Étiquette : Dominique Buisset


  • Dominique Buisset | À rebours

    Dominique Buisset,
    Quadratures,
    Éditions NOUS, Collection Disparate,
    novembre 2010.
    Postface de Jacques Roubaud.




    G-om-trie complexe 1
    Ph., G.AdC





    À REBOURS



        Entrer dans la géométrie complexe de Quadratures de Dominique Buisset, c’est renouer avec un paysage poétique oublié, savamment attaché à la maîtrise de la forme. C’est le paysage médiéval du siècle de Christine de Pisan (vers 1364-vers 1431) ou des poètes Eustache Deschamps (vers 1344-1404) et Alain Chartier (vers 1385-1433), pour « la limite temporelle inférieure ». Et, pour la limite temporelle supérieure, « l’arrière-pays » énigmatique de Maurice Scève (vers 1500) et celui, musical, de Verlaine. Dominique Buisset emprunte aux épigrammes du poète lyonnais leur esprit satirique ainsi que les règles de la construction carrée ; à Paul Verlaine son goût affirmé de l’impair. Telles sont, selon Jacques Roubaud, auteur de la postface de Quadratures, les principales figures tutélaires présentes dans les soubassements de l’œuvre de Dominique Buisset. Une œuvre à contre-courant, originale et étonnante, qui surprend par la précision de son architecture, par son parti pris de construction à l’exact opposé des préoccupations déstructurantes et éclatées de la poésie contemporaine. Et qui s’affirme, par son engagement manifeste et tenace en faveur de l’ordre, contre le chaos :

    « Si peu que rien que je sache,
    la parole a besoin d’ordre,
    et, la tête sous la hache,
    je ne saurais en démordre.
    Qui voudra bien s’amourache
    du chaos ! Moi, pour retordre
    les mots sans ordre, macache !
     »

        Entrer dans cette géométrie complexe inhabituelle est un exercice acrobatique jubilatoire. Poésie de l’espace enclos à l’intérieur de dimensions arithmétiques, les petites pièces versifiées de Dominique Buisset composent une partition mosaïque agencée avec art. À l’intérieur de la mosaïque d’ensemble — Quadratures — s’imbriquent six quadratures mineures. Quadrature / Petite quadrature, avec divertissements / Six cents syllabes à circonscrire une ballade pour rire / Quinte mineure / Parascève, introduisent motifs et variations. Motifs musicaux avec « ballade », « divertissements » et « quinte mineure » ; et motifs propres à l’épigramme : « une ballade pour rire ». Avec « Parascève », Dominique Buisset livre sa carte maîtresse : Maurice Scève. Les poèmes carrés de Quadratures sont un écho ordonnancé aux poèmes carrés épigrammatiques qui composent la Délie de Scève.






    G-om-trie complexe 2
    Ph., G.AdC





        Ainsi les tesselles assemblées par Dominique Buisset répondent-elles aux mêmes principes de composition que celles des poètes dont il est fervent admirateur et adepte. Au septain correspond l’heptasyllabe, au huitain l’octosyllabe, au neuvain l’ennéasyllabe, au dizain le décasyllabe et au onzain l’hendécasyllabe. Chaque pièce a sa tonalité propre, son propos, son dessein et son esprit. Ainsi du huitain initial, qui annonce sur le mode injonctif le projet du poète et son souhait ardent :

    « Il est temps de reprendre chant :
    d’un milieu du monde qu’il s’enfle
    une parole inverse…
     ».

        De tout autre facture est le septain suivant, qui semble emprunter à la fois à l’héraldique — « sept en gueule » — et à la fantaisie médiévale. Le poète se défend dans ces vers de ce qu’il compte ne pas faire :

    « Ni les nains de nos aïeules,
    ni sages de bibles vieilles,
    la langue ici ne veut tendre
     »…

        Dans le dizain 14, de tonalité grave, le poète énonce, par juxtaposition des contraires, l’absurdité de la condition de l’homme, source de son malheur :

    « Tout va de l’avant et puis à l’envers
    toujours et partout c’est notre non-lieu
    et jour après jour aucune raison
    d’être là, aucune maison
     »…

        Forme enclose sur elle-même, chaque pièce poétique en complète une autre par un jeu subtil de combinaisons, d’assemblages et d’images inversées en miroir. À la neige « qui fond dans les mains » répond « le sable, éternel incomptable / de toute usure des possibles ». Au « sable incomptable », à « l’impassable » et à « l’immarchable » répond le poème. Car le poème « est un rêve du nombre », un rêve qui « nomme et compte et divise le réel / pour éviter qu’il soit un chaos sombre »…

        Et si le poète affirme ailleurs que le « vers est le mètre de rien », il semble cependant que dans Quadratures le mètre soit maître de tout. Car chaque poème est mathématiquement régi par le choix du mètre.

        Dans la première Quadrature, qui compte vingt-et-un poèmes, la chaîne de composition culmine avec l’hendécasyllabe, placé en 11, en son centre. De part et d’autre de l’hendécasyllabe, la répartition par paliers ascendants-descendants — huitains/septains/neuvains/dizains — se présente sous la forme d’un palindrome : 8/7/8/7/8//9/8/10/9/10//11/10/9/10/8/9//8/7/8/7/8. On retrouve ce type de lecture à la rime de certains poèmes. C’est le cas du troisième poème du second recueil, un neuvain, qui offre ce type de balancement : abbc(c)cbba. Cependant, Dominique Buisset possède à la perfection l’art des combinatoires et chaque pièce réserve sa part de surprise dans ses jeux de construction et d’entrelacements. Ainsi, l’hendécasyllabe, construit sur un chiasme entre le premier et le dernier vers — « Universelle maison de l’équivoque // dans l’équivoque biais de l’universel » —, énonce-t-il les leurres qui tiennent l’homme à merci. Mais n’est-ce pas un leurre que de chercher à contenir ainsi les mots ? Le poète sait cela aussi, qui écrit dans le dizain 10 :

    « Marche à ton pas la poésie précède :
    elle va toujours devant soi jetée,
    comme une ombre, sous le soleil d’été,
    jamais ne s’atteint ni ne se possède
     ».

        La seconde partie de l’ouvrage, Petite quadrature avec divertissements, introduit quelques variantes et écarts. Aux huit carrés de mesure variable (de 7 à 9) viennent s’ajouter deux « divertissements » avec titre. Intitulé Matineuse, le premier divertissement est un douzain (réparti en trois quatrains) octosyllabique « précieux » et léger qui peint avec fantaisie l’apparition vaporeuse et « mensongeuse » de l’aube. La Belle Matineuse, troussant haut ses voiles, fait ici « la catin ». Le second « divertissement », Ballade andalouse, est une pièce à chanter et à danser. Composée de trois huitains et d’un tercet octosyllabiques, cette pièce est introduite par un refrain : « Grenade, Jaen et Cordoue ». Rythmée par des répétitions anaphoriques (« il peut », « il a perdu »), des rimes intérieures et des rejets audacieux, la chanson pleure les erreurs du poète, amours perdus ou mal assortis, cœurs brisés et corde tressée de mots où se pendre.

        La troisième section de l’ouvrage, Magnificat anima mea nihilum, se compose de sept carrés, agencés sur le même principe que précédemment. Mais selon un mode inverse. Deux huitains encadrent quatre neuvains. Inclus entre les neuvains, le septain occupe le centre. La chaîne palindromique se déroule selon le schéma ondulant 8/9/9/7/9/9/8. Dans cet ensemble de pièces chantournées et faunesques, le poète glorifie de manière grinçante l’inanité de son âme. Magnificat anima mea nihilum. Le néant à quoi tout mène, mène tout. Quel sens donner à cette mauvaise plaisanterie ? La question ne se pose pas. « À rien ni principe ni fin ». La matière est soumise à des lois hypocrites et les mots sont impuissants à dire la mort qui hante toute chose.

        Intitulée Six cents syllabes à circonscrire une ballade pour rire, la quatrième section — qui introduit la figure du cercle — compte six dizains décasyllabiques. Soit six cents syllabes. Au centre, incluse entre les dizains, une ballade. Composée comme la précédente de trois huitains octosyllabiques et d’un tercet de même valeur, cette Ballade pour rire est en réalité une « passacaille » grimaçante mi-macabre mi-moqueuse sur les morts. Tournés en dérision par le poète, « les morts sont de bien tristes sires » / les morts sont de bien tristes cires ». Saltimbanque des mots, le poète s’insurge contre les « vifs » dont le souci est de « s’inquiéter de la cire / perdue au fond de leurs yeux creux. » Quant à lui, son loisir et son plaisir résident dans le « lire et dire / leur cire morte ».

        Quinte mineure, la cinquième section ne compte que cinq poèmes. Deux septains encadrent un huitain et deux dizains. Dans ces pièces comme dans nombre d’autres poèmes de ce recueil, le poète ironise sur les vivants et les morts. « Désastre chétif errant », le poète construit sa vision du monde sur une cosmologie nihiliste proche de celle du De rerum natura de Lucrèce. Ainsi, dans le dernier septain, s’adresse-t-il aux astres :

    « Beaux astres indifférents
    À mes amours à mes morts
    Vous brillerez sans remords
    Sur ma poussière à tous vents
    Désastre chétif errant
    Moi je broie en vous suivant
    Le noir qui vous donne corps
     ».

        La sixième et dernière section, Parascève (Rimes empruntées — librement — à Maurice Scève, & quelques hommages par défaut), comporte seize poèmes. Dans cette section composée autour du poète lyonnais, dominent le dizain et le décasyllabe, majoritairement représentés dans la Délie. Sont cependant présents deux huitains et quatre neuvains. Le septain est le grand absent de cette chaîne irrégulière, construite sur le schéma 9/10/8/10/10/10/10/10/10/8/10/9/10/9/10/9.
        Hommage à Francis Ponge (par défaut ?), le « Proême » placé en ouverture se compose de deux strophes : dans le neuvain, le poète évoque le « défaut » du vivre et du mourir :

    « Hors la mise en demeure de vivre
    Sur le vif, s’inventer une essence
    De personne, rien ne nous délivre
    Sinon mourir, qu’à ce prix
     »…

        Dans le huitain, comparés à des lapereaux apeurés, les hommes se hâtent d’oublier la lame. Le poète, quant à lui, filant la métaphore, non sans ironie, définit ainsi son travail :

    « Un poème est comme un couteau
    Et sa lecture écorche l’âme :
    D’elle et du lapin, le plus beau,
    Mis à sécher sur deux bâtons,
    C’est l’envers sanglant de la peau.
     »

        Suit le premier poème, intitulé Parascève. Dans ce neuvain le poète s’interroge sur lui-même, sur ce qui fait sa spécificité, ce qui lui donne son caractère unique. Dans le même temps, il se perd de vue et son image se brouille, comme se brouillent les idées qu’il se forge au cours de sa vie. L’instabilité des sentiments et du monde est au cœur de sa souffrance. Le motif de l’onde, propre à l’esprit baroque, vient confirmer ce sentiment de mouvance et d’incertitude. Ce poème est assurément l’un des plus beaux et des plus émouvants de Quadratures. Si l’esprit de Maurice Scève se diffuse dans les poèmes carrés décasyllabiques de cette section — on retrouve notamment dans certains vers l’expression des devises présentes dans les emblèmes de Délie —, la grande absente, chez Dominique Buisset, est l’inspiratrice. Ici nulle Délie à qui confier son deuil, nulle femme aimée pour qui construire son œuvre. Les femmes dans Quadratures sont trompeuses déesses. Le bonheur promis et attendu se dessèche, qui se repaît de mélancolie. L’écriture est travail d’orfèvre qui ne concerne que le poète. Et le vide est ce sur quoi il coule ses vers et cisèle ses émaux.

    « Le ciseau seul peut sous sa lame
    Hasarder l’éclosion des mots
    Forme et sens au vide l’arriment
    Les éclats vont au four à chaux
    Que les parois qui murent l’âme
    Se fassent les cloisons d’émaux
    Dans l’argenture de la rime
    Une nielle se coule à chaud
     »

        Si la Délie — « Objet de plus haute vertu » — n’existe pas dans Quadratures, reste que le poète en a saisi l’Idée. Jusque dans sa quête de la perfection qui prend le lecteur dans un vertige sidéral !





    G-om-trie complexe 3
    Ph., G.AdC





        Quant à Dominique Buisset, à quoi bon chercher à « savoir s’il habite à Paris ou en Corse ? S’il n’a pas la télévision mais d’autres livres, bon nombre en latin et en grec ? » Ce sont là affaires de basse cuisine. « Tout l’essentiel » de l’homme et du poète n’est-il pas « là, dedans, parmi les feuilles », comme nous le confie l’auteur sur la quatrième de couverture ? Et la seule véritable présence qui relie l’auteur et son lecteur n’est-elle pas le texte ? Tout est donc contenu dans ce recueil qui dit la condition de l’homme Buisset soumis aux leurres de la vie, confronté à sa finitude et à son néant. Qui dit aussi sa passion de poète pour une poésie éminemment contrôlée, construite à partir d’une érudition qui le nourrit de son nectar. Les poèmes de Quadratures sont autant de gemmes ciselées à l’or fin. À la cisaille et à la lime, dit précisément Dominique Buisset. Mais ce sont aussi noircissures griffonnées avec rage. Et la page-miroir renvoie au poète confronté à « sa vieille narcissure », le visage tavelé d’un silène. Son « saugrenu jumeau ».


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli




    _______________________________________
    Note d’AP : cette note de lecture a été publiée dans le N° 985 (mai 2011) de la revue littéraire mensuelle Europe (pp. 381-384).






    Dominique Buisset, Quadratures 2






    ■ Dominique Buisset
    sur Terres de femmes

    Quadrature (extrait de Quadratures)


    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Les Carnets d’Eucharis de Nathalie Riera)
    une lecture de Quadratures de Dominique Buisset, par Tristan Hordé
    → (sur Rue des Livres)
    une fiche auteur sur Dominique Buisset
    → (sur le site du cipM)
    une autre fiche auteur sur Dominique Buisset
    → (sur Terres de femmes)
    Maurice Scève | Le phénix (trois extraits de Délie)






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  •       Dominique Buisset | Quadrature





                                  QUADRATURE



             (extraits du recueil Quadratures)



                                             8


    Les images chassent le temps le temps
    que le temps nous chasse bientôt gisant
    sur le dos comme une planche suivant
    la houle toujours en avant fuyant
    le gros le mauvais et rouleuse tant
    qu’elle vive et tourne en un ciel brillant
    de clous pour clore nos yeux clignotants
    mettant pour toujours à couvert du vent
    la sagesse enfin à tout renonçant
    autant qu’à l’image à la chasse du temps.



                                    12


    Comme un bateau fuit devant la tempête
    les poètes fuient au plus près des mots :
    leur flottement les gouverne, ils écument
    de rage ou de rire et crachent leur bave,
    à grandes lames de sel, de folie.
    La forme, le fond, corps et biens, des têtes
    vont ou viennent suivant l’eau qui délave
    de son vomi ces braves matelots ;
    pourvu qu’après la mise à mal ils hument
    un peu de sens ― fût-il faux ― qui les lie.



                                    14


    Tout va de l’avant et puis à l’envers
    toujours et partout c’est notre non-lieu
    et jour après jour aucune raison
    d’être là, aucune maison, rien
    qu’une fleur du givre et de la neige,
    un simple univers qui fond dans les mains,
    une eau, pour un temps, prise au florilège
    d’un ordre figé pour une saison,
    une lumière d’écume à nos yeux,
    comme il en pleure à nos vitres l’hiver.




    Dominique Buisset, Quadrature in Quadratures, Éditions NOUS, Collection Disparate, novembre 2010, pp. 16-20-22. Postface de Jacques Roubaud.






    Dominique Buisset, Quadratures 2





    ■ Dominique Buisset
    sur Terres de femmes

    À rebours (note de lecture sur Quadratures)


    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Rue des Livres)
    une fiche auteur sur Dominique Buisset
    → (sur le site du cipM)
    une autre fiche auteur sur Dominique Buisset



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  • 15 octobre 70 avant notre ère | Naissance de Virgile

    Éphéméride culturelle à rebours


        Le 15 octobre 70 [ou 71 ?] avant notre ère naît à Andes, près de Mantoue, Publius Vergilius Maro, dit Virgile.







    Portrait_apocryphe_de_virgile_2
    Montage Ph., G.AdC
    Source








    VIE DE VIRGILE, PAR MAURICE RAT


        « Celui que nous nommons Virgile, et qui s’appelait en vérité Publius Vergilius Maro, naquit soit le 15 octobre de l’année 70 avant notre ère, sous le premier consulat de Crassus et Pompée, soit le 15 octobre de l’année 71, dans la petite ville d’Andes (aujourd’hui Pietola ?) à trois milles de Mantoue. Il appartenait donc par sa naissance à la Gaule Cisalpine, pays dont les écrivains se sont toujours signalés par des qualités d’élégance et de mesure. De son nom de famille Vergilius et de son surnom Maro on ne peut rien inférer de bien probant sur ses origines : on trouve des Vergilii en Étrurie, mais aussi dans des pays que colonisèrent les Etrusques : Campanie et Gaule cisalpine ; quant au surnom Maro, il est le titre officiel de certains magistrats étrusques. Peut-on voir dans un atavisme étrusque le goût qu’aura le poète pour les mystères de l’au-delà ? Ce n’est qu’une conjecture.
        Il était le fils, selon les uns d’un ouvrier potier, selon Suétone du fermier ou régisseur d’un certain Magius, de Crémone, lui-même appariteur d’un magistrat de Mantoue, qui lui donna sa fille en mariage. Par sa mère du moins, Virgile appartiendrait donc à une bonne bourgeoisie provinciale, comme leur appartenaient les Magii de Crémone. Cette Magia, dont le nom est cause peut-être que la légende médiévale fera du poète un mage et un sorcier, eut du père de Virgile deux autres fils, Silon et Flaccus, qui moururent prématurément, et l’on assure qu’elle eut un tel chagrin à la mort de son fils Flaccus qu’elle ne put lui survivre.
        Les premières années du poète s’écoulèrent dans la plaine bordée de petites collines, où serpentent les eaux vertes du Mincio : paysage doux, monotone, non dénué de mélancolie, sous un ciel fréquemment voilé, et qui s’accordait bien, semble-t-il, au caractère rêveur et triste de Virgile » […]


    Maurice Rat, Vie de Virgile, in Les Bucoliques, Les Géorgiques, Garnier Frères, Paris, 1967 ; G-F Flammarion, 1998, page 15.







        Épris de nature et de poésie, Virgile rédige Les Bucoliques qu’il publie en 37 avant notre ère. Suivent, neuf ans plus tard, Les Géorgiques. Un chef-d’œuvre.



    EXTRAIT


        Vaut-il mieux planter la vigne sur des collines ou dans une plaine ? C’est ce que tu dois d’abord examiner. Si tu établis ton champ dans une grasse campagne, plante en rangs serrés : si serrés qu’ils soient, Bacchus ne les fera pas plus lentement prospérer. Si, au contraire, tu choisis les pentes d’un terrain ondulé ou le dos des collines, sois large pour tes rangs ; mais qu’en tout cas l’alignement exact de tes ceps laisse entre eux des intervalles égaux et symétriques […]

        Que tes vignobles ne soient pas tournés vers le soleil couchant ; ne plante pas le coudrier parmi tes vignes ; ne tire pas la pointe des surgeons ni ne casse des plants au sommet de l’arbre (tant il a d’amour pour la terre !) ; ne blesse pas d’un fer émoussé les rejetons ; ne greffe pas entre les intervalles des oliviers sauvages. Car souvent d’imprudents bergers laissent tomber du feu, qui, après avoir furtivement couvé sous l’écorce grasse, saisit le cœur du bois, puis glissant jusqu’aux hautes frondaisons, fait retentir le ciel d’un énorme fracas ; puis, poursuivant sa course de rameau en rameau et de cime en cime, il règne en vainqueur, enveloppe de ses flammes le bocage tout entier et pousse vers le ciel une nuée épaisse de noire fumée, surtout si la tempête soufflant du haut du ciel s’est abattue sur les bois et si le vent augmente et propage l’incendie. Dès lors les vignes sont détruites dans leur souche, le tranchant du fer ne peut les rendre à la vie, ni les faire reverdir, telles qu’elles étaient sur ce fonds de terre : le stérile olivier sauvage survit seul avec ses feuilles amères.

        Que personne, si avisé qu’il soit, ne te persuade de retourner la terre encore raidie du souffle de Borée. L’hiver alors clôt les campagnes de son gel, et ne permet pas à la marcotte que tu as plantée de pousser dans la terre sa racine congelée. La meilleure saison pour planter les vignobles, c’est lorsqu’au printemps vermeil arrive l’oiseau blanc odieux aux longues couleuvres, ou vers les premiers froids de l’automne, quand le soleil dévorant n’a pas encore atteint l’hiver avec ses chevaux, et que l’été est déjà passé.

        Oui, le printemps est utile aux frondaisons des bocages, le printemps est utile aux forêts ; au printemps, les terres se gonflent et réclament les semences créatrices. Alors le Père tout-puissant, l’Éther, descend en pluies fécondes dans le giron de sa compagne joyeuse, et, mêlé à son grand corps, de son grand suc nourrit tous les germes. Alors les fourrés impénétrables retentissent d’oiseaux mélodieux, et les grands troupeaux rappellent, aux jours marqués, Vénus ; le champ nourricier enfante et, sous les souffles tièdes de Zéphyr, les guérets entrouvrent leur sein ; une tendre sève surabonde partout ; les germes osent se confier sans crainte à des soleils nouveaux, et, sans redouter ni le lever des Autans, ni la pluie que chassent du ciel les puissants Aquilons, le pampre pousse ses bourgeons et déploie toutes ses frondaisons. Non ce ne furent pas d’autres jours ― je le croirais volontiers ― qui éclairèrent le monde naissant à son origine première, ni une autre continuité de température : c’était le printemps, le printemps qui régnait sur l’immense univers, et les Eurus ménageaient leurs souffles hivernaux, quand les premiers animaux burent la lumière du jour, quand la race des hommes, race de fer, éleva sa tête au-dessus des guérets durs, et quand les bêtes furent lancées dans les forêts et les astres dans le ciel. Les tendres êtres ne pourraient supporter leur peine, si un répit aussi grand ne s’étendait entre le froid et la chaleur et si l’indulgence du ciel ne faisait bon accueil aux terres. […]


    Virgile, Les Géorgiques, II, 275- 345, op. cit., pp. 123-125.







    Gorgiques_virgile
    Wenceslas Hollar (1607 – 1677)
    Planche pour Les Géorgiques de Virgile
    35,1 x 21 cm
    Achenbach Foundation for Graphic Arts
    Fine Arts Museum of San Francisco
    Source






        Ci-dessous un extrait de la toute dernière traduction du Chant I de L’Énéide, par Dominique Buisset :




    Arma uirumque cano, Troiae qui primus ab oris
    Italiam, fato profugus, Lauiniaque uenit
    litora, multum ille et terris iactatus et alto
    ui superum saeuae memorem Iunonis ob iram ;
    multa quoque et bello passus, dum conderet urbem,
    inferretque deos Latio, genus unde Latinum,
    Albanique patres, atque altae moenia Romae.
    Musa, mihi causas memora, quo numine laeso,
    quidue dolens, regina deum tot uoluere casus
    insignem pietate uirum, tot adire labores
    impulerit. Tantaene animis caelestibus irae?
    Vrbs antiqua fuit, Tyrii tenuere coloni,
    Karthago, Italiam contra Tiberinaque longe
    ostia, diues opum studiisque asperrima belli ;
    quam Iuno fertur terris magis omnibus unam
    posthabita coluisse Samo; hic illius arma,
    hic currus fuit; hoc regnum dea gentibus esse,
    si qua fata sinant, iam tum tenditque fouetque.
    Progeniem sed enim Troiano a sanguine duci
    audierat, Tyrias olim quae uerteret arces ;





    Les armes et l’homme − de Troie… Je les chante !… celui qui, le premier, de ces rives, là-bas,
    Vint jusqu’en Italie, proscrit par le destin, jusqu’à Lavinium, prendre
    Terre… Il a été malmené, celui-là, tant et plus, et sur terre et sur mer,
    Par la violence des Très-Hauts, ― la cruelle Junon a la mémoire longue en sa colère !
    Il a souffert aussi tant et plus à la guerre, en cherchant à fonder sa ville
    et pour implanter ses dieux au Latium : d’où le peuple latin,
    Et nos ancêtres d’Albe, et puis, altière en ses murailles, Rome.
    Muse rappelle-moi les origines : quelle atteinte avait lésé son puissant vouloir divin,
    Ou de quoi avait-elle à se plaindre, al reine des dieux, pour avoir envoyé
    Rouler parmi tant de malheurs un homme à la piété insigne, et lui avoir fait affronter
    Tant de maux : y a-t-il dans les âmes du ciel de si grandes colères ?
    Il était une fois une cité antique (des colons tyriens l’occupaient) :
    Carthage, face à l’Italie, au grand large des bouches du Tibre,
    Riche en ressources, et très âpre aux arts de la guerre.
    Elle, on dit qu’elle était, pour Junon, plus que toutes les terres, la seule
    Où elle se plaisait, plaçant même après elle Samos : elle y avait ses armes,
    Elle y avait son char. Que cet empire-là s’exerce sur le monde, si jamais les destins
    Veulent bien : la déesse, dès ce temps-là, y met son soin et sa faveur.
    Mais voilà qu’elle avait entendu qu’une postérité naîtrait
    Du sang troyen, qui renverserait un jour la cité tyrienne !



    Virgile, Énéide, Chant 1, Action Poétique, Avant-dernier numéro, 2011, page 114. Traduit, préfacé et annoté par Dominique Buisset.



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