Étiquette : Collection Thoth


  • Jeanne Bastide, Un déjeuner de soleil

    par Angèle Paoli

    Jeanne Bastide, Un déjeuner de soleil,
    L’Amourier éditions, Collection Thoth, 2020.



    Lecture d’Angèle Paoli


    « N’AI-JE ÉTÉ QU’UN DÉJEUNER DE SOLEIL POUR TOI ? »




    Où se situe le point de bascule ? s’interroge le « je » de Jeanne Bastide dans Un déjeuner de soleil. L’aujourd’hui des premières pages du récit est-il le même que celui qui s’écrit dans les derniers textes du même récit ? Quelque chose s’est enfin accompli entre le début et la fin, entre ces deux « aujourd’hui » qui marquent les lisières de l’« histoire » de la narratrice. Le temps s’est étiré, élastique, brouillant l’axe des jours, passé, présent et futur. Quel futur pour ce passé qui sans cesse revient avec ses motifs émotionnels, ses images têtues, inscrites dans l’infini de la mémoire ? Quel avenir pour les souvenirs ? Un éternel recommencement, une fin sans véritable fin, un renouvellement cyclique rythment le récit. Où se situe la frontière sur la ligne du temps ?

    « Les deux arbres sont là, toujours sombres et bienveillants. Ils gardent mon repos. Jamais fatigués. Frontière entre la vie du dehors et celle de mes images intérieures. Ils sont l’avenir. Celui qui est dans mon dos. »

    Les images reviennent, toujours les mêmes et toujours autres, la mémoire efface et pourtant recrée. Tout se brouille et s’inverse. Jusque dans le paysage. La chemise blanche continue de flotter autour de la silhouette. Le visage s’est estompé. Reste l’étincelle du regard et la forme d’un corps d’homme qui se meut, réduit à la métonymie de son ombre, dans son éternelle chemise blanche aux pans nonchalants qui ondoient sous le vent. Ce qui perdure par-delà l’absence, c’est cet amour, la trace têtue et entêtante qu’il a laissée. Sous la peau et dans le corps, dans le regard perçant de l’amante.

    « Je ne sais plus la matière du monde depuis que j’ai perdu ta clarté.
    J’ouvre la main et je sens. Je sens ta rudesse et la légèreté de la cotonnade blanche. La paume vers le ciel je soupèse ta présence. »

    Ce qui se dit, dans une prose poétique d’une langue admirable, c’est la déchirure. Là où l’autre était présence absolue, l’insoutenable absence. Plus encore qu’une absence, ce qui demeure est une sur-présence. Une « présence accrue ». Que s’est-il passé ? Pour que celui qui tenait toute sa place auprès de la narratrice, disparaisse un jour, laissant vacant le cœur de l’abandonnée ? Le « nous » qui emplissait le monde n’est plus. Et le « je » qui résiste à la folie est flottant. Il cherche désespérément un nouvel équilibre à trouver dans l’espace familier des jours, s’arrime à tout ce qui faisait l’éclat de l’aube et les rêves nocturnes. Qu’est ce temps-là devenu ? Le « je » vacille, perdu dans ses pensées, entre une enfance lointaine dont persistent pourtant les signes, tant de signes, et un futur aux contours incertains.

    Celle qui dit « je » s’interroge. Sur lui et sur elle. Sur cette faille dans laquelle elle s’engouffre. Sur cette déraison qui la poursuit depuis son jeune âge, qui la met au bord du « précipice ». Un abîme au-dessus duquel il faut apprendre à vivre :

    « Le trottoir, oui. Toujours au bord. L’abîme […] J’apprivoise le précipice. »

    De sorte que le trottoir, image durable et sensible, est perçu comme une unité de mesure du temps. De même, la peau, elle, joue avec l’espace. Peau, lisière, bordure, frontière. Mais aussi fenêtre. Tout se noue dans cet entre-deux obsessionnel. Presque maléfique.

    Tout se noue autour de l’attente, entre dedans et dehors, entre silence et vide laissés par la sur-présence de l’absent.

    « Je suis en panne de peau », écrit-elle. « Peut-être ai-je traversé la peau du monde ? »

    Au-delà de l’absence, ce qui alimente la folie de la narratrice, c’est de ne pas comprendre ; de ne pas savoir ; de ne pas être capable de poser des mots clairs sur ce qui est advenu. Et cette interrogation qui taraude : comment trouver sa route dans cette vie qui a perdu sa boussole ? abandonné tout son sens dans cette incompréhensible disparition ? Marcher est peut-être une réponse possible à la déroute. Mettre les pieds à l’épreuve des chemins.

    « Je marche »

    « Je me prépare à traverser le chemin de l’aujourd’hui »

    « Alors je m’élance, je marche et je mesure l’ombre devant moi. »

    Et tenter par le rythme du corps de retrouver l’unité perdue : « Je me rejoins ».

    Mais l’énigme demeure de cet amour perdu. La narratrice en respire encore les instants retenus. Elle poursuit avec lui le dialogue. Celui de la rencontre et de la découverte. Du coup de foudre qui passe par le regard. L’œil, miroir de l’autre et de soi en l’autre. Entre présent et passé, entre mémoire et oubli, elle chemine dans les souvenirs, vers un futur de solitude, tout en clair-obscur. Côté ombre/côté soleil, indissociables. Côté mots et côté cour. Avec le platane, l’arbre tutélaire de toujours, rassurant, et protecteur. Conciliateur :

    « L’enfance et l’avenir y sont contenus. De sa sève coule la présence. Son tronc à l’arrondi tranquille me parle sans que j’aie besoin de comprendre. J’écoute. C’est tout. »

    Entre orage et violence, entre folie qui guette et désir de renouailles avec la vie, le cheminement se poursuit. Soudain en quête d’embellie :

    « Il y a dans le paysage quelque chose qui me pousse à être. Comme un sourire qui sourirait sans objet. »

    Est-ce le début d’un renouveau, d’un silence ouvert sur l’intériorité, d’un possible élargissement vers l’autre ? Peut-être. Il semble qu’un nouvel aujourd’hui soit à l’œuvre, qui trace son sillon vers le regain et la création :

    « Aujourd’hui.
    C’est le jour où quelque chose s’accomplit.
    Il y a un chemin qui dit son cheminement, un oiseau son vol et toute la contrée est fleurie de paroles… »

    Peut-être. Même si se manifeste l’insistance du « tu n’es plus là ».

    Dans un très joli texte qui donne son titre au récit et le contient dans sa totalité, Jeanne Bastide donne de son histoire les clés essentielles. Une histoire qui puise sa matière et sa force dans le passé de l’enfance.

    « Ma grand-mère disait  » ça fera un déjeuner de soleil » pour le linge mis à sécher l’été en plein midi. Le soleil mangeait toute la couleur, les robes perdaient leur éclat. Ce qu’on appelle faner, flétrir. De quelle étoffe suis-je faite ? Et quel soleil s’est nourri de mon âme ? N’ai-je été qu’un déjeuner de soleil pour toi ? L’ombre a pâli. Tu es parti éclairer d’autres cieux. Ta chemise claire ne claque plus qu’au vent du souvenir. Je me nourris de folie ordinaire. Grignote le gris des nuages. Déchets célestes.
    J’ai perdu l’heure et son cadran.
    Et la couleur de la pluie dans tes yeux. »

    Une histoire qui déborde sur les interrogations d’aujourd’hui. Dont la plus poignante, celle qui s’étrangle dans la voix :

    « N’ai-je été qu’un déjeuner de soleil pour toi ? »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Jeanne Bastide  Un déjeuner de soleil




    JEANNE BASTIDE


    Jeanne Bastide
    Source





    ■ Jeanne Bastide
    sur Terres de femmes


    Un déjeuner de soleil (extrait)
    [comme si le temps] (poème extrait du Jour se déplie)
    Intimité de la lumière (extrait)
    La Fenêtre du vent (lecture d’AP, parue dans la revue Europe)
    La nuit déborde (lecture de Michel Diaz)
    La nuit déborde (lecture d’Alain Freixe)
    Lucarnes (lecture d’AP)
    Rouge enfance (lecture d’AP)
    [La petite fille du passé] (extrait de Rouge enfance)
    Un silence ordinaire (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    une page consacrée à Un déjeuner de soleil de Jeanne Bastide






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  • Jeanne Bastide, Un déjeuner de soleil



    Bastide Guidu
    Ph., G.AdC







    UN DÉJEUNER DE SOLEIL
    (extrait)




    Je suis la femme qui regarde son passé, se tourne vers le futur, puis se retrouve à l’envers. Oui, à l’envers. À l’extérieur d’elle-même. Comme un gant. Mon cœur à vif, les poumons prennent l’air goulûment, mon sang ne fait pas qu’un tour. Il s’en donne à cœur joie, le sang, à circuler ailleurs que dans des chemins tout tracés.
    Et les pensées en plein air — aérées. Des idées royales — un lion, une lionne devenue. L’espace s’agrandit à la mesure de mon regard. Ne sais pas où je vais. Mais je sais que l’envers peut se mettre à l’endroit.


    […]


    Aujourd’hui.
    C’est le jour où quelque chose s’accomplit.
    Il y a un chemin qui dit son cheminement, un oiseau son vol et toute la contrée est fleurie de paroles.
    Les mots sont matière aérienne, quand ils se plantent deviennent parfois banderilles.
    Non, il ne suffit pas que les saisons se renouvellent.
    Encore faut-il savoir que la fin n’est jamais la fin. Tout se renouvelle.
    Savoir que le vent en nous, appelle.
    Que le silence est fait de petits bruits.
    Et qu’il faut s’absenter de soi pour être dans la création.
    Il faut que les morts nous accompagnent.
    Nous poussent, nous tirent, nous bousculent avec l’injonction d’aller jusqu’au bout de nous-mêmes… À la limite du vivant.
    Il faut que le soleil soit dehors et dedans.
    Que la terre tourne malgré notre désir de rester immobile. Accepter de trébucher contre trop de lumière. Inviter le rire et sa houle. Récoler les graines de la main tendue.
    Et en faire un pain à partager.



    Jeanne Bastide, Un déjeuner de soleil, L’Amourier éditions, Collection Thoth, 2020, pp. 52, 58.





    Jeanne Bastide  Un déjeuner de soleil




    JEANNE BASTIDE




    Jeanne Bastide
    Source





    ■ Jeanne Bastide
    sur Terres de femmes


    Un déjeuner de soleil (lecture d’AP)
    [comme si le temps] (poème extrait du Jour se déplie)
    Intimité de la lumière (extrait)
    La Fenêtre du vent (lecture d’AP, parue dans la revue Europe)
    La nuit déborde (lecture de Michel Diaz)
    La nuit déborde (lecture d’Alain Freixe)
    Lucarnes (lecture d’AP)
    Rouge enfance (lecture d’AP)
    [La petite fille du passé] (extrait de Rouge enfance)
    Un silence ordinaire (lecture d’AP)




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  • Jeanne Bastide, La nuit déborde

    par Alain Freixe

    Jeanne Bastide, La nuit déborde,
    L’Amourier éditions, Collection Thoth, 2017.



    Lecture d’Alain Freixe



    Aller vers soi… Écrire non sur soi mais « dans l’angle d’inclinaison de son existence » disait Paul Celan : roman familial, solitude, vieillissement et donc aussi choses du monde extérieur et intérieur (ce pêle-mêle d’émotions, de souvenirs, de sensations…).

    Aller vers soi… à partir de ses souvenirs. On sent bien dans ce livre de Jeanne Bastide combien ils semblent antérieurs à l’écriture et en même temps combien ils sont suscités et enrichis par elle. Celle qui écrit est bien celle qui sent et vit : sujet entre Je et Moi(s). Ce sujet-là est bien sujet au sens de l’ancien mot latin sub-jectum, ce qui est jeté dessous et qu’il s’agit de porter au jour depuis la nuit où il se tient —  sens dessous dessus ! — jeté sous celui qui a des opinions et émet des jugements sur ceci ou cela : Dieu ou la vieillesse, le visible et l’invisible, les apparences — Ah ! cette maison de retraite ! toutes choses d’hier et d’aujourd’hui que l’on rencontre de ci, de là dans ce livre.

    C’est qu’en effet, il s’agit de cela et il ne s’agit pas de cela. Ici, l’écriture tente de réveiller celle qui sent et vit. Elle appelle à l’extérieur l’intime qui n’existe qu’à être ainsi tiré hors du magma de la vie sensorielle. Cette main qui écrit est pauvre car elle tourne autour et essaie de saisir ce qui ne peut que lui échapper surtout quand par touches elle lui met la main dessus. Caresses d’une main qui ne se sait pas forcément heureuse alors qu’elle l’est car il y a bonheur à a être cette main tâtonnante dans l’obscur, toujours déportée car toujours portée à d’impossibles saisies en impossibles saisies au-devant d’elle-même.

    L’écriture tremblée de Jeanne Bastide, faite de syncopes, de retours, de reprises, ces souvenirs en avant… tente non de reconstituer des souvenirs mais invente des lieux, des moments, des choses pour qu’apparaisse ici ce qui n’existe pas ailleurs. Et ce sont les belles pages sur l’arbre, le cri, la main, le magasin, l’enfant qui court, la vigne, la balançoire, l’ombre…

    Ce livre est un mixte de mémoire et d’oubli où dans la main qui écrit, c’est la mémoire qui travaille avec l’oubli pour faire advenir une présence à partir d’un égarement premier : « je ne comprends pas. Je ressens » ou « ça se passe hors de ma compréhension dans la sphère où je n’accède pas » écrit Jeanne Bastide, et c’est cela qui émeut, c’est qu’on ne se contente pas de convertir en mots, de traduire un vécu mais qu’on tente de faire parler de ce qui est senti. Il s’agit moins ici de rapporter des histoires, de revisiter le passé, mais plutôt de fouiller sous les histoires et d’aller jusqu’à ces terres d’oubli où il en va de ce que Joël Clerget nomme « notre voix de mains » qui puise à même cette intimité dont l’écriture n’arrache jamais que quelques lueurs. C’est cela qui « déborde » et fait le jour dans ce livre de Jeanne Bastide, cela qui l’éclaire. Oui, la nuit parfois éclaire !

    Si la poésie est « prose en action » et non « en récit » comme le disait Boris Pasternak, alors La nuit déborde est poésie car jamais le texte ne se referme sur lui-même comme il en va quand c’est d’un langage tout fait dont on se sert. Au contraire, ici il se creuse, bifurque, se risque, avance — on le voit frayer son chemin, pousser portes, ouvrir fenêtres comme autant de pas vers plus de clarté, plus de réel, ce débord. C’est par là qu’il nous laisse ce sentiment d’un plus de vie, sentiment paradoxal si on le rapporte aux apparences : vieillesse, solitude, enfermement… mais qui s’explique par cette intensité du senti rendu ici, sa chaleur débordant ce que les mots peuvent avoir de froid pour retendre ces fils où notre cœur s’assure de lui-même.

    Débordant, la nuit laisse ses alluvions. Riches terres pour les semailles de demain !



    Alain Freixe
    D.R. Texte Alain Freixe
    pour Terres de femmes







    Jeanne Bastide  La nuit déborde





    JEANNE BASTIDE


    Jeanne Bastide
    Source




    ■ Jeanne Bastide
    sur Terres de femmes


    [comme si le temps] (poème extrait du Jour se déplie)
    La Fenêtre du vent (lecture d’AP, parue dans la revue Europe)
    Intimité de la lumière (extrait)
    Lucarnes (lecture d’AP)
    La nuit déborde (lecture de Michel Diaz)
    Rouge enfance (lecture d’AP)
    [La petite fille du passé] (extrait de Rouge enfance)
    Un déjeuner de soleil (lecture d’AP)
    Un déjeuner de soleil (extrait)
    Un silence ordinaire (lecture d’AP)




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  • Jeanne Bastide, La nuit déborde

    par Michel Diaz

    Jeanne Bastide, La nuit déborde,
    éditions de L’Amourier,
    Collection Thoth, 2017.



    Lecture de Michel Diaz



    La narratrice a quatre-vingt-douze ans. Elle est dans une maison de retraite, plutôt bien entourée, dans un lieu qu’elle dit agréable. Elle ne marche plus, ne peut plus se lever, et dépend désormais des autres pour les actes les plus ordinaires. Nous ne sommes pas là, on le devine à maints détails, dans ce qu’on appelle un « mouroir » et c’est, de la part de l’auteure, un choix de lieu non négligeable qui lui permet d’évacuer de son ouvrage toute une part de ce spectacle insoutenable de détresse humaine — qui plonge dans l’effroi qui n’est pas préparé à s’y confronter, un choix qui lui permet de suivre les options narratives qui conduisent son texte.

    La narratrice est cette vieille femme dont la mémoire, nous dit-elle, défaille, et dont les souvenirs quelquefois s’enchevêtrent. Mais elle parle, se parle.

    « Je me parle, je discours. À qui s’adresser ici ? Je ne veux pas mourir du quotidien de ce lieu. »

    Voilà, décor planté, le personnage principal de ce qui se joue juste avant que tombe le rideau.

    « La vie ne commence pas — elle se continue sous une autre forme. C’est comme pour les histoires… toujours la même, chaque fois différente. »

    Ce sont là les premières lignes du livre de Jeanne Bastide, La nuit déborde, texte qui se termine par ces mots :

    « Tant de fois, j’ai laissé derrière moi les cendres de celle que j’ai été pour continuer à avancer. Je suis fatiguée maintenant. Tous ces deuils m’ont épuisée.

    La mort est-elle un lieu où on se repose de la vie ? »

    Le mot « vie », qui ouvre et conclut cet ouvrage, comme on ouvre et referme des parenthèses, en est, tiré d’un bout à l’autre de ces pages, le vrai fil conducteur. Certes, la vieillesse et la fin du cycle des jours constituent la matière la plus apparente de ce long monologue intériorisé dont les mots sont aussi, nous l’avons noté, ceux de « cendres », « fatiguée », « deuils », « épuisée », mais « la mort », ici, est moins attendue dans la résignation (pourtant présente tout du long), qu’envisagée dans un perpétuel étonnement et s’avançant comme une étrangeté à laquelle rien ni personne ne peut nous préparer.

    « Qui pourrait m’aider à supporter ce qui va arriver ? » se demande la narratrice qui ne dit pas « ce qui va m’arriver », mais qui, en ne se plaçant pas du seul point de vue de son drame personnel, fait de la mort « ce qui arrive », cette énigme, l’interrogation essentielle sur laquelle repose la tragédie de vivre.

    Pourtant, face à la mort, il n’y a que la vie qui vaille, et face aux forces qui déclinent et au corps qui ne répond plus, face aux affres de la vieillesse et aux misères qu’elles imposent, il y a encore les souvenirs, heureux ou malheureux — qu’importe, puisque désormais tous ont même importance et témoignent de ce qu’a été le cours d’une existence — et ce qui reste encore de désir à puiser au fond de ce « verre vide » que la narratrice a le sentiment d’être devenue.

    « Une belle tendresse pour toi, Georges. Je crois que mourir serait se perdre dans cette douceur-là. »

    Le désir, oui, ce qu’il en reste :

    « Maintenant que je peux plus marcher, j’ai le désir d’un chemin où les pas rythment mes pensées. »

    Désir encore de désirer, angoisse de ne plus le pouvoir, quand elle se disait, quelques pages avant,

    « [l]e plus difficile, c’est quand le désir s’amenuise — qu’il devient pâle, tout pâle, comme quelqu’un qui est malade. C’est là que la peur arrive. »

    La peur arrive cependant, et monte au long des pages, et se précise, mais la vieille dame clouée au fond de son fauteuil, parle, parle, se parle, n’arrête pas de se parler, de discourir, dresse sa digue, mot à mot, et mot sur mot, et s’y épuise comme d’autres se sont épuisées à dresser « un barrage contre le Pacifique », digue que les heures de chaque jour viennent battre inlassablement, ne cessent de fragiliser, la réduisant à un mince cordon de sable, un empierrement dérisoire.

    Pourtant, la vie est là, encore, comme une herbe s’accroche au mur ou pousse entre les dalles, ou comme le lichen s’incruste dans la pierre :

    « […] quelquefois, je laisse aller, ou plutôt j’accueille ce qui m’arrive. Des pensées brutes, pas encore ordonnées. J’ai tellement plaisir à les laisser advenir. »

    La vie, « fragile, au bord de la mort. Et tellement ardente à l’intérieur. Avec une obstination animale. »

    La vie, tant qu’il reste un peu de lumière, un espace de ciel à travers la fenêtre, et un peu d’air à respirer.

    « Condamnée à vivre. Vivante à perpétuité. Jusqu’à la mort. »

    Aller au bout de sa fatigue, vaille que vaille, jusqu’au bout de sa résistance, au terme de l’épuisement, n’est-ce pas encore lutter pour ne pas renoncer, tenter d’avoir le dernier mot, aussi pauvre soit-il ?

    « Maintenant que je ne peux plus marcher, je voudrais sentir se déployer tout l’espace de la mémoire que le manque de pas a rétréci. »

    « Vouloir », « sentir » encore, élargir ce qui reste d’espace intérieur, c’est de ces mots-là que s’éclairent les dernières pages du livre dont on sait bien, pourtant, qu’une nuit imminente les guette.

    Un pareil petit livre, sous la plume de quelqu’un d’autre, aurait vite fait de nous désespérer. Sous celle de Jeanne Bastide, aussi grave et sombre qu’il soit, il est plutôt une invitation à se battre pour ce que la vie est, dérisoire peut-être, mais à s’y raccrocher quand même, obstinément, comme fait le lichen à la pierre nue, et à l’aimer encore, tant qu’il y en a. Et avec elle, ces précieux restes de conscience et de lucidité.



    Michel Diaz
    D.R. Texte Michel Diaz
    pour Terres de femmes
    [7 avril 2017]







    Jeanne Bastide  La nuit déborde





    JEANNE BASTIDE


    Jeanne Bastide
    Source




    ■ Jeanne Bastide
    sur Terres de femmes


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    La Fenêtre du vent (note de lecture d’AP, parue dans la revue Europe)
    Intimité de la lumière (extrait)
    Lucarnes (lecture d’AP)
    La nuit déborde (lecture d’Alain Freixe)
    Rouge enfance (lecture d’AP)
    [La petite fille du passé] (extrait de Rouge enfance)
    Un déjeuner de soleil (lecture d’AP)
    Un déjeuner de soleil (extrait)
    Un silence ordinaire (lecture d’AP)




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