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  • Nimrod, Gens de brume

    par Angèle Paoli

    Nimrod, Gens de brume,
    éditions Actes Sud, Collection Essences, 2017.



    Lecture d’ Angèle Paoli




    J’AI ATTEINT LE SUD DE MON ÊTRE




    Parler du sortilège des parfums n’est pas chose aisée. S’il y a un orfèvre en la matière, c’est bien le poète Nimrod. Avec ce petit opus intitulé Gens de brume, le poète offre au lecteur son coffret de santal. Un écrin, tout nouvellement arrivé, d’où émanent tout à la fois les odeurs de l’enfance et les exhalaisons envoutantes de l’adolescence ; puis bien d’autres fragrances où s’affrontent et se rencontrent souvenirs de Provence et d’Italie, saveurs de saisons de voyages et toute une gamme de sensations qui s’osmosent dans le creuset magique des phrases de Nimrod. Ici, dans ce texte subtil, s’opèrent toutes les correspondances avec un talent et une élégance dont seul le poète des bords du Chari détient le savoir et le secret. Peut-être la brume qui émane du fleuve joue-t-elle un rôle dans l’atelier de parfumeur du poète ? Peut-être contribue-t-elle à ce qu’advienne la magie ?

    C’est au bord du fleuve que se forge le sortilège. Dès l’enfance. Rien de plus puissant que cette montée dans la lenteur qui ouvre la voix aux parfums. De là il prendra son envol, déploiera ses essences majestueuses et s’accomplira pleinement sous d’autres cieux, en terres de Provence, « sur la route des vignes » où le vol même d’« une buse esquissait le profil d’un improbable flacon. »

    Trois temps pour traverser le temps d’une vie, trois temps concentrés dans l’exigence d’une écriture pour dire ce qui fut « le parfum d’estime » composé au saut du lit par l’enfant. Avec pour sésame l’odeur alléchante de « la bouillie de riz à la pâte d’arachide » concoctée par la mère. Avec la mère, le cosmos est tout entier contenu dans le grain de riz, cette « étoile comestible », savamment préparée. La dégustation de la bouillie s’accompagne du sourire maternel et le bonheur se lit dans les regards échangés/esquivés.

    « Des senteurs d’amande, de lait, de miel et de soleil caressent la peau de mon visage comme si quelque puissance migrait de mon ventre vers mon sternum en passant par ma gorge pour s’échapper en sueurs toutes fines par le milieu de mon crâne »

    Soudain relayée sur le chemin de l’école par l’odeur des harengs, l’odeur première semble un moment menacée. Heureusement, les manguiers veillent. « Gardiens de la mémoire », ils obligent l’odeur de harengs, cependant elle aussi très prisée par l’enfant, à refluer pour laisser le passage à celle du sucre. Quelques pages encore pour dire le baptême fluvial noyé, sur les bords du Chari, par la présence imprévue de la « fiancée mystique ». Odile. La fée. La grande initiatrice de la « carte du tendre » du poète — embaumé des « fragrances d’Onalia » dont le « parfum subtil ne se développe qu’une fois » — s’éloigne. Le premier ravissement cède la place à un tout autre, celui de la libération d’un amour. « Je suis si faible soudain, comme ravi par la pensée d’être enfin libéré d’Odile. » Cependant quelque chose d’infini et d’éternel demeure, à jamais gravé sous la peau du jeune homme. Une langue particulière, constellée de toutes sortes d’odeurs qui se marient se superposent se croisent et rivalisent :

    « Cette première amorce de discours sur le parfum accroît son importance en moi, qui le rend aussi insaisissable qu’une luciole dans les plis de la nuit. »

    Quelques pages, enfin, pour évoquer le temps de Sauve, temps adulte, amours et séparations, et le poète de conclure ce récit enchanteur (à plus d’un titre) avec ces mots qui disent la quiétude :

    « Assurément, j’ai atteint le sud de mon être ! Je me suis acquis un royaume inespéré. Chaque atome respiré, c’est comme si en son sein un ver à soie filait l’étoffe de mon futur linceul. J’y mourrai en transparence, parfumé par des mûres qui le sont tout autant. »

    Ainsi se clôt le récit d’une vie tout entière tissée par le soin de trois femmes. Trois initiatrices. Expertes en onguents et en charmes odorants. Trois amantes. Passion/Séparations/Libérations.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Nimrod  Gens de brume





    NIMROD


    Nimrod-02
    Ph. D.R. Olivier Roller
    Source





    ■ Nimrod
    sur Terres de femmes


    Des « paroles plus précieuses que l’or » (chronique d’AP)
    L’enfant n’est pas mort (lecture d’AP)
    [J’ai aimé ma mère] (poème extrait de Sur les berges du Chari, district nord de la beauté)
    [je suis la dernière figure de l’homme] (poème extrait de Babel, Babylone)
    L’herbe (poème extrait d’En Saison)
    Sous les étoiles
    Sur les berges du Chari (lecture d’AP)
    [Tu poseras ton faix] (poème extrait de J’aurais un royaume en bois flottés)
    Le roman s’achève (poème extrait de Petit Éloge de la lumière Nature)
    Le Temps liquide (lecture d’AP)
    En remontant le Lac Tchad (extrait du Temps liquide)
    La Traversée de Montparnasse (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site du Point)
    un entretien de Nimrod avec Valérie Marin La Meslée
    → (sur e-littérature.net)
    une fiche bio-bibliographique et de nombreux articles d’Alice Granger sur les ouvrages de Nimrod
    → (sur fr.wikipedia)
    une fiche bio-bibliographique sur Nimrod





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  • 14 décembre 2001 | Mort de W.G. Sebald

    Éphéméride culturelle à rebours





    Portrait de SEBALD
    Image, G.AdC







    Le 14 décembre 2001 meurt l’écrivain et essayiste allemand Winfried Georg Maximilian Sebald. Victime d’un accident cardiaque au volant de sa voiture sur une petite route de la campagne anglaise, près de Norwich (dans le Norfolk), il disparaît brutalement à l’âge de cinquante-sept ans. Il laisse derrière lui une œuvre singulière, dont la prose, reconnaissable entre toutes, s’accompagne de photographies en noir et blanc prises par l’auteur.

    Son œuvre, composée d’un recueil de poèmes D’après Nature (1988) et de plusieurs textes en prose — Vertiges (1990), Les Émigrants (1992), Les Anneaux de Saturne (1995), Austerlitz (2001), Campo Santo (2003) — connaît à sa mort un succès considérable qui vaut à l’auteur d’être traduit dans plus d’une trentaine de langues et de faire de lui un « phénomène » littéraire.

    Dans Austerlitz, « le plus romanesque » de ses récits, selon certains critiques, Sebald retrace la vie de Jacques Austerlitz, architecte et érudit, en proie à l’obsession d’un passé confisqué par l’Histoire et dont il porte néanmoins le poids. Tout en mêlant fiction et non fiction, le portrait d’Austerlitz se construit autour du mystère de ses parents, de son propre exil et de ses racines juives.





    EXTRAIT d’AUSTERLITZ



    Mais pour en revenir à mon histoire… C’est après cette promenade dans les jardins de Schönborn, de retour à l’appartement, que Věra me parla pour la première fois avec de plus amples détails de mes parents, de leurs origines, pour autant qu’elle les connaissait, de l’existence qu’ils avaient eue et de l’anéantissement de celle-ci, au bout de quelques années. Ta mère Agáta, ainsi commença-t-elle, je crois, dit Austerlitz, en dépit de sa manière taciturne et quelque peu mélancolique, était une femme qui avait tout à fait confiance en la vie et se montrait parfois insoucieuse. Elle était en cela exactement comme son père, le vieil Austerlitz, qui possédait à Sternberg une manufacture de fez et de pantoufles fondée du temps de la domination autrichienne et avait l’air de passer outre à tous déboires et contrariétés. Un jour qu’il était en visite ici, je l’entendis parler de l’essor respectable qu’avait pris son activité, depuis que les gens de Mussolini portaient ces couvre-chefs à demi-orientaux, et dire qu’il avait du mal à les produire en quantité suffisante pour l’exportation en Italie. Agáta elle aussi, confortée par la reconnaissance acquise plus rapidement qu’elle n’avait espéré dans sa carrière de chanteuse d’opéra et d’opérette, croyait que tôt ou tard les choses finiraient par s’arranger, alors que Maximilian, en dépit de cette nature enjouée qu’il partageait avec elle, depuis que je le connaissais, précisa Věra, dit Austerlitz, était persuadée que les parvenus arrivés au pouvoir en Allemagne et les foules et les corporations proliférant à l’infini sous leur férule, qui lui faisaient littéralement horreur, comme il disait souvent, avaient succombé à une rage de conquête et de destruction aveugle, orchestrée autour d’une formule magique, ce mot de « mille » que le chancelier du Reich, ainsi qu’on pouvait l’entendre à la radio, ne cessait de répéter dans ses discours. Mille, dix mille, vingt mille, mille fois mille et des milliers et des milliers : tel était le refrain martelé aux Allemands d’une voix éraillée pour leur chanter leur propre grandeur, mais aussi la fin qui les attendait. Néanmoins, dit Věra, poursuivit Austerlitz, Maximilian ne croyait en aucune façon que le peuple allemand avait été mené à sa perte ; bien plus, selon lui, partant des aspirations individuelles et de l’état d’esprit régnant dans les familles, il s’était lui-même radicalement refondé en se coulant dans ce moule pervers ; et il avait ensuite engendré ces dignitaires nazis que Maximilian tenait tous pour des bons à rien et des têtes brûlées, pour servir de porte-parole symboliques aux instincts profonds qui l’agitai[en]t. Věra se rappelait, dit Austerlitz, une anecdote que Maximilian racontait à l’occasion : un jour, au début de l’été 1933, après une réunion syndicale à Teplice, il avait pris la voiture pour pousser un peu plus avant dans l’Erzgebirge ; et là, dans le jardin d’une auberge, il était tombé sur un groupe de randonneurs qui avaient acheté toutes sortes de provisions du côté allemand, entre autres de nouveaux bonbons sur lesquels étaient coulée, en pâte de sucre et donc fondant effectivement sur la langue, une croix gammée couleur framboise. À la vue de cette confiserie nazie, avait dit Maximilian, il avait soudain réalisé que maintenant les Allemands réorganisaient la totalité de leur production, depuis l’industrie lourde jusqu’à la fabrication d’articles aussi vulgaires, non par contrainte extérieure mais, chacun dans son domaine, par enthousiasme pour le soulèvement national. Věra raconta encore, dit Austerlitz, qu’à plusieurs reprises Maximilian était allé en Allemagne et en Autriche pour se faire une idée plus précise de l’évolution générale, et elle se souvenait, qu’à peine rentré de Nuremberg il lui avait décrit l’accueil faramineux que cette ville avait réservé au Führer, venu assister au congrès du parti nazi. Des heures déjà avant son arrivée, toute la population de Nuremberg et des foules venues de partout, non seulement de Franconie et de Bavière mais aussi des contrées les plus éloignées du pays, du Holstein et de Poméranie tout autant que de Silésie et de Forêt-Noire, s’étaient massées en rangs serrés, brûlant d’impatience, tout le long du trajet que devait emprunter le cortège officiel, jusqu’à ce qu’enfin, au milieu d’une liesse délirante, apparaisse la cavalcade motorisée des lourdes Mercedes, qui se frayèrent un chemin dans la ruelle étroite, fendant la mer des visages extasiés et des bras tendus, tétanisés. Maximilian lui avait expliqué, dit Věra, que dans cette foule qui ne faisait plus qu’un seul être agité d’étranges convulsions et soubresauts, il s’était senti comme un corps étranger qui allait incessamment être broyé et expulsé. De la place de l’église Saint-Laurent où il se trouvait, il avait vu le cortège s’acheminer lentement, à travers la marée humaine, vers la Vieille-Ville dont les maisons à pignons pointus ou biscornus, avec leurs grappes d’habitants aux fenêtres, faisaient songer à un ghetto désespérément surpeuplé dans lequel enfin, avait dit Maximilian, le sauveur tant attendu faisait son entrée triomphale.



    W. G. Sebald, Austerlitz [Austerlitz, Carl Hanser Verlag, 2001], Actes Sud, 2002, pp. 199-200-201-202. Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau.







    Austerlitz, Actes Sud





    ■ W. G. Sebald
    sur Terres de femmes

    W. G. Sebald, Campo Santo (note de lecture d’AP)
    4 décembre | W.G. Sebald, Les Émigrants
    18 mai 1944 | Naissance de W. G. Sebald







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