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  • Ariane Dreyfus, La Lampe allumée

    par Matthieu Gosztola

    Ariane Dreyfus,
    La Lampe allumée si souvent dans l’ombre,
    José Corti, Collection « En lisant en écrivant »,
    janvier 2013.



    Note de lecture de Matthieu Gosztola



    Les citations sont lumière
    « Chaque auteur(e) évoqué(e) est une lampe. Et chaque citation
    cette façon qu’a la lumière d’être réalité sans contours […]
    sourdant de l’ampoule. »
    Ph., G.AdC







    DIRE L’AMOUR



    La Lampe allumée si souvent dans l’ombre regroupe des textes écrits entre 1986 et 2011 non pas sur des créateurs (principalement des poètes) qu’aime Ariane Dreyfus et qui l’ont portée mais avec eux. Avec chacun d’eux, différemment. En leur prenant la main. En leur prenant la main de telle façon que c’est sa main à elle qu’elle tient, tant main agrippée et main attrapant deviennent indistinctes. Indistinctes au point qu’on ne sait plus qui fait avancer l’autre. Indistinctes comme si elles l’avaient toujours été, au point qu’il paraît de plus en plus absurde, au fur et à mesure de la lecture de La Lampe allumée si souvent dans l’ombre, de se poser la question de savoir qui a pris l’autre. Qui l’a prise pour en prendre soin. Tant elles avancent ensemble. « La poésie quand nous la faisons ». Nous ; toujours.





    Ariane Dreyfus, La lampe





    Si les créateurs aimés par l’auteure lui ont pris la main, ça a été à chaque fois grâce à un détail, ou à plusieurs détails, auxquels elle s’est arrimée. Pour vivre. Et ces détails continueront à l’aider à vivre, elle le sait. Pour toute la vie, comme disent les enfants. Il n’y a pas d’assèchement de leur présence.

    Une phrase amie, dans un livre aimé, c’est pour Ariane Dreyfus de la musique. Mais soyons plus précis. C’est de la musique telle qu’elle a été peinte par Edouard Vuillard dans Misia au piano (1899). Tout dans les coloris semble être le résultat du toucher des doigts sur le piano. C’est comme si la pièce dans son ensemble était, dans la façon qu’elle a de paraître à la vue, l’émanation de la musique jouée dans l’instant. C’est comme si elle se trouvait colorée par chaque arpège naissant du piano, de la moquette aux motifs du papier peint en passant par le plateau en argent posé sur le couvercle du piano. Et jusqu’aux flacons de verre qui le composent. Et même jusqu’aux liqueurs qui font luire le verre des flacons.

    C’est cela une phrase amie pour Ariane Dreyfus : une façon de transfigurer la vie, dans son quotidien le plus répétitif, dans ses structures les plus communes. Une façon de faire sourdre la beauté de nos décors les plus habituels. Une façon également d’être abritée, d’être abrité. Une seule phrase peut contenir une vie. Celle du cœur de celui ou celle qui l’a tissée. Et, dans le même temps, une seule phrase peut prendre dans ses bras une vie se situant très loin d’elle, et pourtant devenue proche, grâce à cette féerie qu’est la lecture. Une seule phrase peut prendre soin d’une vie. Oui. En prendre soin comme mains refermées sur un secret. Puisqu’une phrase peut être répétée et répétée encore (ce que fait l’auteure avec les phrases qu’elle aime). Murmurée. Ce murmure finissant par se confondre avec le murmure du cœur, au point de tempérer son élan.

    Ariane Dreyfus depuis son enfance s’aide de citations, comme de mains tendues. Elles avaient le pouvoir de « fées consolatrices », quand le ventre se nouait d’angoisse. Les phrases amies sont restées semblables à des « présences préférées », en ce sens qu’elles continuent à sauver. Et « être au monde » devient pour l’auteure « être sensible à la contiguïté flottante de ses présences préférées, et écrire mettre directement sur la page (et cela grâce une littéralité sans partage) leurs configurations clignotantes ». Voilà pourquoi cette récolte de citations, brins d’herbes cueillis sur les chemins de lecture, mais aussi fleurs sauvages, qu’Ariane Dreyfus fait depuis toute petite donc, et qui n’a jamais cessé, voilà pourquoi cette récolte est l’une des sèves qui nourrit chacun de ses recueils. Mais là, avec ce présent livre, revivifiant le genre de l’essai, Ariane Dreyfus peut donner toute la place à ses phrases amies. Au point que La Lampe allumée si souvent dans l’ombre est d’abord cela : une maison construite pour que toutes ces citations puissent continuer leur vie d’herbes folles, de lys, d’edelweiss. Une maison construite pour qu’elles puissent vivre ensemble. Toutes ensemble. Et Ariane Dreyfus, dans chacun des textes qui composent La Lampe allumée, lesquels tutoient et l’étude libre et le compte rendu engagé, s’arrange pour faire vivre chacune d’elles. En faisant en sorte de la restituer à son courant, et ce bien qu’elle soit loin de son point d’ancrage, de sa terre nourricière. En faisant en sorte de la redonner à son élan. Celui qui l’a vue naître. Qui l’a fait naître. À son flux. À sa nécessité.

    L’on n’est ainsi nullement face à un travail universitaire. Il ne s’agit pas pour l’auteure de se servir des citations comme d’arguments aidant la production logique d’un discours. Il ne s’agit pas non plus de les essorer, pour leur faire rendre leur jus. Leur suc. Chaque citation conserve sa part d’énigme. Tant il est vrai que la beauté est énigme. Et ne peut nous frapper, nous atteindre, que comme telle. La beauté, mais aussi l’évidence. Car très souvent les citations choisies ont pour nous ce visage. Aussi, prendre soin de l’énigme, cela demeure, à bien des égards, l’essentiel. Ariane Dreyfus le sait bien qui tisse une prose qui n’est nullement façon qu’aurait la citation, dans sa mise au jour, d’atteindre une explicitation par quoi elle nous livrerait son secret. L’auteure, en déployant une prose qui s’apparente également par certains aspects à un poème en prose, cherche précisément à ce que soit lisible l’éblouissement contenu en chacune des citations. Puisque c’est cet éblouissement qui l’a poussée à conserver chacune d’elles, et à faire qu’elles se trouvent sans discontinuer dans son herbier de lectrice, mais aussi de spectatrice de films, de spectacles de danse, ou de cirque…

    En somme de marcheuse sauvage sur les rives du monde, lorsqu’il met en lieu, par l’art, des êtres ensemble, dans le fait d’exister, de s’aimer. Des êtres ensemble, si l’on donne à ce mot toute l’éthique qui lui revient. « Nécessaires me sont les arts », écrit Ariane Dreyfus, « qui se fondent sur une géographie et une morale de la relation entre les êtres, et une projection de son propre corps dans ce qui est possible au monde : ces derniers temps le cirque, pour dire l’humanité fragile mais acharnée ; et depuis longtemps […] la danse et le cinéma qui rendent l’amour visible et nous font croire aux gestes d’amour, à l’importance de les faire, de les donner en chemin, petits cailloux sur la route, qui pas à pas nous sauvent ».

    Mais, parce que ces rives du monde, même si l’art est un havre de paix pour l’auteure, restent souvent balayées par le vent, l’herbier est avant tout un herbier de vie, pour les jours de pluie comme de soleil, tant il est vrai que l’ombre peut alors d’autant mieux venir nous toucher.

    Si l’auteure fait en sorte que la citation soit rendue à son énigme, c’est pour qu’elle nous atteigne au plus profond. Parce que l’écriture n’a de sens pour elle qu’en tant que rencontre avec le lecteur. Avec une lectrice, un lecteur. Rencontre par quoi l’auteure sans cesse se remet au monde. Par quoi sans cesse elle renverse la tristesse, aussi. « Heureusement la poésie me réveille en me forçant à m’adresser, qui est toujours aussi me dresser, tourner la tête et tendre les oreilles. Et, forcément, suggérer au lecteur de faire pareil. Poésie qui s’écrit pour faire place à l’autre et vice-versa ».

    Il s’agit d’être ensemble, toujours, on ne le dira jamais assez. La Lampe allumée, elle l’est pour le lecteur. Le livre est la maison. Chaque auteur(e) évoqué(e) est une lampe. Et chaque citation cette façon qu’a la lumière d’être réalité sans contours (puisque rendue à sa force de surgissement, rendue à son énigme) sourdant de l’ampoule.

    Et si les citations sont lumière, c’est bien parce qu’au travers d’elles il s’agit toujours, pour Ariane Dreyfus, de dire l’amour. Mais attention, l’amour n’est pas un thème. Non, les livres d’Ariane Dreyfus sont des livres aimants, des livres amoureux. De même que ce sont des livres heureux, faisant davantage que donner place au bonheur. Ariane Dreyfus parle ainsi de la langue qu’elle emploie comme d’une langue « plus souveraine que moi-même car elle est aussi celle d’autrui. Sans cesse rappeler au lecteur cette force-là pour que s’aimer dans la langue soit possible : le poème est ce lieu où ni lui ni moi ne sommes mais où nous sommes ensemble. Aussi l’amour n’est-il pas un thème poétique, c’est au contraire écrire un poème qui devient de l’amour. Quand James Sacré dit : « Le poème comme un geste intime qui pense à l’autre », quand Roland Barthes affirme : « L’écriture, c’est quand le texte désire le lecteur », quand Stéphane Bouquet souhaite « être dans la langue comme dans un amour », ils rappellent la règle majeure.

    En faisant advenir l’amour par le poème, et par la prose comme avec La Lampe allumée, Ariane Dreyfus dit cette façon qu’a l’éblouissement de prendre corps. Et de continuer. De durer doucement, sans jamais forcer le cours du murmure. Il est toujours question d’amour chez l’auteure. D’amour vivant, dans chaque texte. D’amour vécu comme partage. À jamais vif, à jamais recommencé. Le sexe (si présent) est en ce sens le prénom très précisément épelé de l’amour. Car être deux, être ensemble, ce n’est jamais une abstraction pour l’auteure. C’est quelque chose de très concret. « Il n’y a pas de plus grand cadeau que l’on puisse faire à quelqu’un que de l’accepter dans sa présence physique. L’existence est un don que l’on se fait les uns aux autres, et pas uniquement en donnant naissance à un enfant. Être née une fois ne suffit pas pour vivre. Il faut arriver à être là, rebondir vive par les contacts mais ce n’est pas tous les jours ». L’amour pour Ariane Dreyfus, c’est ce précisément par quoi le monde devient concret. Ce par quoi il nous rejoint. Au plus intime, au plus profond de nous. Et en nous rejoignant fait qu’on se rejoint soi. Tant il est vrai que pour s’atteindre soi il n’est que de faire un détour par l’autre, détour rendu ébloui par la douceur, la tendresse, mais aussi l’intensité du désir.

    Dire que La Lampe allumée est un livre aimant, faisant advenir l’amour (et non un livre sur l’amour) ne serait ainsi pas exagéré. Amour pour des auteures. Des auteurs. Qui l’ont aidée à vivre, comme Colette. Qui sont aussi des présences très proches, au quotidien, comme Eric Sautou, ou Stéphane Bouquet. Amour pour des livres, comme Lolita de Nabokov. Pour, dedans les livres, des phrases. Amour pour des spectacles. Amour pour des films. Pour des images. Amour pour des visages.

    Et, alors que paraît chez Corti ce livre couvrant plus de vingt ans d’écriture critique, faire reparaître aujourd’hui le premier recueil d’Ariane Dreyfus devient possibilité offerte au lecteur de découvrir à quel point son œuvre est unitaire dans son ensemble. D’une unité si forte qu’elle en devient musicale. Mais de quel livre parle-t-on au juste ? Il s’agit de L’Amour 1, paru en 1993 aux éditions De, grâce à Ludovic Degroote (1). Si ce court recueil a été republié dans sa transcription dans le livre que nous avons consacré à l’auteure (2) (voir Ariane Dreyfus, Éditions des Vanneaux, collection « Présence de la poésie », 2012, pp. 97-100), il paraît plus que jamais opportun de le donner à redécouvrir aujourd’hui dans sa belle graphie originelle qui, en poussant la lecture à survenir peu à peu, pas à pas, nous amène à boire toute l’eau contenue dans chaque image (sans qu’il nous soit possible de savoir, avant de l’avoir bue, quel goût elle a : sucré, salé).

    Déjà, dans ce premier livre, il y a en germes « tout » Ariane Dreyfus. Cette place – toute la place – donnée à l’amour. Cette façon qu’a la syntaxe d’être vacillement, pour, ce faisant, pousser le lecteur à déshabiller son regard de ses attentes préalables et faire qu’il soit surpris. Intensément surpris. Au point que l’image puisse l’emporter sur son frêle esquif. Au point que chaque image puisse être courant à chaque fois singulier l’emportant. Jusqu’au soleil ébloui de vivre. Jusqu’à la rencontre avec l’autre, peu à peu épelée. Par l’amour. Sur le lit qui est pour Ariane Dreyfus une page, à chaque fois une page que les corps rendent vivante. Les corps présents par les mots. Présents, vrais corps, car le langage, c’est nous qui le faisons ; et nous le faisons à chaque fois pour une autre, un autre. Et nous le faisons ensemble. « Les mots de la langue deviennent alors vraiment désirables, vraiment pour vivre, car dans cette langue le corps est là, il est même […] ce qui les réalise ».


    Matthieu Gosztola
    D.R. Texte Matthieu Gosztola
    pour Terres de femmes




    ______________________________________
    (1) Qu’il soit ici chaleureusement remercié d’avoir le premier donné à lire l’écriture d’Ariane Dreyfus ; et rappelons, par la même occasion, combien lui-même est un grand poète : son récent Monologue paru chez Champ Vallon est bouleversant, au-delà de tout ce que l’on peut en dire.
    (2) Avec de légères modifications voulues par l’auteure, ce qui rend très stimulant pour le lecteur de se reporter à ce volume de la collection « Présence de la poésie ».







    L’AMOUR 1
    (dans sa graphie originelle)






    Dreyfus0001








    Dreyfus0002 (1)



    SUITE ►►►






    ARIANE DREYFUS


    Ariane Dreyfus
    Image, G.AdC




    ■ Ariane Dreyfus
    sur Terres de femmes


    En sens inverse (poème extrait des Compagnies silencieuses)
    Anatomie (extrait de Moi aussi)
    Le Dernier Livre des enfants (lecture d’AP)
    [J’écris parce que je vais disparaître] (extrait du Dernier Livre des enfants)
    Comment habiter l’inhabitable (note de lecture d’AP sur le recueil L’Inhabitable)
    Épilogue (poème extrait du recueil L’Inhabitable)
    La nuit commence (autre poème extrait du recueil L’Inhabitable)
    Nous nous attendons (note de lecture de Tristan Hordé)
    « C’est tout mouillé » (poème extrait du recueil Nous nous attendons)
    « Je suis en train d’oublier son visage » (poème extrait du recueil Nous nous attendons)
    Sophie ou la vie élastique (lecture d’AP)
    Le beau tapis (poème extrait du recueil Sophie ou la vie élastique)
    (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) SAMI (poème extrait de La Terre voudrait recommencer)
    Un recoin dans un coin (autre poème extrait de La Terre voudrait recommencer)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait d’Ariane Dreyfus (+ un autre poème extrait de La Terre voudrait recommencer)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site des éditions José Corti)
    une page sur La Lampe allumée si souvent dans l’ombre
    → (sur remue.net)
    L’éloge du commun, selon Ariane Dreyfus, par Pascal Gibourg (15 janvier 2013)
    → (sur le site de la Mél [Maison des écrivains et de la littérature])
    une fiche bio-bibliographique sur Ariane Dreyfus
    → (sur le site de France Culture)
    Ariane Dreyfus dans l’émission Du jour au lendemain d’Alain Veinstein (19 mars 2013)
    → (sur le site du CipM)
    Ariane Dreyfus lisant un extrait de Quelques branches vivantes
    le site de Matthieu Gosztola






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  • 22 novembre 2009 | Marie Étienne, Les Yeux fermés

    Éphéméride culturelle à rebours



    Arcade
    Source





    ÉCRANS URBAINS
    (extrait)



    (Lundi 22 novembre 2009)


         Quand je me rends rue Saint-Antoine, au-delà, vers les quais, et encore au-delà, en direction de l’île Saint-Louis, des cinémas, des librairies autour de Saint-Michel, je passe par les jardins de l’hôtel de Sully. Pour que le rituel réponde à mon attente, bien qu’il soit récurrent, que je le reproduise imperturbablement avec la même avidité pleine d’espoir jamais déçu, je dois y arriver par les arcades qui commencent rue du Pas de la Mule.
        L’entrée de loin est minuscule, un peu à gauche, je la guette d’où je suis non sans laisser glisser mon regard sous les voûtes, leur alternance de briques rouges et de pierres pareilles à celles des bâtiments qui entourent la place. Je discerne peu à peu, au fur et à mesure de mon approche, l’ocre foncé du mur de gauche, dans le prolongement de l’ouverture, la tache vert des massifs, en bas des marches, au pied du mur ; sur l’écran clair de l’ouverture, outre les taches de couleurs, des silhouettes sombres, comme celles des spectateurs qui arrivent en retard, dont on voit l’ombre sur l’écran, avant qu’ils n’aient trouvé leur place.
        Les silhouettes, ici aussi, sont celles des spectateurs, qui au lieu de s’asseoir, ont à descendre un escalier et à marcher dans les allées. Or voici qu’au contraire ils s’arrêtent, pétrifiés, barrant la vue, la route : ils sont saisis d’admiration.
         C’est que la porte était petite, ils auraient presque pu la manquer. Comment auraient-ils pu imaginer accéder, par sa grâce, à autant de beauté ? Le jardin est carré, clos de hauts murs sur les côtés, prolongé vers la rue Saint-Antoine, par une terrasse surélevée, puis par l’hôtel lui-même, une cour, et un porche, tout cela rigoureux, ordonné, très français, donne un contentement qu’on ne s’explique d’abord pas. On éprouve seulement l’assurance que tout (les bancs le long des murs, les allées, les massifs, la terrasse en hauteur, les dimensions du bâtiment, la hauteur des fenêtres, les lucarnes au-dessus, le fer forgé et les sculptures), occupe sa vraie place, et dans les proportions, les dimensions qui sont les bonnes, exactement déposé là par une main divine, un jour de création du monde.
        Ce qui m’attire, me convie si souvent dans ce lieu, à cheminer sous les arcades, à guetter la trouée, son écran minuscule dans la pierre de la place au bout de son allée voûtée n’est pas ce qui m’attend après avoir franchi le seuil, la beauté suffocante et parfaite de l’hôtel de Sully, c’est l’ouverture même, la promesse du seuil (de tout seuil ?) et le basculement. Pas la beauté vraiment, mais ce qui la précède : l’instant de son dévoilement.



    Marie Étienne, Les Yeux fermés ou Les Variations Bergman, Éditions José Corti, Collection « en lisant en écrivant », 2011, pp. 62-63-64.





    Marie Etienne, Les Yeux fermés.jpg 2





    MARIE ÉTIENNE


    Marie Etienne
    Source


    ■ Marie Étienne
    sur Terres de femmes

    Haute lice (note de lecture d’AP)
    Fragments de fresque (extrait du recueil Dormans)
    L’aigrette (extrait du recueil Le Livre des recels)
    La femme dit son premier jour (autre extrait du recueil Le Livre des recels)
    Marie Étienne : organiser l’indicible (lecture de Patricia Godi)
    → (dans l’Anthologie poétique Terres de femmes)
    Marie Étienne | Ce qui reste



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions José Corti)
    la page consacrée aux Yeux fermés





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  • Caroline Sagot Duvauroux, Le Livre d’El d’où

    Caroline Sagot Duvauroux, Le Livre d’El d’où,
    Éditions Corti, 2012.



    Lecture d’Angèle Paoli




    PORTRAIT DE  CAROLINE SAGOT DUVAUROUX
    Image, G.AdC







    UNE VOIX, DU PROFOND DU THYMOS



    Ouvrir un livre de Caroline Sagot Duvauroux, c’est se lancer à la rencontre d’une énigme, accepter de « se délivrer de l’étreinte du logos ». Accepter de s’affronter à la multiplicité des formes, des équations déroutantes, des inventions et bifurcations que prend le texte en cours de lecture. Accepter de se laisser dérouter, porter et déporter. Déconcerter.

    Énigme ? Le titre, Le Livre d’El d’où, n’en est-il pas une à lui seul ? Musical ― s’agit-il d’une chanson enfantine, d’un jeu d’onomatopées bondissantes d’un Dé à l’autre ? ― D’El/D’où ―, ce titre est grammaticalement inclassable : s’agit-il d’une affirmation ou au contraire d’une interrogation ? Qui est El, se demande le lecteur ? Est-il une nouvelle épiphanie ? Semblable à celle de ce Dieu caché dans le prénom Emmanuel ou dans celui des archanges Michel et Gabriel ? Est-ce un livre d’inspiration divine, dans la lignée du Livre d’Ezéchiel ? Un prolongement du Livre d’Isaïe ? Ou peut-être de celui de Judith ou de Ruth ? D’où vient El ? D’où vient-elle ? Elle, Caroline Sagot Duvauroux ?

    À feuilleter les pages du livre, on s’aperçoit qu’il est conçu tout d’une traite, sans sections internes qui en ralentiraient la marche, en déstructureraient le rythme, en briseraient le souffle ou en affaibliraient le « thymos ». C’est qu’avec Caroline Sagot Duvauroux, on se trouve en effet dans le souffle. Sa phrase suit à l’écrit la même force que sa parole. Pythique. Rien n’arrête la houle des mots, si ce n’est la ponctuation particulière qui anime les pages, ouvrant sur d’autres perspectives, d’autres traverses et d’autres vagabondages de lecture. Toute une mosaïque de signes ― pyramides de points et virgules, irruption de croches et de silences, sans parler des signes isolés comme « , y ! » ― ponctue la surface de la page et crypte le texte. Différents pavés de textes ayant leur typographie spécifique, bribes grammaticales, listes de conjonctions, locutions, prépositions, amorces d’alexandrins raciniens ― « sans que de tout le jour » ―, diversement espacés, isolant bien les paragraphes, jouent leur propre partition. Certaines expressions sont composées en douces lignes ondulées (« entre l’Afrique et l’Andalousie », p. 155) ; des clapotis de mots hésitants, onomatopéiques, cherchent leur origine lointaine dans les terres arides et aimées du « causse millénaire ». Une réflexion sur la mise en espace dans le périmètre de la page, sur son animation en dehors des mots, préside à l’écriture. Texte pictogramme, texte cryptogramme.

    Dédié à une mystérieuse équivalence : « à = toi », Le Livre d’El d’où s’ouvre sur le pictogramme « d’où », ― que l’on pourrait lire « j’ai » (en raison d’une transcription hésitante ou maladroite). Les premières lignes de l’incipit du récit (ou du poème ? Caroline Sagot Duvauroux n’en est pas elle-même très sûre) livrent la réponse quant à l’énigme posée par ce titre : du tatouage porté sur l’avant-bras gauche de M. naît Le Livre d’El, El, syllabe finale du prénom MichEl.

    Caroline Sagot Duvauroux ancre à Tanger [résidence cipM, en collaboration avec l’Institut français Tanger/Tétouan, septembre-octobre 2011] le point de départ de l’écriture de son dernier ouvrage, « un an après la mort de celui qui incarna » pour elle « la force et la faiblesse d’amour, j’ai d’où, c’est lui. » Tout ce que possède désormais la poète tient dans ce signe « sésame », et c’est à partir de ce signe qu’elle se lance à la recherche d’El, de sa voix et de leur histoire, même si, comme elle le confie :

    « Il faut du temps pour qu’une voix lève d’une
    autre voix qui est sienne pourtant ».

    En amont du Livre d’El, un autre livre, Le Buffre (Barre parallèle, 2010), consacré au pays dans lequel s’origine l’écriture, lieu-dit « battu par les vents », sur le Causse Méjan, auquel se raccroche le travail des femmes. De lui à elle ; d’Elle à El, le lien se tisse du Buffre au Livre d’El :

    « Tanger. J’y suis. Programme de bulbe : dessiccation des feuilles mortes, poche à poussière, sac à dos vissé par l’œil à l’Espagne des châteaux d’autres. Sur la montagne après la mer on voit deux lacs ― verts ― fixes ― dans un paysage de mâchoires. Je dirai les visages aux abords du Buffre. Celui d’après cueillette quand le vent résonne au beffroi. » Beffroi, buffre ? Un même mot pour dire la « langue védique » du vent.

    Et, quelques pages en amont :

    « D’où annonce le livre d’El que le buffre tient relié par ses ruptures à la besogne d’un qui est moi. Ni plus ni moins. » Et la poète de définir en quelques mots, liée à la rencontre de sa vie, l’entreprise qui est la sienne : « Un jour, un homme, la terre, le monde, et raconter. »

    Amour et mort, ― « cette rengaine » contre laquelle Caroline Sagot Duvauroux se rebiffe ―, Le Livre d’El est né de cette blessure, prolonge par l’écriture l’être ensemble de l’un avec l’autre. De baie en baie, comme « par défaut », le livre se construit, qui mêle tout le désordre du présent du passé dans la même métaphore inventive :

              « D’où :

               Buffres, bulbes, baies et baies, la douleur est
                akène. Ai-je dépassé par inadvertance la
               lettre A[nseaume] ? Non, je la retrouve indéhiscente,
               petite drupe roule encore, veux-tu, du ficus
               jusqu’à !

    d’où :

    et

                                                                                        par inadvertance

    non encore



                                                                              oui t’appartient »

    moment d’achèvement du livre, ainsi défini : « Mon année dans la baie de personne. » D’ailleurs, « quel intérêt de raconter tout ça », s’interroge la poète, perdue dans le « piétinement effaré » de ce qui ne parvient pas à se dire ?

    Pourtant, le livre d’où poursuit son aventure, poussé par la nécessité d’assembler, de rabouter une forme à une autre, de pousser plus avant le geste et la voix. « Comment dire ? Cela crie mais ne dit plus rien », écrit Bernard Noël que Caroline Sagot Duvauroux cite en exergue de son ouvrage. Derrière le maître, sous son égide, la poète cherche. Elle égrène sur la page des mots vides de sens – comme jamais / jusqu’à / pourtant / ou bien… –, par respect pour tous ceux qui croient « qu’entre les conjonctions du récit, des choses pouvaient se dire ». Elle prélève dans le texte principal des mots qu’elle dépose sur la page en regard, écho affaibli, « matériaux » épars, disséminés par la tempête du dire.

    Chemin faisant, la poète fait appel à d’autres « bulles », tracte derrière elle d’autres histoires ou d’autres moments de la même histoire, s’abandonne à ses doutes, replace El au centre, langue de douleur et de désespoir :

    « C’est tout qui manque. Je ne peux franchir la chose derrière quoi tout se cache. »

    Avec le retour à Crest, la langue s’enivre de son mystère. La poésie s’élance qui gagne en fureur et en fulgurances.

    « Chaque souffle invente une forme qui en épouse une autre pour les mille et unes nuits de l’oiselle. Au palais des quatre vents chaque histoire invente une autre histoire. »

    Illusoire et trompeuse, la phrase est au cœur de la traque. S’égarant dans ses propres bifurcations, elle s’enroule sur elle-même, semeuse de tant de sens épars qu’il lui faut chercher « sur les terres battues de vent, le silence qui la défera de phrase »… La phrase devient être à part entière, « elle court et s’emballe », pareille à El, « tension vers », « corps accueillant » le cœur de l’âme. « Core soul ».

    Quant à El, tour à tour prince, torero, champion de tennis (« Game Nadal »), El, le héros, l’unique, le pirate devient El Buffre, parfaite symbiose avec le paysage aimé du Causse. Dans ses moments de pure incandescence, Caroline Sagot Duvauroux se lance dans des conversations-dialogues entre El, le torero velu au tatouage d’où qui accueille en lui le taureau, et Elle, la rainette verte. Une voix de gorge sourd alors du profond du thymos. Une voix où être, une fois que le terrible a eu lieu, dans la survivance du prince vaincu. C’est là, dans l’ampleur de ces admirables échanges, que le texte atteint sa plus émouvante beauté.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Sagot Duvauroux Le Livre d'El





    CAROLINE SAGOT DUVAUROUX


    Caroline Sagot Duvauroux 2




    ■ Caroline Sagot Duvauroux
    sur Terres de femmes

    [La poésie ne traduit pas] (extrait du Livre d’El d’où)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    Le silence serait-il l’enjeu de la parole ? (autre extrait du Livre d’El d’où)
    [Baie](extrait de Canto rodado)
    [Être serait-il le reflet d’une hypothèse… ?] (extrait de ’j)
    L’eau puissante ? (extrait de Aa Journal d’un poème)
    Caroline Sagot Duvauroux, Le Buffre (lecture de Tristan Hordé)
    [Je dissone] (extrait de L’Herbe écrit)
    Mais avant (extrait du Buffre)
    Une source (extrait d’Un bout du pré)
    Le Vent chaule (lecture d’AP)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site José Corti)
    la page consacrée au Livre d’El d’où, de Caroline Sagot Duvauroux
    → (sur Ta résonance)
    La douleur, la phrase : le poème d’où (avec Caroline Sagot-Duvauroux)[par Serge Martin]
    → (sur remue.net)
    « L’intime dehors » (une conversation du 23 août 2012 avec Caroline Sagot Duvauroux)
    → (sur Ta résonance)
    Cacophonie vs. polyphonie ou la musicalité de tout dans l’œuvre poétique de Caroline Sagot Duvauroux (par Serge Martin)




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  • Caroline Sagot Duvauroux | [La poésie ne traduit pas]



    Est-ce une énigme.
    Triptyque photographique, G.AdC







    [LA POÉSIE NE TRADUIT PAS]



    La poésie ne traduit pas. Parle avec l’arbre. Protège l’énigme. Est-ce une énigme ? Une courte vue peut-être qui cogne aux choses et ripe. Un mystère. Une ignorance pour mystes. Ne peut sortir de naître. Ne peut quitter n’être. Pleure ou caracole et c’est pareil. Du presque rien qui noie le poisson carnassier le temps qu’on dit qui va. Quand il vient. C’est nous le lieu : maintenant. Puis les poissons cèdent. Main ne peut plus tenir.

    Le verdict.
    Au suivant !




    Caroline Sagot Duvauroux, Le Livre d’El d’où, José Corti, 2012, page 77.





    Sagot Duvauroux Le Livre d'El





    CAROLINE SAGOT DUVAUROUX


    Caroline Sagot Duvauroux 2




    ■ Caroline Sagot Duvauroux
    sur Terres de femmes

    Le Livre d’El d’où (lecture d’AP)
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    [Baie](extrait de Canto rodado)
    [Être serait-il le reflet d’une hypothèse… ?] (extrait de ’j)
    L’eau puissante ? (extrait de Aa Journal d’un poème)
    Le Buffre (lecture de Tristan Hordé)
    [Je dissone] (extrait de L’Herbe écrit)
    Mais avant (extrait du Buffre)
    Une source (extrait d’Un bout du pré)
    Le Vent chaule (lecture d’Angèle Paoli)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site José Corti)
    la page consacrée au Livre d’El d’où, de Caroline Sagot Duvauroux
    → (sur remue.net)
    « L’intime dehors » (une conversation du 23 août 2012 avec Caroline Sagot Duvauroux)
    → (sur Ta résonance)
    Cacophonie vs. polyphonie ou la musicalité de tout dans l’œuvre poétique de Caroline Sagot Duvauroux (par Serge Ritman)




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