et dont elle rend compte, en poète, avec une générosité et une fraîcheur authentiques.

    Un très bel ouvrage, débordant d’espoir, comme pouvaient l’être les mots réconfortants du poète :

    « — Kuba*, Kuba, dans les pires moments, écoute, écoute la poésie, elle est vraiment le cheval qui court, qui court, qui court au-dessus des montagnes… Regarde les cigognes s’envoler comme des drapeaux et souviens-toi, la mort m’est indifférente ! »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



    _______________
    * Diminutif de Jakub, emprunté au grand-père de Leo Radek.






    Ysabelle Lacamp  Ombre parmi les ombres






    ROBERT DESNOS


    Robert Desnos
    Source




    ■ Robert Desnos
    sur Terres de femmes

    Demain
    Mi-route
    22 février 1944 | Arrestation de Robert Desnos
    8 juin 1945 | Mort de Robert Desnos



    ■ Voir aussi ▼

    le site Robert Desnos
    → (sur le site Robert Desnos)
    une bibliographie de Robert Desnos






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  • Nimrod, L’enfant n’est pas mort

    par Angèle Paoli

    Nimrod, L’enfant n’est pas mort,
    éditions Bruno Doucey, Collection Sur le fil, 2017.



    Lecture d’Angèle Paoli


    SOUS LA CHAIR DU POÈME




    Printemps des Poètes 2017 : l’Afrique est à l’honneur.

    Quel poète mieux que Nimrod est plus à même de représenter le Continent Noir et quel ouvrage mieux que L’enfant n’est pas mort est aussi approprié, et aussi digne de célébrer l’importance de l’événement ? Ce n’est pourtant pas l’histoire d’un ou d’une Noire que le poète franco-tchadien célèbre dans ce récit. Mais celle d’une Blanche. Ingrid Jonker. Une poète afrikaner dont l’histoire et le drame sont intimement et intensément liés aux tragédies qui ont ensanglanté l’Afrique du Sud dans les années 1960.

    Le récit de Nimrod retrace en vingt épisodes, répartis sur quatre chapitres, l’histoire de cette jeune femme qui, par son choix délibéré de défendre ouvertement les Noirs, est rejetée par les siens. Père, amants, amis. La vie affective et émotionnelle de la jeune poète, ses engagements, sa poésie même, sont intimement liés aux événements tragiques qui ont ébranlé l’Afrique du Sud tout au long de sa vie. Son histoire personnelle croise à maintes reprises celle de Nelson Mandela. En 1960 d’abord. En 1994 ensuite. Par un subtil chassé-croisé d’analepses, Nimrod entrelace étroitement et habilement leurs deux destins. Durant ses vingt-huit années d’incarcération (1962-1990), Nelson Mandela n’a cessé de lire le recueil de poèmes d’Ingrid Jonker : Rook en Oker (Cendre et ocre, 1963). Le 9 mai 1994, Nelson Mandela est élu président de la République d’Afrique du Sud par le Parlement. Dans son discours d’investiture, trente ans après la disparition de la poète, Mandela lit devant l’assemblée médusée, et très vraisemblablement réfractaire, le poème d’Ingrid Jonker : « L’enfant n’est pas mort ».

    Une étrange affinité lie Ingrid Jonker et Nelson Mandela par delà le temps. Elle trouve sans doute tout son sens dans cette affirmation de Nimrod :

    « Mandela et Ingrid Jonker ont dans la peau le paysage du Cap occidental. »

    La mort d’un petit enfant noir (tué par la police) renvoie Mandela à la mort de son propre fils, Thembi, survenue en 1969. Cette année-là, Mandela est en prison. Sa demande d’autorisation de sortie pour se rendre aux obsèques de son fils lui est refusée. Dans sa geôle, il pleure et récite « Le Petit grain de sable », poème écrit par Ingrid Jonker à la suite d’un avortement clandestin. Elle y fait entendre « la parole que personne ne veut entendre — ni ses confrères, ni sa famille, ni la société… ».

    Dans son chagrin, Mandela se dit que « le destin des femmes est supérieur à celui des hommes ». Ce qu’il a toujours su.

    Par sa naissance, par son éducation et par son milieu, Ingrid Jonker appartient au camp ennemi, celui-là même qui est à l’origine de l’apartheid en Afrique du Sud. En désaccord profond avec le pouvoir blanc, la jeune poète rejette avec violence la politique réactionnaire ségrégationniste imposée par sa caste à la population africaine. Elle souffre de la ghettoïsation imposée aux Noirs, dénonce les injustices qui leur sont infligées. Ainsi peut-on lire sous la plume de Nimrod :

    « Au cours de ces cinquante années où les richesses ont explosé de façon scandaleuse, le pouvoir blanc a eu cette idée saugrenue de parquer les Noirs comme des lapins dans des quartiers-dortoirs. »

    Or, le 21 mars 1960, à Sharperville, dans le ghetto de Johannesburg, est déclenchée une violente répression qui fait « soixante-neuf morts, cent quatre-vingt blessés et laisse un champ de ruines en lieu et place des dix mille personnes venues dire à la police qu’elles se délestaient des Pass de la honte qui leur collait à la peau. »

    Le Pass ? C’est ce fameux passeport intérieur imposé aux Noirs contre lequel s’insurgent les manifestants.

    Ingrid Jonker qui suit sur les ondes de la BBC le récit des événements sanglants « est dévastée. »

    « Une semaine plus tard, Nelson Mandela brûle publiquement son laissez-passer. Voilà ce que j’en fais de mon dom pass ! déclare-t-il aux journalistes. »

    Peu après cette tragédie qui lacère la jeune femme et met ses nerfs fragiles à vif, se produit à Cape Town un drame qui la frappe de plein fouet. La mort d’un bébé noir, tué le 1er avril à « un barrage de contrôle à la sortie du ghetto de Nyanga ». Les forces de défense ont tiré aveuglément sur une voiture qui tentait de rejoindre le centre hospitalier de la ville, avec à son bord un bébé de vingt mois, malade, et sa mère. Le bébé est grièvement blessé. Il meurt avant d’atteindre l’hôpital.

    La mort de Wilberforce Mazuli Manjati « cristallise » à elle seule en Ingrid Jonker « toute l’injustice du monde ». Elle deviendra, par-delà le temps et les luttes, le symbole de l’humanité martyrisée.

    Elle-même maman d’une petite Simone du même âge, Ingrid Jonker, désespérée, n’a de cesse de rencontrer Bulelani, la maman de Wilberforce Mazuli. Les deux femmes partagent symbiotiquement leur chagrin.

    À son retour de Nyanga où elle s’est rendue pour voir le cadavre de l’enfant, Ingrid Jonker, apaisée, écrit son poème d’un jet : « L’enfant tué par les soldats à Nyanga ». Elle le montre à plusieurs de ses amis. Ils lui rient au nez, la ridiculisent, raillent ses sentiments humanitaires qui vont à l’encontre des idéaux des Afrikaners qui défendent âprement leur « souci de pureté raciale. » Elle se fait même insulter :

    « Tu n’es pas communiste, tu es simplement poète, la bestiole la plus nuisible de la terre sud-africaine ! »

    Ingrid Jonker est dans une transgression qui peut lui être fatale. Elle risque sa peau si ce poème vient à être édité dans la presse locale.

    Désespérée, Ingrid Jonker fait successivement deux tentatives de suicide, dont elle est sauvée in extremis.

    Pourtant, son ancien amant, Jack Cope, vient lui annoncer qu’il va publier « L’enfant n’est pas mort » dans sa revue Contrast. Elle croit un instant le bonheur possible. Mais c’est sans compter sur la rencontre avec son père qui convoque Ingrid pour lui demander des comptes. Père et fille s’affrontent en un duel verbal d’une extrême violence, la fille accusant le père d’être responsable de la folie de son épouse, l’accusant d’avoir un comportement criminel envers sa mère et envers elle ; traitant son père de « petit père » Staline et de « minable ». Elle poursuit ses invectives au cours d’une soirée où elle insulte les écrivains afrikaners bon teint en les traitant de nazis. De ces violences verbales, Ingrid ne sort pas indemne. Rejetée de tous, elle s’enfonce dans une crise qui la conduit à sa perte. Décidée d’en finir, elle abrège ses jours le 19 juillet 1965, en se laissant emporter par les vagues, sur une plage du Cap, à Sea Point.

    « Ainsi a fini mon héroïne, murmure Mandela en regardant un masque africain qui lui fait face. Et moi, suis-je un héros ? se demande-t-il. J’ai beau m’en défendre, mon comportement m’y renvoie et, pourtant, la liste de mes défauts est fort longue ! »

    Passionné par l’histoire de cette région d’Afrique, même éloignée de son Tchad originel, Nimrod rejoint pourtant ici l’universel. Tant sur le plan de l’Histoire que sur celui de la poésie. L’historien (mais Nimrod est aussi romancier et essayiste) laisse glisser sous sa plume bien des notations qui s’appliquent à l’intégralité du Continent Noir. Ainsi par exemple lorsqu’il évoque le conflit qui oppose Robert Sobukwe à Nelson Mandela. Robert Sobukwe, « grand théoricien du panafricanisme » — le PAC — « estime que l’Afrique est l’affaire des Africains ». Il croit en une « Afrique glorieuse, de Pretoria à Accra, de Dakar à Cape Town… » et s’oppose à l’ANC (Congrès National Africain) favorable au modèle multiracial défendu par Nelson Mandela.

    « Il n’aime pas tous ces compromis multiculturels où se complaît Mandela. Il n’aime pas les communistes blancs qui sont les maîtres à penser des mouvements noirs. Il n’aime pas qu’on dicte aux Noirs leur conduite, leurs idées. Il n’aime pas la suprématie blanche, il n’aime pas la suprématie noire (qui pour l’heure, n’existe pas). »

    Ailleurs, un « sang noir » coule dans les phrases de Nimrod lorsqu’il écrit à propos des Noirs :

    « écartés du pouvoir depuis trois cents ans, minorés par les lois de l’apartheid depuis cinquante ans, rendus subalternes, domestiques, mineurs de fond, minables sous-traitants de la misère. » Quant aux « Blancs chenus » qui scrutent Mandela, ils « ont la superbe de gens à qui tout appartient, même l’air, même le don qui est la substance de l’air… »

    Les exemples abondent qui émaillent le discours de Nimrod et laissent affleurer une sensibilité à fleur de peau. Il arrive parfois, que, sous cette plume incandescente, le lecteur porte plus loin son interrogation. N’y a-t-il pas par exemple, sous la diatribe de l’auteur contre les conditions de travail auxquelles les Noirs sont assujettis, quelque chose qui nous parle de nous ? Surtout dans cette manière à lui qu’a Nimrod de s’immiscer dans la pensée d’Ingrid :

    « C’est étrange, constate Ingrid, cela n’alarme pas plus que ça les Blancs bon teint de Cap Town, ainsi que les libéraux et les progressistes. »

    La quête de l’universel ? N’est-ce pas aussi l’un des objectifs sous-jacents de la poésie ? C’est par le biais de la poésie que la jeune poète (morte à l’âge de 31 ans) et Nelson Mandela se rejoignent. Il est particulièrement émouvant d’apprendre que les poèmes d’Ingrid Jonker ont accompagné Mandela durant toutes ses années d’incarcération. Mandela qui, une fois libre, une fois la cause des Noirs entendue et aboutie, ouvre son discours par ce très bel exorde :

    « Elle s’appelait Ingrid Jonker.

    Elle était à la fois poète et Sud-Africaine.

    Elle était à la fois une Afrikaner et une Africaine.

    Elle était à la fois une artiste et un être humain.

    Au milieu du désespoir, elle a célébré l’espoir.

    Face à la mort, elle a affirmé la beauté de la vie. »

    Nelson Mandela connaissait par cœur des poèmes entiers de Rook en Oker. En même temps qu’il découvre la personnalité torturée d’Ingrid Jonker, le lecteur est frappé par la fulgurance de sa poésie dont les vers surgissent au cœur même du récit.

    « Le ciel a beau bleuir

    ou se peigner de rouge

    je marche derrière ma douleur

    et elle porte ton nom. »

    Derrière la retranscription de ces vers, c’est toute la force d’âme de Nimrod qui se dresse sous nos yeux, toute sa grandeur, toute sa tendresse aussi. Sur son visage se superpose le visage palimpseste d’Ingrid Jonker. Et avec elle, sous les mots du poème de l’enfant de Nyanga, surgit cette image dont elle espérait que celle-ci dessinerait un jour « l’un des nombreux visages de l’Afrique du Sud. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Nimrod, L'enfant n'est pas mort





    NIMROD


    Nimrod-02
    Ph. D.R. Olivier Roller
    Source





    ■ Nimrod
    sur Terres de femmes


    Des « paroles plus précieuses que l’or » (chronique d’AP)
    Gens de brume (lecture d’AP)
    [J’ai aimé ma mère] (poème extrait de Sur les berges du Chari, district nord de la beauté)
    [je suis la dernière figure de l’homme] (poème extrait de Babel, Babylone)
    L’herbe (poème extrait d’En Saison)
    Sous les étoiles
    Sur les berges du Chari (lecture d’AP)
    [Tu poseras ton faix] (poème extrait de J’aurais un royaume en bois flottés)
    Le roman s’achève (poème extrait de Petit Éloge de la lumière Nature)
    Le Temps liquide (lecture d’AP)
    En remontant le Lac Tchad (extrait du Temps liquide)
    La Traversée de Montparnasse (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site du Point)
    un entretien de Nimrod avec Valérie Marin La Meslée
    → (sur e-littérature.net)
    une fiche bio-bibliographique et de nombreux articles d’Alice Granger sur les ouvrages de Nimrod
    → (sur fr.wikipedia)
    une fiche bio-bibliographique sur Nimrod





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