Étiquette : deuxième édition


  • Jean-Louis Giovannoni | [Je ne sais pourquoi l’autruche me fascine autant]





    [JE NE SAIS POURQUOI L’AUTRUCHE ME FASCINE AUTANT]



    Je ne sais pourquoi l’autruche me fascine autant. C’est un animal tout en jambe, avec un cou rose qui semble pousser, pousser dans l’excitation du danger. Elle surveille la savane du haut de deux mètres cinquante. Je suis certain qu’en se mettant sur la pointe des onglons, elle avoisine les trois mètres. Être aussi jambu ne sert pas à grand-chose, si ce n’est à fuir. Sa chair doit être très nerveuse. Les vrais amateurs de steak n’y trouveront pas leur bonheur. Certes, il y a plus à manger dans un cou d’autruche que dans celui d’une poulette. Mais là encore, elle est battue. La girafe a un cou plus long. Ce qui doit donner des filets de plusieurs mètres. Qu’importe la longueur, la vitesse, les enjambées spectaculaires : la vie n’est pas un match de basket. On ne s’élève pas à l’intérieur de soi du fait d’avoir sa tête à cinq ou six mètres du sol. Le but n’est pas de sauter haut mais de sauter juste, dans le corps qu’il faut. Arriverai-je un jour à me débarrasser de ce besoin de comparer les tailles, les performances ? Moi, je ne suis pas grand à côté de ces perches. La noisette que je suis vaut bien plus qu’une noix de bison ou d’éléphant. Ce n’est pas la quantité qui fait la qualité ! Il est vrai que par moments j’aimerais bien me dénouer les jambes, ne plus les tenir dans ma tête. Je suis certain que je m’anémie à force de jouer au spéléologue de l’âme. Un bon coup de pied, un jarret débandé sont sûrement un remède plus efficace contre la crampe que l’immobilité surfaite d’une pietà. Les descentes de croix sont plus propices à l’ulcère duodénal qu’une rencontre de football ! Me serais-je trompé à ce point ? Le noir dans lequel on m’a plongé est-il le seul responsable de ma parfaite blancheur ? D’un seul coup, je doute en pensant aux courses folles de tous ces animaux dans la savane. Mourir d’épuisement, tout couvert de sueur, sous une patte féline, a peut-être plus de beauté que ma tête attendant la sauce gribiche ou ravigote, au milieu de pommes vapeur.
    Quels que soient ma présentation, mon onctuosité, mon dévouement, je suis persuadé que les gens roteront après m’avoir arrosé d’une Côte-rôtie ou d’un Saint-Joseph. C’est fou comme je me sens à l’étroit, d’un seul coup, dans nos livres de cuisine. Et pourquoi pas un veau à l’estrapade, pris à la hussarde ! Un flanchet ou des côtes premières à la croque-en-sel ! Du direct, quoi, et non de la popote pour ménagère. Quelle chance a la gazelle légère de se faire déchirer, écarteler sur le sol par un vigoureux lion à l’opulente crinière ! Rien à voir avec une cervelle servie avec sa noisette de beurre et son filet de citron. Je me vois en veau à la tartare, usé et cuit sous la selle et pris à pleine bouche par un barbare odorant, sans qu’il descende de cheval. Il est préférable de finir boucané qu’en blanquette avec un bouquet garni lors d’un repas de dimanche après la messe. Aiguillette de canard, poulette, chapon, dindon, tout ça est gentillet et sent la basse-cour, le bec au ras du sol. Je vais finir par aimer les taureaux. Peut-être qu’en fouillant bien, j’en suis un ? Le corps à corps avec le matador, la muleta, et les carmencitas qui crient leur amour au passage des cornes : j’en rêve ! Peut-être que ma viande sera écumeuse et noire, mais au moment de ma mise à mort, je serai dans la bouche de tous les aficionados. Ô mon héros ! je te donnerai deux oreilles, et toute la tête si tu veux, rien que pour faire rougir ta belle aux yeux de jais. Et je serai pour elle, même un bref instant, la mort vaincue, la mort prise à la mort, gagnée dans la poussière de tes pas.
    Que de fins possibles ! Pourquoi ai-je choisi de me rompre à la table dominicale comme un pain béni en famille ? Pourquoi n’ai-je pas choisi la lame d’une épée, au milieu des fleurs rouges et des olés ! Chacun son arène. La lame, je la connaîtrai à ma façon. Et tous ces picadors endimanchés me ferrailleront aussi bien qu’un taureau à la fin inépuisable. Certes, je n’aurai pour fleur qu’une gelée de groseilles, mais quel plaisir ce sera de trouver enfin de vraies dents.



    Jean-Louis Giovannoni, Journal d’un veau. Roman intérieur, XVIII, Deyrolle/Verdier, 1996 ; éditions Léo Scheer (deuxième édition), 2005, pp. 101-104.






    Jean-Louis Giovannoni  Journal d'un veau



    JEAN-LOUIS GIOVANNONI


    Giovannoni
    Ph. © Fabienne Vallin
    Source





    ■ Jean-Louis Giovannoni
    sur Terres de femmes


    [Ne me laisse pas ici parmi les ombres !] (extrait de L’air cicatrise vite)
    [Aucune sortie possible] (extrait d’Envisager)
    Ce que l’immobile tient pour geste (extrait de Pastor, Les Apparitions de la matière)
    Envisager (note de lecture de Tristan Hordé)
    [Vue imprenable] (extrait de L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare)
    [Huitième voyage à Saint-Maur]
    Îles circulaires
    [Il faut si peu de chose]
    Issue de retour (note de lecture d’Isabelle Lévesque)
    Issue de retour (note de lecture d’AP)
    [Le jour se lève] (extrait de Sous le seuil)
    Mère
    [Notre voix] (extrait de Ce lieu que les pierres regardent)
    [Nous venons d’un pays qu’on ne peut plus toucher] (extrait de On naît et disparaît à même l’espace)
    [Pourras-tu encore témoigner…] (extrait des Mots sont des vêtements endormis)
    Sous le seuil (note de lecture d’AP)
    [toujours cette envie de t’ouvrir]
    [Tout se cicatrise] (extrait de Garder le mort)
    [Troisième voyage à Saint-Maur]
    Jean-Louis Giovannoni | Stéphanie Ferrat, « Les Moches » (note de lecture d’AP)
    Jean-Louis Giovannoni | Marc Trivier, Ne bouge pas ! (note de lecture d’AP)





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  • Christian Marsan | [s’il a blessé mes ailes]



    [S’IL A BLESSÉ MES AILES]




    s’il a blessé mes ailes
    le sable, que m’importe
    au loin dans le désert
    aussi le vent l’emporte

    –    ce que dit à l’enfant
    l’oiseau qui va se taire
    ainsi ce n’est qu’un chant
    qui passe sur la terre —

    mais sous mes pas, je sens
    se réchauffer la pierre
    déjà c’est le printemps
    dieu !
    exauce ma prière



    […]



    l’hellébore qui meurt
    pour que vivent les roses

    –    ce que savent les fleurs
    quand l’orage se tait —

    mais le ciel est si noir
    dans la tombe où je vais
    dieu !
    dont me parlent les choses
    à chaque heure qui naît



    […]



    passe et puis
    se perd

    –    souffle poème ou chant —

    éphémères complies
    Dont le ciel est l’archet
    oh dieu !
    à la source pareilles
    qui parle
    et puis se tait



    Christian Marsan, Le ciel où je tombe : complies, Amicale laïque de Hagetmau, 2006 ; Le ciel où je tombe, Éditions de La Crypte, 2015 (deuxième édition), pp. 25-35-39.






    Christian Marsan, Le ciel où je tombe







    CHRISTIAN MARSAN





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions de La Crypte)
    plusieurs pages sur Christian Marsan





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