Étiquette : édition bilingue


  • Elisa Biagini, Depuis une fissure

    par Angèle Paoli

    Elisa Biagini, Depuis une fissure, édition bilingue,
    éditions Cadastre8zéro, Collection Donc
    dirigée par Bernard Noël, 80000 Amiens, 2017.
    Traduit de l’italien par Roland Ladrière et Jean Portante.



    Lecture d’Angèle Paoli


    JE M’ÉCRIS D’ENTRE LES NŒUDS






    Bernard Noël Vignette
    Bernard Noël, Vignette de première de couverture
    (dessin au stylo)
    Depuis une fissure, éditions Cadastre8zéro, 2017.







    De même qu’à l’évidence un souffle peu ordinaire donne corps à la parole de la poète italienne Elisa Biagini, de même il m’a fallu une respiration ample avant de me lancer à la poursuite des poèmes de ce recueil (Depuis une fissure). C’est que j’avais déjà eu l’opportunité, le 18 avril 2008, de me confronter au très haut niveau d’exigence de cette poésie (lors d’un échange poétique qui se tint à Fiesole, dans le cadre d’un Printemps des poètes italo-corse organisé par l’Institut universitaire européen). Par la suite, l’occasion m’a également été donnée d’en traduire quelques extraits inédits ICI MÊME ET (dont certains ont été repris dans le premier numéro de la revue Place de la Sorbonne [mars 2011] et dans une composition musicale de Marta Gentilucci, créée à l’ircam-Centre Pompidou le 2 juin 2012). Ce n’est pas sans un certain trouble que je reviens à la rencontre de la poésie singulière de cette grande poète florentine. Impatiente et curieuse que je suis d’en redécouvrir l’« insolite » et fulgurante beauté. Aussi est-ce avec une modestie non dénuée d’appréhension que j’explore ici même Depuis une fissure, publié en volume sous le titre Da una crepa en 2014 chez Giulio Einaudi editore, et tout récemment paru (décembre 2017) en édition bilingue, dans une traduction en français de Roland Ladrière et de Jean Portante, aux éditions amiénoises Cadastre8zéro.

    Sous le titre Depuis une fissure, le recueil rassemble quatre sections d’inégale longueur, dont la dernière, également intitulée Depuis une fissure, ne comporte que cinq poèmes. C’est à Paul Celan et à Emily Dickinson, deux poètes chers à son cœur, qu’Elisa Biagini consacre les deux dialogues centraux principaux : « Donner de l’eau à la plante du rêve » (dialogue avec P. Celan) et « Les dents tachées d’encre : photographies » (dialogue avec E. Dickinson). Une section intermédiaire, très brève, « L’Excursion », consacrée à son grand-père Dante, sépare les deux dialogues. Ces poèmes, davantage narratifs, évoquent un autre versant du travail d’écriture d’Elisa Biagini. Ils explorent, par forage, le terreau familial, ici celui de Dante qui descendait dans les mines :

    « Maintenant est le temps de la

    mine de la terre

    qui m’effleure la tête,

    du parler endurci,

    de la lampe éteinte. »

    Et la poète, comparant son travail d’écriture à celui de l’aïeul creusant et cisaillant la roche dans les dédales de la terre, conclut par ces vers :

    « ceci est un travail

    de coupe et de remplissage,

    il importe peu si c’est la pierre ou

    le mot. »

    C’est peut-être à partir de la fissure qui lézarde les murs de sa résidence d’écriture, dans les Marches (peu après le séisme qui détruisit en avril 2009 la ville de L’Aquila, dont est originaire Jean Portante), que la poète observe le monde, le pense et l’écrit. Ainsi la fissure (à la fois réelle et métaphorique) qui craquèle tout, alentour et au-delà, objets et personnes, jusqu’à la mort, permet-elle de voir ce que l’œil grand ouvert ne voit pas. Dans le même temps, la fissure (fente, scissure, césure, couture…) conduit à réduire la focale de l’objectif. L’œil s’attache à ne saisir que l’indispensable tout en élaguant décortiquant écalant jusqu’à l’os l’objet qui l’occupe. La poète « dessique » émonde jusqu’à l’extrême jusqu’à la dernière peau la strophe qu’elle travaille. Ce qu’il reste de ce travail de sape, c’est le plus souvent une strophe par page. Car la poésie d’Elisa Biagini est tenue enserrée comprimée sous le boisseau. Quelques vers, à peine. Elisa Biagini bannit toute forme d’épanchement. Et se refuse à tout lyrisme, à toute tentation ou tentative de consolation. Mais sécheresse ne signifie en rien froideur ni absence. Il y a là tout un paradoxe qui surprend et désarçonne. Cette fissure, elle se cache aussi dans l’un des poèmes du dialogue avec Paul Celan. Un poème d’aveu où se dit (je n’ose dire « s’avoue ») la proximité de la poète florentine avec le poète roumain :

    « La fissure qui part

    de toi marque

    le pas

    dans le proche. »

    La fissure, ce passage étroit où s’originent et s’ancrent tous les désastres, est le creuset dans lequel s’enracine la poésie d’Elisa Biagini. Elle est au cœur de l’ensemble de son œuvre et, bien sûr, omniprésente dans les cinq derniers poèmes qui donnent au recueil son titre. Ce leitmotiv émouvant (d’où vient donc cette émotion qui submerge, malgré la poète et malgré soi, à la lecture ?) égratigne la page. Quelque chose étreint que l’on ne saurait dire :

    « je m’écris entre les

    fissures, dans les nœuds

    du bois, dans la

    poussière sous le tapis :

    l’obscurité, qui attend

    d’entrer, se grumèle

    de cernes [s’aggruma d’occhiaie] »

    C’est dans le poème d’ouverture de Depuis une fissure qu’est revendiqué et que s’affirme le refus du lyrisme. Un poème qui s’apparente à un manifeste. Un art poétique — en trois strophes — qui rejette et choisit la verticalité et non l’horizontalité :

    «… fuis la mélodie de la parole,

    la voix qui te sourit les dents refaites […]

    […] pêche de ce noir

    l’encre qui dit la parole

    verticale. À son ombre grandissent

    les questions, l’espace s’ouvre

    à la respiration de la pensée.

    Non la parole horizontale qui envahit,

    mais le blanc des marges, la pause qui

    couvre l’absence de toi à moi. »

    Dans ce poème d’ouverture se dit aussi l’omniprésence du corps. Œil main paupière voix dents pupille respiration… Dans un même mouvement pendulaire qui met le corps au centre s’exprime le refus de la chaleur et du confort qui apaise ; ou, au contraire, l’ouverture de la pensée qui questionne. Ainsi se joue la respiration vitale qui donne à la parole du poème son existence et sa forme. Sa corporéité.

    Ce premier poème est suivi de deux exergues qui se font écho l’un l’autre et annoncent le contenu de l’œuvre. Deux vers de Paul Celan, deux d’Emily Dickinson. Un même balancement, un vocabulaire identique disent la proximité grande de Paul Celan avec « La Dame blanche ». Il me semble bien d’ailleurs avoir lu, sous la plume d’Elisa Biagini (un entretien journalistique), que si ces deux poètes avaient vécu à la même époque, il ne fait aucun doute qu’ils se seraient rencontrés. Et peut-être aimés :

    « et tu joues avec les haches

    et à la fin tu resplendis comme elles » (Paul Celan)

    « elle maniait ses mots comme des lames —

    ainsi resplendissaient-ils de lumière — (Emily Dickinson)

    D’un côté la lame de l’autre la hache. Les armes coupantes se rejoignant avec éclat dans la lumière. Elles sont l’arme dont le poète se sert pour élaguer la langue la dépecer la désosser pour en atteindre la moelle. Car la langue doit être coupante incisive concise. Le tranchant (mais aussi le risque) de la lame et de la hache, gage de la rigueur, s’impose à la poète florentine comme il s’est imposé avant elle à Paul Celan et à Emily Dickinson.

    Dans le dialogue d’Elisa Biagini avec Paul Celan, les fragments empruntés au poète roumain, détachés de leur contexte et insérés en italiques, sont les « détonateurs » dont Elisa Biagini se sert comme déclencheurs des « déflagrations » poétiques que sont ses poèmes. Très condensés, les poèmes dénoncent le trop-plein et le débord de la parole courante, anecdotique et étouffante, laquelle submerge la parole poétique et la noie. La langue couramment se disperse, elle se perd dans l’abondance et le profus. Il faudrait qu’elle se résigne à l’impesanteur et à la modestie. Le travail du poète est de trancher, d’ôter à la langue le redit et le ressassement afin de permettre à la parole de reprendre vie :

    « Quand la bouche

    crache la parole,

    il y a un temps, un

    entre “moi et toi”,

    qui est une motte

    tranchée par la lame

    ver qui après

    reprend vie. »

    La même image est reprise plus loin avec la variante de la racine :

    « — Ce qui fut déraciné se rassemble à nouveau —

    le nom, le nom, la main, la main :

    sur ma main

    pose la feuille

    qui ne peut croître

    à cette lumière :

    passe-lui un gant

    car le vent l’écorche,

    mets-la en poche

    qu’elle n’en renaisse. »

    Qu’ils soient vers ou racines, les fragments du corps de la langue élaguée se reforment, vivifiés.

    Se contraindre à ces entailles ne se fait cependant pas sans souffrance ni sans effort :

    « Je marche

    par soustraction

    et mon souffle trébuche,

    ses joues

    prennent la couleur du sel » confie la poète.

    Dans la poésie de Paul Celan, Elisa Biagini cherche un étançon. Qu’elle glisse sous la sienne. Non pour répéter mais pour agir sur la citation. Pour « donner la parole » à « la parole donnée », comme le dit le critique italien Riccardo Donati. Dans une sorte de supplication singulière, Elisa Biagini fait appel à son ami roumain :

    Compte-moi parmi les amandes. (Zähle mich su den Mandeln)

    L’image de l’amande, sa petitesse dans la « paume », sa douceur cachée, disent la confiance de la poète florentine et le lien étroit qu’elle entretient avec son aîné. Un lien familier quasi physique qui se dit dans ce poème :

    « Avec les yeux

    ciseaux je te retaille

    le profil, je t’arrête

    avec la lame du temps

    qui ne rouille jamais. »

    Ou encore dans celui-ci, à prédominance amoureuse et sensuelle :

    « Mes lèvres, les

    tiennes, sont

    les fentes

    où tombent

    les monnaies, clefs

    des portes qui

    s’ouvrent ailleurs. »

    D’elle à lui, le corps est un médiateur complice. Il offre à la poète florentine le pouvoir de se mettre au diapason du poète roumain. Cette complicité intense se poursuit par-delà la mort du poète. Sa disparition — une « arête » — fait d’Elisa Biagini une figure d’écorchée.

    « Sur l’arête du

    congé, j’écorche

    ma respiration.

    Le souffle

    ravaudé d’un

    fil plus obscur :

    d’abandon. »

    À travers la quête d’une fusion possible, Elisa Biagini rejoint le poète au plus près de ce qu’il fut et de ce qu’elle cherche à être :

    « J’appuie le front

    contre la vitre, je regarde dans la

    nuit de tes mots,

    la voix devient blanche de

    silence, les ombres

    s’épaississent entre les dents :

    je suis toi, quand je suis moi. »

    Ainsi la voix de Paul Celan, voix unique, qui pique et qui attise, — « voix / qui fait grincer / la mienne — » (confie Elisa Biagini dans un autre poème) ouvre-t-elle sur d’autres espaces. La parole poétique peut alors advenir :

    « Et le papier crépite

    tout près de l’os,

    marque de blanc

    le doigt. »

    À la fois proche et autre est le dialogue avec Emily Dickinson. De même concision et de même densité, les poèmes répondent au même souci d’élagage. Ici les matériaux qui permettent à Elisa Biagini de construire ses poèmes sont un peu différents. Si des vers en italiques sont bien disséminés dans les poèmes, la poète ne cite pas les vers anglais correspondants. Peut-être pour rendre plus diffuse la présence de la poète d’Amherst. Plus évanescente. Et toutes les majuscules (à une exception près) ont disparu. Le décor est celui de la chambre d’Emily Dickinson. Tel qu’on l’imagine. C’est celui de son univers. Peuplé d’objets familiers, fenêtre, fauteuil, cheveux, gants, maille, mouchoir, livre, tiroir… Objets avec lesquels négocier. Car les objets se rebiffent, qui donnent fort à faire à l’habitante des lieux. Partant, à son amie poète :

    « tu racontes l’herbe

    renversée, la plume

    encastrée, la pluie

    recueillie à l’intérieur

    de l’oreille

    (et le silence, ici

    perd de son poids). »

    Aussi ordinaires sont-ils, les objets permettent à Elisa Biagini de circonscrire « le champ du récit ». Et la méthode de travail est la même, celle de la « négation » énoncée dans ces quatre vers :

    « un pas à la fois, par négation,

    je trace le périmètre à notre

    champ du récit — lettres denses

    pour soutenir le vent des sons. »

    Doués de pouvoir, les objets inversent l’ordre naturel des choses, y compris celui du corps. L’univers d’Emily Dickinson s’entremêle, dont elle est seule à comprendre la trame étrange :

    « tu comptes tes

    pieds cherchant le

    sommeil à l’ouïe,

    tu écoutes le poisson dans

    l’oreille traduisant l’eau ridée

    du verre ».

    La nature (toujours, avec Elisa Biagini, les choses se meuvent du dedans vers le dehors) se joue elle aussi de la poète, lui impose ses fantasmagories :

    « il souffle du

    carreau le vent

    de 3 heures, il déplace la

    main de l’écrit,

    il fait de la jupe

    une voile. »

    Ou encore

    « rayon de lune qui

    force le

    tiroir, s’enroule autour

    de la cheville

    (tu remontes mes couvertures

    pour la nuit —

    le papier est rugueux et les

    virgules piquent).

    Si les objets et la nature même sont imprévisibles et se dérobent sous les pas, le corps, lui, est complice de la rencontre avec l’autre, incarné par le « tu ». Ce « tu » omniprésent qui fait face à un « je » plus discret — « je te regarde », « je trace », « je te suis », « je bute ». La respiration, le souffle, le visage, l’oreille et les sons, la main… sont autant de points de rencontre possibles avec le corps de l’autre. C’est par l’ouïe et par la voix que passe l’échange, qu’un toucher subtil passe de l’un à l’autre ou de l’une à l’autre. Par le corps s’opère la symbiose nécessaire qui permet de se fondre dans l’univers de l’autre et dans ses empreintes, d’habiter sa silhouette. Ainsi de ce poème inspiré à Elisa Biagini par le vers présent dans une lettre qu’adresse Emily Dickinson à Thomas W. Higginson :

    « The Ear is the last Face »

    « l’oreille est le dernier

    visage. puis je te suis

    avec une bougie à

    l’horizon, où

    tu te baignes les pieds

    dans l’obscurité. »

    L’acmé de la rencontre a lieu dans l’ultime poème de cette section — « Impatient of the fewest words » (dialogue entre Emily et Paul). Elisa Biagini se plaît à mettre en scène un échange imaginaire entre les deux poètes. Ce contact physique qui passe par le partage de gestes érotiques conduit à la connaissance de l’autre. Celle qui ouvre la voie à la parole poétique :

    « Debout, sur le seuil,

    mon œil dans ta

    main, ta langue sur mon oreille :

    c’est ainsi que nous nous connaissons,

    en nous touchant, parce que

    la pupille est dilatée

    par l’effort, les papilles

    comme papiers de verre.

    Si le plancher cède, si la

    voix sombre,

    c’est ici,

    dans l’air

    que nous tient

    la parole-branche. »

    Un dernier poème clôt l’ensemble du recueil, — « contre le vent » —, très beau poème dans lequel Elisa Biagini confie ce qui reste entre ses mains, une fois l’œuvre accomplie. Les amis choisis se sont retirés mais leur parole demeure sous les mots de la poète et leur silence continue de l’éclairer. Une fois l’œuvre accomplie, reste l’ultime citation empruntée à Emily Dickinson :

    « I take — no less than skies

    rien moins que les cieux — pour moi. »

    Une vocation personnelle d’Elisa Biagini à pousser son regard toujours plus loin, vers un horizon qui ouvre toujours plus vaste.

    Une étrange et non moins poignante beauté se dégage de l’ensemble de cette œuvre longuement mûrie. À la beauté intrinsèque des poèmes vient se greffer la beauté de l’ouvrage en lui-même : la qualité éditoriale (discrétion de la typographie et aération de la mise en page) et la qualité du façonnage (cahiers cousus, couverture à double rabat) dues à la maison Cadastre8zéro et à l’ancienne imprimerie Paillart d’Abbeville. La première et la quatrième de couverture étant illustrées par le directeur de collection lui-même, le poète et écrivain Bernard Noël. Deux vignettes extraites d’un dessin au stylo. Que l’on pourrait imaginer issues des « Chosins ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Elisa Biagini  Depuis une fissure






    ELISA BIAGINI



    Elisa Biagini 2





    ■ Elisa Biagini
    sur Terres de femmes

    [Les nuits se ferment] (poème extrait de Depuis une fissure)
    Nel bosco | Dans le bois (note de lecture d’AP)
    La gita (poème extrait de Da una crepa)
    Sotto i castagni (extrait du recueil L’ospite) (+ notice bio-bibliographique)
    Elisa Biagini au Centre d’Études Poétiques de l’ENS de Lyon (13 mai 2008, chronique de Marie-Ange Sebasti)
    Anne Sexton | Elisa Biagini | Due mani… Due voci (trois poèmes extraits de Nel bosco, avec leur traduction en français par AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Da una crepa (traduction inédite d’AP)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le portrait d’Elisa Biagini (+ un poème extrait du recueil L’ospite, un poème extrait d’Acqua smossa et un poème extrait de Da una crepa. Traduction inédite d’AP)




    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site des editions Cadastre8zéro)
    la fiche de l’éditeur sur Depuis une fissure d’Elisa Biagini
    → (sur La Cause Littéraire)
    une lecture de Depuis une fissure par Philippe Leuckx
    le site personnel d’Elisa Biagini
    → (sur Lyrikline)
    dix poèmes d’Elisa Biagini dits par Elisa Biagini (+ traduction française)
    → (sur Italies)
    Anthologie bilingue d’Elisa Biagini, par Estelle Ceccarini
    → (sur Italies)
    La poésie d’Elisa Biagini, images de l’intime et démystification du monde, par Estelle Ceccarini
    → (sur Poetry International Web) une
    bio-bibliographie d’Elisa Biagini (+ de nombreux poèmes)
    → (sur Nazione Indiana)
    Domande da una crepa: intervista a Elisa Biagini
    → (sur le site de Chelsea Editions)
    une page sur Elisa Biagini





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  • Elisa Biagini | [Les nuits se ferment]




    [MI SI CHIUDONO LE NOTTI]




    Mi si chiudono
    le notti dentro
    il palmo,

    ti tocco
    e sei d’inchiostro.



    Troppe cose gia dette,
    troppo già respirato,

    nel palmo
    solo una pietra risputata,
    piccolo come
    una mandorla

    (il dolce è troppo
    nascosto e troppo
    duro il guscio).

    Contami tra le mandorle.1



    La lingua vola ovunque, rotola,
    gettala via, gettala via,
    e cosí la riavrai
    2 :
    sarà un frullare d’orecchio,
    un’ala che s’apre a misurare il cielo.







    [LES NUITS SE FERMENT]




    Les nuits se ferment
    dans ma
    paume,

    je te touche
    et tu es d’encre.



    Trop de choses déjà dites,
    déjà trop respiré,

    dans la paume
    rien qu’une pierre recrachée,
    petite comme
    une amande

    (le doux est trop
    caché et trop
    dure la coquille).

    Compte-moi parmi les amandes.



    La langue vole un peu partout, roule,
    jette-la, jette-la
    ainsi tu l’auras à nouveau
    :
    ce sera un battement d’oreille,
    une aile qui s’ouvre pour mesurer le ciel.




    __________________
    1. Zähle mich zu den Mandeln
    2. wirf sie weg, wirf sie weg,|dann hast du sie wieder




    Elisa Biagini, « Donner de l’eau à la plante du rêve (dialogue avec Paul Celan) », Depuis une fissure (Da una crepa, Giulio Einaudi editore, Collezione di poesia 421, 2014, pp. 11-13), édition bilingue, éditions Cadastre8zéro, Collection Donc dirigée par Bernard Noël, 80000 Amiens, 2017, pp. 18-23. Traduit de l’italien par Roland Ladrière.






    Elisa Biagini  Depuis une fissure






    ELISA BIAGINI



    Elisa Biagini 2





    ■ Elisa Biagini
    sur Terres de femmes

    Depuis une fissure (note de lecture d’AP)
    Nel bosco | Dans le bois (note de lecture d’AP)
    La gita (poème extrait de Da una crepa)
    Sotto i castagni (extrait du recueil L’ospite) (+ notice bio-bibliographique)
    Elisa Biagini au Centre d’Études Poétiques de l’ENS de Lyon (chronique de Marie-Ange Sebasti)
    Anne Sexton | Elisa Biagini | Due mani… Due voci (trois poèmes extraits de Nel bosco, avec leur traduction en français par AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Da una crepa
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le portrait d’Elisa Biagini (+ un poème extrait du recueil L’ospite, un poème extrait d’Acqua smossa et un poème extrait de Da una crepa. Traduction inédite d’AP)




    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site des editions Cadastre8zéro)
    la fiche de l’éditeur sur Depuis une fissure d’Elisa Biagini
    → (sur La Cause Littéraire)
    une lecture de Depuis une fissure par Philippe Leuckx
    le site personnel d’Elisa Biagini
    → (sur Lyrikline)
    dix poèmes d’Elisa Biagini dits par Elisa Biagini (+ traduction française)
    → (sur Italies)
    Anthologie bilingue d’Elisa Biagini, par Estelle Ceccarini
    → (sur Italies)
    La poésie d’Elisa Biagini, images de l’intime et démystification du monde, par Estelle Ceccarini
    → (sur Poetry International Web) une
    bio-bibliographie d’Elisa Biagini (+ de nombreux poèmes)
    → (sur Nazione Indiana)
    Domande da una crepa: intervista a Elisa Biagini
    → (sur le site de Chelsea Editions)
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  • Attilio Bertolucci | Piccolo autoritratto (Caffè Greco)



    PICCOLO AUTORITRATTO (CAFFÈ GRECO*)






    Caffè Greco
    Source





    Non potevano tanti anni, diviso
    ognuno in mesi i mesi in giorni,
    i giorni in ore, minuti, attimi,
    alterare più giustamente un viso,

    il mio, che guarda in uno specchio scuro
    dell’antico caffè dove impietosa
    si scatena la moda ultima, io,
    da questa escluso forse per il puro

    lampo degli occhi e intenerito riso
    della bocca alla consunta ferita
    di un amore vittorioso su anni
    e adipe, oh non esigente narciso.





    Attilio Bertolucci, « I Pescatori » in Viaggio d’inverno, Garzanti Editore, Collezione di poesia, Milano, 1971.






    Attilio Bertolucci  Viaggio d'inverno 6







    PETIT AUTOPORTRAIT (CAFÉ GRECO)




    Tant d’années ne pouvaient, chacune
    divisée en mois, les mois en jours,
    les jours en heures, minutes, instants,
    altérer plus justement un visage,

    le mien, qui regarde dans le miroir obscur
    du vieux café où, impitoyable,
    se déchaîne la dernière mode, et moi
    j’en suis exclu peut-être par le simple

    éclair des yeux et le sourire attendri
    de la bouche— blessure consumée
    d’un amour victorieux des années
    et de la graisse, oh ! Narcisse content de peu.



    Attilio Bertolucci, « Les Pêcheurs » in Voyage d’hiver, édition bilingue, Éditions Verdier, Collection « Terra d’altri », 1997, page 41. Traduit de l’italien par Muriel Gallot. Préface de Bernard Simeone.



    ______________________________________________
    * Caffè Greco : Café historique et littéraire situé via Condotti, à Rome.


    Attilio Bertolucci, Voyage d'hiver






    ATTILIO BERTOLUCCI


    Attilio Bertolucci
    Source




    ■ Attilio Bertolucci
    sur Terres de femmes

    Crépuscule (un autre extrait de Viaggio d’inverno)
    18 novembre 1911 | Naissance d’Attilio Bertolucci (+ un extrait de Verso le sorgenti del Cinghio)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Verdier)
    une bio-bibliographie écrite par Bernard Simeone
    → (sur YouTube)
    un hommage (en italien) à Attilio Bertolucci à l’occasion du centième anniversaire de la naissance du poète, en présence de Giuseppe et de Bernardo Bertolucci (Festivaletteratura di Mantova 2011, INEDITA ENERGIA, Omaggio ad Attilio Bertolucci, sabato 10 settembre 2011 alle 11:00, Palazzo Ducale)





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  • Laura Kasischke | Twenty-Ninth Birthday




    Wild Brides 2







    TWENTY-NINTH BIRTHDAY


    Suddenly I see that I
    have been wearing my mother’s body
    for a long time now.     It all
    belongs to her, here where the skin
    is softest and here
    where it puckers in disgust—each
    inch.     The very nails that pounded
    her body to pieces
    build me one just like it
    and I have been wearing it
    like a terrible house
    and never noticed all of it
    hers, except this mole on my arm—that
    belonged to my father’s mother
    and it was left to me
    to remind me that I
    am one of those
    witches, too, praying
    in the dry face of the moon
    while I walk around with death
    in my big breasts, like them, full
    already of my future scars
    and pain and hallucinations
    that shriek ahead like train tracks
    past this naked house
    across the self-pitying
    pleasureless decades left.
    I have turned my face to the wall to hide it
    while you slip my father’s
    angry face over yours.






    Laura Kasischke  Mariées rebelles






    VINGT-NEUVIÈME ANNIVERSAIRE


    Je m’aperçois soudain
    que je porte le corps de ma mère
    depuis longtemps déjà.     Il lui
    appartient tout entier, ici où la peau
    est la plus douce et là
    où elle affiche une moue dégoûtée — chaque
    centimètre.     Ces mêmes clous qui lui ont
    démoli le corps
    m’en ont fabriqué un à l’identique
    et je l’ai porté
    comme une maison terrible
    sans avoir jamais rien remarqué — tout est
    à elle, sauf ce grain de beauté sur mon bras — celui-ci
    appartenait à la mère de mon père
    et il m’a été transmis
    pour me rappeler que moi
    aussi je suis l’une
    de ces sorcières, priant
    à la face desséchée de la lune
    pendant que je me promène avec la mort
    logée dans mes gros seins, comme elles, déjà
    porteuse de mes futures cicatrices
    hallucinations et douleurs
    qui lancent des cris comme les rails d’un train
    devant cette maison nue
    vers les décennies qui restent
    d’apitoiement et de déplaisir.
    Je tourne le visage vers le mur pour le cacher
    pendant que tu glisses le visage en colère
    de mon père par-dessus le tien.



    Laura Kasischke, Mariées rebelles [Wild Brides, New York University Press, 1991], édition bilingue, Éditions Page à Page, 2016 ; éditions POINTS, collection Points Poésie, 2017, pp. 162-163-164-165. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Céline Leroy. Préface de Marie Desplechin.






    Laura Kasischke  Mariées rebelles  édions Points






    _____________________________________________________
    D’APRÈS UNE NOTE DE LA MAISON DE LA POÉSIE (PARIS)

    Premier recueil de poésie de Laura Kasischke traduit en français (éditions Page à Page, 2016), Mariées rebelles est également son premier recueil de poésie paru aux États-Unis (New York University Press, décembre 1991). On y retrouve les thèmes qui hantent son écriture — le secret, le sexe, la menace sourde et grandissante, la disparition et la mort omniprésente. Emplies de brutale délicatesse, ces polyphonies parfois étranges mêlent tragédies mythiques et préoccupations contemporaines.

    Laura Kasischke vit aujourd’hui à Ann Arbor, où elle enseigne l’écriture romanesque au Residential College de l’université du Michigan. Ses romans sont publiés chez Christian Bourgois. Parmi eux, À moi pour toujours et Esprit d’hiver (Grand Prix des Lectrices de Elle, 2014) sont des best-sellers tandis que La Vie devant ses yeux et A Suspicious River ont été adaptés au cinéma. Elle a également reçu de nombreux prix pour ses ouvrages de poésie.

    [Source]






    LAURA KASISCHKE


    Laura-Kasischke-©D.R
    Source



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur Babelio)
    une notice bio-bibliographique sur Laura Kasischke
    → (sur Diacritik)
    Laura Kasischke, american poet (Mariées rebelles) par Christine Marcandier
    le site personnel de Laura Kasischke
    → (sur le cercle POINTS)
    la fiche de l’éditeur sur Mariées rebelles
    → (sur YouTube)
    Laura Kasischke American Poet (table ronde American Poets du Festival America 2016 [salle Jim Harrison de l’Auditorium Cœur de Ville, Vincennes, septembre 2016], pour Mariées rebelles. Table ronde animée par Christine Marcandier [Diacritik])
    → (sur le site de France Culture)
    Laura Kasischke, sorcière et poétesse (« Poésie et ainsi de suite » par Manou Farine, 29 septembre 2017)





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  • Burns Singer | [That numerous stranger dipped in my best disguise]




    [THAT NUMEROUS STRANGER]



    That numerous stranger dipped in my best disguise
    Worms his way back over the green hills
    Which winds have shaped from beaten miracles
    And which old thunderstorms and well baptise.
    He cuts across it home. His light denies
    The dark it boats of, and his step fulfils
    The courage of the grassblade that he kills
    Dead of the spot he reaches as he dies.
    All silence enters him but leaves no trace.
    Who is that man who walks without a face
    On less than water, on a single word,
    On a mere air that whistles its absurd
    Jubilant anthem in an elegy’s place
    Under the agony and is overheard?





    [CET ÉTRANGER MULTIPLE]



    Cet étranger multiple noyé dans mon meilleur déguisement
    Serpente sur le chemin du retour par les vertes collines
    Que les vents ont sculptées à coups de miracles
    Et que de vieux orages et des puits baptisent.
    Il coupe à travers pour rentrer chez lui. Sa lumière nie
    Les ténèbres dont elle se vante, et son pas honore
    Le courage du brin d’herbe qu’il tue net
    Sur le lieu qu’il atteint en mourant.
    Tout le silence entre en lui mais ne laisse aucune trace.
    Qui est cet homme qui marche sans visage
    Sur moins que de l’eau, sur une parole unique,
    Sur un simple air qui siffle son absurde
    Antienne jubilatoire en un lieu élégiaque
    Et qui, à l’agonie, est entendu par hasard ?



    Burns Singer, Sonnets pour un homme mourant, XXXXVIII, [Sonnets for a Dying Man, Botteghe Oscure, Quaderno XVI, Roma, 1955], édition bilingue, Éditions Obsidiane, 89500 Buzzy-le-Repos, 2017, pp. 92-93. Traduit de l’anglais par Anthony Hubbard et Patrick Maury. Préface de Patrick Maury.






    Burns Singer  Sonnets 2





    BURNS  SINGER


    Burns Singer
    Source




    ■ Burns Singer
    sur Terres de femmes

    [To see the petrel cropping in the farmyard] (autre extrait de Sonnets pour un homme mourant)




    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de la revue Secousse)
    une notice bio-bibliographique sur Burns Singer et d’autres extraits de Sonnets pour un homme mourant [PDF]
    → (sur La Cause Littéraire)
    une recension de Sonnets pour un homme mourant par Didier Ayres
    → (sur Dailymotion)
    Patrick Maury (Revue Secousse) lit des extraits de Sonnets pour un homme mourant de Burns Singer
    → (sur le site des Lettres françaises)
    Poésies de toutes les latitudes, par Françoise Hàn [PDF]





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  • Kevin Gilbert, Le Versant noir

    par Joëlle Gardes

    Kevin Gilbert, Le Versant noir,
    Le Peuple est légendes et autres poèmes,

    édition bilingue, Le Castor Astral, 2017.
    Traduit de l’anglais (Australie) par Marie-Christine Masset.
    Avant-propos d’Eleanor Gilbert.
    Introduction de Kevin Gilbert.



    Lecture de Joëlle Gardes



    Le Versant noir est le titre du deuxième poème de ce beau et puissant recueil. Il donne son nom à l’ensemble, sous-titré Le Peuple est légendes et autres poèmes. C’est la voix de son peuple opprimé, celui des Aborigènes d’Australie, que Kevin Gilbert y fait entendre. Comme il l’explique dans une introduction, qui succède à l’avant-propos d’Eleanor Gilbert (l’un comme l’autre donnent des indications précieuses sur le travail du poète), « Le Versant noir peut être considéré comme un ensemble de portraits oraux d’opprimés, de patriotes, de libérateurs, criant leurs souffrances et leur détermination dans les vents du temps ». « Le versant noir, dit le poème, est le juste versant », car c’est celui de la couleur noire, la couleur de la peau de ceux dont ni les droits ni même l’existence n’ont été reconnus. En 1988, l’Australie a fêté le bicentenaire de l’établissement de la colonie et c’est à cette occasion que le recueil a été rassemblé. C’est contre les ordres du roi George qu’elle s’était établie sans qu’aucun traité n’ait été signé avec les indigènes, terra nullius, terre de personne, si bien que les Aborigènes, privés de tout, ne reconnurent jamais la colonisation. Même si une restitution partielle de leur terre eut lieu, certes tardivement, à partir de 1976, même si la fiction juridique de terra nullius a été rejetée, le mot d’ordre a longtemps été « l’Australie aux blancs », et l’on connaît la triste histoire des enfants arrachés à leur famille pour être assimilés, en quelque sorte blanchis. Une reconnaissance symbolique a eu lieu en 2008 lorsque le Premier ministre s’est excusé pour le tort commis aux Aborigènes. Kevin Gilbert (1933-1993) était mort depuis des années.

    Kevin Gilbert était membre de la nation aborigène Wiradjuri, l’un des 250 groupes qui occupaient l’Australie avant la colonisation. Sur la tragique situation de son peuple, il a écrit de nombreux ouvrages de dénonciation. The Blackside est le premier de ses ouvrages traduit en français. Il faut remercier pour cette traduction le Castor Astral et surtout la traductrice, Marie-Christine Masset.

    Dans les textes ici rassemblés défilent plusieurs personnages, réels ou symboliques, qui prennent la parole comme Oncle Paddy :

    Je suis Paddy le noir. Je cueille le raisin

    Et j’attrape les lapins

    D’un extrême à l’autre

    Du bon jus de fruits sur mes mains une semaine

    L’autre des intestins puants de lapins

    ou à qui il s’adresse comme « Hugh Ridgeway / Chrétien / Sobre / Noir / Décédé » (« Hôpital Taree »). Ou bien encore, il décrit les souffrances de tel ou tel, humble ou plus connu pour son engagement, comme « Sur la mort d’une patriote », celle de l’activiste Pearl Gibbs :

    debout en force les patriotes et les prophètes

    vont parler comme Pearl l’a fait pour

    la vie précieuse la justice le peuple

    Parfois, c’est un traître à la cause qui est invectivé ou durement critiqué :

    Regarde-le mon frère

    Regarde l’arriviste noir

    […]

    Léchant souriant mentant

    Suçant les Blancs…

    Quand les enfants pleurent

    Et meurent jours et nuits

    Cette poésie engagée, militante, aux antipodes de ce qui se pratique chez nous, donne un choc salutaire. Jamais didactique, elle est parfois élégie, éloge, diatribe, poème d’amour, discours pour les droits de l’homme, mais aussi souvent récit. Ceci nous rappelle également que la poésie n’est pas simplement méditation et qu’elle a besoin de chair.

    « Kiacatoo » décrit l’attaque d’un camp et le massacre des habitants, « Le désir de Gularwundul », la mort d’une petite fille faute de « l’eau propre / coulant directement / d’un robinet dans un bidon », qui avait pourtant été promise. Les déplorables conditions de vie ou de survie sont largement évoquées, d’autant plus intolérables quand elles ont lieu sur le terrain même des missions qui devraient lutter contre elles :

    Bien sûr la mission où je vis c’est un dépotoir

    De vieilles cabanes que les chiens reniflent

    Des bébés noirs qui meurent dans les ordures

    L’homme blanc est alors pris à partie : Homme blanc

    Reviens voir l’entaille

    Que tu as faite dans la poitrine

    De la terre en coupant la tête du Noir

    Ces poèmes pratiquement sans couleurs autres que le noir et le blanc, réalistes et symboliques, ne montrent aucun pathos mais expriment une immense colère devant le « rapt du pays / le vol et les privations ». Dans cette écriture sobre et précise, de temps à autre, une image apparaît, saisissante : « votre style / votre botte coloniale masque / votre patte fourchue. »

    Outre l’émotion que l’on ressent devant ces textes retenus mais puissants, l’intérêt naît des réalités et des légendes évoquées. Les termes aborigènes foisonnent, opportunément expliqués par les notes de la traductrice : le bora, lieu d’initiation sacrée, les instruments de musique, les kylles et le dijeridoos, le coolamon, petit ustensile qui sert à transporter l’eau…

    Le Temps-des-Rêves, Dreamtime, qui renvoie à l’âge d’or perdu, « parti y a longtemps », est plusieurs fois rappelé, par exemple dans « L’atelier de mon père », ou dans « Corroboree » : le titre du poème désigne la cérémonie permettant l’interaction des Aborigènes avec ce Temps. Le colon a détruit les légendes, comme celle du Bunyip, créature mythique dont la proie favorite est la femme, la « lubra », il a rompu le lien avec le sacré. C’est un des reproches que le poète lui adresse dans « Le Peuple est légendes » :

    Tue la légende

    Massacre-la

    Avec ton athéisme

    Ton hypocrisie fraternelle

    […]

    Pour

    Former le moule d’un homme

    À ton niveau et à ton image

    Homme blanc

    ou dans « Renversement » :

    l’avidité et la haine sont à présent la règle

    Où jadis toute vie sacrée

    était aimée

    Compassion et colère naissent de la description de la femme, la lubra, contrainte à « vendre [s]a chatte pour un dollar » (« L’autre versant de l’histoire »), afin de faire vivre ses enfants ou du Jacky, le noir qui abandonne la dignité de son peuple et qui boit pour oublier, comme l’ont fait et le font la plupart des autochtones dans les pays colonisés, à commencer par les Indiens :

    Donne-moi une petite pièce pour du pinard

    Frère

    […]

    Je ne suis pas ivre par choix, je suis un Noir

    Frère

    Si je voulais être ivre par choix

    Frère

    Et me coucher dans le caniveau

    Pas parce que je suis un homme noir,

    Mais par choix

    Alors tu aurais le droit de ricaner avec mépris.

    (« Pas choisi »)

    Mais au-delà de leur aspect circonstantiel, ce sont toutes les formes d’oppression qui sont dénoncées. Le présent quasi constant, l’absence de repères historiques précis, en dehors de quelques poèmes, soustraient le texte à un enracinement trop précis, anecdotique, et lui confèrent une valeur universelle. Et la forme est ici essentielle. Dans la simplicité des mots et des phrases, la densité, la brutalité de ces poèmes nous bouleversent, nous arrachent un moment à nos conformismes et à nos égoïsmes de nantis. La belle et fidèle traduction, au plus près de l’original, de Marie-Christine Masset permet de saisir toute la dure saveur du texte et sa portée.

    Le recueil se termine sur le poème « Arbre », mais, plus qu’un poème de clôture, il ouvre magnifiquement sur une forme d’espoir :

    Je suis l’arbre

    la terre dure affamée

    la corneille et l’aigle

    le soleil la gun et la mer

    je suis l’argile sacrée

    qui forme le sol

    les herbes les vignes et l’homme

    je suis toutes choses crées

    je suis toi

    et tu n’es rien

    mais par moi l’arbre

    tu es



    Joëlle Gardes
    D.R. Texte Joëlle Gardes
    pour Terres de femmes






    Versant-noir-325x462.jpg 2




    KEVIN GILBERT


    Kevin Gilbert
    Source




    ■ Kevin Gilbert
    sur Terres de femmes ▼

    → The Blackside (poème extrait du Versant noir)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Le Castor Astral)
    la fiche de l’éditeur sur Le Versant noir





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Marina Tsvetaeva | [Bras ployés au-dessus de la tête]




    Май 1921



    Всё круче, всё круче
    Заламывать руки !
    Меж нами не версты
    Земные, — разлуки
    Небесные реки, лазурные земли,
    Где Друг мой навеки уже —
    Неотъемлем.

    Стремит столбовая
    В серебряных сбруях.
    Я рук не ломаю!
    Я только тяну их
    — Без звука! —
    Как дерево-машет-рябина
    В разлуку,
    Во след журавлиному клину.

    Стремит журавлиный,
    Стремит безоглядно.
    Я спеси не сбавлю !
    Я в смерти — нарядной
    Пребуду — твоей быстроте златоперой
    Последней опорой
    В потерях простора !







    Mai 1921



    Вras ployés au-dessus de la tête,
    Plus haut, toujours plus haut,
    Entre nous — distances non terrestres
    Qui séparent.
    Terres d’azur ! Fleuves célestes,
    Là, mon ami est rivé
    À jamais.

    La route file, les rênes
    Étirent leurs nœuds d’argent,
    Je ne tords pas mes bras,
    Je les tire vers le bas,
    En silence. Branches de sorbier,
    Buisson dressé pour saluer
    Le triangle de séparation, l’envol
    Des cigognes.

    Filent droit les cigognes,
    Filent sans regarder,
    Je me drape
    Dans ma dignité.
    Mort élégante,
    Je resterai fidèle à la vitesse d’or de tes ailes,
    Dernier appui des grands espaces.



    Marina Tsvetaeva, « Le Métier » in Poésie lyrique (1912-1941), Poèmes de maturité (1921-1941), édition bilingue, suivi de Rythme, Sens, Sonorité : Tsvetaeva en français, par Tatiana Victoroff, éditions des Syrtes, 2015, pp. 62-63-64-65. Traduit du russe, préfacé et annoté par Véronique Lossky.






    TSVETAEVA_Coffret




    MARINA TSVÉTAÏEVA


    Marina T
    Source




    ■ Marina Tsvétaïeva
    sur Terres de femmes


    20 décembre 1915
    27 avril 1916 | Poèmes à Blok, 1
    21 juillet 1916 | Lettre de Marina Tsvétaïeva
    14 août 1918
    19 novembre 1921
    5 décembre 1921, Amazones
    31 août 1941 | Vénus Khoury-Ghata, Marina Tsvétaïeva, mourir à Elabouga
    Cessez de m’aimer
    J’aimerais vivre avec vous




    ■ Voir aussi ▼


    le site Marina Tsvetaeva





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Burns Singer | [To see the petrel cropping in the farmyard]




    [TO SEE THE PETREL CROPPING IN THE FARMYARD]



    To see the petrel cropping in the farmyard
    Among brown hens, trying in vain to cluck,
    Trying to rouse the rooster, trying too hard,
    And cursing its enormous lack of luck,
    That, or to watch it stalling over snow
    Starved, as at last, its energies pegged out,
    Its fluttering perishes, and it does not know
    What water this is though it cannot doubt,
    That is not all enough. Remember then
    The black bird, white bird, waltzing, gale and all
    Fetch, lunge, soar, paddle, with an Atlantic squall
    Or semi-Arctic blizzard, until an
    Immense sea breaks you and the gunwales grip
    And one storm petrel rises like a whip.







    [VOIR LE PÉTREL PICORER DANS UNE COUR DE FERME]



    Voir le pétrel picorer dans une cour de ferme
    Parmi les poules rousses, cherchant en vain à caqueter,
    Essayant de réveiller le coq, essayant trop,
    Et qui maudit son énorme malchance.
    Ça, ou bien le regarder s’enfoncer dans la neige,
    Affamé, quand enfin, toutes forces épuisées,
    Ses battements d’ailes cessent et qu’il ne sait pas
    Ce qu’est cette eau bien qu’il ne puisse douter
    Qu’elle n’est pas assez abondante. Alors souviens-toi
    De l’oiseau noir, de l’oiseau blanc, qui valse dans la tempête,
    Pêche, plonge, palme, fuse dans une bourrasque Atlantique
    Ou un blizzard semi-Arctique jusqu’à ce qu’une vague
    Énorme te brise, agrippe les plats-bords
    Et qu’un pétrel-tempête jaillisse comme une flèche.



    Burns Singer, Sonnets pour un homme mourant, XXX [Burns Singer, ”Sonnets for a Dying Man”, in Collected Poems, Carcanet Press Limited, Manchester, 2001], édition bilingue, éditions Obsidiane, 89500 Buzzy-le-Repos, 2017, pp. 76-77. Traduit de l’anglais par Anthony Hubbard et Patrick Maury. Préface de Patrick Maury.






    Burns Singer  Sonnets 2





    BURNS  SINGER


    Burns Singer
    Source




    ■ Burns Singer
    sur Terres de femmes

    [That numerous stranger dipped in my best disguise] (autre extrait de Sonnets pour un homme mourant)




    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur La Cause Littéraire)
    une recension de Sonnets pour un homme mourant par Didier Ayres
    → (sur Dailymotion)
    Patrick Maury (Revue Secousse) lit des extraits de Sonnets pour un homme mourant de Burns Singer





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  • Fabio Pusterla | Corps d’étoiles




    CORPO STELLARE




    Mi segui con un pensiero, sei un pensiero
    che non devo nemmeno pensare, come un brivido
    mi strini piano la pelle, muovi gli occhi
    verso un punto chiaro di luce. Sei un ricordo
    perduto e luminoso, sei il mio sogno
    senza sogno e senza ricordi, la porta che chiude
    e apre sulla corrente di un fiume impetuoso. Sei una cosa
    che nessuna parola può dire e che in ogni parola
    risuona come l’eco di un lento respiro, sei il mio vento
    di foglie e primavere, la voce che chiama
    da un punto che non so e riconosco che è mio.
    Sei l’ululato di un lupo, la voce del cervo
    vivo e ferito a morte. Il mio corpo stellare.




    Fabio Pusterla, Corpo stellare, Marcos y Marcos, Collana Gli Alianti, 178, Milano, 2010, pagina 106.






    Corpo-stellare-cop







    CORPS D’ÉTOILES




    Tu me suis comme une pensée, tu es une pensée
    que je ne dois même pas penser, comme un frisson
    tu me roussis doucement la peau, bouges les yeux
    vers un point clair de lumière. Tu es une chose
    qu’aucun mot ne peut dire et qui dans chaque parole
    résonne comme l’écho d’une respiration lente, tu es
    mon vent de feuilles et de printemps, la voix qui appelle
    d’un lieu inconnu que je reconnais et qui est mien.
    Tu es le hurlement d’un loup, la voix du cerf
    vivant et blessé à mort. Mon corps d’étoiles.




    Fabio Pusterla, Pierre après pierre, anthologie de poèmes, édition bilingue, éditions MétisPresses, Genève, 2017, page 85. Traduit de l’italien par Mathilde Vischer.






    Fabio Pusterla  Pierre après pierre






    FABIO PUSTERLA


    Fabio Pusterla
    Source




    ■ Fabio Pusterla
    sur Terres de femmes

    Arte della fuga
    Au-delà des vagues
    Caparìca
    Due rive
    Entre-deux
    Esquisse en poudre de gypse, 6
    La fugitive
    Une vieille (+ bio-bibliographie)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de culturactif.ch)
    une notice bio-bibliographique sur Fabio Pusterla







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  • Emily Dickinson | [Je compte]




    [I RECKON]





    I reckon — When I count it all —/ First — Poets — Then the Sun —/ Then Summer — Then the Heaven of God —/ And then — the List is Done —// But, looking back — the First so seems / To Comprehend the Whole —/ The Others look a needless Show —/ So I write — Poets — All — (P 533, 1863).





    [JE COMPTE]



    Je compte — Quand cela m’arrive de compter — / En premier — les Poètes — Puis le Soleil —/ Puis l’été — Puis le Ciel de Dieu —/ Et puis — La liste est complète —// Mais, en y repensant — les Premiers semblent // Tellement englober le Tout —/ Que les Autres semblent un Spectacle inutile —/ Aussi j’écris — les Poètes — c’est Tout —



    Emily Dickinson, Ainsi parlait / Thus spoke Emily Dickinson, Dits et maximes de vie choisis et traduits de l’américain par Paul Decottignies, Édition bilingue, Arfuyen, Collection « Ainsi parlait », 2016, pp. 48-49.






    Ainsi parlait Emily Dickinson



    EMILY DICKINSON


    Emily Dickinson Guidu
    Image, G.AdC





    ■ Emily Dickinson
    sur Terres de femmes


    10 décembre 1830 | Naissance d’Emily Dickinson
    15 mai 1886 | Mort d’Emily Dickinson
    [As imperceptibly as Grief]
    Quatrains
    [We learned the Whole of Love](poème extrait de Nous ne jouons pas sur les tombes)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait d’Emily Dickinson (+ Lettre à Thomas W. Higginson)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une page sur Ainsi parlait Emily Dickinson







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