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  • Sabine Huynh, Parler peau

    par Angèle Paoli

    Sabine Huynh, Parler peau,
    Æncrages & Co, collection Voix de chants, 2019.
    Dessins de Philippe Agostini.
    Exergue de Philippe Rahmy.



    Lecture d’Angèle Paoli




    LE GRAND POÈME DE LA CHAIR




    Parler peau. Quel titre que celui-là ! Fascinant parce qu’incisif ! Concentré dans l’alternance serrée de l’allitération en [p] à l’initiale des deux mots. Et des voyelles ouverte | fermée | ouverte. Un titre qui claque et qui roule, qui claque et qui déferle. Trois syllabes pour amorcer un programme dont la peau est l’objet. Par le choix d’un tel titre (si évident et si naturel qu’il en devient quasi exceptionnel), Sabine Huynh annonce son désir d’aller droit au cœur de l’échange amoureux, au plus proche dans le corps-à-corps du dire la parole amoureuse : poétique et physique. Ou inversement. Peu importe tant les deux sont liés, intimement arrimés l’un à l’autre.

    Le programme annoncé par le titre est repris en exergue par une longue citation empruntée à Phil Rahmy. Une manière de rendre hommage au grand ami si tôt disparu.

    Dans la citation en trois temps de l’exergue, il est question « des corps fragiles » et du « don total de nous » ; de la primauté du langage : « Rien, hormis la transformation du corps en langage » ; puis de la guérison : « Je guéris. Je ne sais pas de quoi. Mais je guéris ».

    Après la page d’exergue, une dédicace ajoutée entre parenthèses explicite le projet :

    « (Rapprochements physiques pour H.) ».

    Mais le projet tient-il sa promesse ?

    OUI, dans les moindres replis et jeux de langues, jeux de mains et jeux du corps entier, cils à cils. « Mots semés sexe à sexe ». Les poèmes sont brefs, qui se suivent sans relâche, sans ponctuation et sans majuscules, souffle à souffle. Petits pavés esthétiques jetés sur la page.

    Le recueil de Sabine Huynh suit la trajectoire de Phil Rahmy. Au plus près et au plus fidèle. En quelques strophes, la poète évoque d’abord le ravage, solitude immense, désertion du corps, manque et soif, langue raidie, mal-être intense, mots de bris et de violences, guerres et tourments, inconsolables, béance d’une plaie ancienne, cicatrices jamais refermées.

    Vient alors le temps inespéré du don total qui passe par l’appel intime et feutré du « viens » :

    « viens nous connaissons l’eau la pluie nous attend » […] « viens c’est fortune de mer » […] « viens ».

    Temps des projets où se jointoient l’éros et l’universel : « nos langues iront laper la source d’un monde recommencé ».

    Temps qui réconcilie les contraires en des arabesques infinies « dessus » ͠ « dedans » ͠ « dehors » ͠ « partout ». Danse de mots brûlants qui abolit les frontières et inscrit les amants dans un présent éternel :

    « ça vole papillons partout ».

    Vitesse de l’écriture qui fuse de page en page dans une voltige de fricatives voisées, vent visage vertige, gerbe foisonnante d’allitérations en [v].

    Le poème parfois se mue en une composition où se condense la syllabe finale du titre, ce [po] qui se réitère pour dire à travers l’aveu la fluidité des caresses, pour dire l’obsession des corps :

    « le corps frémit de l’envie de toucher la peau pense aux mains – vibrer encore et encore parler peau – pencher vers demain peut-être les caresses composent ce qui ressemble aux premiers serments ».

    La poète connaît l’art de dire beaucoup du corps-à-corps amoureux, avec ce peu de mots qui file de page en page. C’est avec ce peu qui « contient tout » que commence la réparation. Les orages anciens s’éclipsent, mémoire en retrait, effacement momentané des horreurs du présent. Tout à son « trésor » de peau, le langage réconcilié retrouve la langue fertile, moisson de mains et de paumes qui gomment les traces jusqu’alors indélébiles.

    Ce qui se vit ici, c’est l’urgence du dire, urgence du parler peau ; urgence de retenir entre les doigts le flux qui innerve les corps et la langue ; urgence de la restauration de soi qui passe par la fête des sens et par la fête des mots. Une urgence à dire qui bouscule la grammaire. Invente – dans l’ardeur d’une « langue sauvée des eaux » – un ordre nouveau qui ouvre un chemin inédit de lumière et de joie. Le corps de l’amant invente le monde. Un paysage mouvant prend forme sous les caresses, qui rassemble dans un même tempo rondeurs et « torsions », « trajets » et « arcades », « enroulements », « renversements » et « égarements ». Miracle de la mosaïque amoureuse qui recrée le temps de l’innocence. Ainsi se compose le grand poème de la chair, riche de promesses et du désir de vivre.

    Rarement poème d’amour, tout en saveur érotique, force et tendresse conjuguées à l’envi, n’a atteint semblable splendeur. Magnifique.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Sabine Huynh  Parler peau





    SABINE  HUYNH


    Sabine Huynh. Photo Miriam Alster 2016
    Ph. Miriam Alster (2016)
    Source





    ■ Sabine Huynh
    sur Terres de femmes

    [sans attaches] (extrait de Parler peau)
    Avec vous ce jour-là / Lettre au poète Allen Ginsberg (note de lecture d’AP)
    Les Colibris à reculons (note de lecture d’Isabelle Lévesque)
    Les Colibris à reculons (note de lecture de Sabine Péglion)
    Kvar lo (note de lecture d’Isabelle Lévesque)
    Kvar lo (note de lecture d’AP)
    [Au fond de ta gorge] (extrait de Kvar lo)
    La Mer et l’Enfant (note de lecture d’AP)(+ une notice bio-bibliographique)
    Lettre à Tieri Briet (chronique)
    [Pourquoi toujours ma voix se brise avec ces mots] (extrait de Tu amarres les mots)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Là où elle naît
    Sabine Huynh | Roselyne Sibille, La Migration des papillons (extrait)




    ■ Voir aussi ▼

    presque dire (le site de Sabine Huynh)
    → (sur le site d’Æncrages & Co)
    la fiche de l’éditeur sur Parler peau




    ■ Notes de lecture de Sabine Huynh
    sur Terres de femmes

    Matthieu Baumier, Le Silence des pierres
    Blandine Longre, Clarities
    Sylvie-E. Saliceti, Je compte les écorces de mes mots
    Romain Verger, Fissions





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  • Véronique Daine, Amoureusement la gueule

    par Sabine Dewulf

    Véronique Daine, Amoureusement la gueule,
    éditions L’herbe qui tremble, collection D’autre part, 2019.



    Lecture de Sabine Dewulf







    Dès la première de couverture, nous voici happés par le titre de l’ouvrage de Véronique Daine, Amoureusement la gueule, qui offre une suite insolite de trois mots : le noble adverbe du cœur associé à un substantif relevant du lexique de la bestialité, lui-même précédé d’un déterminant qui semble l’ancrer dans l’universel.

    Simultanément, le regard est attiré par le rouge puissant d’un carbone sur papier d’Anne Marie Finné (décliné en six versions à l’intérieur du livre), lequel fait directement écho au plus saisissant des trois termes, « gueule », dont la polysémie attise notre curiosité : s’agit-il de la face inquiétante de notre animalité ? De la bouche mythique de l’enfer ou de l’ombre ? D’un possible cri de renaissance ou de notre oralité primitive, cette faculté innée de mordre dans l’existence, de dévorer, de savourer… ? Tout cela à la fois, sans doute. Sans oublier, bien entendu, la teinte rouge des blasons d’autrefois, qui signe le retour de notre identité profonde, celle du dedans, chair et âme mêlées dans leur vérité crue :

    « Le ventre remué oui mais par les bêtes de la peur. »

    Et si cette gueule est « amoureusement » sondée, c’est parce qu’à trop l’ignorer, nous nous privons d’une extraordinaire vitalité : cette gueule gît en effet sous ce masque dénommé « visage », dont nous exhibons la bonne figure et avec lequel nous tenons tête aux autres, accrochés que nous sommes à un monde d’apparences dérisoires.

    En ce recueil singulier de poèmes en prose règne l’audace d’une « pulsation » primordiale et flamboyante, faite de « battements », de « coups », de « spasmes »… Nous y goûtons l’étrangeté créative du vocabulaire (« Le matin je fais mon matin ») et de la syntaxe (« Ça remue gueule me bouffe et m’accouple goinfre »). Dans des propositions courtes et abruptes, le verbe aime à surgir sans le sujet qu’il abandonne derrière lui :

    « Sournoisement étrangle le battement. »

    Certaines phrases entreprennent de cogner et de rompre, notamment lorsque la « gueule » fait défaut :

    « Disparue. Évaporée. Hop. Nulle part. »

    D’autres phrases s’insinuent, plus fluides, dans l’envers de la langue et de l’être :

    « De souffle enfoncé ralenti dans la terre du ventre » .

    « Évacue le connu pour que ça cogne et pilonne aux parois. Que ça soit corps et rien d’autre. »

    Le nom, trop solide, s’efface volontiers sous l’adjectif ou sous le participe, plus mobiles. Le pronom démonstratif, souvent familier, lui est également préféré ; il nous jette de précieuses évidences, pour mieux nous préserver du « ressassement » des pensées :

    « ça soulage quelque chose dans le corps » ;

    « C’est dimanche. Et c’est pas goinfre. »

    Tordue ou jaillissante, la phrase tire son ressort de verbes abondants, quelquefois laissés bruts sous leur forme infinitive, et qui travaillent la profondeur comme le bouillonnement d’une rivière souterraine :

    « La rêverie où ça exige et bat béant. Où ça dévore et bouffe aux yeux-ventre et jambes-pieds. »

    Quant à la ponctuation, elle se concentre tout entière dans le point : le texte avale les virgules, bouscule les mots, fait s’accoler quelques-uns d’entre eux à l’aide de traits d’union. Un point, c’est tout : l’incisif à l’œuvre dans la langue.

    Si directe soit-elle, la parole veille toutefois à s’avancer « mollo lentement. Pour ne rien effaroucher. » Elle cherche à respecter « cet entre-deux » qui constamment nous pousse à osciller entre « gueule » et « visage » : telle une bête effarouchée, la première tend à se dérober derrière la posture officielle du second, tout en cherchant parfois à se manifester. Le poème se fait alors « exorcisme », penché vers l’intériorité, semblable à une « pluie » pénétrant lentement, loin du « connu », le cœur de « l’insu ». Ce n’est pas un hasard si le phrasé d’ensemble est marqué par les sonorités et le tempo de l’incantation :

    « Fais la pulsation des syllabes » ;

    « Que ça pulse et pilonne. Que ça soit mufle. Que ça vore increvable au corps. »

    Il importe de protéger le rythme intérieur sans rien forcer, en acceptant un échec passager lorsque menacent l’angoisse, la fatigue ou l’impuissance :

    « J’ai beau faire le matin la pluie comme je peux rien d’amoureux. »

    Cette prudence paradoxale, ce « dormir qui ne dort pas », devient peu à peu l’aiguillon de notre propre quête : rassurés, nous nous laissons conduire par un langage étonnamment ajusté à nos profondeurs inconscientes…

    Dans le sillage de ce plongeon poétique, notre lecture, littéralement ravie, verse à son tour dans l’exploration de notre gueule amoureuse. Parce que cet obsédant combat (ce « bras de fer » où nous risquons l’« écartèlement d’épaule ») entre la « gueule » invisible et le « visage » tourné vers le dehors, c’est bel et bien notre lutte quotidienne, à tous tant que nous sommes, dans l’arène du monde : entre la « grande joie d’amour » qui rend le corps « ivre » et la peur du regard d’autrui, entre notre présence habitée, vive, aimante, et nos distractions désastreuses…

    Par son regard aigu, Véronique Daine, héritière d’Henri Michaux, nous éclaire sur ce « cirque de la tête » qui cultive des pensées folles, faites de « peur », d’« anticipation », de non-écoute :

    « On fabrique soi-même tant et tant de chemins piégés. »

    Véronique Daine nous entraîne à nous suspendre comme elle « au cintre des épaules ». Ainsi pourrons-nous réapprendre à laisser notre corps se détendre en marge des discours, à revêtir cette robe de chair qui constitue l’étoffe même de notre être. Nous retrouverons ce mouvement qui tout naturellement nous enfonce, nous repose, dans l’espace du « souffle » et du « cœur de la gueule ». Peut-être alors redeviendrons-nous aussi simples et paisibles qu’objets et bêtes alentour :

    « Le jardin. Le bol. Le chat endormi. »

    Dès la première lecture, on le constate : ce livre essentiel secoue, remet avec lucidité les choses et les êtres à leur place. Et s’il nous dérange, c’est pour nous redéposer au cœur de notre vigueur fondamentale – qui se révèle plénitude :

    « Mais c’est encore tout hagard de joie au corps. Et ça éclaire. »


    Sabine Dewulf
    D.R. Texte Sabine Dewulf
    pour Terres de femmes






    Véronique Daine  Amoureusement la gueule






    VÉRONIQUE DAINE


    Véronique Daine 2
    Source




    ■ Véronique Daine
    sur Terres de femmes


    [La pluie pour faire le matin] (extrait d’Amoureusement la gueule)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions L’herbe qui tremble)
    la page de l’éditeur sur Amoureusement la gueule






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  • Jean-Pierre Gandebeuf | En accord avec l’averse



    EN ACCORD AVEC L’AVERSE
    (extrait)





    En accord avec l’averse
    qui tombait des nues sur le bras de mer

    quelque chose a occulté le phare

    il n’y avait rien
    pour l’altérer

    c’était un doigt immobile




    Des  feuilles  tombées  hors  du  sac  comme

    un rétrécissement de la vie champêtre. C’est

    l’automne  et  je  dis  bonjour à l’homme qui

    marche.





    Jean-Pierre Gandebeuf, « En accord avec l’averse » in Le visage regardé sauve son âme, éditions La Boucherie littéraire, Collection La feuille et le fusil, 2018, s.f.






    Jean-Pierre Gandebeuf  Le visage regardé sauve son âme





    JEAN-PIERRE  GANDEBEUF


    Gandebeuf
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions La Boucherie littéraire)
    la fiche de l’éditeur sur Le visage regardé sauve son âme





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  • Sabine Huynh | [sans attaches]



    [SANS ATTACHES]




    sans attaches nous restons nos paupières lèvres seins s’achoppent se mouillent s’alourdissent comme les voiles d’un navire heurtant une douce tempête confusion des chagrins des étoffes écume de draps et dessous océan d’innocence où se brisent les lames du temps l’intimité amarre nos membres ensemble pour dépasser l’hiver de la chair


    palpitante et toute en labiales dentales et brutales la langue pousse et met bas un hébreu guttural qui allaite nos cœurs la langue bouleverse enfonce les cages creuse les alvéoles remue profond tend les cordes agite le pollen des voiles toute en frictions et fricatives la langue sauvée des eaux joue et tout en vibrant elle roule latérale s’écoule et l’air liquide file contre ses flancs toute en buccales et palatales elle gonfle provoque la glaise — nos corps superbes sèmeront tout en étamine et pistil serrés — la vie le soleil la joie


    nos deux vagues scélérates chavirent les cargaisons d’ennui — plonger au fond des humeurs la peau déployée humectée — de souffle traversée respire et crie comme jamais nulle autre — en silence refait surface l’écriture une mer porteuse d’horizon



    Sabine Huynh, Parler peau, Æncrages & Co, collection Voix de chants, 2019, s.f. Dessins de Philippe Agostini. Exergue de Philippe Rahmy.






    Sabine Huynh  Parler peau





    SABINE  HUYNH


    Sabine Huynh. Photo Miriam Alster 2016
    Ph. Miriam Alster (2016)
    Source





    ■ Sabine Huynh
    sur Terres de femmes

    Parler peau (lecture d’AP)
    Avec vous ce jour-là / Lettre au poète Allen Ginsberg (lecture d’AP)
    Les Colibris à reculons (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Les Colibris à reculons (lecture de Sabine Péglion)
    Kvar lo (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Kvar lo (lecture d’AP)
    [Au fond de ta gorge] (extrait de Kvar lo)
    La Mer et l’Enfant (lecture d’AP)(+ une notice bio-bibliographique)
    Lettre à Tieri Briet (chronique)
    [Pourquoi toujours ma voix se brise avec ces mots] (extrait de Tu amarres les mots)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Là où elle naît
    Sabine Huynh | Roselyne Sibille, La Migration des papillons (extrait)




    ■ Voir aussi ▼

    presque dire (le site de Sabine Huynh)
    → (sur le site d’Æncrages & Co)
    la fiche de l’éditeur sur Parler peau




    ■ Notes de lecture de Sabine Huynh
    sur Terres de femmes

    Matthieu Baumier, Le Silence des pierres
    Blandine Longre, Clarities
    Sylvie-E. Saliceti, Je compte les écorces de mes mots
    Romain Verger, Fissions





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  • Jean-François Mathé, Vu, vécu, approuvé.,

    par Angèle Paoli

    Jean-François Mathé, Vu, vécu, approuvé.,
    éditions Le Silence qui roule, Collection Poésie du silence,
    45190 Beaugency, 2019.



    Lecture d’Angèle Paoli




    UN « PETIT COFFRET DE MOTS »




    Quelle preuve nous reste-t-il de ce qui a été vécu ? Seuls, peut-être, quelques mots égrenés au cours d’un poème, qui rendent compte, de manière volatile, que les choses ont effectivement eu lieu. Une grille a été poussée, des pas ont conduit le poète vers son passé. Des ombres passent et le frôlent, une autre ombre l’habite qui se love en lui durablement. La lumière qui l’entoure n’est plus tout à fait celle d’autrefois. Le vécu subsiste à contre-jour, un amour a été partagé qui s’en est allé, laissant vide une place désormais vouée à la solitude. Vu, vécu, approuvé. Tout cela qui fait partie de l’univers familier du poète Jean-François Mathé a existé, a pris forme un temps et s’est effacé un jour. Pour laisser place au poème puis, de poème en poème, à un recueil.

    Vu, vécu, approuvé.

    Trois participes passés composent le titre. Trois verbes en [v] – le [v] de vie et de « vent » – dont le nombre de syllabes va crescendo. Trois verbes qui affirment leur existence incontestable.

    Le poème d’ouverture est quant à lui bref, « resserré » autour de quelques mots clés. Les deux verbes au sein de la première strophe insistent sur un présent itératif.

    « Je serre

    je resserre encore

    et encore, »…

    Un présent rapide, déterminé, qui va dans la pulpe du fruit. Comme pour réintégrer le noyau premier. Comme pour réduire à l’essentiel ce qui a été vécu. Serrer. Resserrer. Les mots, les images, les souvenirs, le passé. Dans ces quelques vers, une vie concentrée/condensée dans la très belle image du fruit et du noyau. Sous l’effet d’une semblable concentration, la vie/le fruit sont voués à revenir à leur origine invisible. L’image du fruit, une image que le poète reprend dans le poème ultime, mais dans une tonalité toute différente. Une image qui ouvre sur un ailleurs, une autre respiration, un nouveau souffle. Un espoir peut-être.

    « Feras-tu le premier pas sur le chemin élargi par le vent ? Iras-tu enfin ailleurs qu’en toi-même, pour choisir dans le plus lointain verger le fruit qui aura le goût nouveau d’une nouvelle vie ? »

    Oui, les poèmes qui composent le recueil sont bien sous l’égide/emprise de l’étreinte. Étreinte des retours sur les temps disparus. Quelque chose enserre, qui tient assujetti à la tristesse, nuages réduits à leur silence :

    « Un maigre nuage est arrêté seul en plein ciel

    comme ce qu’il reste d’un cri dans la gorge… ».

    Mais ce vers quoi se meut le poète, c’est encore une ombre. Tout ce que son regard effleure s’imprègne de tristesse. Est-ce lui qui cerne les objets qui l’entourent de leur aspect décoloré ? Ou bien est-ce le réel qui a perdu de sa couleur et qui infuse dans le secret du cœur ses teintes fanées ?

    « J’ai vu la maison plus haute qu’avant

    mais le soleil n’avait toujours pas

    glissé jusqu’aux vitres

    et je savais qu’à l’intérieur l’ombre

    serait comme autrefois

    la première et la seule à m’étreindre. »

    Soudain, au tournant d’une page, se lit la distanciation du poète à l’égard de lui-même. Le « je » s’efface pour laisser place au pronom « il », lequel appartient désormais au passé :

    « Il s’habitua à vivre sans rêves,

    presque sans sommeils

    dans le poing toujours serré sur lui de la

    lumière. »

    C’est au cours de l’été que s’estompe la femme aimée. « L’été violent ». Chagrin violent aussi qui souffre des éclats de lumière et cherche à s’abriter :

    « je vais aux fenêtres, les ouvre

    et ferme mon cœur

    avant les volets. »

    Le poète, malmené par sa tristesse, cherche les recoins, les interstices entre les pierres où se fondre « pour continuer à vivre ». Car trop de lumière l’effarouche et le trop d’espace le laisse désemparé :

    « J’avance dans les mots

    comme dans des herbes qui s’écartent

    et ouvrent un chemin vers trop d’espace

    où je ne sais m’appuyer à rien. »

    Pourtant les mots sont là. Qui disent l’éloignement, la solitude, le voyage à rebours. Et l’amour. Viennent, s’enviennent les poèmes qui disent la mort qui alentour rôde. La mort qui insiste, la mort qui se fraie un passage à travers la mémoire, et qui ramène les siens, vénérés dans le souvenir. La mort qui prend parfois comme atours un feu de bois, une feuille que le vent bascule. La mort qui guide le poète jusqu’au « consentement à mourir ».

    La mort | l’amour. L’un à l’autre liés.

    Le poète s’adresse à l’ombre de la femme aimée, comme au temps où elle était là à ses côtés. Les mots qu’il formule sont des mots de tous les jours, parfois empreints d’incrédulité :

    « Tu dors ? C’est un mensonge :

    ton sommeil n’est qu’un fard

    sur de la mort posé. »

    Des mots parfois aussi marqués d’images renouvelées, si naturelles qu’elles en paraissent presque enfantines :

    « As-tu bien refermé le vent

    avant d’ouvrir la maison… ».

    Ou encore, plus avant dans ce recueil à la femme aimée, ce tableau familier où les gestes partagés offrent un récit à deux personnages, réduit et allégé de tout ce qui pèse. Dans sa recherche constante de légèreté, le poète resserre sa toile autour de l’essentiel, à si peu de chose. Émouvant tableau, proche d’une offrande édénique. Beauté, pourtant, d’une singulière simplicité :

    « Tu étais cambrée et moi à genoux.

    Tu cueillais les fruits, je ramassais l’ombre

    du cerisier. Tout était net quand nous

    partîmes. L’échelle restée debout

    signe ce tableau que plus rien n’encombre.

    Laissons-le là, clair

    sous son vernis d’air. »

    Par-delà ce chemin de mélancolie, entre amour et mort, surgit un jour nouveau. Un jour ouvert sur l’amitié :

    « Je m’appuie à la barre du jour, j’y attends un autre passant qui nous ouvrira l’un à l’autre. Nous resterons ensemble le temps que notre amitié escalade son arbre jusqu’à la cime avec les feuilles de nos rires. »

    Vu, vécu approuvé. Un « petit coffret de mots » aux fragrances émouvantes et délicates. Blotties entre les pages.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Jean-François Mathé  Vu  vécu  approuvé





    JEAN-FRANÇOIS MATHÉ




    Jean-François Mathé
    Ph. Robert Poudret
    Source





    ■ Jean-François Mathé
    sur Terres de femmes

    [J’ai demandé à l’horizon] (extrait de Vu, vécu, approuvé.)
    [Ce qui a le moins pesé] (autre extrait de La Vie atteinte)
    [Le paysage né de la dernière pluie] (autre extrait de La Vie atteinte)
    [J’aurais voulu dire | et je n’ai pas dit] (extrait de Prendre et perdre)
    Prendre et perdre (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
    [Il aurait mieux valu] (extrait de Retenu par ce qui s’en va)
    Retenu par ce qui s’en va (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Je me défais des songes] (extrait du Temps par moments)



    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur Recours au poème)
    une lecture de Vu, vécu, approuvé., par Irène Dubœuf
    → (sur Recours au poème)
    une notice bio-bibliographique (+ un choix de poèmes)
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Jean-François Mathé
    → (sur Terre à ciel)
    une page sur Jean-François Mathé
    → (sur YouTube)
    un portrait vidéo de Jean-François Mathé
    le site des éditions Le Silence qui roule
    → (sur le site À la littérature)
    une lecture de Vu, vécu, approuvé. par Marie-Hélène Prouteau





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  • Antoine Emaz, Plaie, XV




    PLAIE, XV
    (extrait)






    guérir
    un mot bonbon presque
    une pastille de menthe bleue
    bocal en verre
    bouchon de liège
    en haut de l’armoire

    ce ne sont pas les mots qui aident
    pour dormir
    mais les images qui traînent tranquilles

    des mots de traîne lente
    vers le sommeil
    voilà ce qu’il faut mettre
    dans le bocal de tête

    se débrouiller
    de soi
    par soi

    autant commencer
    tout de suite

    réapprendre le simple
    le naturel

    c’est bizarre

    toucher une peau
    regarder dans les yeux
    sans peur

    on revient
    à la rame
    d’un pays seul





    Antoine Emaz, Plaie, Tarabuste éditeur, Collection DOUTE B.A.T., 2009, pp. 119, 120. Encres de Djamel Meskache.






    Antoine Emaz  Plaie






    ANTOINE EMAZ


    Emaz 2
    D.R. Ph. Dominique Houyet




    ■ Antoine Emaz
    sur Terres de femmes

    Cambouis
    Je travaille et je vois, après
    [Le faiseur]
    Un lieu, loin, ici (poème extrait de Personne)
    Poème des dunes
    Poème-lettre
    La poésie ?
    Soirs




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur lemonde.fr)
    Plaie, d’Antoine Emaz : Emaz, la poésie à vif, par Didier Cahen






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  • Michel Diaz, Comme un chemin qui s’ouvre

    par Angèle Paoli

    Michel Diaz, Comme un chemin qui s’ouvre,
    L’Amourier éditions, Collection Fonds Poésie,
    Collection dirigée par Alain Freixe, 2019.



    Lecture d’Angèle Paoli




    « DANS LA COMPLICITÉ DES ARBRES ET LA CONFIDENCE DU FLEUVE »




    Il est des proses qui sont de vrais joyaux de poésie. Des proses nourricières, riches en réflexions et en images ; aussi belles qu’émouvantes. Telle est la prose de Michel Diaz, tissée de métaphores singulières qui constituent l’essence même de son écriture. Soumises aux fluctuations continues de la pensée, poésie et ontologie s’inscrivent dans un même continuum d’images partagées. Ainsi des textes qui composent le dernier recueil du poète, paru sous le titre Comme un chemin qui s’ouvre. L’ensemble des proses — réparties en cinq chapitres en forme d’itinéraire et de parcours ascendant — est dédié aux sentiers douaniers qui longent les côtes de France et « traversent les pays de Loire », ainsi qu’à Lola, la chienne du poète, « compagne de ces jours ». L’œuvre dans son entier est consacrée à la marche, laquelle va l’amble avec la réflexion sur l’écriture. Et avec le cheminement intérieur auquel se livre le poète. Entre sommeil et rêve, sur des sentiers hors frontières, s’élabore une poésie du seuil, ancrée dans la nature, portée par la « lenteur de l’air » et la lenteur du ciel. Une poésie en marge. En marge du monde et de la fureur qui le mine. En marge de toute certitude. C’est là, arrimé aux monticules des dunes et aux criaillements des sternes, que le poète « se défait doucement de la douceur d’appartenir au temps. »

    Qui est-il ce marcheur solitaire et têtu, qui va son chemin d’un paysage à l’autre et poursuit sa route à l’intérieur de lui-même ? Pour quelle quête, pour quelle poursuite se met-il en marche, sinon pour celle qui s’enharmonise au vent et à la lumière ? Pour saisir au passage le clapotis d’une source ? Et, en définitive, au terme d’une descente dans le puits du labyrinthe, pour se convaincre d’une unique vérité, « [c]elle d’appartenir à tout, comme un maillon, même fourbu de rouille, appartient à la chaîne de l’ancre » ?

    Il faudra en cours de route renoncer à céder au « désir infini de se perdre au bout de soi-même, dans le vent frais du soir et les odeurs de pierre sèche. » Renoncer à la tentation de l’autolyse. Et, en amont de ce geste ultime, se délester. Se déprendre de ce qui obsède ; déposer à ses pieds le fardeau de soi-même. Se délivrer de sa pesanteur. Et se couler dans un corps autre.

    « Un corps flottant dans la lumière en brumes, pareil à un éclat de rire du soleil après la pluie. »

    Telle est la philosophie du marcheur. Corrélée à un rêve de légèreté. En osmose avec la nature. C’est sur la nature, en effet, que bâtit son credo le poète incroyant. Mais là où le credo de l’ermite se hausse en prière, celui du poète libéré de Dieu s’élance vers la dénonciation de ce qu’il réprouve et de ce contre quoi il lutte. Ce credo se dit dans une page sublime où le poète se définit lui-même par l’affirmation anaphorique de ses convictions :

    « Je suis pour ce qui s’arme contre le pain noir de l’hiver, pour la pierre claire du givre, pour la neige aux seins odorants ».

    « Je suis ici sans pouvoir bouger ni guérir, lourd du plomb d’un secret qui ne se révèle jamais, seulement sidéré par la clarté du jour. »

    Sidération. Qui s’accompagne d’un flot d’interrogations sur ce qui entoure l’homme et qui va son chemin d’indifférence, laissant le poète à ses incertitudes et à « sa douleur d’être ». L’abandonnant à un permanent et solitaire face-à-face avec son propre naufrage et à un sentiment taraudant de débâcle. Sidération toujours d’être là, encore, lorsque le poète se laisse prendre par « la rumeur du monde ». Sidération d’avoir franchi les tortures que lui infligent les questionnements multiples qui accompagnent toute vie livrée au vide de l’existence ; livrée à la révolte qui nourrit ce vide ; livrée à l’inanité de toute chose, y compris de l’être et de soi. Être là, pourtant, jour après jour, à devoir se renouer sans cesse à « la blessure de l’inconsolable » et au « froid pétrifiant des étoiles ».

    Chaque jour se renouer. À la blessure et au consentement qui la tisonne. Chaque matin retrouver, arrimée à l’aube et à la lumière, une tristesse indéracinable ; une tristesse à peine sensible à la beauté éphémère, et néanmoins vitale, de l’infime.

    Revient alors la nécessité de la marche. Qui fait du poète rescapé un pèlerin sans autre finalité que celle de prendre la route :

    « J’ai marché, aujourd’hui encore, comme on peut s’égarer dans le labyrinthe de ses pensées ».

    Pourtant, marcher ne délivre pas toujours des questionnements essentiels.

    « Marcher, marcher encore, et pour quoi faire, quoi ?… Aller où ? Vers quoi ?… » Il en est de même pour l’écriture. « Pourquoi écrire, dira-t-on ?… Ne serions-nous nés que pour être oubliés ? Pour ne laisser place qu’aux terres désolées, aux os calcinés de lumière et aux divers ingrédients du désert ? ».

    Ainsi va le poète Michel Diaz, en proie à ses doutes, à sa douleur inguérissable, à la plaie ouverte qui le met à la torture. Quoi alors ? Que reste-t-il ? Que reste-t-il « pour se consoler de l’obscure origine du monde, de la nuit indéchiffrable d’où l’on est venu ? ».

    Le poète détient pourtant les réponses à ses propres questions. Et il en a de multiples. Celle-ci, par exemple : « En vérité, les seuls comptes à rendre sont à ce qui engage le corps dans l’affrontement à lui-même ».

    Le poète héberge ses rêves de poucet, réunis en « un galet poli par la vague ». En cet ami qui l’accompagne, à la fois « conseiller » et « protecteur », il découvre celui qui l’aide à trouver la voie, celle qui le conduit sur « le chemin de sa vérité singulière […], unique, celle que chaque être est le seul à pouvoir secréter. »

    Une fois retourné à la mer, le galet laisse de sa présence le souvenir d’un rêve ancien. « Comme un rêve de délivrance ». Et la conviction profonde que chaque chose, rêvée ou non, a l’existence à laquelle elle est destinée.

    « Le galet retourne à la mer, et l’esprit à sa veille. » Le poète, à son adéquation avec le monde. « Dans la complicité des arbres et la confidence du fleuve. »


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Michel Diaz  Comme un chemin qui s'ouvre





    MICHEL DIAZ


    Michel Diaz
    Source




    ■ Michel Diaz
    sur Terres de femmes


    Ce qui gouverne le silence (extrait de Comme un chemin qui s’ouvre)
    clair-obscur (extrait de Lignes de crête)
    [de tourbe] (extrait d’Offrandes Olivia Rolde)
    Le Verger abandonné (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de L’Amourier éditions)
    la fiche de l’éditeur sur Comme un chemin qui s’ouvre
    le site de Michel Diaz




    ■ Notes de lecture de Michel Diaz
    sur Terres de femmes

    Jeanne Bastide, La nuit déborde
    Alain Freixe, Contre le désert
    Françoise Oriot, À un jour de la source





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  • Denise Le Dantec | [La Seine est verte]




    [LA SEINE EST VERTE]




    La Seine est verte

    Le maître du souvenir dort sous les arbres au grand feuillage

    Ulysse guette les poissons

    J’ai bien reçu la lettre de la Reine

    Je me souviens de ce printemps tracé dans les étoiles

    Un O barré. Un pont des corps

    Sais-tu que les murs de Thèbes ont été construits au rythme de la lyre ?

    Il manque une tour au château, des murs, des escaliers

    La poire de Cydonie est blette

    Les vaisseaux égyptiens sont arrivés trop tard. Les roses avaient déjà été cueillies

    Regarde ! (L’accent circonflexe est tombé)

    Le feuillage des chênes de Dodone n’a pas parlé

    Les thons rouges ont déserté la madrague

    La Reine est sortie

    Tout est « plein de dieux »


    La terre tourne avec des bouquets jaunes. Des plumages. Des bulbes. Des dômes. Des crêtes.

    Des écailles de roses trémières.

    Des grammes d’or sur mes paupières et dans mes cils.

    Je n’ai plus de regard.



    Denise Le Dantec, La Seconde augmentée, Tarabuste Éditeur, Collection DOUTE B.A.T., 2019, pp. 56-57.






    Denise 2






    DENISE LE DANTEC


    Denise Le Dantec
    Image, G.AdC




    ■ Denise Le Dantec
    sur Terres de femmes


    [Beau temps sur la planète] (extrait d’ENHEDUANNA)
    La Seconde augmentée (lecture d’AP)
    29 avril | Denise Le Dantec, L’Estran
    [« ceci est l’espace de la transparence »](poème extrait d’et je t’embrasse)
    Mémoire des dunes
    Mémoire des dunes (extrait de 7 Soleils & autres poèmes)
    [J’ai pris la perspective du rossignol](extrait de La Strophe d’après)
    Guillevic | À Denise Le Dantec
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Où quand
    → (dans la Galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Denise Le Dantec (+ un extrait de l’Encyclopédie poétique et raisonnée des herbes)





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Bertrand Visage, Madone

    par Angèle Paoli

    Bertrand Visage, Madone,
    Éditions du Seuil, Collection « Cadre rouge », 2017.



    Lecture d’Angèle Paoli




    « BOIRE ET ÊTRE BUE »





    Longtemps, longtemps après que j’ai refermé le livre de Bertrand Visage demeure dans ma mémoire la scène inaugurale de Madone. Avec, pour incipit, la description en sept lignes d’une rue totalement déserte, accablée de chaleur, bordée d’églises baroques abandonnées à la ruine sauvage du temps et du désœuvrement. Tout est contenu dans l’intensité de cette composition, parachevée quelques pages plus loin par d’autres notations à l’identique : une rue « bordée de couvents aux volets clos, de palais décatis, de grandes églises à l’abandon, d’escaliers qui ne mènent nulle part. » La description, récurrente, s’inscrit avec une telle force derrière les paupières que le lecteur a le sentiment qu’elle recouvre à elle seule l’intégralité de la scène qui se déroule sur les marches de l’église. Puis qu’elle surplombe et englobe l’ensemble du roman.

    Assise sur les marches de l’église dans cette rue qu’elle aime tant (l’église et la rue évoquent pour moi celles de Donnafugata), une jeune femme donne le sein à son bébé. Elle n’a pas de nom connu autre que Madone. Ainsi est nommée la mère à l’enfant, lové contre elle, et faisant corps avec elle. Dans ce décor de « grandes églises jésuites » inondées de lumière, Madone n’est-elle pas une figure archétypale de la « Vierge à l’Enfant », tableau vivant inscrit à même la pierre ? Une mère à l’enfant de toute éternité, semblable à celles que déclinent les toiles du Rinascimento. Et pourtant, nous ne sommes pas dans un musée mais bel et bien dans un roman. Dans un récit envoutant.

    L’histoire, étrange bien que familière, se déroule quelque part dans une ville portuaire de l’Italie du sud, peut-être en Sicile, aux marches de Ragusa, vers Palma di Montechiaro, hantée par le souvenir de Tomasi di Lampedusa. Le roman qui porte le nom de la jeune femme, s’ouvre sur la scène intense d’une mère allaitant son nouveau-né. Il se clôt sur la dernière rencontre d’Hildir Hildirsson avec le « petit Sam ». Hildir ? Un nom qui ne trompe pas. Il est homme du Nord, commandant islandais d’un cargo dépecé, une épave rouillée, échouée dans le port. Le Rio Tagus, délesté de son équipage, est aussi vétuste et déserté que le sont les églises et les palais, à l’autre extrémité de cette ville de Méditerranée. Un point commun entre Hildir et Madone. Car la question se pose du lien qui peut bien réunir, l’espace d’un roman, deux êtres aussi dissemblables.

    Rien dans la scène première du récit ne laisse augurer la singulière rencontre qui va se produire. Une rencontre d’autant plus singulière qu’« il ne s’est rien passé ». Rien du moins de ce à quoi le lecteur pourrait s’attendre. Une attente déçue susceptible de surprendre ou bien de déranger. Décalage. Écart. Pourtant, comme dans les contes, ou comme dans les fables les plus extravagantes, l’imprévu aura bien lieu. Qui laisse perplexe lecteur et personnages. Car ni Madone ni Hildir ne soupçonnent ce que cette rencontre inattendue (mais s’agit-il vraiment d’une rencontre ?) va entraîner pour l’un et pour l’autre. Une sorte de transfert imperceptible de la maternité se joue en effet à l’insu de chacun. Le lait de Madone se tarissant subitement, plongeant la mère et son enfant dans un profond désarroi, et Hildir découvrant qu’une sorte de fleur blanchâtre vient s’épanouir sous ses aisselles, maculant d’auréoles indiscrètes le devant de ses chemises. Accablé par la canicule, Hildir est submergé par la honte qui le ronge ; une honte exacerbée par le goût amer que lui laisse le désossement de son bateau, réduit à l’abandon.

    Comment Madone peut-elle bien sortir de ce désastre et retrouver la voie lactée qui l’a fuie ? Comment Hildir peut-il exorciser cet épanchement douteux qui se répand sur ses chemises, et trahit aux yeux de tous son mal-être ? Le grand Islandais blond n’en a pas la moindre idée. Quant à Madone, elle s’en va confier sa détresse et les trépignements de son bébé à Alba, la vieille couturière du quartier, qui va jouer, pour elle et pour lui (il lui a confié un travail sur ses chemisettes) le rôle d’une signadora*. C’est qu’Alba a l’expérience des anciens et un savoir qu’elle est seule à détenir. Elle sait interpréter les signes. Les sortilèges, confortés par une compétence avérée dans le domaine de l’âme humaine, n’ont pas de secrets pour elle. Il suffit d’un peu de patience et d’un peu de bon sens. Si Madone veut bien se donner la peine de saisir son propos, si elle suit à la lettre ses conseils, le lait égaré « dans les sables du désert » lui sera restitué. Il réintègrera sa poitrine. Mais il faut d’abord retrouver celui ou celle qui, à son insu, lui a confisqué son bien.

    Depuis que la source de son lait s’est tarie, on découvre de Madone, à qui l’on aurait donné le Bon Dieu sans confession, les petites cruautés ; les méchancetés ordinaires ; le caractère ombrageux et un brin autoritaire. Il faut dire aussi qu’elle a été meurtrie, abandonnée au lendemain de ses noces par son « bel Antonio ». Lequel a pris la fuite lorsqu’il a appris par la bouche de sa jeune épouse qu’il allait être père. Madone affrontera donc seule les affres de l’enfantement. De son côté, Hildir fait la connaissance de Sam, un petit bonhomme de quatre ans, futé et affectueux, en mal de figure paternelle. Éloigné des siens, le géant Hildir serait-il en mal d’enfant ? Les rêves communs du géant et du gamin le laissent à penser. Ne s’embarquent-ils pas ensemble dans l’aventure partagée du Rio Tagus ?

    Ancré sous l’impitoyable canicule du Sud, le rafiot venu d’Égypte, échoué depuis des mois dans cette darse et dépecé par son équipage, embarque le lecteur dans une atmosphère insolite, à la Joseph Conrad ou à la Stevenson. On frôle au passage des hommes un peu veules, des aventuriers de la mer désœuvrés et réduits à l’errance ; des marins mutinés en quête d’aventures. Le petit Sam n’est-il pas la conséquence vivante d’une escale houleuse ? On aimerait monter un instant à bord, aux côtés d’Hildir et de Sam, et retrouver avec eux la force hypnotique des grands romans de Stefánsson. Ou peut-être ceux d’Andrea Camilleri. Tandis que Madone, elle, attire irrésistiblement le lecteur vers le Sud, les étés chauffés à blanc, les déambulations silencieuses dans la beauté des ruines. À ses côtés, le lecteur savoure les contrastes saisissants entre plusieurs mondes. Anciens et nouveaux. Civilisations et arts toujours debout, malgré les atteintes du temps. Et, grâce à elle, le lecteur côtoie des êtres un peu hors-temps, comme Alba la bonne sorcière, qui ne veut que le bien de ceux qui lui confient chemisettes et destin.

    Et puis, au milieu de tant d’énigme et de tant de beauté, court une multitude animalesque, du plus grand au plus petit. Éléphant, dauphin et poisson-chat. Fourmi, ours et oiseau. Et surtout la Maledetta. La Maudite. Une chatte dévastée qui fait son apparition dans l’appartement de Madone. Et traîne son petit suspendu à ses tétons. On dirait une musaraigne. Maledetta : un nom qui m’évoque la malmignata**. « La veuve noire ». Mal aimée et indésirable, Maledetta terrifie Madone. Ne serait-ce pas elle qui lui aurait jeté un sort ?

    Dans ce roman atypique, les animaux comme les humains ont leurs caprices. Ils se camouflent dans le paysage et se glissent en caméléons jusque dans les métaphores. À l’insu du lecteur, s’il n’y prend garde. Ils sont là, pourtant, bien ancrés dans le présent, qui traversent le récit, animent l’écriture d’une dimension autre, la peuplent à l’improviste d’une vie invisible ou insoupçonnée. Ainsi les chats apparaissent-ils dès l’incipit. Mais on retrouve également là des chevaux, surtout en présence d’Hildir :

    « Il pensa soudain à ces chevaux clandestins dont il avait entendu parler depuis qu’il vivait ici, des bêtes que leurs bourreaux dissimulent en les enfermant dans des endroits improbables, dans des loges de concierge par exemple…

    Quelque part un cheval galopait, un cheval tombait d’une falaise, se débattait et se noyait dans les vagues écumantes. »

    Le monde s’anime, qui s’extirpe provisoirement de sa torpeur et de ses envoutements. Car l’envoutement est bien là dans ce roman de Bertrand Visage. Il suffit de se laisser tout naturellement porter par l’intrigue pour en éprouver tout le sortilège. Construit sur les questions sérieuses de filiations — maternité et paternité —, le récit de Madone surprend par son originalité. Et en premier lieu par la beauté du style, qui séduit et enchante. Par la magie de l’écriture aussi, ciselée et pourtant simple, qui agit comme un charme. Quant au roman lui-même, son dernier chapitre laisse entrevoir une suite possible à ce récit qui tient Madone et Hildir en suspens. Au lecteur d’imaginer la soif nouvelle qui s’est emparée de Madone. « Boire et être bue ».


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



    ________________________
    * Signadora, en langue corse, désigne celle qui « signe ». Celle à qui a été enseigné l’art de conjurer l’occhju, « le mauvais œil ».
    ** Malmignata : araignée venimeuse, dont la morsure peut être mortelle. La malmignata est très répandue dans le Bassin méditerranéen. Elle est également connue sous le nom de tarentule.






    Bertrand Visage  Madone






    BERTRAND VISAGE





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions du Seuil)
    la fiche de l’éditeur sur Madone





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  • Roselyne Sibille, Entre les braises

    par Sylvie Fabre G.

    Roselyne Sibille, Entre les braises,
    éditions La Boucherie littéraire,
    Collection « La feuille et le fusil », 2018.



    Lecture de Sylvie Fabre G.




    UNE CLARTÉ QUE L’OMBRE NE POURRA ABOLIR


    À Roselyne qui nous rappelle
    que la vie ne nous préserve de rien.



    Il y a des signes qui sont comme des apparitions. Et aux moments les plus bouleversants de notre vie, ceux qui touchent à la naissance et à la mort, à l’amour et à l’adieu, d’abord nous foudroient, puis rayonnent à l’intérieur de nous pour nous permettre d’associer à leur silence la parole où tressaillent puis se propagent les ondes de la joie ou de la douleur. Leur enfance jouxte alors leur éternité. Le signe cerné peut être une voix, un regard, la ligne d’un paysage ou d’un livre, une clarté que l’ombre jamais ne pourra abolir.

    Dans le dernier recueil de Roselyne Sibille, Entre les braises, qui vient de paraître aux éditions La Boucherie littéraire, ce signe définitif est une précieuse touche de couleur, le vert émeraude d’un regard, ce « vert d’eau », ce « vert-lumière que donne le soleil à la transparence des feuilles ». Il revient, leitmotiv au long du poème, et toujours inédit, pour y évoquer la présence, l’absence et la présence absente d’un enfant qui a choisi de se donner la mort. La choisissant, il a fait basculer la vie de sa mère dans une autre vie, incertaine et fuyante, dont elle ne sait si elle existe vraiment et où en « est la suite ». Car son être entier de mère étant atteint, elle vit désormais « les mains lasses/les doigts/le cœur trop loin/la tête à l’abri de rien ». Au début du texte en témoigne le basculement des pronoms qui la désignent : le je devient un on, comme si elle avait perdu toute conscience de soi et ne pouvait plus que laisser un moi quotidien, indéterminé, agir à sa place : « on marchera sans les jambes, on remplira la bouilloire, on versera, on servira l’infusion », séries d’actions mécaniques des premiers jours du deuil, non reliées à la chair, à l’esprit de la vivante. La mort en elle semble d’abord gagner, un incendie qui dévore tout et consume jusqu’à l’amour de jadis « devenu un inconnu ». Le vocabulaire récurrent du feu (ou aussi de la glace car en même temps, face à l’incompréhensible, « on a froid partout », écrit-elle) souligne le bouleversement de tous les sentiments ou sensations qui font la vie ordinaire. À la place se sont installées « les insécurités définitives » dont parle Juarroz cité en exergue. Roselyne Sibille montre, jusque dans la typographie du texte, la sobriété le resserrement ou la dispersion des mots au fil des pages, la manière dont la mère et la poète en elle tentent de faire face au deuil insoutenable. Atteinte dans ses fondations les plus profondes, « toute stabilité emportée par la tornade fondamentale », lui restent la révolte, le désespoir, la ruine.

    Car quelle perte peut être pire tragédie que la perte d’un enfant dans de telles conditions, et comment y faire face pour que la mort ne gagne pas aussi en soi et sur tout ? Roselyne Sibille y répond en éclairant la nécessité d’une lutte intime et le pouvoir résilient de la parole. Quand les mots eux-mêmes nous fuient, nous rappelle Entre les braises, c’est la vie qui se tarit. Cette désertion des mots d’abord « engloutis dans un gouffre », le recueil en déroule la reconquête menée au cours des mois et des années qui suivent le drame. En son cœur, la douleur infrangible et la lente montée d’un « oui ». Après « le temps des mots hannetons à la patte cassée », le retour progressif de ceux qui vont lui permettre de rester debout. Car ce sont les mots, vers ou prose (qu’importe le genre dans ce livre mêlant aussi les registres), qui lui permettent « de ne pas se laisser glisser jusqu’à plus rien ». Grâce à leur fil sur la corde d’un dramatique et d’un lyrisme économes, la narratrice va pouvoir affronter l’événement inimaginable, et les déflagrations qui en résultent, au passé présent futur. La construction du livre est à l’image de la reconstruction de la vie. Du magma initial des mots la narratrice va faire un foyer de lumière, en se frayant pas à pas un chemin hors du labyrinthe pour retrouver la juste distance, « pour que le regard vert-lumière soit tissé à sa vie, subtilement, sans la brûlure ».

    Des pages rouge vermillon* de cette brûlure, narratives, interrogatives ou méditatives, à celles ocres*, rares et brèves, du monologue intérieur au présent, se poursuit l’avancée des progrès de la mère vers la vie et l’écriture (du « plomb » du corps au « trop des mots », du « braille » du ciel aux « émeraudes » du regard), est tracé le parcours vers un consentement sans oubli et porté par une source inépuisable d’amour. La voix résonne, et dans son questionnement sans réponse sur ce fils désormais intactile cherche l’ailleurs insaisissable qu’il habite : « Trouverai-je un jour une certitude ? Nulle carte n’existe de cet ailleurs », nous confie la poète. Le tracé bien sûr n’est pas linéaire, les retours en arrière, les doutes, les effondrements sont multiples. L’avancée pourtant est inexorable. « La sonnerie du téléphone, beaucoup trop tôt le matin » la strie encore mais le poème du fils mort et de sa mère vivante s’écrit, « debout face au vide », dans la vérité du plus jamais et de l’invisible présence sur cette Terre.

    Les dernières pages, blanches*, inscrites comme les toutes premières dans le temps de l’écriture et dans la réalisation concrète du recueil, fruit désormais prêt à être livré, reviennent sur l’expérience vécue en une signifiante énumération qui rétablit définitivement le lien entre « mon fils, mon élan, mon souffle, mes mots ». Celle-ci met ainsi en lumière la matière et l’esprit, la langue et l’âme de sa traversée. Du plus intime au plus universel, en mère courageuse et poète d’une grande humanité, Roselyne Sibille la termine par un acte de foi, une ouverture offerte à elle-même et au lecteur : « l’écriture comme un fil de vie », l’écriture qui « saute le feu », nous garde, vivants et morts, nous assure-t-elle, ensemble dans son éternité.



    _____________________
    * L’alternance des couleurs de pages est une idée qui relève du choix exclusif de l’éditeur.



    Sylvie Fabre G.
    D.R. Texte Sylvie Fabre G.
    pour Terres de femmes







    Roselyne Sibille  Entre les braises





    ROSELYNE SIBILLE

    Roselyne Sibille
    Source




    ■ Roselyne Sibille
    sur Terres de femmes


    Entre les braises (lecture d’AP)
    Les Langages infinis (extrait)
    [Pose ton visage dans une brèche] (extrait de Lisières des saisons)
    Lisières des saisons (lecture de Florence Saint-Roch)
    Ombre monde (lecture de Marie Ginet)
    Roselyne Sibille | Liliane-Ève Brendel, Lumière froissée (lecture d’AP)
    Nuit ou montagne (poème extrait de Lumière froissée)
    [L’ombre est une ligne de crête] (poème extrait d’Ombre monde)
    La tendresse me racine (poème extrait du recueil Versants)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Le souffle des mondes
    Sabine Huynh | Roselyne Sibille, La Migration des papillons (extrait)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions La Boucherie littéraire)
    la page de l’éditeur sur Entre les braises




    ■ Autres lectures de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes


    Caroline Boidé, Les Impurs
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
    Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
    Pierre Dhainaut, Après
    Alain Freixe, Vers les riveraines
    Luce Guilbaud, Demain l’instant du large
    Emmanuel Merle, Ici en exil
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation
    Angèle Paoli, Lauzes
    Pierre Péju, Enfance obscure
    Pierre Péju, L’Œil de la nuit, par Sylvie Fabre G.
    Didier Pobel, Un beau soir l’avenir
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer
    Fabio Scotto, La Peau de l’eau
    Une terre commune, deux voyages (Tourbe d’Emmanuel Merle et La Pierre à 3 visages de François Rannou)






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