Étiquette : édition bilingue


  • Louise Glück | Vespers


    VESPERS




    I don’t wonder where you are anymore.
    You’re in the garden; you’re where John is,
    in the dirt, abstracted, holding his green trowel.
    This is how he gardens: fifteen minutes of intense effort,
    fifteen minutes of ecstatic contemplation. Sometimes
    I work beside him, doing the share chores,
    weeding, thinning the lettuces; sometimes I watch
    from the porch near the upper garden until twilight makes
    lamps of the first lilies: all this time,
    peace never leaves him. But it rushes through me,
    not as sustenance the flower holds
    but like bright light through the bare tree.






    VÊPRES




    Je ne me demande plus où tu te trouves.
    Tu es dans le jardin ; tu es où se trouve John,
    dans la poussière, abstraite, tenant sa truelle verte.
    Voici comment il jardine : quinze minutes d’effort intense,
    quinze minutes de contemplation extatique. Parfois
    je travaille à ses côtés, à gratter dans l’ombre,
    à désherber, à éclaircir les laitues ; parfois j’observe
    depuis le porche vers le haut du jardin, jusqu’à ce que

    le coucher du soleil
    transforme les premiers lys en candélabres : et pendant tout

    ce temps,
    la paix ne le quitte jamais. Mais ça s’élance en moi,
    pas comme le feu nourri que la fleur brandit
    mais comme une lumière ardente à travers l’arbre nu.




    Louise Glück, L’Iris sauvage, édition bilingue, poèmes, éditions Gallimard, Collection Du monde entier, 2021, pp. 106-107. Traduit de l’anglais (États-Unis) et préfacé par Marie Olivier.






    Louise Glück  L'Iris sauvage




    LOUISE GLÜCK


    Louise Glück
    Ph. © Katherine Wolkoff





    Louise Glück
    sur Terres de femmes


    Snowdrops (autre poème extrait de L’Iris sauvage)




    Voir aussi ▼


    → (sur Poetry Foundation)
    une notice bio-bibliographique sur Louise Glück
    → (sur ActuaLitté)
    La poétesse américaine Louise Glück, Prix Nobel de Littérature 2020
    → (sur cairn.info)
    d’autres poèmes issus de L’Iris sauvage, traduits et présentés par Marie Olivier (in Po&sie 2014/3-4 [n° 149-150], pp. 46 à 53)





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  • Erri De Luca | Statua di Caino


    STATUA DI CAINO



    Ho acquistato un Caino di bronzo. E’ già senz’arma,
    sta mezzo girato, si stacca dall’agguato
    a suo fratello e alla generazione.
    E’ più basso di me, la mano larga, stesa,
    la urto di sfuggita o gliel’afferro apposta
    per arresto. Non so se sia mancino,
    se stringo la colpevole o quell’altra. So che è tardi.
    C’ era pure un Abele, sdraiato sul fianco,
    il braccio sul volto a proteggere niente. Non l’ ho preso.
    il suo corpo chiedeva uno spazio che da me non c’è.
    Caino è di passaggio, svelto a togliersi, Abele no, sta a terra
    e vede la sua vita seguire come un cane l’ assassino.
    Abele non sa stare rinchiuso in una stanza,
    Caino sì, nell’ umido dell’ ombra, accanto ai libri
    chiede il riparo che non è perdono.





    Erri De Luca  L'ospite incallito  3






    STATUE DE CAÏN



    J’ai acheté un Caïn en bronze. Il est déjà sans arme,
    tourné à demi, il se détache du piège
    tendu à son frère et à sa génération.
    Il est plus petit que moi, la main large, ouverte,
    je la heurte en passant ou je l’attrape exprès
    pour l’arrêter. J’ignore s’il est gaucher,
    si je serre aussi un Abel, allongé sur le côté,
    un bras sur le visage qui ne protégeait rien. Je ne l’ai pas
    pris,
    son corps réclamait un espace que je n’ai pas chez moi.
    Caïn est de passage, prompt à décamper, Abel, non, il est
    par terre
    pour voir la vie suivre l’assassin comme un chien.
    Abel ne peut pas rester enfermé dans une pièce,
    Caïn oui, dans l’humidité de l’ombre, près des livres
    il demande un abri qui n’est pas un pardon.



    Erri De Luca, L’Hôte impénitent [L’Ospite incallito, Einaudi, 2008] in Aller simple suivi de L’Hôte impénitent, édition bilingue, éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard, 2021, pp. 168-169. Traduit de l’italien par Danièle Valin.





    Erri De Luca  Aller simple  Collection Poésie Gallimard



    ERRI DE LUCA


    Erri De Luca  portrait





    ■ Erri De Luca
    sur Terres de femmes


    Piero della Francesca (autre poème issu du recueil L’Ospite incallito)
    Due voci (poème issu du recueil Aller simple)
    Le plus et le moins (lecture de Martine Konorski)
    Considero valore (poème issu du recueil Œuvre sur l’eau)
    Qui a étendu ses bras au large (autre poème issu du recueil Œuvre sur l’eau)
    Volti (autre poème issu du recueil Œuvre sur l’eau)
    Première heure (lecture d’AP)
    Le Tort du soldat (extrait)




    ■ Voir aussi ▼


    le site de la fondation Erri De Luca (en italien)





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  • Erri De Luca | Due voci


    DUE VOCI





    Dicono : siete sud. No, veniamo dal parallelo grande,
    dall’ equatore centro della terra.

    La pelle annerita dalla più dritta luce,
    ci stacchiamo dalla metà del mondo, non dal sud.

    A spinta di calcagno sul tappeto di vento del Sahara,
    salone di bellezza della notte, tutte le stelle appese.

    L’acqua sopra una spalla, il fagotto sull’altro
    mantello, camicia e libro di preghiere.

    Il cielo è dritto, un cammino segnato,
    più breve della terra saliscendi.

    A sera ricuciamo il cuoio dei sandali col filo di budello
    e l’ago d’osso, ogni arnese ha valore, ma di più il coltello.

    Signore del mondo ci hai fatto miserabili e padroni
    delle tue immensità, ci hai dato pure un nome per chiamarti.





    Erri De Luca  Solo andata 2







    DEUX VOIX





    On dit : vous êtes le Sud. Non, nous venons du grand parallèle,
    de l’équateur centre de la terre.

    La peau noircie par la plus directe lumière,
    nous nous détachons de la moitié du monde, non pas du Sud.

    Par poussée de talon sur le tapis de vent du Sahara,
    salon de beauté de la nuit, toutes les étoiles en suspens.

    L’eau sur une épaule, le baluchon sur l’autre,
    manteau, chemise et livre de prières.

    Le ciel est droit, un chemin tracé,
    plus court que la terre vallonnée.

    Le soir nous recousons le cuir de nos sandales avec du fil de boyau
    et une aiguille en os, chaque outil a une valeur, mais le couteau plus encore.

    Seigneur du monde, tu nous as faits misérables et maîtres
    de tes immensités, tu nous as même donné un nom pour t’appeler.




    Erri De Luca, Aller simple [Solo andata, Giangiacomo Feltrinelli Editore, Milano, 2005], édition bilingue, éditions Gallimard, Collection Du monde entier, 2012, pp. 16-17 ; Collection Poésie/Gallimard, 2021, pp. 18-19. Poèmes traduits de l’italien par Danièle Valin.





    Erri De Luca  Aller simple





    Erri De Luca  Aller simple  Collection Poésie Gallimard



    ERRI DE LUCA


    Erri De Luca  portrait





    ■ Erri De Luca
    sur Terres de femmes


    Le plus et le moins (lecture de Martine Konorski)
    Considero valore (poème issu du recueil Œuvre sur l’eau)
    Qui a étendu ses bras au large (autre poème issu du recueil Œuvre sur l’eau)
    Volti (autre poème issu du recueil Œuvre sur l’eau)
    Piero della Francesca (poème issu du recueil L’Ospite incallito)
    Statua di Caino (autre poème issu du recueil L’Ospite incallito)
    Première heure (lecture d’AP)
    Le Tort du soldat (extrait)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Paysages écrits)
    une lecture d’Aller simple d’Erri De Luca par Marie-Hélène Prouteau
    le site de la fondation Erri De Luca (en italien)





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  • Kimberly Blaeser | Manoominike-giizis


    Résister en dansant







    MANOOMINIKE-GIIZIS





    Ricing moon
    when poling arms groan
    like autumn winds through white pine.
    Old rhythms find the hands
    bend and pound the rice,
    rice kernels falling
    falling onto wooden ribs
    canoe bottoms filling with memories —
    new mocassins dance the rice
    huffs of spirit wind lift and carry the chaff
    blown like tired histories
    from birchbark winnowing baskets.
    Now numbered
    by pounds, seasons, or generations
    lean slivers of parched grain
    settle brown and rich
    tasting of northern lakes
    of centuries.







    MANOOMINIKE-GIIZIS



    Lune du riz*
    quand les bras poussant sur les perches gémissent
    pareils aux vents d’automne dans les pins blancs.
    Des rythmes anciens trouvent les mains,
    courbent et battent le riz,
    les grains tombent
    tombent sur des côtes en bois
    au fond des canoés qui se remplissent de souvenirs —
    des mocassins neufs dansent le riz
    les soupirs de l’esprit vent lèvent et portent la balle
    soufflée comme des histoires fatiguées
    depuis des paniers d’écorce de bouleau.
    Maintenant numérotés
    en grammes, saisons, ou générations
    de maigres éclats de grains séchés
    s’installent bruns et riches
    ayant le goût des lacs du nord
    le goût des siècles.




    Kimberly Blaeser, « Manoominike-giizis » [« II. Hunger for Balance », Copper Yearning, Holy Cow Press, Duluth, Minnesota, 2019, p. 45], in Résister en dansant | Ikwe-Niimi : Dancing Resistance, édition bilingue, éditions des Lisières, Nyons, 2020, pp. 36-37. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Béatrice Machet.



    _____________
    * Les Indiens ne divisaient pas l’année en mois mais en lunes. Le nom de chaque lune était donné en fonction d’un événement marquant se déroulant pendant cet intervalle de 28 jours.






    Résister en dansant 3




    KIMBERLY BLAESER


    Kim-blaeser-homepage
    Source




    ■ Voir aussi ▼


    le site de Kimberly Blaeser
    → (sur Terre à ciel)
    une lecture de Résister en dansant par Jean Palomba





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Regina José Galindo | Pour chaque champ de maïs que tu brûleras


    Por cada milpa que tú quemes
    nosotros sembraremos cien semillas

    Por cada feto qu tú mates
    nosotros criaremos cien hijos

    Por cada mujer que tú violes
    nosotros tendremos cien orgasmos

    Por cada hombre que tú tortures
    nosotros abrazaremos cien alegrías

    Por cada muerto que tú niegues
    nosotros tejeremos cien verdades

    Por cada arma que tú empuñes
    nosotros haremos cien dibujos

    Por cada bala perdida
    cien poemas

    Por cada bala encontrada
    mil canciones.







    Pour chaque champ de maïs que tu brûleras
    nous sèmerons cent graines

    Pour chaque fœtus que tu tueras
    nous élèverons cent enfants

    Pour chaque femme que tu violeras
    nous aurons cent orgasmes

    Pour chaque homme que tu tortureras
    nous embrasserons cent joies

    Pour chaque crime que tu nieras
    nous tisserons cent vérités

    Pour chaque arme que tu brandiras
    nous ferons cent dessins

    Pour chaque balle perdue
    cent poèmes

    Pour chaque balle trouvée
    mille chansons.





    Regina José Galindo, Rage/Rabia, édition bilingue, éditions des Lisières, Collection Hêtraie, 2020, pp. 54-55. Traduit de l’espagnol (Guatemala) par Laurent Bouisset.






    Rage



    REGINA JOSÉ GALINDO


    Regina josé Galindo 2
    Source




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions des Lisières)
    la page de l’éditrice sur Rage/Rabia
    le site de Regina José Galindo





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Boris Ryji | [L’enfant juif]


    Mальчик-еврей принимает из книжек на веру
    гостеприимство и русской души широту,
    видит березы с осинами, ходит по скверу
    и христианства на сердце лелеет мечту.
    Следуя заданной логике, к буйству и пьянству
    твердой рукою себя приучает, и тут —
    видит березу с осиной в осеннем убранстве,
    делает песню, и русские люди поют.
    Что же касается мальчика, он исчезает.
    А относительно пения — песня легко
    то форму города некоего принимает,
    то повисает над городом, как облакό.







    À Lena Tinovskaïa



    L’enfant juif lit des livres et croit vraiment
    que l’âme russe est vaste et hospitalière,
    dans les bosquets il voit des bouleaux, des trembles
    et chérit le rêve de devenir chrétien.
    Selon la même logique, il s’entraîne avec zèle
    au débridement et à l’ivrognerie,
    et quand il voit les bouleaux, les trembles
    parés des couleurs de l’automne,
    il en fait une chanson que tous les Russes entonnent.
    On ne saurait dire ensuite où le gamin est passé.
    Il reste le chant qui tantôt prend sans peine
    La forme d’une ville, tantôt la survole comme les nuées.




    Boris Ryji, La neige couvrira tout, édition bilingue, Cheyne éditeur, collection D’une voix l’autre, 2020, pp. 74-75. Traduit du russe et préfacé par Jean-Baptiste Para.





    Boris Ryji  La neige couvrira tout




    BORIS RYJI | Борис Борисович Рыжий (1974-2001)


    Boris Ryji portrait 2
    Source




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de Cheyne éditeur)
    la fiche de l’éditeur sur La neige couvrira tout





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Anna Akhmatova | Presque dans un album


    Почти в альбом



    Услышишь гром и вспомнишь обо мне,
    Подумаешь: она грозы желала…
    Полоска неба будет твердо-алой,
    А сердце будет как тогда — в огне.
    Случится это в тот московский день,
    Когда я город навсегда покину
    И устремлюсь к желанному притину,
    Свою меж вас еще оставив тень.


    <1961>           






    PRESQUE DANS UN ALBUM



    Tu entendras le tonnerre et tu penseras à moi,
    Tu te diras : elle souhaitait les orages…
    Une bande de ciel sera d’un rouge froid,
    Et le cœur sera comme alors – en feu.
    Cela se passera à Moscou, le jour
    Où je quitterai cette ville à jamais,
    Et où je m’élancerai vers mon apogée,
    Laissant encore mon ombre parmi vous.


    <1961>           




    Anna Akhmatova [Анна Ахматова], « Le trèfle de Moscou »*, L’Hôte venu du futur, poèmes, édition bilingue, éditions Interférences, 2020, pp. 54-55. Traduit du russe et présenté par Sophie Benech.



    _____________________
    * un des quatre cycles de poèmes inspirés par une rencontre entre Anna Akhmatova et Isaiah Berlin.





    Anna Akhmatova  L'Hôte venu du futur



    Анна Андреевна Ахматова

    Anna Akhmatova par Nathan Altman
    Nathan Altman, Portrait d’Anna Akhmatova, 1914 (détail)
    Huile sur toile, 37,8 x 45,7 cm
    The State Russian Museum, Saint-Pétersbourg

    Source





    ■ Anna Akhmatova
    sur Terres de femmes


    La nuit
    Le poète (poème extrait de Course du temps)
    Réponse tardive, 16 mars 1940
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    Quatrième élégie du Nord




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site des éditions Interférences)
    une notice biographique sur Anna Akhmatova
    → (sur Terres de femmes)
    Marina Tsvétaïeva | J’aimerais vivre avec vous (Pour Akhmatova)
    → (sur Esprits nomades)
    Anna Akhmatova | L’icône de la souffrance russe
    → (sur le site de France Culture)
    Anna Akhmatova, la parole libre, par Camille Renard (6 août 2020)
    → (sur le site de France Culture)
    émission Grandes traversées : Anna Akhmatova, l’inconnue de Leningrad. Épisode : Quand surgit l’hôte du futur (7 août 2020)





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  • Luis García Montero | Los idiomas persiguen el desorden que soy


    [LOS IDIOMAS PERSIGUEN EL DESORDEN QUE SOY]



    A Elisa



    Mi nombre es Luis,
    soy español,
    vivo en Madrid,
    en el número uno, calle Larra,
    me dice usted la hora, por favor,
    ¿dónde ha nacido usted
    y cuántos años tiene?,
    buenos días, amigo,
    buenos días, mi amor, te quiero mucho.

    Confieso que no tengo
    facilidad para estudiar idiomas.
    He copiado mil veces las frases y procuro
    aprender de memoria, poco a poco,
    preguntas y respuestas.
    Pero me acabo siempre confundiendo
    y a los demás les digo
    ¿dónde está mi te quiero?,
    vivo en Luis
    y soy las doce y media de la noche.
    Nadie ha podido nunca pasear
    por el número uno
    sin romper el espejo de las horas
    y de su propio rostro.

    ¿Me dice, por favor, qué significan
    el tú y el yo, la edad y la palabra España?

    Los idiomas persiguen el desorden que soy,
    y así los predicados de altas temperaturas
    y los verbos de nieve
    me tratan sin piedad
    igual que a los sujetos derretidos.
    No me resulta fácil,

    pero a veces entiendo
    la nostalgia de orden que tienen mis poemas.







    [LES LANGUES SONT À L’IMAGE DU DÉSORDRE QUE JE SUIS]



    À Elisa



    Mon nom est Luis,
    je suis espagnol,
    je vis à Madrid,
    au numéro un, rue Larra,
    avez-vous l’heure, s’il vous plaît
    où êtes-vous né ?
    et quel âge avez-vous ?,
    bonjour, l’ami
    bonjour mon amour, je t’aime beaucoup.

    J’avoue que je n’ai pas
    de don pour apprendre les langues.
    J’ai copié mille fois les phrases et je m’efforce
    à apprendre de mémoire, peu à peu,
    questions et réponses.
    Mais je finis toujours par mélanger
    et je dis aux gens
    Où est moi je t’aime ?
    je vis au Luis
    et je suis minuit et demi.
    Personne n’a jamais pu se promener
    au numéro un
    sans briser le miroir des heures
    et de son propre visage.

    Dites-moi, s’il vous plaît, que signifient
    le toi, le je, l’âge et le mot Espagne ?

    Les langues poursuivent le désordre que je suis,
    et c’est ainsi que les attributs de hautes températures
    et les verbes de neige
    me traitent sans pitié
    comme ils traitent les sujets fondus.
    Ce n’est pas simple pour moi,

    mais parfois je comprends
    la nostalgie de l’ordre qu’ont mes poèmes.



    Luis García Montero, « Le Mot », Une mélancolie optimiste | Una melancolía optimista [Visor libros, Collection Visor de Poesía, 2019], anthologie bilingue espagnol-français, traduite par Françoise Dubosquet-Lairys, éditions Al Manar, Collection Méditerranées, 2019, pp. 31-34.






    Luis Garcia Montero  Une mélancolie optimiste



    LUIS GARCÍA MONTERO


    Luis_garcia_montero  portrait 2
    Source




    ■ Voir aussi ▼


    le site officiel de Luis García Montero
    → (sur remue.net)
    le poète Luis García Montero, par Annie Fiore
    → (sur le site des éditions Al Manar)
    la fiche de l’éditeur sur Une mélancolie optimiste






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  • Karen Alkalay-Gut, Survivre à son histoire

    par Angèle Paoli

    Karen Alkalay-Gut, Survivre à son histoire,
    poèmes d’Holocauste, édition bilingue,
    Revue Nunc | Éditions de Corlevour, 2020.
    Traduction de l’anglais par Sabine Huynh.



    Lecture d’Angèle Paoli


    « JE CHERCHE… CETTE PARTIE D’EUX QUI ME COMPLÉTERAIT »




    Karen Alkalay-Gut est l’auteure d’un nombre considérable d’ouvrages. Recueils de poèmes, textes critiques et biographiques. Écrits en hébreu ou en anglais, certains de ces textes ont été traduits en yiddish, roumain, italien, polonais, russe… Grâce au remarquable travail de traductrice entrepris par Sabine Huynh, un premier ouvrage de Karen Alkalay-Gut est aujourd’hui disponible en langue française : Survivre à son histoire. Un recueil de vingt-six poèmes qui vient tout juste de paraître aux éditions de Corlevour.

    En première de couverture, une photo en noir et blanc, légendée Mother ans sisters. Ils sont sept, enfants et adolescents (ou jeunes adultes). Un jeune homme et six filles. La même photo est reproduite au cœur du livre, en regard du poème « Old Photo ». Chacun des protagonistes y est présenté par la poète. Resitué en quelques vers dans son contexte ou dans ses actes. Ainsi de la mère, identifiée par la main que sa sœur Frida pose sur son épaule, la poète écrit-elle :

    « ma mère, qui réchappera de tous

    les obstacles de la vie quels qu’ils soient. »

    Une fois achevée la présentation de sa famille maternelle, la poète conclut par deux vers où sont inclus les vivants qui la lisent/regardent :

    « Les voici maintenant, chacun d’eux vous scrutant

    depuis leur monde entier respectif. »

    Au sein du même poème, la poète précise :

    « À peine

    deux décennies après ce cliché plus aucun

    des frères et sœurs n’était encore en vie. »

    Immédiatement identifiable, le contexte historique est celui de la Shoah, ce que le sous-titre, Poèmes d’Holocauste, indiquait déjà.

    C’est sur le poème intitulé « Dédicace » que s’ouvre le recueil. Dans ce poème à la manière de Czeslaw Milosz, la poète s’adresse aux siens, à ces proches qu’elle n’a pas connus, emportés par les violences et furies de l’Histoire. Parmi tous les visages disparus émerge celui de la grand-mère, laquelle revient à plusieurs reprises sous la plume de sa petite-fille. Notamment dans le poème intitulé « Photo ». La photo correspondante, sur la double page qui précède le poème, a été prise à Lida en 1916 par un soldat allemand. La poète, qui s’appesantit sur le regard de sa grand-mère, prend le lecteur/spectateur à témoin :

    « Ses yeux

    voyez comme ils jaugent froidement

    le soldat qui pouvait décider

    de pointer sur elle son arme plutôt que

    son objectif […] ».

    Dans l’émouvant poème qui ouvre le recueil (« Dédicace »), où Karen Alkalay-Gut rend un hommage plein d’affection aux oncles et tantes « emportés » avant sa naissance, la poète s’interroge sur l’héritage qui est le sien et sur l’importance qu’il a pour elle ; sur la place qu’il occupe dans sa vie et sur celle qu’il occupera à l’avenir. Et quelle part d’imaginaire, de cauchemars, de souvenirs accorder à l’écriture ?

    Ce que fut la réalité des siens, et qui nourrit sa souffrance, la poète l’évoque sans pathos, avec un détachement froid, dans le poème « Stutthof » :

    « Ma grand-mère a été changée en savon.

    Il était clair qu’elle était trop faible pour travailler

    c’est pourquoi les docteurs l’ont emmenée à l’infirmerie

    lui ont fait une injection mortelle

    puis l’ont convertie en quelque chose d’utile. »

    Un espoir toutefois, un mince espoir, réside dans la pensée affectueuse de la poète. L’espoir que peut-être, grâce à la flamme d’une chandelle, la grand-mère « profite de chaque instant de lumière. » De sorte que poursuivre par la démarche poétique ce qui a pour toujours disparu perpétue cet espoir :

    « À ma mort mes poèmes sur vous seront des graines

    semées sur des tombes perdues à jamais. »

    Raconter alors. Raconter pour survivre par-delà ce que d’autres ont vécu. Raconter pour retrouver les chemins de l’Histoire. Et des histoires. Car qui dit histoire dit aussi récit. Mettre des mots sur ce qui ne peut être dit. Dénoncer les violences d’hier et celles insidieuses d’aujourd’hui. Dénoncer par exemple la violence de l’indécence du « tourisme holocaustique », mis au goût du jour. Raconter pour exhumer les visages du passé, ré-animer le peu qu’il reste de ce qui a été emporté dans la tragédie. Rendre la parole aux survivants et se risquer à retracer. Tenter de retracer pour comprendre. Par où commencer ? Quand cela a-t-il commencé et comment ? La poète cherche. Sa recherche est multiple, sa recherche est constante. Elle se poursuivra par-delà le dernier poème qui clôt le recueil. Jamais elle ne prendra fin, sinon à la disparition de la poète.

    « Je suis toujours à la recherche de mon cousin —

    celui qui se trouvait à l’école

    et a réchappé au massacre. »

    Et le dernier poème se clôt sur cet aveu :

    « Je ne sais par où commencer. »

    Car c’est avec le nombre que cela commence. « Mathématique ».

    « Un plus un plus un plus un —.

    Compte les êtres humains exterminés ».

    Échapper au nombre. À la dictature du nombre. Et retrouver les visages et les êtres disparus. La poète fouille. Passé et mémoires. Vieilles photos délavées. Elle met des noms sur les visages. Mira Basha Motel Malcah… Outre la grand-mère, il y a la mère et ses sœurs, le père et le grand-père, il y a le frère, les cousins et les voisins. Il y a Willy Neisner, « seul survivant de sa famille » et que l’on a retrouvé pendu. Tous sont à la recherche d’un des leurs. Ou de plusieurs d’entre eux. Il y a aussi le traitre — Berke Karpaiski — et Mengele le tortionnaire qui poursuit la voisine de palier, devenue folle, dans ses cauchemars. Tous ces gens ont habité des lieux précis. Lida, Minsk, Ochmiany, en Biélorussie… Dantzig — Gdánsk en polonais — et le Stutthof. Lieux de ghettos, lieux de tortures et de « mort certaine ». Lida. Sorte de monstre avide, « cimetière à ciel ouvert » ; piège prêt à se refermer sur ceux qui tentent d’y revenir. Et pourtant le dilemme est cruel, qui met la poète face à ses contradictions insolubles :

    « il m’est aussi impossible d’y retourner

    que de ne pas le faire. »

    En lisant ces deux derniers vers me revient en mémoire le très beau récit de Cécile Wajsbrot, Mémorial (éditions Le Bruit du temps, 2019), qui met la narratrice devant les mêmes choix impossibles.

    Il existe parfois plusieurs versions de la même histoire, qui varient en fonction de leur narrateur. Les témoignages divergent sur si peu de choses. Ce qui les relie les uns aux autres, c’est l’abomination qui les caractérise. Car les histoires sont toutes plus horrifiantes les unes que les autres. Des histoires monstrueuses. Ainsi de ces deux bébés, sauvagement assassinés. Abraham et Macha. Leur sang versé coule dans le sang de la poète.

    « Si je peux écrire sur ces bébés,

    je peux supporter le reste », confie-t-elle.

    Comment même imaginer semblables cruautés ? Comment supporter l’insupportable ? Comment en rendre compte quand on ne sait pas raconter ? Chacun tente à sa manière de survivre à cette histoire commune. Chacun cherche à échapper à sa solitude, à ses souvenirs, à son passé, à sa folie. Raconter, alors, ravauder les pans de récits les uns aux autres, comme le fait ici la poète. Chaque poème est un élément du puzzle. Dans chaque poème se dessinent des ébauches de portraits, suffisamment poignants et réalistes pour qu’ils deviennent familiers à celui qui les croise. La poète est hantée. Elle laisse les ombres la traverser, traverser ses rêves.

    En réalité, quoi qu’elle dise, la poète raconte. Et elle raconte éperdument. Elle se fait passeuse. Sa mémoire rejoint et prolonge celle des siens. Même si elle est née en Angleterre en 1945, elle porte en elle le poids d’un récent passé qui n’est pas tout à fait le sien mais qui lui a été transmis par les siens. La guerre est encore trop à vif dans ses veines et dans ses larmes pour qu’elle fasse abstraction d’un passé « confiné » dans les « rêves » de ceux qui « n’osaient même pas raconter ».

    « Enfant de réfugiés, je cherche leurs secrets, leurs doux souvenirs,

    le chagrin qu’ils taisaient, exprès et involontairement,

    cette partie d’eux qui me compléterait. »

    Il m’est difficile de refermer ce livre et de me détacher des visages qui émergent d’un poème à l’autre. Tant est grande l’émotion. Et puissante la présence poétique de Karen Alkalay-Gut qui illumine ce recueil.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli




    Survivre à son histoire




    KAREN ALKALAY-GUT


    Karen_Alkalay-Gut portrait
    Source




    ■ Karen Alkalay-Gut
    sur Terres de femmes


    Exil (un poème extrait de Survivre à son histoire)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Corlevour)
    la fiche de l’éditeur sur Survivre à son histoire
    → (sur Terre à ciel)
    Karen Alkalay-Gut, traduite par Sabine Huynh






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  • Karen Alkalay-Gut | Exil


    EXILE




    My mother strode forward with her jaw uplifted.
    She made sure we found a place in every new world.
    My father lagged behind with steps longing only to return.
    But there was never a place to go back.
    Home no longer existed the minute you needed to leave.
    You could grieve all you like but you had to keep breathing.
    Their pasts were reserved only for their dreams.
    They didn’t even dare tell. Who knows what would occur
    If they tried to bind old faiths with new lives.
    A child of refugees, I seek their secrets, their sweet memories,
    The suffering they hid, willingly and unwillingly,
    The part of them that would make me whole.








    EXIL




    Le menton levé, ma mère avançait d’un pas décidé.
    Elle s’assurait que nous trouvions notre place dans chaque monde nouveau.
    Mon père traînait des pieds qui languissaient après le retour.
    Mais il n’y avait jamais nulle part où revenir.
    La maison n’existait plus à partir du moment où vous deviez partir.
    Vous pouviez pleurer tout votre saoul mais vous deviez continuer à respirer.
    Leur passé était confiné dans leurs rêves.
    Ils n’osaient même pas raconter. Qui savait ce qui pouvait arriver
    s’ils essayaient de lier de vieilles croyances à de nouvelles vies.
    Enfant de réfugiés, je cherche leurs secrets, leurs doux souvenirs,
    le chagrin qu’ils taisaient, exprès et involontairement,
    cette partie d’eux qui me compléterait.




    Karen Alkalay-Gut, Survivre à son histoire, poèmes d’Holocauste, édition bilingue, Revue Nunc | Éditions de Corlevour, 2020, pp. 24-25. Traduction de l’anglais par Sabine Huynh.





    Survivre à son histoire




    KAREN ALKALAY-GUT


    Karen_Alkalay-Gut portrait
    Source




    ■ Karen Alkalay-Gut
    sur Terres de femmes


    Survivre à son histoire (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Corlevour)
    la fiche de l’éditeur sur Survivre à son histoire
    → (sur Terre à ciel)
    Karen Alkalay-Gut, traduite par Sabine Huynh





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