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  • Aujourd’hui la mort m’habite

    Carnets de marche 2010




    Conchigliu Tombeaux 5
    Ph. angèlepaoli






    AUJOURD’HUI LA MORT M’HABITE



    .Arrive un jour où l’on atteint l’âge de ceux qui nous ont quittés.


    Ainsi j’ai rejoint un matin l’âge de la mort de mon père. pour quelques heures seulement. j’ai pensé ce jour-là ― pour la première fois sans doute ― qu’il était vraiment jeune pour mourir. et je me suis sentie vieille ― pour la première fois.
    .jour après jour j’ai dépassé l’âge de la mort de mon père. le temps de ce temps de sa mort est derrière moi un peu passé. son visage pourtant demeure fidèle à ma mémoire. inchangé image unique la même toujours.
    .j’ai aujourd’hui atteint l’âge que mon aïeule Jeanne avait lorsqu’elle s’est éteinte une nuit de ma première enfance. elle que j’avais tendance à trouver vieille sur les photos qu’elle a laissées d’elle elle m’a semblé jeune soudain au moment où nous nous sommes croisées le temps d’une journée.


    .Avant ― mais lequel ― j’avais l’éternité devant moi. la mort de mes proches ne me préoccupait pas.
    ils mouraient voilà tout. ils mouraient vivre leur vie dans le silence un peu rance du tombeau
    sans que s’insinuent en moi autour de moi les fils serrés de leur existence têtue.
    .aujourd’hui leur mort m’habite ― tissu continu discontinu continu ―
    la mort ici égrène sa présence au fil des jours et chacun au village est censé savoir pour qui sonne le glas. deux coups trois coups. homme femme.


    .En surveillant le profil d’aigle de mon vieil oncle
    tête alourdie dans le voûté des épaules
    pupilles fixes dégagées de leurs ourlets
    regard voilé en équilibre
    sur le vide


    j’ai perçu


    sous les paupières abîmées
    le désarroi contenu maîtrisé douloureux
    de celui qui sait que le terme est proche
    que ses jours sont comptés
    qu’il faut se résigner À


    a-t-il dépassé l’âge de la mort de son propre père
    seule la tombe de Navacchjeli pourrait me le dire
    combien d’années lui reste-t-il
    à s’habiller le matin à se déshabiller le soir
    à voir le soleil se lever se coucher sur la mer
    à partager le pain sous la lampe
    à réciter pour moi de sa voix sombre
    les vers de l’Énéide
    Arma virumque cano Troiae qui primus ab oris
    Italiam, fato profugus, Laviniaque venit
    litora

    à échanger des mots épars avec ceux de son âge
    à sourire au rire des petits-enfants en tohu-bohu sur la place
    combien de jours encore
    à puiser sa vie dos voûté
    à leurs forces vibrantes
    regard posé sur l’instant de leurs jeux
    seulement des enfants
    sans souci du temps présent ni de l’ailleurs


    quel lien entre ces jeunes vies caracolantes


    et la sienne (et la mienne)


    emplie d’un passé dont lui seul se souvient
    visage perdu sur l’au-delà du fil ténu humide
    horizon sans limite sans avenir autre
    que le silence blanc du salpêtre
    ou le silence noir et visqueux de la terre.


    .le temps des morts approche
    qui réveille l’âme furtive des anciens
    le village bruit de leurs voix du semis de leurs pas
    dans le petit bois de chênes qui craque
    odeur de cyprès
    et de mousse.


    .je calcule.


    .emportée dans une spirale inutile qui ne me lâche pas


    quel âge la vieille Emma lorsqu’elle est morte en 1968
    55 ans en 1940
    année où elle a été mise à la retraite je calcule je compte
    1889 année probable de sa naissance 79 ans âge probable de sa mort
    les chiffres m’obsèdent qui scandent le temps
    de combien d’années ma mère a-t-elle dépassé sa tante Elisabeth
    et le vieil Augustin et jusqu’où ira-t-elle
    ira-t-elle au-delà de cent ans comme sa cousine Françoise
    des cent trois ans comme sa tante Rose
    et moi de combien doublerai-je la mise
    des trente années qui nous séparent.


    .il y a un jour où les vieux enfants rejoignent leurs parents dans la mort
    morts tout neufs allongés sous la dalle à côté des anciens
    même froideur figée dans le silence du tombeau.


    .je lis sur les plaques de marbre les dates de chacun
    je me promets de les retenir
    les chiffres dansent et s’envolent
    je ne retiens que les noms que j’égrène
    je reviendrai plus tard avec de quoi noter.


    Carry Lola Pierre Jeanne Jeannette Jean Eliane


    .je compte les espaces vides.
    un pour ma mère et un pour mon oncle


    .après.


    .il faudra
    badigeonner les murs
    procéder au regroupement
    Carry avec Lola Jeannette avec Eliane Pierre avec Jeanne.


    .demain prévoir
    les chrysanthèmes et les lumignons rouges
    monter au tombeau avec les clés le sécateur
    pousser la grille.


    .la lourde porte grince sur ses gonds
    ils sont là silencieux
    endormis
    dans mon recueillement éphémère.




    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli




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