Étiquette : Denis Diderot


  • 31 juillet 1784 | Mort de Denis Diderot

    Éphéméride culturelle à rebours



         Le 31 juillet 1784 meurt à Paris Denis Diderot. Son corps est inhumé le 1er août dans la chapelle de la Vierge de l’église Saint-Roch, dans le quartier Saint-Honoré à Paris.







    DIDEROT
    Image, G.AdC







        Dans ses Mémoires, Madame de Vandeul, la fille de Denis Diderot, raconte :

        « Il se mit à table, mangea une soupe, du mouton bouilli et de la chicorée. Il prit un abricot ; ma mère voulut l’empêcher de manger ce fruit. “Mais quel diable veux-tu que cela me fasse ?” Il le mangea, appuya son coude sur la table pour manger quelques cerises en compote, toussa légèrement. Ma mère lui fit une question ; comme il gardait le silence, elle leva la tête, le regarda : il n’était plus. »


        Très tôt fasciné par la diversité des choses et la dialectique qui naît des contradictions du monde, Diderot est engagé en 1746 par le libraire Le Breton comme traducteur-contrôleur de la Cyclopaedia de Chambers. La même année, en juin 1746, il publie sa première œuvre personnelle : les Pensées philosophiques sont condamnées le mois suivant par le Parlement de Paris. En juin 1747, le « misérable Diderot » est dénoncé au lieutenant de police Berryer par le lieutenant Perrault comme « homme très dangereux » et libertin. En octobre 1747, Diderot et D’Alembert prennent la direction de l’Encyclopédie. Parallèlement, Diderot rédige la Promenade du sceptique et Les Bijoux indiscrets.






    LES BIJOUX INDISCRETS



        Premier roman de Diderot, Les Bijoux indiscrets a d’abord paru en Hollande. Composé de cinquante-quatre chapitres, le roman fut rédigé en quinze jours. Ainsi en attestent les Mémoires de Madame de Vandeul qui confie aussi que son père avait besoin de cinquante louis pour couvrir les dépenses de sa maîtresse, Mme de Puisieux. Il s’agissait également pour Diderot de convaincre cette noble dame qu’il était tout à fait possible d’écrire un conte licencieux aussi excellemment que Crébillon fils, à condition de tenir « une idée plaisante, cheville de tout le reste. » C’est donc à la suite d’une dispute de société que l’on doit à Diderot d’avoir réalisé ce long roman qualifié de libertin mais qui se démarque néanmoins des codes du genre par le biais du pastiche. « L’idée plaisante », Diderot l’emprunte au fabliau Du Chevalier qui fist les cons parler, qui venait d’être adapté par le comte de Caylus (Charles de Caylus) sous le titre Nocrion, conte allobroge (ouvrage parfois attribué à François-Joachim de Pierre de Bernis et à Thomas-Simon Gueullette), Nocrion étant l’anagramme de « con noir ». Même si le sujet de l’ouvrage n’est pas très original, Les Bijoux indiscrets remporte immédiatement un très vif succès. Le roman est réédité plusieurs fois en l’espace de six mois, traduit en anglais en 1749, à nouveau réédité en 1756, 1772, 1786. Mais l’intérêt majeur du roman ― outre les « bigarrures » et chatoiements de son style, réside dans le fait qu’il contient en germe les thèmes et les idées philosophiques que l’auteur polygraphe ne tardera pas à développer dans la suite de son œuvre. Il faut cependant attendre 1798 pour que Les Bijoux indiscrets soit publié par Jacques-André Naigeon dans son intégralité. Il manquait en effet aux précédentes éditions les chapitres XVI, XVIII et XIX.
        Diderot, regrettant plus tard de s’être adonné à l’écriture de ce roman polyphonique ― qui « joue de toute la gamme de la fiction contemporaine » ―, le qualifia de « grande sottise ». Cependant, on y trouve nombre de scènes cocasses et les personnages présents qui y sont confrontés, sont aisément identifiables. La brillante société « congolaise » n’est autre que celle de Paris et derrière les noms exotiques de Mangogul et de Mirzoza se cachent le roi Louis XV et sa maîtresse, Madame de Pompadour, dont la liaison avec le roi était connue depuis 1745.




        Mangogul, sultan du Congo, s’ennuie. La présence de Mirzoza, sa favorite depuis si longtemps, ne lui est plus d’un grand secours. Pour le distraire, le génie Cucufa lui remet un anneau mystérieux à passer à son doigt en lui disant : « Toutes les femmes sur lesquelles vous en tournerez le chaton, raconteront leurs intrigues à voix haute, claire et intelligible : mais n’allez pas croire au moins que c’est par la bouche qu’elles parleront.
        ― Et par où donc, ventre saint-gris, s’écria Mangogul, parleront-elles donc ?
        ― Par la partie la plus franche qui soit en elles et la mieux instruite des choses que vous désirez savoir, dit Cucufa ; par leurs bijoux… »






    CHAPITRE DIX-NEUVIÈME


    De la figure des insulaires, et de la toilette des femmes, Extrait.


        « Un jour, au sortir de table, mon hôte se jeta sur un sofa où il ne tarda pas à s’endormir, et j’accompagnai les dames dans leur appartement. Après avoir traversé plusieurs pièces, nous entrâmes dans un cabinet, grand et bien éclairé, au milieu duquel il y avait un clavecin. Madame s’assit, promena ses doigts sur le clavier, les yeux attachés sur l’intérieur de la caisse, et dit d’un air satisfait : Je le crois d’accord ; et moi, je me disais tout bas : Je crois qu’elle rêve ; car je n’avais point entendu de son… “Madame est musicienne, et sans doute elle accompagne ? ― Non. ― Qu’est-ce donc que cet instrument ? ― Vous l’allez voir.” Puis, se tournant vers ses filles : “Sonnez, dit-elle à l’aînée, pour mes femmes.” Il en vint trois, auxquelles elle tint à peu près ce discours : “Mesdemoiselles, je suis très mécontente de vous. Il y a plus de six mois que ni mes filles ni moi n’avons été mises avec goût. Cependant vous me dépensez un argent immense. Je vous ai donné les meilleurs maîtres ; et il semble que vous n’avez pas encore les premiers principes de l’harmonie. Je veux aujourd’hui que ma fontange soit verte et or. Trouvez-moi le reste.” La plus jeune pressa les touches, et fit sortir un rayon blanc, un jaune un cramoisi, un vert, d’une main, et de l’autre, un bleu et un violet. “Ce n’est pas cela, dit la maîtresse d’un ton impatient ; adoucissez-moi ces nuances.” La femme de chambre toucha de nouveau, blanc, citron, turc, ponceau, couleur de rose, aurore et noir. “Encore pis ! dit la maîtresse. Cela est à excéder. Faites le dessus. ” La femme de chambre obéit ; et il en résulta : blanc, orangé, bleu pâle, couleur de chair, soufre et gris. La maîtresse s’écria : “On n’y saurait plus tenir. ― Si madame voulait faire attention, dit une des deux autres femmes, qu’avec son grand panier et ses petites mules… ― Mais oui, cela pourrait aller…” Ensuite la dame passa dans un arrière-cabinet pour s’habiller dans cette modulation. Cependant l’aînée de ses filles priait la suivante de lui jouer un ajustement de fantaisie, ajoutant : “Je suis priée d’un bal ; et je me voudrais leste, singulière et brillante. Je suis lasse des couleurs pleines. ― Rien n’est plus aisé”, dit la suivante ; et elle toucha gris-de-perle, avec un clair-obscur qui ne ressemblait à rien ; et dit : “Voyez, mademoiselle, comme cela fera bien avec votre coiffure de la Chine, votre mantelet de plumes de paon, votre jupon céladon et or, vos bas cannelle, et vos souliers de jais ; surtout si vous vous coiffez en brun, avec votre aigrette de rubis. ― Tu veux trop, ma chère, répliqua la jeune fille. Viens toi-même exécuter tes idées.” Le tour de la cadette arriva ; la suivante qui restait lui dit : “Votre grande sœur va au bal ; mais vous, n’allez-vous pas au temple ? ― Précisément ; et c’est par cette raison que je veux que tu me touches quelque chose de fort coquet. ― Eh bien ! répondit la suivante, prenez votre robe de gaze couleur de feu, et je vais chercher le reste de l’accompagnement. Je n’y suis pas…, m’y voici… non… c’est cela… oui, c’est cela… vous serez à ravir… Voyez, mademoiselle : jaune, vert, noir, couleur de feu, azur, blanc et bleu ; cela fera à merveille avec vos boucles d’oreilles de topaze de Bohême, une nuance de rouge, deux assassins, trois croissants et sept mouches…” Ensuite elles sortirent, en me faisant une profonde révérence. Seul, je me disais : Elles sont aussi folles ici que chez nous. Ce clavecin épargne bien de la peine. »

        Mirzoza, interrompant la lecture, dit au sultan : « Votre voyageur aurait bien dû nous apporter une ariette au moins d’ajustements notés, avec la basse chiffrée. » LE SULTAN : « C’est ce qu’il a fait. » MIRZOZA. « Et qui est-ce qui nous jouera cela ? » LE SULTAN : « Mais quelques uns des disciples du brame noir ; celui entre les mains duquel son instrument oculaire est resté. Mais en avez-vous assez ? » MIRZOZA : « Y en a-t-il encore beaucoup ? » LE SULTAN : « Non ; encore quelques pages, et vous en serez quitte… » MIRZOZA : « Lisez-les ».

        « J’en étais là, dit mon journal, lorsque la porte du cabinet où la mère était entrée, s’ouvrit, et m’offrit une figure si étrangement déguisée, que je ne la reconnus pas. Sa coiffure pyramidale et ses mules en échasses l’avaient agrandie d’un pied et demi ; elle avait avec cela une palatine blanche, un mantelet orange, une robe de velours ras bleu pâle, un jupon couleur de chair, des bas soufre, et des mules petit-gris ; mais ce qui me frappa surtout, ce fut un panier pentagone, à angles saillants et rentrants, dont chacun portait une toise de projection. Vous eussiez dit que c’était un donjon ambulant, flanqué de cinq bastions. L’une des filles parut ensuite. “Miséricorde, s’écria la mère ; qui est-ce qui vous a ajustée de la sorte ? Resterez-vous… ! vous me faites horreur. Si l’heure du bal n’était pas si proche, je vous ferais déshabiller. J’espère du moins que vous vous masquerez.” Puis, s’adressant à la cadette : « Pour cela, dit-elle, en la parcourant de la tête aux pieds, voilà qui est raisonnable et décent. » Cependant monsieur, qui avait aussi fait sa toilette après sa médianoche, se montra avec un chapeau couleur de feuille morte, sous lequel s’étendait une longue perruque en volutes, un habit de drap à double broche, avec des parements en carré longs, d’un pied et demi chacun ; cinq boutons par devant, quatre poches, mais point de plis ni de paniers ; une culotte et des bas chamois, des souliers de maroquin vert ; le tout tenant ensemble, et formant un pantalon. »

        Ici Mangogul s’arrêta et dit à Mirzoza, qui se tenait les côtés : « Ces insulaires vous paraissent fort ridicules… » Mirzoza, lui coupant la parole, ajouta : « Je vous dispense du reste ; pour cette fois, sultan, vous avez raison ; que ce soit, je vous prie, sans tirer à conséquence. Si vous vous avisez de devenir raisonnable, tout est perdu. Il est sûr que nous paraîtrions aussi bizarres à ces insulaires, qu’ils nous le paraissent ; et qu’en fait de modes, ce sont les fous qui donnent la loi aux sages, les courtisanes qui la donnent aux honnêtes femmes, et qu’on n’a rien de mieux à faire que de la suivre. Nous rions en voyant les portraits de nos aïeux, sans penser que nos neveux riront en voyant les nôtres… »


    Denis Diderot, Les Bijoux indiscrets in Contes et romans, Bibliothèque de la Pléiade, Éditions Gallimard, 2004, pp. 60-61-62-63.





    DENIS DIDEROT


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    ■ Denis Diderot
    sur Terres de femmes

    → (sur Terres de femmes)
    5 octobre 1713 | Naissance de Denis Diderot (+ notice sur La Religieuse de Diderot et extrait)
    14 octobre 1762 | Diderot, Lettre à Sophie Volland (+ Commentaire)
    9 septembre 1767 | Denis Diderot, Lettre à Sophie Volland
    4 février 1963 | Le Neveu de Rameau au théâtre de la Michodière (+ extrait du Neveu de Rameau)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terres de femmes)
    31 mars 1966 | Interdiction du film La Religieuse de Jacques Rivette (notice + extrait de La Religieuse de Diderot)
    → (sur Terres de femmes)
    29 septembre 1981 | Création de Jacques et son maître de Milan Kundera
    → (sur Terres de femmes)
    31 août 1811 | Mort de Louis-Antoine de Bougainville





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  • 5 octobre 1713 | Naissance de Denis Diderot

    Éphéméride culturelle à rebours


        Le 5 octobre 1713 naît à Langres, sur le plateau champenois, Denis Diderot, fils de Didier Diderot, maître coutelier, et d’Angélique Vigneron.




        D’abord élève chez les jésuites de Langres, Diderot poursuit ses études à Paris où il fréquente les collèges Louis-le-Grand et Harcourt. En 1732, il est reçu maître ès-arts de l’Université de Paris. En 1735, bachelier en théologie, il se tourne vers le droit. Le 6 novembre 1743, à Saint-Pierre-aux-Bœufs, dans l’île de la Cité, il épouse clandestinement Anne-Antoinette Champion, la fille de sa lingère.

        Philosophe de renom, animateur ― avec D’Alembert ― de l’Encyclopédie, écrivain polygraphe, Diderot est notamment l’auteur de La Religieuse, seul véritable roman de Diderot, roman influencé par la manière de Richardson.

        « Sans doute échaudé par les trois mois de prison qu’il avait passés en 1749 après la publication de la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, Denis Diderot ne publia pas La Religieuse de son vivant. L’édition originale ne vit le jour qu’en 1796. Si l’Église n’a jamais mis ce roman à l’Index, l’État l’a interdit par deux fois, en 1824 et en 1825. »*







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    LA RELIGIEUSE


        L’idée de ce roman, liée à un fait divers ayant défrayé la chronique, l’est aussi à des circonstances anecdotiques de salon. Les habitués du salon parisien de Mme d’Epinay s’ennuient de l’absence du marquis de Croismare. Pour persuader le « charmant marquis » de quitter ses terres normandes et de rentrer à Paris, Diderot, Grimm et quelques autres lui adressent la lettre d’une prétendue religieuse qui sollicite sa bienveillance pour l’aider à sortir du couvent où elle est tenue enfermée contre son gré. De cette « mystification » va naître le roman de Diderot.

        À l’automne 1760, Diderot qui s’est pris au jeu de cette correspondance fictive, s’attelle à la rédaction de La Religieuse. Dans une lettre adressée à Mme d’Épinay, Diderot évoque son travail d’écrivain : « Il n’est pas possible de se mettre au lit à 9 heures ; vous en conviendrez. Je fis mettre une bonne chaufferette sous mes pieds, et puis je repris ma Religieuse que je tracassai jusqu’à onze heures. À 11 heures, un petit verre de vin de malaga rouge, délicieux. […] Ensuite un bon oreiller. » Quelques semaines plus tard il confie à sa correspondante :

        « Ce n’est plus une lettre, c’est un livre. Il y aura là-dedans des choses vraies, de pathétiques, et il ne tiendrait qu’à moi qu’il y en eût de fortes. Mais je ne m’en donne pas le temps. Je laisse aller ma tête ; aussi bien ne pourrais-je guère la maîtriser. »

         Le roman se présente sous la forme d’une lettre-mémoire rédigée par la religieuse, Suzanne Simonin, qui confie son histoire au marquis de Croismare dont elle attend le secours. L’occasion pour le philosophe de se livrer ― au-delà de « l’effrayante satire des couvents » ― à une sévère critique de la société de son temps.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli




    * NOTE D’AP : Nicole Vulser, « La censure de La Religieuse », Le Monde, 26 août 2006. Signalons toutefois que, si l’édition originale de La Religieuse a bien paru en volume chez Buisson en 1796, La Religieuse a été publiée à Paris ― certes de manière manuscrite et confidentielle ― dans la Correspondance littéraire entre octobre 1780 et mars 1782, avant donc la mort de Diderot.






    EXTRAIT DE LA RELIGIEUSE


        J’en étais là lorsque, revenant sur ma vie passée, je songeai à faire résilier mes vœux. J’y rêvai d’abord légèrement. Seule, abandonnée, sans appui, comment réussir dans un projet si difficile, même avec les secours qui me manquaient ? Cependant cette idée me tranquillisa ; mon esprit se rassit ; je fus plus à moi ; j’évitai des peines, et je supportai plus patiemment celles qui me venaient. On remarqua ce changement, et l’on en fut étonné ; la méchanceté s’arrêta tout court, comme un ennemi lâche qui vous poursuit et à qui l’on fait face au moment où il ne s’y attend pas. Une question, monsieur, que j’aurais à vous faire, c’est pourquoi à travers toutes les idées funestes qui passent par la tête d’une religieuse désespérée, celle de mettre le feu à la maison ne lui vient point. Je ne l’ai point eue, ni d’autres non plus, quoique ce soit la chose la plus facile à exécuter : il ne s’agit, un jour de grand vent, que de porter un flambeau dans un grenier, dans un bûcher, dans un corridor. Il n’y a point de couvents brûlés ; et cependant dans ces événements les portes s’ouvrent, et sauve qui peut. Ne serait-ce pas qu’on craint le péril pour soi et pour celles qu’on aime, et qu’on dédaigne un secours qui nous est commun avec celles qu’on hait ? Cette dernière idée est bien subtile pour être vraie.
        À force de s’occuper d’une chose, on en sent la justice, et même la possibilité ; on est bien fort quand on est là. Ce fut pour moi l’affaire d’une quinzaine ; mon esprit va vite. De quoi s’agissait-il ? De dresser un mémoire et de le donner à consulter ; l’un et l’autre n’étaient pas sans danger. Depuis qu’il s’était fait une révolution dans ma tête, on m’observait avec plus d’attention que jamais ; on me suivait de l’œil ; je ne faisais pas un pas qui ne fût éclairé ; je ne disais pas un mot qu’on ne le pesât. On se rapprocha de moi, on chercha à me sonder ; on m’interrogeait, on affectait de la commisération et de l’amitié ; on revenait sur ma vie passée ; on m’accusait faiblement, on m’excusait ; on espérait une meilleure conduite, on me flattait d’un avenir plus doux ; cependant on entrait à tout moment dans ma cellule, on entrouvrait mes rideaux, et l’on se retirait. J’avais pris l’habitude de me coucher habillée ; j’en avais pris une autre, c’était celle d’écrire ma confession.
        Ces jours-là, qui sont marqués, j’allais demander de l’encre et du papier à la supérieure, qui ne m’en refusait pas. J’attendis donc le jour de la confession, et en l’attendant je rédigeais dans ma tête ce que j’avais à proposer ; c’était en abrégé tout ce que je viens de vous écrire ; seulement je m’expliquais sous des noms empruntés. Mais je fis trois étourderies : la première, de dire à la supérieure que j’aurais beaucoup de choses à écrire, et de lui demander sous ce prétexte, plus de papier qu’on n’en accorde ; la seconde de m’occuper de mon mémoire, et de laisser là ma confession ; et la troisième, n’ayant point fait de confession et n’étant point préparée à cet acte de religion, de ne demeurer au confessionnal qu’un instant. Tout cela fut remarqué ; et l’on en conclut que le papier que j’avais demandé avait été employé autrement que je ne l’avais dit. Mais s’il n’avait pas servi à ma confession, comme il était évident, quel usage en avais-je fait ?


    Denis Diderot, La Religieuse, in Œuvres romanesques, Éditions Garnier Frères, 1962, pp. 271-272. Édition de Henri Bénac.





    DENIS DIDEROT


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    Source



    ■ Denis Diderot
    sur Terres de femmes

    14 octobre 1762 | Diderot, Lettre à Sophie Volland (+ Commentaire)
    9 septembre 1767 | Denis Diderot, Lettre à Sophie Volland
    31 juillet 1784 | Mort de Denis Diderot (+ extrait des Bijoux indiscrets)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terres de femmes)
    4 février 1963 | Le Neveu de Rameau au théâtre de la Michodière
    (+ extrait du Neveu de Rameau)

    → (sur Terres de femmes)
    31 mars 1966/Interdiction du film La Religieuse de Jacques Rivette (notice + extrait de La Religieuse de Diderot)
    → (sur Terres de femmes)
    29 septembre 1981 | Création de Jacques et son maître de Milan Kundera
    → (sur Terres de femmes)
    31 août 1811 | Mort de Louis-Antoine de Bougainville





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  • 5 octobre 1713 | Naissance de Denis Diderot

    Éphéméride culturelle à rebours


        Le 5 octobre 1713 naît à Langres, sur le plateau champenois, Denis Diderot, fils de Didier Diderot, maître coutelier, et d’Angélique Vigneron.




        D’abord élève chez les jésuites de Langres, Diderot poursuit ses études à Paris où il fréquente les collèges Louis-le-Grand et Harcourt. En 1732, il est reçu maître ès-arts de l’Université de Paris. En 1735, bachelier en théologie, il se tourne vers le droit. Le 6 novembre 1743, à Saint-Pierre-aux-Bœufs, dans l’île de la Cité, il épouse clandestinement Anne-Antoinette Champion, la fille de sa lingère.

        Philosophe de renom, animateur ― avec D’Alembert ― de l’Encyclopédie, écrivain polygraphe, Diderot est notamment l’auteur de La Religieuse, seul véritable roman de Diderot, roman influencé par la manière de Richardson.

        « Sans doute échaudé par les trois mois de prison qu’il avait passés en 1749 après la publication de la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, Denis Diderot ne publia pas La Religieuse de son vivant. L’édition originale ne vit le jour qu’en 1796. Si l’Église n’a jamais mis ce roman à l’Index, l’État l’a interdit par deux fois, en 1824 et en 1825. »*







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    LA RELIGIEUSE


        L’idée de ce roman, liée à un fait divers ayant défrayé la chronique, l’est aussi à des circonstances anecdotiques de salon. Les habitués du salon parisien de Mme d’Epinay s’ennuient de l’absence du marquis de Croismare. Pour persuader le « charmant marquis » de quitter ses terres normandes et de rentrer à Paris, Diderot, Grimm et quelques autres lui adressent la lettre d’une prétendue religieuse qui sollicite sa bienveillance pour l’aider à sortir du couvent où elle est tenue enfermée contre son gré. De cette « mystification » va naître le roman de Diderot.

        À l’automne 1760, Diderot qui s’est pris au jeu de cette correspondance fictive, s’attelle à la rédaction de La Religieuse. Dans une lettre adressée à Mme d’Épinay, Diderot évoque son travail d’écrivain : « Il n’est pas possible de se mettre au lit à 9 heures ; vous en conviendrez. Je fis mettre une bonne chaufferette sous mes pieds, et puis je repris ma Religieuse que je tracassai jusqu’à onze heures. À 11 heures, un petit verre de vin de malaga rouge, délicieux. […] Ensuite un bon oreiller. » Quelques semaines plus tard il confie à sa correspondante :

        « Ce n’est plus une lettre, c’est un livre. Il y aura là-dedans des choses vraies, de pathétiques, et il ne tiendrait qu’à moi qu’il y en eût de fortes. Mais je ne m’en donne pas le temps. Je laisse aller ma tête ; aussi bien ne pourrais-je guère la maîtriser. »

         Le roman se présente sous la forme d’une lettre-mémoire rédigée par la religieuse, Suzanne Simonin, qui confie son histoire au marquis de Croismare dont elle attend le secours. L’occasion pour le philosophe de se livrer ― au-delà de « l’effrayante satire des couvents » ― à une sévère critique de la société de son temps.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli




    * NOTE D’AP : Nicole Vulser, « La censure de La Religieuse », Le Monde, 26 août 2006. Signalons toutefois que, si l’édition originale de La Religieuse a bien paru en volume chez Buisson en 1796, La Religieuse a été publiée à Paris ― certes de manière manuscrite et confidentielle ― dans la Correspondance littéraire entre octobre 1780 et mars 1782, avant donc la mort de Diderot.






    EXTRAIT DE LA RELIGIEUSE


        J’en étais là lorsque, revenant sur ma vie passée, je songeai à faire résilier mes vœux. J’y rêvai d’abord légèrement. Seule, abandonnée, sans appui, comment réussir dans un projet si difficile, même avec les secours qui me manquaient ? Cependant cette idée me tranquillisa ; mon esprit se rassit ; je fus plus à moi ; j’évitai des peines, et je supportai plus patiemment celles qui me venaient. On remarqua ce changement, et l’on en fut étonné ; la méchanceté s’arrêta tout court, comme un ennemi lâche qui vous poursuit et à qui l’on fait face au moment où il ne s’y attend pas. Une question, monsieur, que j’aurais à vous faire, c’est pourquoi à travers toutes les idées funestes qui passent par la tête d’une religieuse désespérée, celle de mettre le feu à la maison ne lui vient point. Je ne l’ai point eue, ni d’autres non plus, quoique ce soit la chose la plus facile à exécuter : il ne s’agit, un jour de grand vent, que de porter un flambeau dans un grenier, dans un bûcher, dans un corridor. Il n’y a point de couvents brûlés ; et cependant dans ces événements les portes s’ouvrent, et sauve qui peut. Ne serait-ce pas qu’on craint le péril pour soi et pour celles qu’on aime, et qu’on dédaigne un secours qui nous est commun avec celles qu’on hait ? Cette dernière idée est bien subtile pour être vraie.
        À force de s’occuper d’une chose, on en sent la justice, et même la possibilité ; on est bien fort quand on est là. Ce fut pour moi l’affaire d’une quinzaine ; mon esprit va vite. De quoi s’agissait-il ? De dresser un mémoire et de le donner à consulter ; l’un et l’autre n’étaient pas sans danger. Depuis qu’il s’était fait une révolution dans ma tête, on m’observait avec plus d’attention que jamais ; on me suivait de l’œil ; je ne faisais pas un pas qui ne fût éclairé ; je ne disais pas un mot qu’on ne le pesât. On se rapprocha de moi, on chercha à me sonder ; on m’interrogeait, on affectait de la commisération et de l’amitié ; on revenait sur ma vie passée ; on m’accusait faiblement, on m’excusait ; on espérait une meilleure conduite, on me flattait d’un avenir plus doux ; cependant on entrait à tout moment dans ma cellule, on entrouvrait mes rideaux, et l’on se retirait. J’avais pris l’habitude de me coucher habillée ; j’en avais pris une autre, c’était celle d’écrire ma confession.
        Ces jours-là, qui sont marqués, j’allais demander de l’encre et du papier à la supérieure, qui ne m’en refusait pas. J’attendis donc le jour de la confession, et en l’attendant je rédigeais dans ma tête ce que j’avais à proposer ; c’était en abrégé tout ce que je viens de vous écrire ; seulement je m’expliquais sous des noms empruntés. Mais je fis trois étourderies : la première, de dire à la supérieure que j’aurais beaucoup de choses à écrire, et de lui demander sous ce prétexte, plus de papier qu’on n’en accorde ; la seconde de m’occuper de mon mémoire, et de laisser là ma confession ; et la troisième, n’ayant point fait de confession et n’étant point préparée à cet acte de religion, de ne demeurer au confessionnal qu’un instant. Tout cela fut remarqué ; et l’on en conclut que le papier que j’avais demandé avait été employé autrement que je ne l’avais dit. Mais s’il n’avait pas servi à ma confession, comme il était évident, quel usage en avais-je fait ?


    Denis Diderot, La Religieuse, in Œuvres romanesques, Éditions Garnier Frères, 1962, pp. 271-272. Édition de Henri Bénac.





    DENIS DIDEROT

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    ■ Denis Diderot
    sur Terres de femmes


    14 octobre 1762/Diderot, Lettre à Sophie Volland
    (+ Commentaire)

    9 septembre 1767/Denis Diderot, Lettre à Sophie Volland
    4 février 1963/Le Neveu de Rameau au théâtre de la Michodière
    (+ extrait du Neveu de Rameau)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terres de femmes)
    31 mars 1966/Interdiction du film La Religieuse de Jacques Rivette (notice + extrait de La Religieuse de Diderot)
    → (sur Terres de femmes)
    29 septembre 1981/Création de Jacques et son maître de Milan Kundera
    → (sur Terres de femmes)
    31 août 1811/Mort de Louis-Antoine de Bougainville



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  • 29 septembre 1981 | Création de Jacques et son maître de Milan Kundera

    Éphéméride culturelle à rebours



    Kundera portrait
    Image, G.AdC





         Le 29 septembre 1981 a lieu au Théâtre des Mathurins, à Paris, la création de Jacques et son maître de Milan Kundera, dans une mise en scène de Georges Werler. Avec Jean-Michel Dupuis (Jacques), Gérard Caillaud (Le Maître de Jacques), Jacqueline Staup, Michel Beaune, Frédérique Ruchaud, Micky Sébastian et Philippe Murgier.


        Écrit au lendemain de l’invasion en 1968 de la République tchécoslovaque par les troupes soviétiques (le manuscrit de la pièce ayant été emporté en fraude à Paris en 1972 par Georges Werler), cet hommage à Denis Diderot est une libre « variation » en trois actes inspirée par Jacques le Fataliste.





    DEUXIÈME ACTE



         Même disposition scénique ; la scène est entièrement vide, à l’exception d’une table placée en avant et à laquelle sont assis Jacques et son Maître qui terminent leur souper.

    SCÈNE 1



        JACQUES : Tout a commencé par la perte de mon pucelage. Je me suis soûlé, mon père m’a filé une raclée, un régiment passait dans le coin…
        L’AUBERGISTE, entrant : C’était bon ?
        LE MAÎTRE : Délicieux !
        JACQUES : Extra !
        L’AUBERGISTE : Encore une bouteille ?
        LE MAÎTRE : Pourquoi pas ?
        L’AUBERGISTE, se tournant vers la coulisse : Encore une bouteille !… (À Jacques et à son Maître 🙂 J’avais promis à ces messieurs de leur raconter l’histoire de Mme de La Pommeraye après ce bon dîner…
        JACQUES : Nom de Dieu ! Patronne ! Je suis en train de raconter comment je suis devenu amoureux !
        L’AUBERGISTE : Les hommes tombent facilement amoureux, et aussi facilement ils vous laissent tomber. Tout le monde sait cela. Je vais donc, moi, vous raconter une histoire qui vous enseignera comment ces oiseaux-là sont punis.
        JACQUES : Vous avez une grande gueule, Madame l’Aubergiste ! Vous avez là-dedans dix-huit mille tonnes de mots et vous guettez la malheureuse oreille dans laquelle vous pourrez les déverser !
        L’AUBERGISTE : Voilà un domestique bien mal élevé, Monsieur. Il se croit drôle et ose interrompre une dame.
        LE MAÎTRE, réprobateur : Jacques, s’il vous plaît…
        L’AUBERGISTE : Donc, il y avait un Marquis du nom de Des Arcis. Un drôle d’oiseau, un coureur pas croyable. Bref, un type très sympathique. Mais il ne respectait pas les femmes.
        JACQUES : Il avait bien raison.
        L’AUBERGISTE : Monsieur Jacques, vous me coupez.
        JACQUES : Madame l’hôtesse du Grand Cerf, je ne vous parle pas.
        L’AUBERGISTE : Et ce Marquis-là a déniché une Marquise de la Pommeraye. Une veuve qui avait des mœurs, de la naissance, de la fortune et de la hauteur. Il en a fallu du temps et des efforts au Marquis, pour que la Marquise finisse par succomber et le rende heureux. Néanmoins, au bout de quelques années, le Marquis commença à s’ennuyer. Vous voyez ce que je veux dire, Messieurs. D’abord, il lui proposa de sortir un peu plus. Puis qu’elle reçoive plus souvent. Ensuite, il n’allait même plus chez elle quand elle recevait. Il avait toujours quelque chose de pressant. Et quand il venait, il parlait à peine, s’affalait dans un fauteuil, prenait un livre, le jetait, jouait avec le chien et s’endormait en présence de la Marquise. Mais Mme de La Pommeraye l’aimait toujours et en souffrait atrocement. Et comme elle était fière, elle s’est foutue en rogne et a décidé d’en finir.


    Milan Kundera, Jacques et son Maître, Hommage à Denis Diderot, Éditions Gallimard, 1981 ; Collection Le manteau d’Arlequin, 1990, pp. 50-51.



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  • 5 octobre 1713 | Naissance de Denis Diderot

    Éphéméride culturelle à rebours



    Il y a 301 ans, le 5 octobre 1713, naissait à Langres, sur le plateau champenois, Denis Diderot, fils de Didier Diderot, maître coutelier, et d’Angélique Vigneron.


    D’abord élève chez les jésuites de Langres, Diderot poursuit ses études à Paris où il fréquente les collèges Louis-le-Grand et Harcourt. En 1732, il est reçu maître ès-arts de l’Université de Paris. En 1735, bachelier en théologie, il se tourne vers le droit. Le 6 novembre 1743, à Saint-Pierre-aux-Bœufs, dans l’île de la Cité, il épouse clandestinement Anne-Antoinette Champion, la fille de sa lingère.

    Philosophe de renom, animateur ― avec D’Alembert ― de l’Encyclopédie, écrivain polygraphe, Diderot est notamment l’auteur de La Religieuse, seul véritable roman de Diderot, roman influencé par la manière de Richardson.

    « Sans doute échaudé par les trois mois de prison qu’il avait passés en 1749 après la publication de la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, Denis Diderot ne publia pas La Religieuse de son vivant. L’édition originale ne vit le jour qu’en 1796. Si l’Église n’a jamais mis ce roman à l’Index, l’État l’a interdit par deux fois, en 1824 et en 1825. »*








    Diderot_la_religieuse_2
    Image, G.AdC







    LA RELIGIEUSE


    L’idée de ce roman, liée à un fait divers ayant défrayé la chronique, l’est aussi à des circonstances anecdotiques de salon. Les habitués du salon parisien de Mme d’Epinay s’ennuient de l’absence du marquis de Croismare. Pour persuader le « charmant marquis » de quitter ses terres normandes et de rentrer à Paris, Diderot, Grimm et quelques autres lui adressent la lettre d’une prétendue religieuse qui sollicite sa bienveillance pour l’aider à sortir du couvent où elle est tenue enfermée contre son gré. De cette « mystification » va naître le roman de Diderot.

    À l’automne 1760, Diderot qui s’est pris au jeu de cette correspondance fictive, s’attelle à la rédaction de La Religieuse. Dans une lettre adressée à Mme d’Épinay, Diderot évoque son travail d’écrivain : « Il n’est pas possible de se mettre au lit à 9 heures ; vous en conviendrez. Je fis mettre une bonne chaufferette sous mes pieds, et puis je repris ma Religieuse que je tracassai jusqu’à onze heures. À 11 heures, un petit verre de vin de malaga rouge, délicieux. […] Ensuite un bon oreiller. » Quelques semaines plus tard il confie à sa correspondante :

    « Ce n’est plus une lettre, c’est un livre. Il y aura là-dedans des choses vraies, de pathétiques, et il ne tiendrait qu’à moi qu’il y en eût de fortes. Mais je ne m’en donne pas le temps. Je laisse aller ma tête ; aussi bien ne pourrais-je guère la maîtriser. »

         Le roman se présente sous la forme d’une lettre-mémoire rédigée par la religieuse, Suzanne Simonin, qui confie son histoire au marquis de Croismare dont elle attend le secours. L’occasion pour le philosophe de se livrer ― au-delà de « l’effrayante satire des couvents » ― à une sévère critique de la société de son temps.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli




    _____________________________
    * NOTE D’AP : Nicole Vulser, « La censure de La Religieuse », Le Monde, 26 août 2006. Signalons toutefois que, si l’édition originale de La Religieuse a bien paru en volume chez Buisson en 1796, La Religieuse a été publiée à Paris ― certes de manière manuscrite et confidentielle ― dans la Correspondance littéraire entre octobre 1780 et mars 1782, avant donc la mort de Diderot.







    EXTRAIT DE LA RELIGIEUSE


    J’en étais là lorsque, revenant sur ma vie passée, je songeai à faire résilier mes vœux. J’y rêvai d’abord légèrement. Seule, abandonnée, sans appui, comment réussir dans un projet si difficile, même avec les secours qui me manquaient ? Cependant cette idée me tranquillisa ; mon esprit se rassit ; je fus plus à moi ; j’évitai des peines, et je supportai plus patiemment celles qui me venaient. On remarqua ce changement, et l’on en fut étonné ; la méchanceté s’arrêta tout court, comme un ennemi lâche qui vous poursuit et à qui l’on fait face au moment où il ne s’y attend pas. Une question, monsieur, que j’aurais à vous faire, c’est pourquoi à travers toutes les idées funestes qui passent par la tête d’une religieuse désespérée, celle de mettre le feu à la maison ne lui vient point. Je ne l’ai point eue, ni d’autres non plus, quoique ce soit la chose la plus facile à exécuter : il ne s’agit, un jour de grand vent, que de porter un flambeau dans un grenier, dans un bûcher, dans un corridor. Il n’y a point de couvents brûlés ; et cependant dans ces événements les portes s’ouvrent, et sauve qui peut. Ne serait-ce pas qu’on craint le péril pour soi et pour celles qu’on aime, et qu’on dédaigne un secours qui nous est commun avec celles qu’on hait ? Cette dernière idée est bien subtile pour être vraie.

    À force de s’occuper d’une chose, on en sent la justice, et même la possibilité ; on est bien fort quand on est là. Ce fut pour moi l’affaire d’une quinzaine ; mon esprit va vite. De quoi s’agissait-il ? De dresser un mémoire et de le donner à consulter ; l’un et l’autre n’étaient pas sans danger. Depuis qu’il s’était fait une révolution dans ma tête, on m’observait avec plus d’attention que jamais ; on me suivait de l’œil ; je ne faisais pas un pas qui ne fût éclairé ; je ne disais pas un mot qu’on ne le pesât. On se rapprocha de moi, on chercha à me sonder ; on m’interrogeait, on affectait de la commisération et de l’amitié ; on revenait sur ma vie passée ; on m’accusait faiblement, on m’excusait ; on espérait une meilleure conduite, on me flattait d’un avenir plus doux ; cependant on entrait à tout moment dans ma cellule, on entrouvrait mes rideaux, et l’on se retirait. J’avais pris l’habitude de me coucher habillée ; j’en avais pris une autre, c’était celle d’écrire ma confession.

    Ces jours-là, qui sont marqués, j’allais demander de l’encre et du papier à la supérieure, qui ne m’en refusait pas. J’attendis donc le jour de la confession, et en l’attendant je rédigeais dans ma tête ce que j’avais à proposer ; c’était en abrégé tout ce que je viens de vous écrire ; seulement je m’expliquais sous des noms empruntés. Mais je fis trois étourderies : la première, de dire à la supérieure que j’aurais beaucoup de choses à écrire, et de lui demander sous ce prétexte, plus de papier qu’on n’en accorde ; la seconde de m’occuper de mon mémoire, et de laisser là ma confession ; et la troisième, n’ayant point fait de confession et n’étant point préparée à cet acte de religion, de ne demeurer au confessionnal qu’un instant. Tout cela fut remarqué ; et l’on en conclut que le papier que j’avais demandé avait été employé autrement que je ne l’avais dit. Mais s’il n’avait pas servi à ma confession, comme il était évident, quel usage en avais-je fait ?


    Denis Diderot, La Religieuse, in Œuvres romanesques, Éditions Garnier Frères, 1962, pp. 271-272. Édition de Henri Bénac.





    DENIS DIDEROT


    Denis_diderot1
    Source



    ■ Denis Diderot
    sur Terres de femmes

    14 octobre 1762/Diderot, Lettre à Sophie Volland
    (+ Commentaire)

    9 septembre 1767/Denis Diderot, Lettre à Sophie Volland
    31 juillet 1784 | Mort de Denis Diderot (+ extrait des Bijoux indiscrets)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terres de femmes)
    31 août 1811 | Mort de Louis-Antoine de Bougainville
    → (sur Terres de femmes)
    4 février 1963 | Le Neveu de Rameau au théâtre de la Michodière
    (+ extrait du Neveu de Rameau)

    → (sur Terres de femmes)
    31 mars 1966 | Interdiction du film La Religieuse de Jacques Rivette (notice + extrait de La Religieuse de Diderot)
    → (sur Terres de femmes)
    29 septembre 1981 | Création de Jacques et son maître de Milan Kundera





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