Étiquette : Écrire à vue


  • Jacques Moulin, Écrire à vue

    par Angèle Paoli

    Jacques Moulin, Écrire à vue,
    L’Atelier contemporain & Le 19, Crac, 2015.



    Lecture d’Angèle Paoli



    UNE HISTOIRE DE “MAILLAGE À TROUVER”





    « Il peint   Je regarde   Ça bruit   J’écoute

    Silence   L’énergie circule   Il peint   J’écris

    Il parle — peu — j’entends   Nos corps penchent

    Une feuille tombe   Reflux sous l’écorce   On se sépare

    Il peint toujours   J’écris de plus loin je tends l’oreille… »



    Le regard est celui du poète Jacques Moulin. Les textes accueillis par L’Atelier Contemporain & Le 19, Crac sont rassemblés sous le titre Écrire à vue. Un titre-projet. Une invitation à « croiser les regards » faite au poète par Philippe Ciroulnik, directeur du 19, Centre régional d’art contemporain de Montbéliard.

    Le poète se prête à ce dessein, avec talent, avec bonheur :

    « Entrer sans effraction dans la vérité de leur monde. Prendre langue avec. À la lettre. Sans heurt… »

    Les artistes présents dans cet ouvrage — peintres sculpteurs plasticiens photographes — sont des artistes connus des galeristes. Leurs œuvres font l’objet d’expositions : galeries d’art contemporain, Le Polaris à Corbas, La Predelle à Mersuay ; musées de Châteauroux, de Nantes. Le Centre régional d’art contemporain de Montbéliard (Doubs). Le 19, Crac, a vocation à faire connaître le travail de ces artistes et à révéler leur talent. Les œuvres exposées figurent dans des catalogues d’exposition et des revues.

    La première de couverture —  une encre de couleur d’Adrienne Farb : Encre n° 67, 2007 — invite à la découverte. Suivre le poète et aller avec lui au-devant des gestes amples « geysers » de couleurs « jeu de circonvolutions » jusqu’à l’« écriture vertébrée » de l’arbre. Peut-être* est-ce l’une des encres d’Adrienne Farb, exposées en 2004 à la Crac, qui a inspiré au poète ces vers :

    « Tracer de longs signes d’espace

    Toucher le geste

    Et sa lumière »

    (in « Traversée du paysage »).

    On pourrait aussi bien lui attribuer ces mots : « chaque couleur attend son heure pour se porter vers l’autre dans la montée du trait » (in « Penche-toi »)

    Le poète est là, entre les pages ; le peintre aussi. L’atelier est un vaisseau ; une ruche ; un paysage en plein air. Chacun s’y absorbe, attentif à l’autre à son travail à sa concentration à son silence. Le poète observe les gestes les couleurs les formes les linéaments ; il entre en empathie avec le peintre ; il entre dans la toile. « Sans effraction ».

    « On se retrouve

    On s’essaie à la forêt — un arbre puis un autre

    Le livre se compose

    Peintures   Poèmes

    On entre en écho »

    (in « La Botanique des jours »)

    Le travail d’écriture se fait à l’écoute. Une écoute intériorisée. Qui vient du bruissement de la toile et se fond à lui :

    « on entend le bruit des peaux et des pinceaux comme un bruissement du voir »

    (in « Penche-toi »).

    Ou encore, à propos du même artiste (Charles Belle), dans la perception du mouvement intérieur qui guide le pinceau et la rêverie :

    « c’est cela que tu cherches à livrer dans la couleur du geste    le bruit ténu de la vie tenue dans la chute même »

    (in « Penche-toi »).

    Ailleurs, s’absorbant jusqu’à « la claudication du voir », le poète interroge la photographe Carole Denéchaud en un long poème rythmé par le retour du leitmotiv :

    « Qu’est-ce que tu trames sur tes photos/ Qu’est-ce qui se trame. »

    Il se trame l’étrange poème, « Bête en belle Belle en bête », qui vient ponctuer l’ensemble des textes inspirés à Jacques Moulin par la photographe. Texte articulé autour de la répétition : « Je répète », et martelé par les allitérations en [b] adoucies par les assonances en [el]. Un poème oiseau, cacatoès peut-être, à résonance baroque. À l’orée de l’incandescence amoureuse :

    « Viens nicher sous ma mèche longue queue à tes plumes. Et reviens à ma bouche œil éteint sous ton bec. Je répète. Ma bouche suit ton bec tu repars en cheveux pour allumer la mèche. Tout un feu qui s’embrase. J’atteins ton incendie par le degré des mains. Tu gagnes haut perché le rameau des triomphes. »

    Ailleurs, le poète aime à prendre racine, comme l’arbre et avec lui, « à même la grève face à l’abrupt à l’écran des falaises. » Il est là, ancré dans la présence du ciel, en parfaite osmose avec l’espace, semblable en cela au peintre qui fait face à la mer et face à sa toile :

    « Il m’escorte livre grand ouvert sur le dos comme on porte son havresac. J’escorte la mer dans le livre. J’ai la falaise au ventre. Il entre en falaise. On tient à la côte. Au creux du livre au pied de la toile la falaise nous chaut. »

    (in « Falaises » de Benoît Delescluse)

    Ainsi le livre compose-t-il à son tour avec les arbres avec les ciels avec les falaises avec l’eau des rivières avec les plantes (l’« Oublie » de Véronique Dietrich ; les choux de Charles Belle). Avec les choux de Charles Belle, le peintre / le poète offrent « un maelström potager    un ouragan tendre   un envol de toile à même le sol   un grand rouleau de mer qui laisse à nos pieds une algue frêle toute entière allongée dans l’instant   on se mesure au chaos   on se penche de nouveau   tout frémit toujours » (in « Penche-toi »).

    Dans la présence d’Ann Loubert, peindre devient « danse devant le temple. » Et le poète embarque, arrimé aux gestes puissants de l’artiste :

    « Empoigner le fusain ou le crayon. L’empaumer. Tout un travers de main pour grandir l’amplitude. Les gestes de circumnavigation sur l’écume de la page. Tous les pôles à la fois. Transatlantique et cabotage. Aquarelle. Papier mouillé épongé imbibé chiffonné. »

    (in « Peindre pieds nus »).

    Quelle que soit la forme que prend le travail de l’artiste, textes en prose et poèmes naissent du regard. Mais bien au-delà. D’un regard qui va au fond qui pénètre se fond à la matière s’absorbe en elle se noue à elle, en un mouvement susceptible de conjuguer « taches de couleurs et d’ombres en nous ». Jusqu’à ce que s’abolissent les espaces les frontières.

    Les poèmes de Jacques Moulin disent la lenteur, la patience. Une forme d’apesanteur et de légèreté. Mais aussi la précision. Ainsi des poèmes qui accompagnent le regard posé sur le photographe Jean-Louis Elzéard en train de cadrer la rivière. Regard du regard du regard.

    « La photo se bouge pour la rivière

    La rivière file

    On apprend la rivière par la photo

    Poussière partout lumière aussi et les matières dedans les eaux

    La terre se rend

    Comme toujours tout tremble un peu

    Pas la photo tenue sur pied au bout des doigts

    Et toi tu vois

    Juste un doigt d’eau pour dire le flux

    (in « À l’appui de l’eau »)

    Ce temps suspendu au-dessus de l’eau conduit à la méditation. Le poète note ses réflexions dans une suite de croquis annoncés par un titre. « la route d’eau/ la rivière invente l’image/ on demeure toujours face à l’abrupt/dire la rivière… » Tout un cheminement de la pensée se fait ainsi au fil de l’eau. Et l’écriture prend corps, qui s’adapte aux abrupts aux falaises et aux roches, rebondit d’un poème à l’autre. Traversées inattendues, jamais soumises à la facilité du cliché convenu. L’écriture est là qui draine avec elle, en lien étroit avec la rivière, méandres et palimpsestes :

    « quadriller la page contre l’appel des plages très loin en aval

    là où l’écriture se noie au contact des mers

    suivre sa veine d’eau ses empreintes de rochers

    ce mot de banc

    qui en ponctue le cours comme un repentir affiché

    une parenthèse là un simulacre d’île un seuil vers d’autres terres

    poussières de parois révolues la rivière fluctue s’augmente puis

    se retire

    se fragmente patiente son propos s’égoutte

    tarit

    quand l’eau est à court d’eau

    que la roche tente un archipel de paroles ordonnées

    avance ces cailloux d’éboulis sur l’échiquier des sables

    on croit de nouveau

    aux pierres de passages

    à la suspension des ponts au rocher nocher… »

    (in « dire la rivière »)

    Ainsi le poème rebondit-il — sans ponctuation aucune sans marque autre que le gras des caractères du titre — sur l’épisode suivant, comme le font, de roche en roche, les eaux vagabondes de la rivière.

    « tel est le poème qui file toute rivière à propos comme à contretemps

    prend son temps de gué

    envisage un orient

    une géographie des sources »

    Et l’on voudrait que jamais le fil du texte ne s’interrompe que sans fin il nous mène — « voyage de bulles aux confins de nos rêves » — d’une géographie à l’autre à travers des univers imprévus, exhumés par le peintre et perçus du poète. Jacques Moulin est de ceux-là qui entraînent par l’éventail de leurs images vers des hauteurs insoupçonnées des univers jusqu’alors inaccessibles, cependant que les mots traduisent ce qui nous tient au corps :

    « pourtant souvent son propos ruisselle s’infiltre transpire ou s’évapore

    on aimerait que la rivière quitte là son ouvrage pour entrer

    dans le nôtre nourri de ces graviers

    qu’elle rassemble au fond

    (in « La mer sans doute »)

    Alors ? Peindre /écrire ?

    Une histoire de « maillage à trouver ». « Liaison déliaison ». « Du silence en échange comme des mots maturés »

    (in « Peindre pieds nus », Ann Loubert).

    Écrire à vue, un très beau livre à la densité inépuisable. Une poésie qui donne à voir entendre et méditer.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    _____________________
    * NOTE d’AP : Je dis peut-être parce que deux autres artistes figurent dans cette section — Annie Poulin et Eduardo Stupia — et que rien n’indique auquel de ces trois artistes pense précisément le poète.






    Jacques Moulin, Ecrire à vue







    JACQUES MOULIN


    Jacques-Moulin
    Source




    ■ Jacques Moulin
    sur Terres de femmes

    [Partir à dos de feuilles ou d’arbres] (extrait d’Écrire à vue)
    L’Épine blanche (lecture d’Isabelle Lévesque)
    D 27 et D 28 (extrait de L’Épine blanche)
    Journal de Campagne (lecture d’AP)
    Portique (lecture d’AP)
    Portique 2 (extrait de Portique)
    [Sur le halage certains soirs] (extrait d’À vol d’oiseaux)
    Un galet dans la bouche (extrait)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions L’Atelier contemporain)
    la page de l’éditeur sur Écrire à vue
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la Littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Jacques Moulin





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  • Jacques Moulin | [Partir à dos de feuilles ou d’arbres]



    [PARTIR À DOS DE FEUILLES OU D’ARBRES]




    Partir à dos de feuilles ou d’arbres
    Partir vent léger
    Souffler la sève jusqu’à la rouille
    Traverser l’étendue entre mot et lumière
    Tracer de longs signes d’espace
    Toucher le geste
    Et sa lumière




    Partir à niveau bas en pied de falaise toute matière liquéfiée. Monter par strates jusqu’au pinacle de formes vagues ou grenues. Ensemencer son geste aux parcours des vents puis laisser choir tout l’espace.
    J’ai dit le chemin des marrons noirs en exil vers quelques lieux de cendres. Je préfère suivre aujourd’hui le chemin des ânes — zigzags et courses sûres — pour brouter du vert au tournement des roches comme on croque un nuage.




    Jacques Moulin, « Traversée du paysage » in Écrire à vue, L’Atelier contemporain & le 19, 2015, pp. 79-80.






    Jacques Moulin, Écrire à vue, Éditions L'Atelier Contemporain







    JACQUES MOULIN


    Jacques-Moulin
    Source



    ■ Jacques Moulin
    sur Terres de femmes

    Écrire à vue (lecture d’AP)
    D 27 et D 28 (extrait de L’Épine blanche)
    L’Épine blanche (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Journal de Campagne (lecture d’AP)
    Portique (lecture d’AP)
    Portique 2 (extrait de Portique)
    [Sur le halage certains soirs] (extrait d’À vol d’oiseaux)
    Un galet dans la bouche (extrait)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions L’Atelier contemporain)
    la page de l’éditeur sur Écrire à vue
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la Littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Jacques Moulin





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