Étiquette : Collection Via


  • Jacopo da Pontormo, Journal (janvier 1555) | Pierre Parlant, Ma durée Pontormo

    Éphéméride culturelle à rebours



    Pontormo  La Spezia
    Jacopo Carucci, dit Pontormo (1494-1557)
    Autoportrait, vers 1520
    La Spezia, Museo Civico di arte antica, medievale e moderna Amedeo Lia
    Source








    [JOURNAL, janvier 1555]




    mardi le premier j’ai soupé avec Bronzino 10 onces de pain.
    mercredi j’ai soupé 14 onces de pain, un filet1, une salade d’endive, du fromage et des figues sèches.
    jeudi j’ai soupé 15 onces de pain.
    vendredi 14 onces de pain.
    samedi je n’ai pas soupé.
    dimanche matin j’ai déjeuné et soupé avec Bronzino du gâteau de sang et des boulettes de foie. le porc
    lundi soir j’ai soupé 14 onces de pain, un filet, du raisin, du fromage et une salade d’endive.
    mardi soir j’ai soupé une salade d’endive, 11 onces de pain, une saucisse et des pommes cuites au jus.
    mercredi soir et jeudi soir 24 onces de pain et j’ai mangé du porc cuit et du vin.
    le 11 janvier* vendredi soir 11 onces de pain, des endives, une omelette.
    le 12 j’ai soupé une omelette, une salade d’endive, 12 onces de pain et ce même soir j’ai rempli le tonneau avec le vin de Piero dont j’avais prélevé 17 fiasques et pour le remplir il a fallu 13 fiasques ; il m’en est resté quatre et avant j’en avais eu jusqu’à ce jour 6, de sorte qu’en tout ça fait 23 fiasques et ce jour-là il a eu de moi un baril de mon vin.
    dimanche j’ai déjeuné et soupé chez Bronzino, le 13 janvier 1555.
    lundi je suis allé à San Miniato j’ai soupé une saucisse, 10 onces de pain.
    mardi un carré2, des endives, une livre de pain, de la gelée3, des figues sèches et du fromage.
    le 20 j’ai soupé chez Daniello une pintade, Ottaviano était là, c’était dimanche soir.
    le 27 janvier j’ai déjeuné et dîné chez Bronzino, Alessandra est venue après le déjeuner, elle est restée jusqu’au soir et puis elle est rentrée ; c’est ce soir-là que Bronzino et moi sommes allés à la maison voir le Pétrarque c’est-à-dire les flancs, les estomacs, etc.4 et j’ai payé ce qu’on a joué.
    […]5
    le 30 janvier 1555 j’ai commencé les reins de cette figure qui pleure l’enfant.
    le 31 j’ai fait un peu du pan du vêtement qui l’habille, il a fait mauvais temps et j’ai souffert pendant deux jours du ventre et des boyaux. La lune a fait le premier quartier.



    _____________________________
    * [NOTE d’AP]

    Calendrier julien


    _____________________________
    [NOTES de Fabien Vallos]

    1. Filet de porc
    2. Carré de porc
    3. Gelatina : il ne s’agit pas de gelée de fruits (confiture) mais d’une gelée de viande servie froide. Depuis plus d’une semaine Pontormo ne mange que de la viande de porc. Il est donc possible que cette gelatina soit de porc.
    4. Il s’agit sans doute d’un pari fait sur une citation de Pétrarque Trionfo della morte II, 43-45 :
    Silla, Mario, Neron, Gaio e Mezenzio
    Fianchi, stomachi, febbri ardenti fanno
    Parer la morte amara più ch’assenzio.

    Sylla, Marius, Néron, Caligula et Mézence,
    Les flancs, les estomacs, les fièvres ardentes font
    Paraître la mort plus amère que l’absinthe.
    5. Un ajout dans le coin gauche illisible.




    Jacopo da Pontormo, Journal, Éditions MIX., 2006-2008-2016, pp. 14-16. Traduction, notes et postface de Fabien Vallos.






    Pontormo  Journal











    [LISANT UNE PAGE, UNE AUTRE…]
    (extrait de Pierre Parlant, Ma durée Pontormo)





    Lisant une page, une autre, un autre encore ; chacune avec passion, gratitude ou stupeur à la clé ; chacune m’immergeant dans la nuit sous l’ampoule.

    Si bien que le Journal se mit à dérouler, ou plutôt à ouvrir sur un temps inédit.

    Au fil d’un jaillissement, inconséquent, souvent, correspondaient deux-trois alinéas. Les mots, silencieux et puissants, s’y accordaient. La vision de la phrase inventait le regard dès que la lettre s’écartait. Quelques espaces se découvraient, chemin faisant. Là se tenaient de petits croquis, posés alors comme pour se souvenir. La pensée cessait de calculer pour contempler la conjonction de lignes ramassées en un chiffre fulgurant. Fléché par l’attention, privé de volition, l’œil suspendait sa fixation, et les muscles leurs saccades.

    Me croirez-vous, entre les signes écrits il y avait du bruit, un bruit léger mais obstiné ; il y avait une foule et j’étais seul.

    Aujourd’hui, non seulement persiste en moi le contenu précis de certains passages de ce bouquin mais me revient à discrétion l’effet qu’ils produisirent sur l’insomniaque que je devins. Il était notamment question d’une joue, ailleurs du froid du vent, d’une tête d’enfant qui se penche et, sauf erreur, fait mention quelque part d’un sonnet.

    Qu’il s’agisse si souvent de nourriture m’étonna.

    Naturellement, le peintre ne manquait pas d’évoquer son travail, ses conditions pratiques et les péripéties qu’il impliquait. Mais tout s’écrivait aussi sous le regard de maux divers, de soucis, de manies et d’aliments ingurgités. Accessoirement d’argent, de temps en temps de faits météorologiques. Pour l’essentiel, à la dévolution d’une vie que le peintre suivait à vive allure s’adossait la conduite d’un chantier qu’une inquiétude n’incitait pas, à l’évidence, à tempérer, mais qu’une forme secrète organisait dans son détail le plus scabreux.

    La densité de ces moments de non-peinture m’impressionnait.

    Moments sans œuvre auxquels l’œuvre doit tout.

    Je lisais : le peintre ne taisait rien, difficultés, douleurs, incertitudes, sans que jamais un nom bien défini ne leur correspondît.

    Bien sûr, certaines des peines ou des douleurs physiques qu’il indiquait étaient imputables aux années — au moment de cette rédaction, l’homme n’était plus un jeune homme — mais aussi, c’est certain, à une sourde angoisse venue au monde le même jour que lui, au même endroit que lui.

    Je lisais.

    Des maux de ventre très souvent.



    Pierre Parlant, « samedi, dimanche et lundi, il fit froid », Ma durée Pontormo, éditions Nous, Collection Via, 2017, pp. 21-22.






    Parlant_madureepontormo





    PIERRE PARLANT


    Parlantportrait-2
    Source




    ■ Pierre Parlant
    sur Terres de femmes

    un autre extrait de Ma durée Pontormo




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Nous)
    la fiche de l’éditeur sur Ma durée Pontormo
    → (sur aparences.net)
    Pontormo





    Retour au répertoire du numéro de janvier 2019
    Retour à l’ index de l’éphéméride culturelle
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Pierre Parlant | [Pour que l’affaire s’éclaircisse…]



    Pontormo  La Spezia
    Jacopo Carucci, dit Pontormo (1494-1557)
    Autoportrait, vers 1520
    La Spezia, Museo Civico di arte antica, medievale e moderna Amedeo Lia
    Source









    [POUR QUE L’AFFAIRE S’ÉCLAIRCISSE…]
    (extrait de Ma durée Pontormo)





    Pour que l’affaire s’éclaircisse — car je sens bien les risques encourus sous le rapport de ces premières pages possiblement déconcertantes —, il convient de se montrer coopératif en livrant quelques indications au titre de supplément.

    Dimanche — ça aussi, l’ai-je précisé ? —, je m’étais donc couché dans une autre chambre que la mienne pour une raison qui, je l’avoue aujourd’hui, m’échappe à peu près totalement (appelons l’endroit pension et admettons pour simplifier et pouvoir continuer le récit, que je n’ai jamais disposé, comme chacun, que d’une chambre provisoire.)

    Ce soir-là, en tout cas, manquait la lampe de chevet aux étoiles découpées que nous avions rapportée il y a quelques années de la montagne et que j’aime presque autant que la montagne elle-même. Seule au-dessus du lit, une applique sans charme conçue pour un hôtel de classe médiocre, anonyme, dispensait sa lumière standard, ni livide ni chaude.

    J’ignore si le changement de lampe et la modification afférente influencent sérieusement la lecture — j’ai même tendance à en douter — mais j’ai pris une fois encore le livre, le Journal de ce peintre, je me suis mis à le lire, le relire, et j’ai lu très lentement.

    Lentement comme jamais. Seulement deux ou trois pages à la fois, au prix de pauses interrompues par des rêveries nombreuses, non exemptes de confusion ; avec des pauses profondes, d’inégale durée.



    […]



    Plusieurs fois une phrase ou un mot m’ont saisi.

    Au début, naïvement, je crus devoir les recopier.

    Or il me fallut vite renoncer, du moins provisoirement.

    Dès que je prenais mon stylo, attrapais un bout de papier, dès que je me détournais , ne fût-ce qu’un instant, de la phrase, du paragraphe ou de la page lue, d’un mot précis ou d’un petit dessin, quelque chose dont je ne savais rien menaçait de disparaître d’une manière irréversible, et me le signifiait. Revenir au texte, lâcher mon attirail de scribe, ralentir ma façon, caler mes yeux sur l’enchaînement des mots en prêtant mieux l’oreille, il le fallait aussitôt.

    Carnet, stylo, crayons de couleur abandonnés alors sur la table de nuit — une cagette à claire-voie posée sur un sol inégal d’anciennes tomettes —, j’ajustais de nouveau ma façon au bloc grisâtre, mal justifié, désordonné du texte ; je plaçais mes mains sur mes oreilles, j’avalais ma salive : la chose redémarrait.

    Lentement, sans concession, elle m’emportait, tractait mon être jusqu’au bas de la page, au milieu de la nuit.

    Avant de la quitter, d’en aborder une autre, parfois une phrase semblait émettre un signal bref, venu comme d’un fond lointain : la relisant, je me laissais porter, faisais la planche, yeux au plafond, ruminais, ne bronchais plus,

    et je reste ainsi sans savoir ce qui va m’arriver, je crois que je me suis fait grand tort de retourner au lit, pourtant maintenant il est 4 heures il me semble que je vais très bien

    du moins pas avant d’être réellement persuadé de pouvoir cette fois suspendre sans dommage l’exercice pendant quelques secondes pour enfin recopier.

    Ça marchait quelques fois, pas toujours.

    Puis je recommençais l’exercice, requis par le passage suivant, tout aussi sidérant que les précédents.



    Pierre Parlant, « samedi, dimanche et lundi, il fit froid », Ma durée Pontormo, éditions Nous, Collection Via, 2017, pp. 20-21-22-23.






    Parlant_madureepontormo





    PIERRE PARLANT


    Parlantportrait-2
    Source




    ■ Pierre Parlant
    sur Terres de femmes

    un autre extrait de Ma durée Pontormo




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Nous)
    la fiche de l’éditeur sur Ma durée Pontormo





    Retour au répertoire du numéro d’octobre 2017
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Carlo Levi, Les mots sont des pierres | Voyages en Sicile

    par Angèle Paoli

    Carlo Levi, Les mots sont des pierres | Voyages en Sicile,
    éditions Nous, Collection Via, 2015.
    Traduction de l’italien par Laura Brignon.



    Lecture d’Angèle Paoli



    Guttuso
    Renato Guttuso, Le donne dei minatori, 1953
    Huile sur toile, 141 cm x 221 cm
    Source








    « QUELQUE CHOSE A VRAIMENT CHANGÉ »




    Peu nombreux sont les auteurs pour lesquels est spontanément associé un titre d’œuvre à leur patronyme. Carlo Levi fait partie de ce petit nombre. Son nom est à jamais lié à un très grand roman : Cristo si è fermato a Eboli (Einaudi, 1945) ; Le Christ s’est arrêté à Eboli (Gallimard, 1948). L’histoire de ce roman — l’environnement particulier dans lequel il a été conçu puis écrit — a cependant contribué à occulter l’existence d’autres ouvrages. Ainsi de celui paru en septembre aux éditions Nous : Les mots sont des pierres. Sous-titré Voyages en Sicile (Le parole sono pietre, Einaudi, 1955, récompensé en Italie par le Prix Viareggio), ouvrage inédit en France, et qui vient de voir le jour dans une très belle traduction signée Laura Brignon.

    Le livre rassemble trois récits de voyages effectués par Carlo Levi dans la Trinacrie du XXe siècle, au cours des années 1950 : 1951 et 1952 pour les deux premiers récits ; 1955 pour le troisième. Pour qui ne connaît pas la Sicile, cet ouvrage est une œuvre de référence, qui allie, à l’esprit de découverte hors des sentiers battus, acuité, lucidité et précision. Pour les amoureux de l’île, ces trois récits de voyages sont un livre essentiel, un compagnon de route et de lecture indispensable. Avec pour guide un écrivain dont le regard profondément humain et bienveillant, celui-là même que nous connaissions déjà, ne peut laisser indifférent. Quant au style de Carlo Levi, il est, d’un bout à l’autre de l’ouvrage, puissant et magnifique.

    Chacun de ces voyages — ils occupent plusieurs journées — est l’occasion pour Carlo Levi de témoigner d’événements auxquels il a assisté. « Des choses plus simples, plus modestes », selon l’auteur, que celles qu’il a racontées dans le roman qui l’a rendu célèbre. Son objet est de rapporter « les faits de là-bas, tels qu’ils peuvent apparaître à l’œil attentif d’un voyageur sans préjugés. » Ainsi s’exprime Carlo Levi dans la postface sur laquelle se clôt l’ouvrage. Un très grand texte, malgré la modestie du propos.

    Retour dans les années 1950. Révoltes des paysans sur les latifundia 1 de la Sicile intérieure ; grèves des mineurs dans les mines de soufre de Lercara Friddi ; soulèvements des ouvriers soumis à des conditions de travail inhumaines ou aux lois d’une féodalité qui les maintient sous le joug et en état d’esclavage. Qu’elles soient entre les mains de propriétaires terriens implacables ou de propriétaires des zolfare, les familles de ces régions oubliées du Christ vivent misérablement, décimées par la malnutrition, la maladie et l’insécurité. La mort d’un jeune mineur de dix-sept ans, Michele Felice, écrasé dans une galerie par la chute d’un bloc de pierre, entraîne une grève de vingt-jours. Des journées entières de protestations, accompagnées « de licenciements de représailles […] de revendications syndicales précises sur les salaires, la protection sociale, la liberté syndicale… ». Lorsque Carlo Levi et son ami Alfio arrivent à l’entrée de la mine pour en faire la visite, la mine est sous bonne garde. Interdiction d’y accéder. Une lettre d’accusation circule, rédigée par un villageois : « La mine accuse — Lettre de Lercara Friddi ». S’ensuit une manifestation de foule organisée par les mineurs. Je revis Germinal. Et pourtant non, ce n’est pas Germinal, ni même Rosso Malpelo, la nouvelle de Giovanni Verga, le maître du vérisme. C’est de la même famille ; d’une veine voisine. C’est du Carlo Levi. Plus moderne, plus direct. En prise avec le réel et les dialogues échangés. De ces épisodes violents autour de la zolfara, témoignent, outre le témoignage de Carlo Levi, les toiles de Renato Guttuso, portraits d’ouvriers notamment conservés au musée Guttuso de Bagheria (Province de Palerme).






    Guttuso  La zolfara
    Renato Guttuso, Zolfara, 1953
    Huile sur toile, 201,5 cm x 311 cm
    Museo d’Arte Moderna « Mario Rimoldi »,
    Regole d’Ampezzo, Cortina d’Ampezzo
    Source






    C’est à Sciara, près de Palerme, que meurt le jeune Salvatore Carnevale, paysan conscient et engagé, abattu par la mafia. Cette mort entraîne Francesca, la mère de Salvatore, dans une révolte qui lui fait soudain trouver les mots qu’elle n’a jamais su dire. Révolte antique qui monte en elle du plus profond et conduit la paysanne à faire front devant les tribunaux pour dénoncer les injustices subies depuis toujours. Face à Carlo Levi qui vient à sa rencontre, elle retrouve la puissance de sa harangue, reprend les mots du procès, retrace pour l’écrivain les épisodes de la tragédie qui est la sienne :

    « Elle parle de la mort et de la vie de son fils comme si elle reprenait un propos interrompu par notre arrivée. Elle parle, raconte, raisonne, discute, accuse, très vive et précise, faisant alterner le dialecte et l’italien, la narration développée et la logique de l’interprétation, et elle n’est qu’à travers ce discours continu où elle tient tout entière, tout entière : sa vie de paysanne, son passé de femme abandonnée puis veuve, ses années de travail, et la mort de son fils, sa maison, Sciara, la Sicile, la vie entière contenue dans ce flot de mots violent et ordonné. Rien d’autre n’existe d’elle et pour elle, sinon ce procès qu’elle instruit et mène toute seule, assise sur sa chaise à côté du lit : le procès de la gestion de ces terres, de la condition servile des paysans, le procès de la mafia et de l’État. »

    Francesca, la paysanne de Sciara, inscrite dès ses origines dans le malheur qui fait d’elle une tragédienne de l’Antiquité, contient en elle seule toute la puissance du récit de Carlo Levi. Elle en est l’emblème. La figure maîtresse. C’est de sa bouche que surgissent les pierres qui donnent leur titre à l’ouvrage. Et ce sont ces pierres qui font naître la paysanne à elle-même.

    « C’est ainsi que cette femme s’est faite, en un jour : les larmes ne sont plus des larmes mais des mots, et les mots sont des pierres. »

    Le récit dans le récit se poursuit. Avec ses flash-back, ses reprises, gestes et événements liés à l’engagement du fils, aux menaces qui pèsent sur lui ; et c’est bien de geste qu’il s’agit, de cette geste médiévale qui donne aux discours et à leur emboîtement les uns dans les autres la tonalité épique qui fait partie, de longue date, de la culture sicilienne. Il ne s’agit pourtant pas ici d’un récit chevaleresque, même si les combats des paladins contre les Maures sont évoqués, en d’autres pages, par Carlo Levi. Mais d’une réalité de ce pays, une réalité d’ici, dans ce village de la Sicile des années 1950, pourtant liée depuis ses origines à un fonctionnement féodal que l’on croyait inébranlable. Il a fallu qu’une mère perde son fils dans ce combat contre le pouvoir occulte de la mafia, qu’elle affronte la justice d’État avec sa propre vision de la justice pour que changent les choses :

    « La mère de Salvatore a parlé, elle a explicitement dénoncé la mafia au tribunal de Palerme. C’est un grand événement, car il brise le poids d’une loi, d’une coutume dont le pouvoir était sacré. Quelque chose a vraiment changé. »

    Tout autre est le premier récit de voyage. Le lecteur assiste à l’édification glorieuse d’un mythe. Comment le fils d’un petit paysan a-t-il pu se hisser jusqu’à la fonction suprême de maire de New York (1950-53), « la plus grande ville du monde » ? Aux dires des villageois, il s’agit d’un miracle. Miracle à la sicilienne. Carlo Levi raconte la scène d’arrivée de Vincent Richard Impellitteri, Impy pour les intimes, dans son village natal d’Isnello, banderoles et fanfares. Le siculo-américain y débarque après 50 ans d’absence, accompagné d’un staff de chauffeurs, de journalistes, de personnalités, d’agents de l’administration. Sa somptueuse Pontiac grise est assaillie par des frottole de gamins. Chacun se réclame de sa famille. Les commères se disputent son habitation. Tel numéro. Non celui-ci. Chacun tente de se l’approprier, non pour obtenir de lui des cadeaux mais parce que, étant un des leurs, chacun peut se reconnaître en lui :

    « Bien que personne ne le connût, c’était un des leurs. Comme celle d’Homère ou de Christophe Colomb (ou, mieux, du Christ), sa naissance était mystérieuse et sa réapparition, son épiphanie prochaine, miraculeuse. »

    On assiste alors à toute une série d’événements qui contribuent à marquer les esprits et à ancrer l’enfant prodigue d’Isnello dans sa glorification. Son apothéose. Rien ne manque, depuis les souvenirs offerts à l’hôte par la mairie jusqu’aux discours officiels qui se donnent du balcon. Sans oublier la messe solennelle et le sermon du prêtre qui reconnait là « un miracle de la foi ». Tout ici se tient et s’enchaîne dans le même esprit de solidarité épique.

    « Après la naissance à Dieu, la naissance au Monde ; après la maison de Dieu, la maison de l’État : on allait à la mairie, à quelques mètres de là. »

    Et Carlo Levi de couper court à toute éventuelle forme d’ironisation :

    « Il serait trop facile d’ironiser sur ces interventions, et pour cela la plume de Gogol dans Les Âmes mortes serait inutile : il suffirait de reproduire ici, s’il existait, le compte-rendu sténographique sans l’altérer. Mais je ne le ferai pas, car ce ne serait pas juste… »

    Ainsi les habitants d’Isnello contribuent-ils à forger le mythe dont ils ont besoin. Besoin de croire en l’exceptionnel d’une personnalité qui les dépasse et rachète à jamais la misère à laquelle ils ont été assujettis.

    Carlo Levi se rend aussi à Catane, la ville noire dominée par l’Etna. Soumise aux puissances telluriques et infernales, Catane est la terre des cyclopes. Les coulées de lave se sont répandues sur les pentes du volcan et les concrétions basaltiques brûlantes ont été rejetées jusque dans la mer par le volcan en furie. Dans les énormes blocs qui ponctuent les petits ports d’Aci Trezza et d’Acireale, c’est l’antique colère du géant Polyphème qui se lit encore à ciel ouvert. C’est la terre d’Homère et d’Ulysse luttant contre les géants déchaînés ; c’est aussi celle des Malavoglia de Giovanni Verga — « tous ces malheureux, abandonnés à cette heure sur la sciara 2, ressemblaient aux âmes en peine du Purgatoire ». C’est aussi celle de Luchino Visconti et de La terra trema 3.

    « Ainsi, tout évoquait une image : l’Odyssée, Les Malavoglia, La terre tremble, et nous nous demandions d’où pouvait bien venir la magie de ce village désormais si lié à l’art qui en est né. »






    La terra trema
    Luchino Visconti, La terra trema, 1948
    [pêcheurs à Aci Trezza]
    Source






    La réponse nous est donnée un peu plus loin, à travers les propos d’une jeune femme étrangère à ce petit port et à son histoire :

    « Vous avez vu ? C’est le plus beau village du monde. » Elle en aimait « la nature, la couleur de l’air, de la mer, de la terre, le noir des sciare, le violet du basalte, le désordre tellurique de la côte, l’Etna là-haut dans le ciel, les maisons rosées, modestes et proprettes ; mais, plus que tout, c’étaient les hommes qui l’émouvaient, leur attitude devant la vie et la mort. »

    De quoi vit-on, ici, sur ces pentes sans cesse menacées de destruction ? On vit. Ici comme partout ailleurs. D’optimisme et de reconstruction. De courage et de ténacité. De cultures de vignobles et de vergers, champs d’agrumes et oliveraies. Les terres sont fertiles et la nature, généreuse. Les hommes, femmes, vieillards, enfants, courageux. Déterminés. Et puis l’on se nourrit des mythes. Chacun ici connait les légendes qui ont façonné les villages et leurs familles. Et Catane s’enorgueillit de donner à la Sicile ses plus célèbres marionnettistes. Dans la ville noire, chacun connaît de mémoire les grandes épopées dont les pupi 4 narrent les hauts faits. Au théâtre Garibaldi se donnent de grandes représentations. Le public passionné connait à l’avance le déroulement de l’action et son dénouement. Chacun « prend fiévreusement parti » et peut ensuite s’adonner à mimer ses scènes favorites. Car, « bien plus que Fausto Coppi ou Gino Bartali, les paladins sont des idoles actuelles, on se réjouit de leurs victoires et on pleure leurs morts. »

    Étonnante Sicile. Si riche si protéiforme si imprévisible et si attachante. Elle étonne aussi Carlo Levi qui ajoute à son propos cette anecdote :

    « On me raconta qu’un cocher s’était un matin réveillé d’une humeur noire et avait déclaré à ses proches qu’il ne sortirait pas de son fiacre, car c’était un jour de deuil : le soir même, au théâtre Garibaldi, Renaud de Montauban allait mourir. »

    Et puis il y a Palerme. Sa vie et ses mystères.

    Les mots sont des pierres | Voyages en Sicile : un ouvrage à lire à revisiter à décrypter.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    _________________
    NOTE d’AP : toutes les notes, en dehors de la note 4, sont de la main de la traductrice.

    1. Immenses propriétés terriennes laissées incultes ou cultivées de façon extensive. Particulièrement répandues dans le Sud de l’Italie, elles ont disparu avec la réforme agraire des années cinquante, qui les morcela et les redistribua.
    2. Terme régional qui désigne les étendues de lave pétrifiée.
    3. I Malavoglia, roman de Giovanni Verga, est un classique de la littérature italienne du XIXe siècle. Le film de Lucchino Visconti, La terre tremble, en est l’adaptation cinématographique (citation extraite des Malavoglia, trad. Maurice Darmon, Paris, Gallimard, 1968).
    4. Pupi : « Marionnettes magnifiques, presque aussi grandes que des personnes, avec de beaux visages, des armures finement travaillées, des costumes et des armes que le marionnettiste a entièrement fabriquées lui-même. Elles pèsent entre vingt-cinq et trente-cinq kilos chacune et sont manipulées d’en haut par deux assistants, deux jeunes hommes […] Ils savent les mouvoir à merveille, avec passes d’armes et duels violents accompagnés en rythme par un battement de pieds qui simule le roulement des tambours… » (Carlo Levi, Les mots sont des pierres, pp. 70-71).






    Carlo Levi  Les mots sont des pierres




    CARLO LEVI


    Carlo Levi
    Carlo Levi
    Autoportrait, 1945
    Huile sur toile, 42 x 34 cm,
    Rome, Fondation Carlo Levi




    ■ Carlo Levi
    sur Terres de femmes

    29 novembre 1902 | Naissance de Carlo Levi (+ notice sur Cristo si è fermato a Eboli et extrait)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Nous)
    la page de l’éditeur consacrée aux Mots sont des pierres de Carlo Levi
    le site de la Fondation Carlo Levi






    Retour au répertoire du numéro de novembre 2015
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’index de la catégorie Péninsule (littérature et poésie italiennes)
    Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »

    » Retour Incipit de Terres de femmes