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  • Émilien Chesnot | [la dernière pluie aura vu grossir l’aube]



    Monotype de Gilles du Bouchet
    Monotype de Gilles du Bouchet






    [LA DERNIÈRE PLUIE AURA VU GROSSIR L’AUBE]



    la dernière pluie aura vu grossir l’aube.


    La matière est en odeurs
    prêtes à s’effeuiller
    plus puissamment vertes.


    Sur le chemin
    des trous de coma
    soudains de l’eau
    et de l’eau noire


    […] gaufrage du papier qui installe toutes les encres à la même profondeur […]


    forêts je marche
    verte intermittence bleue
    forêts dont les bords
    sont d’un sommeil si pur


    […] le déplacement noir
    par lequel
    les mots sont nos yeux,


    ce déplacement matière nos yeux […]



    je suis respiré
    calmes forêts


    je suis franchi
    interminablement
    d’une impression verte


    ligne en décalage avec sa lumière directe


    et tellement franchi que s’aère
    mon passage bleuté d’aube et de vent




    Émilien Chesnot, in / carne, éditions Æncrages & Co, Collection Ecri(peind)re, 2021, pp. 40-43. Monotypes de Gilles du Bouchet.





    Emilien Chesnot 2





    ÉMILIEN CHESNOT


    Emilien Chesnot portrait denim





    ■ Émilien Chesnot
    sur Terres de femmes


    [le monde nous parle] (poème extrait du recueil Il est un air)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Æncrages & Co)
    la page de l’éditeur sur in / carne d’Émilien Chesnot





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  • Maud Thiria, Blockhaus

    par Angèle Paoli

    Maud Thiria, Blockhaus,
    éditions Æncrages & Co, Collection Ecri(peind)re, 2020.
    Encres de Jérôme Vinçon. Préface de Jean-Michel Maulpoix.



    Lecture d’Angèle Paoli


    LA FORGE NOURRICIÈRE DE MAUD THIRIA





    Un mot unique peut-il contenir à lui tout seul un univers d’écriture ? Peut-il à lui seul contenir un être tout entier et son langage ? À lire Blockhaus, le dernier recueil de Maud Thiria, il semble bien que oui. Toute une enfance se trouve en effet ici rassemblée, dans ces deux syllabes qui font bloc pour n’en former qu’un : Block/Haus//Blockhaus. Deux syllabes qui témoignent d’une terre dévastée, une « terre lorraine » meurtrie par un passé sanglant. Deux syllabes pour un mot unique, fiché en pleine mémoire d’enfance de la poète. Ainsi que dans sa chair d’adulte, Blockhaus, bloqué là, muscles et os formant rempart aux émotions et à la vie. Un bloc qui s’immisce en « cheval de troie ». Et qui cible au plus intime. Jusqu’à ne plus faire qu’un seul corps avec la poète. « L’ennemi est dans la place ». Un leitmotiv qui revient de manière itérative sous la plume de Maud Thiria :

    « l’ennemi est dans la place

    tu es blockhaus devenue

    t’armant de plus en plus contre la nuit

    en ta propre langue remuée de l’intérieur

    là où ça frappe sur le grain de ta voix » .

    Il faut toutefois attendre la toute fin du recueil pour que ces mots-là, cette réalité-là et la vérité qui en surgit, remontent à la surface et qu’apparaissent

    « dans les vieux murs fissurés

    des trouées de lumière

    inespérées ».

    Entretemps, la poète évolue, au gré et au cœur des souvenirs, sur son chemin d’enfance, entre une maison de famille « hors champ » et le « blockhaus du fond du jardin ». Ici, point de grenier recélant des malles aux trésors débordant d’un précieux butin qui aurait traversé les temps. Ici, rampant de forêts en cachettes, la poète s’agrippe à son « monticule de béton brut », cherchant une possible respiration loin du monde. Cherchant à libérer son corps

    « bloqué là cheval de troie

    mot ennemi dans ta propre langue

    corps ennemi de ton propre corps ».

    Cherchant sa voix/voie dans l’écriture et par l’écriture, la poète procède par étapes. D’un groupe de leitmotive à l’autre. À chaque nouveau leitmotiv est franchie une nouvelle marche qui permet de regrouper plusieurs poèmes articulés sur les mêmes reprises :

    « comme étrangère » / « tu te souviens » / « depuis toujours » / « si seulement tu pouvais t’envoler » / « tu te demandes si » / « l’ennemi est dans la place ».

    L’expression récurrente – et ses multiples variations — est celle qui ouvre sur le passé, sorte de souvenir-sésame :

    « comme étrangère

    tu te souviens ».

    Dès lors, dès le poème d’ouverture, la poète redevient l’enfant-animal qu’elle était, grimpant et s’agrippant, grattant et creusant la terre meurtrie. Enfant griffée toujours prête à s’ensevelir dans trous et repaires pour y observer le monde, de haut et de loin. Sans être vue. Enfant sauvage, rebelle tapie en son terrier. Terre sienne et pourtant étrangère, odeurs d’humus et de sang ; terre de contrastes, aimée sans doute pour ses groseilles et ses girolles, mais davantage haïe, « orties ronces barbelés » ; terre peuplée d’ombres et de mitrailles ; qui jamais ne la quitte et qui toujours l’obsède. Et vers laquelle toujours elle revient :

    « comme étrangère

    cette terre

    où tu reviens toujours

    te blottir te bloquer

    le dos

    les mains les os

    tapie ».

    Te blottir/te bloquer/te tapir. Tels sont les gestes primordiaux de l’enfant sauvage ; gestes antinomiques et pourtant indissociables qui la fondent en profondeur et qui la blessent continûment. Les seuls qui soient à même de concilier peur instinctive et repli sur soi, recherche instinctive de repli-protection et de rondeur maternelle. C’est sans doute que la « terre étrangère » est intimement liée à la langue des origines et aux premiers vocables. À la langue de la mère. Laquelle est « langue inconnue » qui se heurte à son bloc d’os, la cisaille et la mord. Bloc de violence que ce mot de blockhaus qui condense et fusionne en lui seul tous les obstacles arrimés à l’enfance. Le principal et le plus douloureux étant celui qui relie l’enfant à sa langue maternelle :

    « et des mots comme des pierres

    lancées contre toi

    en jets de langue maternelle ».

    Blockhaus. Issu de cette langue maternelle, le mot catalyse en ses consonnes dures les interrogations de la poète :

    « s’il s’était appelé autrement

    ta vie aurait-elle été la même ?

    quelle vision pour la casemate au fond du jardin

    si le mot ne retient pas toute la brutalité du monde ? »

    À première vue en effet, le mot « casemate », d’origine italienne, « ne retient pas toute la brutalité du monde ». Mais ce substantif cache bien son jeu, dissimulant dans son étymologie une maison qui n’a rien d’un cocon. Mais qui renvoie à bien autre chose. Une maison inquiétante, en lien avec la folie (casa matta). La maison des fous. Folie collective que celle-là, qui conduit à la guerre et à la destruction ? Folie maternelle ? Folie qui irrigue les vaisseaux sanguins et met chacun en équilibre instable sur le fil de la lame ?

    Pour Maud Thiria, seul compte l’effet bombe du mot blockhaus :

    « blockhaus fait comme une petite tombe en toi » / « cette maison des morts en toi ».

    Il se trouve cependant que ce mot étranger, qui contient en lui tous les déchirements, toutes les forces de la souffrance, ouvre aussi les portes du salut, lequel passe en premier lieu par le combat avec l’ange :

    « là où l’os bloque sous le muscle

    sens encore la force des ailes qui poussent ».

    « tu te sens pousser des ailes », écrit la poète après en avoir à plusieurs reprises exprimé le désir :

    « — si seulement tu pouvais t’envoler —

    du haut de ce mot étranger

    tu te sens pousser des ailes

    loin de la langue maternelle

    la fissurant de l’étrange

    rassurant ».

    De cette lutte avec l’étr/ange naît la poésie de Maud Thiria. La poète a fait de son tourment — le blockhaus de l’enfance —, son armature, sa forge nourricière d’où naissent sa « langue propre » et le « grain » particulier de sa voix.

    Un très beau recueil qu’accompagnent et ponctuent, denses et élégantes, les encres noires de Jérôme Vinçon.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Maud Thiria  Blockhaus




    MAUD THIRIA


    Maud Thiria
    Source




    ■ Maud Thiria
    sur Terres de femmes


    [tu te demandes si] (extrait de Blockhaus)
    Brindilles (extraits)
    [chercher à prendre corps] (extrait de Mesure au vide)
    Sous les fauteuils, 1




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site personnel de Maud Thiria)
    une notice bio-bibliographique sur Maud Thiria
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Maud Thiria
    → (sur Terre à ciel)
    Maud Thiria Vinçon : poésie et traces
    → (sur le site des éditions Æncrages & Co)
    la page de l’éditeur sur Blockhaus
    → (sur le site Les Découvreurs)
    une lecture de Blockhaus par Georges Guillain
    le site de Jérôme Vinçon





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Maud Thiria | [tu te demandes si]



    Encre de Jérôme Vinçon
    Encre de Jérome Vinçon
    Première de couverture de Blockhaus









    [TU TE DEMANDES SI]




    tu te demandes si un mot contient tout le reste
    un seul mot toute une vie derrière —

    et ça te reste au fond de la gorge
    comme un tuyau te permettant de respirer
    blockhaus cette longue respiration en toi




    l’ennemi est dans la place
    c’est toi
    cheval de troie en abri armé
    au cœur du jardin
    de l’enfance habitée
    tu tends les bras vers elle
    ce mot d’enfant qui te reste
    au fond de la gorge
    mot étranger
    corps étranger
    ton trésor de guerre
    finale
    où tu te bats sur un lit à présent
    face au métal froid des barreaux qui t’encerclent
    comme des bras




    Maud Thiria, Blockhaus, éditions Æncrages & Co, Collection Ecri(peind)re, 2020, pp. 60-61. Encres de Jérôme Vinçon. Préface de Jean-Michel Maulpoix.






    Maud Thiria  Blockhaus



    MAUD THIRIA


    Maud Thiria
    Source




    ■ Maud Thiria
    sur Terres de femmes


    Blockhaus (lecture d’AP)
    Brindilles (extraits)
    [chercher à prendre corps] (extrait de Mesure au vide)
    Sous les fauteuils, 1




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site personnel de Maud Thiria)
    une notice bio-bibliographique sur Maud Thiria
    → (sur Terre à ciel)
    Maud Thiria Vinçon : poésie et traces
    → (sur le site des éditions Æncrages & Co)
    la page de l’éditeur sur Blockhaus
    → (sur le site Les Découvreurs)
    une lecture de Blockhaus par Georges Guillain





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  • Déborah Heissler, Les Nuits et les Jours

    par Angèle Paoli

    Déborah Heissler, Les Nuits et les Jours,
    éditions Æncrages & Co, Collection Ecri(peind)re, 2020.
    Dessins de Joanna Kaiser.
    Préface de Cole Swensen, traduite par Virginie Poitrasson.



    Lecture d’Angèle Paoli


    BLANCHE OU LA « FIGURE » OUBLIÉE




    Tout avait commencé là,

    ce matin.

    Ainsi s’ouvrent Les Nuits et les Jours, dernier recueil de Déborah Heissler, récemment publié aux éditions Æncrages & Co. Par ces mots en italiques empruntés à La Montagne blanche, roman de Jorge Semprun. Où ? Quand ? Qui et qui ? Autant de questions que le lecteur se pose dès que s’amorce la lecture du récit. Questionnement qui déconcerte s’agissant d’un ouvrage de poésie. Et qui se posent pourtant dès que le lecteur se tient aux abords du poème de Déborah Heissler. Déconcertent aussi le fait que la poète ait choisi pour exergues, non pas des vers empruntés à des poètes, mais des extraits tirés de deux romans : L’Insoutenable légèreté de l’Être de Milan Kundera et La Montagne blanche de Jorge Semprun. D’autres échos existent, implicites. Entre le prénom Karol et le nom du traducteur de Kundera : François Kerel ; entre le prénom Karol et celui du metteur en scène Karel Kepela dans le roman de Jorge Semprun. Roman où les amours de Karel Kepela s’entrecroisent dans les lacis de la mémoire. Comme c’est aussi le cas pour Karol dans Les Nuits et les Jours. Quant au prénom de Blanche associé à l’oubli (prénom déjà présent dans un précédent recueil, Sorrowful Songs), comment ne pas songer au roman de Louis Aragon, Blanche ou l’oubli ? Alors ? Poésie ou éclats de romans ? L’un et l’autre genre sans doute se côtoient ici pour offrir une forme poétique nouvelle qui n’a pas encore trouvé son nom. Ainsi le souligne d’ailleurs la poète américaine Cole Swensen, à qui l’on doit une préface éclairante et cette remarque :

    « Dans ce dernier recueil, Les Nuits et le Jours, Déborah Heissler a su créer une forme nouvelle du récit poétique… ».

    Ce qui fait la complexité et l’originalité de ce recueil, mais aussi sa force et sa beauté, c’est la manière qu’a la poète d’appliquer à ses poèmes des interrogations qui sont propres à l’espace romanesque tout en les modelant et en les modulant à son gré. L’instabilité du temps (ses accélérations et ses ellipses) et de l’espace ainsi que celle des personnages plongent les menus événements et les mécanismes propres au récit dans une atmosphère floutée, indécise, qui bascule, en trois mots, de l’hiver au printemps, de la lumière à l’ombre, de la nuit au jour, modifiant les contours, les formes, le tremblé des feuilles, le regard. Les échanges.

    Pourtant, au fil des pages, des titres se détachent, certains en capitales. Des dates apparaissent Janvier quarante-sept / Février / Février MCMXLVII. Des noms de lieux identifiables, la Pologne, Cracovie, et des toponymes peu connus du lecteur. Wieliczka / Zakopane/ Podgorze…. On entre dans l’histoire. Au cœur d’un texte écrit un 18 juillet 2019, au Mocak, le Musée d’Art Contemporain de Cracovie. Le recueil est dédié à deux personnes : Ph. D. (doctor philosophiæ ?) et Pascal. Le lecteur ne saura rien des deux dédicataires. Il ne saura rien non plus, ou si peu de choses, de Blanche dont le nom revient pourtant de manière itérative, tantôt en majuscules, tantôt en caractères italiques ; tantôt en titre du poème, tantôt au sein même du poème… Des petits pavés textuels se détachent sur la page. Où alternent caractères en italiques et caractères romains. Des fragments de phrases reviennent, qui ponctuent le récit et ajoutent à son mystère : « Sur la première page » / « à la chute du jour » … S’agit-il d’un voyage ? D’une rencontre amoureuse entre Blanche et Karol ? Quand était-ce ? Quelque chose a eu lieu, il y a sans doute longtemps. Ailleurs. Quelque chose qui cherche sa voie/sa voix dans l’écriture. C’est cela que se dit la lectrice qui tâtonne au fil des phrases, hésite entre prose romanesque et poésie, entre mémoire et oubli, entre réel et rêve. La dernière phrase du recueil n’est-elle pas « TU TE RÉVEILLES » ?

    Le mystère prend corps dès le poème d’ouverture. Celui qui suit la citation en italiques :

    Tout avait commencé là,

    ce matin.

    Des mots reviennent, qui se répètent d’une strophe à l’autre. Deux strophes très brèves. Répétitions surtout des assonances en [ã] propres à étirer le temps. « Moment » / « étonnement » / absolument / « cadence » / « tranquille » / « lenteur » … En même temps que la lenteur se pose la tonalité « à voix basse ». Tout commence avec ce quelque chose d’indéfinissable et d’incertain, en un lieu étrange – un « magasin » et son « sous-sol », des présences absentes anonymes.

    « On avait commencé à parler et demain

    peut-être, on ne se dirait pas même bonjour. »

    Il semble pourtant qu’il y ait une histoire. Entre le narrateur et Karol. Entre Karol et Blanche. Et sans doute aussi avec la poète, Déborah Heissler. Une histoire déjà vécue, une histoire en train de s’écrire. Une autre récente qui prend forme sous nos yeux à travers le récit du narrateur. Les deux s’entrelacent subtilement de sorte que le lecteur s’égare, dans le temps, dans l’espace, en compagnie des personnages, pourtant si peu nombreux. Mise en abyme d’histoires. Vécues rêvées écrites en train de s’écrire…

    L’histoire qui est convoquée ici, dans ce sous-sol, sous la plume de Karol, sous la forme de textes-souvenirs, s’écrit en italiques. De Karol on apprend par le biais du narrateur qu’il est « étudiant en médecine » ; que le narrateur du récit et lui travaillent dans le « sous-sol » du magasin. Que Karol interrompt son travail d’écriture, lequel semble mêler notations personnelles prises sur le vif

    — « Rien que des choses silencieuses ce matin » – et prise de notes sur le livre qu’il était en train de lire. Blanche ou l’oubli ?

    « L’hiver arrivait lorsque Karol posa sa plume […]

    Un peu plus tard, dans ce livre que je lisais et que je quitte, l’une des figures de second plan m’apparut. Très nettement, celle de Blanche. De Blanche cet après-midi-là dans les jardins de « Stanislas ». L’importance de cette figure m’apparut d’autant plus nettement que cette figure, dans le récit, atteint sa plus grande force quand elle utilise les formes du juste et du raisonnable… ».

    S’agit-il de la même Blanche ? La Blanche romanesque et illusion, insaisissable d’Aragon ? La Blanche de la rencontre amoureuse de Karol, faite jadis en Pologne ?

    Déborah Heissler brouille à dessein les pistes, les choix du récit, multiplie les énigmes autour de Blanche et déjoue les attentes des lecteurs. Conformément à ce que la poète écrit dans le poème – BLANCHE, qui donne une définition en creux du recueil :

    « Ni tableau, ni théâtre, où les choses auraient

    été engagées, pour figurer une vie autre que la

    leur. »

    Ou bien, comme dans le poème – Puis vues :

    « Lieu de conversation, point

    de rencontre, où se trouvent les contraires. »

    Ou encore, dans le même poème, cette strophe qui semble être un condensé du recueil de Déborah Heissler :

    « C’est ici la terre qui s’inverse – la lumière ad-

    venant  comme un miracle  au sein de  la durée

    de l’hiver,  irréelle,  qui  par  l’atonalité  de  ses

    formes, de leurs contours tremblés, favorise un

    autre  ordonnancement  des  lieux,  la  redécou-

    verte de l’horizon

    l’accord ancien du solide

    et de l’ajouré ».

    La poète démultiplie les ramifications de son rêve comme le fait aussi Joanna Kaiser dans les deux dessins qui accompagnent les poèmes oniriques du recueil de Déborah Heissler. La mémoire s’est effacée au fil du temps, emportant avec elle, dans ses replis de silence, la « figure » de Blanche oubliée. Karol et Blanche. Une histoire d’amour où les amants

    « OBS –

    CURENT »,

    gagnés par l’ombre.

    Et un très beau recueil. Tout en demi-teintes. Envoûtant. Fugue et fugacité.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Deborah Heissler  les-nuits-et-les-jours




    DÉBORAH HEISSLER


    Deborah Heissler Guidu
    Image, G.AdC





    ■ Déborah Heissler
    sur Terres de femmes


    Je ne peux oublier (poème extrait des Nuits et des Jours)
    Près d’eux, la nuit sous la neige (lecture d’AP)
    La protection des pierres (poème extrait de Près d’eux, la nuit sous la neige)
    Sorrowful Songs (lecture d’AP)
    « Des pas dans la neige » (poème extrait de Sorrowful Songs)
    sur l’herbe sèche ce jour (poème extrait de Chiaroscuro)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    loin (poème extrait de Comme un morceau de Nuit, découpé dans son étoffe)
    → (dans la galerie Visages de femmes) « 
    Errance » (poème extrait de Près d’eux, la nuit sous la neige)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Æncrages & Co)
    la fiche de l’éditeur sur Les Nuits et les Jours
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Déborah Heissler





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  • Déborah Heissler | Je ne peux oublier



    Les Nuits et les Jours 2






    JE NE PEUX OUBLIER

    que je suis ici dans une ville étrangère

    dont nous ne nous souviendrons plus

    (que
    dans nos rêves)

    qu’il me faudra

    la quitter



    Sous un ciel humide, la pluie hésite

    parapluie (BLANC) et pluie insistante

    longue

    interminable

    Je

    ne me souviens

    que d’une manière confuse

    des circonstances

    dans lesquelles me sont venues

    ces images (CETTE PENSÉE)

    cette impression (LE SENTIMENT)

    la vision immédiate qu’on nommera poésie

    (SI L’ON VEUT) le temps d’un battement de

    paupières



    Déborah Heissler, Les Nuits et les Jours, éditions Æncrages & Co, Collection Ecri(peind)re, 2020, pp. 37-38. Dessins de Joanna Kaiser. Préface de Cole Swensen, traduite par Virginie Poitrasson.





    Deborah Heissler  les-nuits-et-les-jours




    DÉBORAH HEISSLER


    Deborah Heissler Guidu
    Image, G.AdC





    ■ Déborah Heissler
    sur Terres de femmes


    Les Nuits et les Jours (lecture d’AP)
    Près d’eux, la nuit sous la neige (lecture d’AP)
    La protection des pierres (poème extrait de Près d’eux, la nuit sous la neige)
    Sorrowful Songs (lecture d’AP)
    « Des pas dans la neige » (poème extrait de Sorrowful Songs)
    sur l’herbe sèche ce jour (poème extrait de Chiaroscuro)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    loin (poème extrait de Comme un morceau de Nuit, découpé dans son étoffe)
    → (dans la galerie Visages de femmes) « 
    Errance » (poème extrait de Près d’eux, la nuit sous la neige)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Æncrages & Co)
    la fiche de l’éditeur sur Les Nuits et les Jours
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Déborah Heissler





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  • Émilien Chesnot | [le monde nous parle]




    [LE MONDE NOUS PARLE]





    le monde nous parle
    en français dans les yeux
    noir blanc gris rentré

    sans souffle pour se dire
    on échoue

    au bord de la lumière

    on se tait
    en usant la parole

    un creux dans la langue
    est l’envers du visible
    l’oreille s’y niche entière

    dire la couleur
    emprise au milieu des êtres

    lumière se passant d’air

    agrégat de silence et de formes

    tout à entendre
    afin de se situer

    le flanc des cornes
    d’ombre

    glisse au long du jour

    un appel de l’ouvert
    et nous nous inversons



    Émilien Chesnot, Il est un air, C éditions Æncrages & Co, ollection Écri(peind)re, 2016, s.f. Dessins de Jean-Noël Bachès. Postface d’Armand Dupuy.





    Emilien Chesnot  Il est un air 2




    ÉMILIEN CHESNOT






    ■ Émilien Chesnot
    sur Terres de femmes


    [la dernière pluie aura vu grossir l’aube] (poème extrait du recueil in / carne)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Æncrages & Co)
    la page de l’éditeur sur Il est un air d’Émilien Chesnot







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  • Sabine Huynh, Kvar lo

    par Angèle Paoli

    Sabine Huynh, Kvar lo,
    Éditions Æncrages & Co,
    Collection Ecri(peind)re, 2016.
    Encres de Caroline François-Rubino.
    Postface de Philippe Rahmy.



    Lecture d’Angèle Paoli


    DANS LE CREUSET DES LANGUES, « TA LANGUE »




    Kvar lo : l’énigme d’un titre tout entière contenue dans deux mots. Sabine Huynh a choisi l’hébreu pour conduire sa traversée poétique de la langue. Depuis la langue originelle niée par la mère jusqu’à la langue-fille nouvellement nouée, la langue chemine, qui fait advenir une nouvelle origine. De la mort symbolique à la naissance, c’est l’histoire d’une vie qui se dit ici dans l’univers babélien de la poète.

    « Déjà plus ». « Kvar lo » en hébreu. Le titre s’appuie sur la double entité de ce qui a été et de ce qui déjà n’est plus. Il creuse en négatif l’idée d’une présence tout aussitôt suivie d’une disparition, et sans doute s’exprime-t-il en filigrane un regret. Quelque chose a eu lieu qui s’est dissous, qui s’est évanoui, laissant place à une désagrégation, à une faille insondable. À une mort. La négation « déjà plus » fait écho à la négation « Ce n’est plus » du poète Paul Celan cité en exergue. L’autre exergue, emprunté à Franz Kafka, permet d’établir un lien entre Kvar lo et Babel. « Nous creusons la fosse de Babel ».

    Une première encre de Caroline François-Rubino traverse la page à la verticale, transition entre la page d’épigraphes et l’amorce du poème. Un trait d’un noir épais qui s’étire et dont l’éclaboussure fait place à une barrière de claies éclatées. À angle droit quelques lignes horizontales esquissées. Je lis cette encre de haut en bas. Comme une marque délibérément pesante qui imprime sa présence en belle page sur le vergé blanc ivoire.

    Au commencement de Kvar lo se vit/se dit une éclipse. Le point de départ est un lieu dont le passé a été occulté. « Aucune mélopée », aucune lallation sous-jacentes. Il ne reste du paysage oral que « fantasmes de foyer/linguistique ». En ce lieu noyé de pluies s’inscrit le meurtre symbolique d’une enfant dont la mère a rejeté l’existence. Ce qu’il reste de lien entre elles ? Ce « « ma » : distance dure/le vide vous relie/comme une cicatrice ».

    Le reste suit, triste configuration d’une vie évanouie. Pas de mère aimante, pas de langue de cœur, pas de mémoire, pas de mots pour dire. Qu’advient-il dès lors pour celle qui, à peine née, est déjà niée ? Que faire du temps révolu ? Ce temps est là, sournoisement enfoui, qui revient avec violence, fait tanguer l’édifice incertain, ébranle la coque d’une nef sans amarre qui part à vau-l’eau. Que faire de soi dans ce mouvement perpétuel de survie illusoire qui étourdit jusqu’au vertige ? Le présent s’interpose pour dire la difficulté à être de ce corps dévasté par le non-amour. Steppe désolée, désert d’une existence livrée à l’indécence nue de l’absence.

    Nombre de poèmes — tous aussi beaux et tous d’une grande richesse expressive — disent l’absence l’abandon le rejet la fragilité le mensonge la blessure la faille. Et l’état de celle qui, enfant, subit l’expérience de la négation est celui d’une « clochette fendue » ; d’une « orpheline », errante absolue, privée de grâce, privée de mots,

    « bouche raide

    sans mots

    close et maudite

    en mal d’amour

    laide, que le sourire a fui. »

    Les assonances en [ɛ] émaillent les vers — raide laide lait tais mère — qui, au-delà de l’impossible sourire, simulent la grimace et disent l’insondable déplaisir.

    Pourtant, sur les ruines de l’enfance confisquée, il faut construire, il faut se construire toute. Sur deux mots : « Kvar lo ». Les deux pierres maîtresses sur lesquelles poser les fondations prennent appui sur la langue hébraïque. « Kvar lo ». « Déjà plus ».

    Celle qui prend la parole à travers le « tu » — je nié présent dans le mot « rage » — cherche sa voix dans les langues autres que sa langue d’origine — « Tu apprends le chinois / pour expulser la langue-mère » — ; elle cherche ses mots coloration forme sens sons dans d’autres langues que la sienne, cherche une langue d’accueil où aller, où prendre corps et où grandir ; sa quête ne réside nullement dans l’assimilation d’un maillage de mots creux qui emplirait le vide béant laissé par l’absence de la mère, langue maternelle morte inane muette. La poète en appelle à une langue où naître à soi-même, et en laquelle demeurer. La mémoire offensée cherche à comprendre, qui revient sur un temps qui échappe et dont il ne reste que ruines anathèmes furies guerres dévastations. Et langue anéantie, vouée à un silence éternel :

    « langue introuvable

    tu(e)

    te tais »

    Mâchoire « lézardée », l’enfance mutilée a engendré la mutité. Langue avalée, langue figée, dans l’incapacité de mettre en branle les rouages du langage, de faire s’agglutiner entre eux sons et mots. La voix se brise avant même que puisse naître la parole. Dès lors, la poète cherche secours dans le kaléidoscope et la multiplicité étonnante des langues, elle se barde se ceinture sans toutefois trouver de langue qui réponde à son attente existentielle. Condamnée à l’errance entre aphonie et polyphonie, telle est l’existence de la poète.

    Est-ce cela vivre, cette recherche qui pousse à tâtonner en aveugle à travers langues murs érigés tout autour qu’il faut repousser pour pouvoir accéder à l’air libre ? N’est-ce pas plutôt tenter de survivre à sa « propre Shoah » ? Dans cette quête infiniment douloureuse seule secourt vraiment, telle une bouée, l’élection de langues d’adoption, ces « sœurs de deuil infini ». Ainsi, tandis que la langue-mère du désamour se vit comme une « greffe ratée », émergent dans leurs torsions les langues apprises, déclinaison de « langues tourmentées », chacune dotée de sa spécificité propre, de ses exigences ou de ses capacités de don :

    « La française, te plier

    à sa cadence pour survivre

    — peser en perdant pied

    mentir en jurant

    promettre sans savoir —

    l’anglaise, s’échapper

    sans surveillance, chanter

    avec l’espagnole, jouer

    avec l’italienne, oser

    séduire en suédois… »

    Entre mémoire disloquée — « alephs amnésiques » —, langage désarticulé, pesanteur du vide et langue-muscle qui tâtonne sur l’avant-dire qui précède le dit, ce « presque dire » qui ne peut qu’imparfaitement dire et seulement dans la déchirure de l’écartèlement, surviennent les poèmes où se lisent en toile de fond le spectacle de la guerre et ses talus « hagards ». C’est sur ce décor morcelé d’enfer que s’enracine la poésie de Sabine Huynh, dans toute la richesse de sa palette babélienne, dans la multiplicité des notations et des images qui caractérisent les poèmes de Kvar lo. Tandis qu’en page de droite (en belle page comme on dit), la page réservée aux encres de Caroline François-Rubino, une masse de noir impose sa forme, boule ou nuage, crantée sur ses bords d’éclats, puis fuse, tronc vertical, vers le bas de page.

    Un après est-il possible au creux de la déchirure qui nourrit en son sein maléfique l’impossible conciliabule du babil ? « Langue barbelée », vie mutilée. Une langue pourtant émerge parmi toutes celles que la poète fréquente de longue date. L’hébreu, langue d’accueil pour dire le manque la perte la dispersion, essaime ses vocables. Des mots inconnus se glissent, qui irriguent le poème de leur souffle mystérieux, de leurs consonances nouvelles : « milmoulime » « gvanime » « ga-agouïne ». Et bien sûr cet « horaille » éraillé pour désigner « mes parents ». L’émergence de ces vocables chargés de sens fait de l’hébreu la langue de proximité qui invite à poser pied à prendre appui à donner vie. C’est aussi la langue hybride de l’enfant, la fille de la poète ; celle qui a fait d’elle une mère. À travers cette langue-fille, la mère peut à son tour advenir. L’enfant offre à sa mère sa parole originelle. Langue des jeux des promesses « des sfataïmes de fable », de la tendresse. Langue colorée et ludique, vive foisonnante imprévisible, de la douceur et de la joie. Une vie advient alors qui se noue autour des mots de l’enfant, arbre de vie.

    « Ta fille est

    la parole

    originelle

    doucement

    tu en viens

    en lui parlant. »

    « Ta langue », écrit Sabine Huynh à la fin du recueil. De ces lointains intérieurs qui, dans le creuset, ont laissé fermenter les mots advient une renaissance féconde. Avec elle s’élabore une poésie très personnelle qui touche au plus profond de l’indicible et de l’inouï. Kvar lo, une très belle langue de poète.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angelepaoli







    Kvar lo






    SABINE HUYNH


    SabineHuynh-AnneCollongues
    Ph. Anne Collongues
    Source



    ■ Sabine Huynh
    sur Terres de femmes

    Kvar lo (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Au fond de ta gorge] (extrait de Kvar lo)
    Avec vous ce jour-là / Lettre au poète Allen Ginsberg (lecture d’AP)
    Les Colibris à reculons (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Les Colibris à reculons (lecture de Sabine Péglion)
    La Mer et l’Enfant (lecture d’AP)(+ une notice bio-bibliographique)
    Lettre à Tieri Briet (chronique)
    [Pourquoi toujours ma voix se brise avec ces mots] (extrait de Tu amarres les vagues)
    Parler peau (lecture d’AP)
    [sans attaches] (extrait de Parler peau)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Là où elle naît
    Sabine Huynh | Roselyne Sibille, La Migration des papillons (extrait)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Presque dire, le site de Sabine Huynh)
    une notice autobiographique de Sabine Huynh
    le site de Caroline François-Rubino
    → (sur le site des éditions Éditions Æncrages & Co)
    la fiche de l’éditeur sur Kvar lo



    ■ Notes de lecture de Sabine Huynh
    sur Terres de femmes

    Matthieu Baumier, Le Silence des pierres
    Blandine Longre, Clarities
    Sylvie-E. Saliceti, Je compte les écorces de mes mots
    Romain Verger, Fissions





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  • Sabine Huynh, Kvar lo

    par Isabelle Lévesque

    Sabine Huynh, Kvar lo,
    Éditions Æncrages & Co,
    Collection Ecri(peind)re, 2016.
    Encres de Caroline François-Rubino.
    Postface de Philippe Rahmy.



    Lecture d’Isabelle Lévesque


    […] dans ta tête
    des talismans rescapés
    de l’enfance crevassée
    écho de voix abîmées

    S.H.



    Sur ce qui n’est plus, fonder. Trouver les mots qui garderont ravage et destin brisé. Kvar lo : en hébreu, le titre du dernier livre de Sabine Huynh, traductrice de cette langue, poète de ce qu’elle rassemble pour libérer son identité singulière, légèreté d’oiseau colibri, élaborée au fil des livres en une mue douloureuse et féconde. Sabine Huynh précise en fin de livre que ce titre pourrait se traduire par déjà plus.

    Le recul, l’avancée, le trouble des frontières traversées, et tout ce qui tombe dans le fleuve d’oubli. L’épigraphe de Paul Celan commence par « Ce n’est plus » et semble attendre le nom à venir. L’identité et la langue sont en question. Et la deuxième épigraphe, celle de Kafka (« Nous creusons la fosse de Babel ») prolonge cette question vers celle de la diversité des langues. Ainsi sont réunis deux auteurs de langue maternelle allemande.

    Paul Celan qui n’a jamais voulu quitter sa langue maternelle, celle des bourreaux nazis, pour écrire créa à partir d’elle une sorte de « contre-langue » à la syntaxe éclatée, au vocabulaire comportant des néologismes venus parfois de l’hébreu. Il avait acquis la nationalité française, celle du pays où il avait choisi de vivre et dont il parlait couramment la langue. Celan pouvait écrire en français ou en hébreu, mais il a mené son combat contre et dans sa langue maternelle.


    L’auteur de Kvar lo, pour initier ce long poème, utilise donc un mot hébreu, inconnu de beaucoup de ses lecteurs français, qui peut se doter des sens que le livre lui offrira : gage de poème, offrande sémantique fondée sur ce qui a disparu, paradoxe venu occuper le territoire incertain d’une langue perdue.

    Particulièrement frappante en ce début de livre, la multiplicité des prépositions « sur », « en » : quête d’assise, ce sur quoi fonder la langue alors que sont martelées les négations totales qui entérinent un processus de perte. Voilà le poète, sur le seuil d’une langue à inventer :

    « pour tenir droite

    illusion en équilibre

    sur ce rien

    échangé

    entre elle

    et toi »

    Apprendre, entreprendre un mouvement fécond qui, « voyage sans ancre », écartera le temps du désastre pour un « verbe », « à la source/des secousses ».

    Deuxième personne prégnante, « toi / tu » en tête, adresse en dédoublement pour initier l’élan, le suivre sans hésiter — sans regarder derrière, sans regarder la mère, ou sur le bord l’engloutissement, « sur le point de / basculer ». L’espace, blanc, devient matière du vide, autour tout un monde disparaît. Rudes traversées, guerres, massacres :

    « Toujours les guerres ont coupé

    des parents        des langues »

    Ce blanc entre les deux groupes nominaux semble établir une équivalence et le sens propre du nom « langue » double l’acte de mutilation de significations symboliques : langue coupée de sa source (d’émission) ou bien réfutée comme outil pour communiquer et joindre les êtres, au point d’incarner « cette séparation lancinante ». Jusqu’au bégaiement signifiant, le vers peut se clore sur des syllabes répétées — entretuées :

    « langue introuvable

    tu(e)

    te tais »

    Au vertige d’une identité niée, le préfixe invite à se pencher sur la négation de nouveau qu’il faut accepter pour bâtir sur ce « kvar lo ». Pour cela, le terreau des sons répétés : « phonèmes » criés en pur « anathème », la violence à naître est figurée dans la langue de secousses portées par le poème et procède d’une volonté de rassembler un trésor dispersé, pas encore des mots, des sons :

    « Certains jours tout est tel

    que tu n’es rien

    ton cœur se jette

    contre les larmes » 1

    Ces sonorités, protections, bris du silence, bâtiront « des murs à l’odeur de mots », une verticalité rassurante (?), que les encres de Caroline François-Rubino d’encre restituent, des « signaux de fumée ». Entre pierres érigées et lettres qui se dressent, noir, les traits larges tiennent. Pour chaque encre, un sème : le trait tiré, élevé sur la page, grandit, prend corps, avec le poème (stèles liant pierre et texte, parade contre le temps qu’il faut patiemment cerner de peu).

    L’histoire personnelle et celle du pays, la guerre (personnelle et intérieure par extension), peuvent couper de la langue maternelle et donc de la mère. Sabine Huynh a évoqué dans Les Colibris à reculons 2 le Viêt Nam, sa naissance dans une ville qui avait changé de nom après sa naissance (Saïgon devenue Ho-Chi-Minh-Ville), et puis l’exil précipité.

    On sait que le nouveau-né, dans ses vocalisations, prononce les phonèmes de la plupart des langues (babil de Babel), mais qu’à partir du sixième mois son babil retient principalement ceux de sa mère. La poète devenue mère peut observer cette construction linguistique chez sa fille. Mais justement, quelle langue maternelle pour cette enfant dont la mère a refusé sa propre langue « maternelle » et dont le combat ne peut cesser ?

    Le corps est présent dans cette lutte, par la bouche muette encore ou par le cœur lancé « contre les lames » : toute force jetée dans la bataille d’inventer pour « toi l’orpheline », se dit-elle, avec le « mot amour ». Lettres italiques pour ce dernier, seule fondation qui puisse tenir alors que les parenthèses portent (dénombrent) les fragilités nombreuses :

    « (et l’air est vieux)

    (parler est un geste

    une caresse à embrasser) »

    Nombreuses phases, à passer chaque étape (le « babil ») qui mènera vers la langue, la nostalgie pour creuser et retourner « jusqu’à la cassure ». Or la langue jamais ne se dénoue de « salive » et « langage inarticulé », les sons que la voix livre « friables » devront surmonter « le secret / d’une telle désertion ». Entre « tu » et la langue, une confusion : « le temps t’a évidée », une profusion propice à traduire l’effort pour naître à soi, au poème.

    Traverser la mémoire, les manquements d’une mère (langue trouée), « une pensée culbutée gît ». Les chutes sont nombreuses, le terreau retourné révèle de macabres restes engloutis qui ne deviendront rien. Un tri s’impose pour le poète archéologue de sa mémoire et de sa vie. Mère souvent surgie pour accroître l’inanité, mer (mère) qu’il faut traverser comme un champ de bataille constellé de corps mort-nés. « Langue de lait », dents dévorantes de celle qui a manqué d’aimer, le blanc régurgité par celle à qui manque, « tourne blanche / tourne folle ».

    Une voie n’a pas été tracée depuis le passé, une voix s’est éteinte et demeure si peu qu’il faut pour se l’approprier retourner chaque son. Demeurer sans voix : impossible, le cri poussé sera l’augure de la langue enfin conquise, celle de saccade (haute lutte), envers de « vestes carrées », « robes raides » taillées par la mère – à couturer les lèvres, pas un son ne sortait. Alors « couture » et « déchirure », en vis-à-vis, ce « presque dire » 3 ou ce bord terrible et nécessaire où l’on ne s’établit pas.

    On s’y penche, on tremble, on voudrait y proférer sur des « ruines » (mot seul sur un vers tenant tant bien que mal). La scansion, « ce qui reste », anaphorique, murmurée dresse un rempart de trois mots, Kvar lo. L’interdiction initiale, maternelle et sans appel, « tes mots portent / malheur », est bravée par le poème, réponse intangible, foi encore pour demeurer signe, langue de destin brisé que l’on réinvente par « un magnolia en fleurs / un accident de lumière », un miracle :

    « dedans le caché

    déhanche la vie »

    Toujours les phonèmes concaténés qui frétillent et signifient que bat encore un « foyer linguistique ». Syntaxe modifiée d’un verbe intransitif recevant un complément d’objet, à contre-courant de la grammaire, le sens trébuche pour se relever :

    « ta langue fourche

    et bégaye tes pas »

    Le manque, constitutif de ce processus, comme fondement intangible, sème dans la langue l’hébreu « ga-agouïme », écho dissonant de qui s’enfante, à coup de fourche (langue fourchue prenant les sons pour les mots), en soi – ventre nommément et ses « faces aphones ». L’hymne et l’amour pour que soit la langue, invoquée, suscitée. « [M]embre fantôme », la répéter ancre enfin sa disparition. Place à la résurrection, au devenir ! Elle peut s’épanouir en « doigts aimants » car elle est acte. Le déterminant possessif de première personne impossible, « ma », s’inscrit désormais « comme une cicatrice ». Entre les deux, l’union des italiques, l’espace penché de la traversée, « distance dure ».

    « [D]e là », écrit la narratrice poète, de cette valeur temporelle et spatiale de l’adverbe, elle tire cette langue entre « si peu » et « leur sillage s’élargit » car paradoxalement le manque enfante, l’« exilée » puise en elle et ses drames le dit du poème. « [S]oif », puis « faim », synthétisées en « – absolue nécessité » alors qu’enfin des poèmes en forme de stèles gardent en leur surface le grave projet de durer.

    Le poète qui, après le Viêt Nam, a vécu dans plusieurs pays (France, Angleterre, États-Unis, Canada…) et maintenant Israël, garde le temple d’une Babel restituée. Le pluriel des « langues » 4 a dépassé le singulier menacé, le poème enfin révélé apporte cette preuve radicale, essentielle et légère d’une forme de syncrétisme sans foi, « les mots debout », « [d]’aphone à polyphone ». Sur la page, les mots ne se tordent plus, ils « roulent / leur houle autour de ton cœur », ce foyer de résurrection (de résistance). L’encre élève sa stèle dans une correspondance active entre le texte et le dessin non figuratif et parlant, la dernière encre ne conserve du mouvement que l’élévation, l’ascension langagière figurée comme un accomplissement fragile. Elle absorbe la douleur : s’en nourrit pour rejoindre la formulation. « [L]angue-fille / hybride » devenue « ta langue » :

    « poésie haletante

    bringuebalante

    – puisque tu respires »

    La langue du poème est donc un français dans lequel viennent des mots hébreux. Leur traduction est précisée en fin de livre mais ils peuvent se comprendre, ou au moins s’interpréter, dans le contexte et par leur musique. Parfois le terme hébreu est à l’origine du mot français et ces deux langues se rejoignent formant une langue double, « hybride » qui « fourche » :

    « Il n’y a pas

    de miracle, pas

    de conclusion, pourquoi

    ne pas t’unir à cette langue

    to-hou-va-vo-hou, tohu-bohu

    sans forme début ni fin

    flot incessant en toi

    qui te lave, te réveille »

    C’est le « maëlstrom » 5 de la vie, des mots qui voyagent, des langues qui parfois se mélangent et s’accueillent. On pense à l’adage italien : « Traduttore, traditore ». Celle qui pense en plusieurs langues peut-elle rester en une seule, contrainte à se traduire elle-même, au risque de se trahir (« à défaut / tu te trahis ») ?

    « Tu te traduis

    en hébreu – tout en gvanime

    nuances – le labeur

    étoffe ta maigreur

    dépareille tes panime

    ou visages »

    Ainsi le poète crée la langue du poème au vocabulaire mélangé, parfois disloqué, à la syntaxe personnelle qui connaît les brisures et les failles et que le silence habite, loin de la langue maternelle.


    Mais quel est le nom de cette langue qui est celle de sa fille ? Elle semble passer de la fille à la mère, elles la partagent et elle les unit. Reste à inventer le nom de cette contre-langue maternelle :

    « Ta fille est

    la parole

    originelle

    doucement

    tu en viens

    en lui parlant »



    Isabelle Lévesque
    D.R. Texte Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes





    ________________________________
    1. C’est nous qui soulignons et utilisons des caractères gras.
    2. Les Colibris à reculons, Éditions Voix d’encre, 2013.
    3. Presque dire est le nom du site internet de Sabine Huynh : https://www.sabinehuynh.com/
    4. Langues apprises : français, anglais, espagnol, italien, suédois, chinois, yiddish, hébreu (« langue de nomade »). Le vietnamien : « égaré mort », « sa langue », celle de la mère.
    5. Mot aux quatre orthographes : maëlstrom, maelstrom, malstrom et maelstroëm (chez Victor Hugo). Mot voyageur venu des Pays-Bas par la Norvège.






    Kvar lo






    SABINE HUYNH


    SabineHuynh-AnneCollongues
    Ph. Anne Collongues
    Source



    ■ Sabine Huynh
    sur Terres de femmes

    Kvar lo (lecture d’AP)
    [Au fond de ta gorge] (extrait de Kvar lo)
    Avec vous ce jour-là / Lettre au poète Allen Ginsberg (lecture d’AP)
    Les Colibris à reculons (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Les Colibris à reculons (lecture de Sabine Péglion)
    La Mer et l’Enfant (lecture d’AP)(+ une notice bio-bibliographique)
    Lettre à Tieri Briet (chronique)
    [Pourquoi toujours ma voix se brise avec ces mots] (extrait de Tu amarres les vagues)
    Parler peau (lecture d’AP)
    [sans attaches] (extrait de Parler peau)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Là où elle naît
    Sabine Huynh | Roselyne Sibille, La Migration des papillons (extrait)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Presque dire, le site de Sabine Huynh)
    une notice autobiographique de Sabine Huynh
    le site de Caroline François-Rubino
    → (sur le site des éditions Éditions Æncrages & Co)
    la fiche de l’éditeur sur Kvar lo



    ■ Notes de lecture de Sabine Huynh
    sur Terres de femmes

    Matthieu Baumier, Le Silence des pierres
    Blandine Longre, Clarities
    Sylvie-E. Saliceti, Je compte les écorces de mes mots
    Romain Verger, Fissions




    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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  • Françoise Ascal, Des voix dans l’obscur

    par Angèle Paoli

    Françoise Ascal, Des voix dans l’obscur
    Editions Æncrages & Co, Collection Ecri(peind)re, 2015.
    Dessins de Gérard Titus-Carmel.



    Lecture d’Angèle Paoli



    LA VOIX TÉNUE DE LA JOIE




    « Se peut-il que le mot joie disparaisse du vocabulaire humain ? », interroge Françoise Ascal. À la lecture de son dernier recueil, Des voix dans l’obscur, réflexion sur les tragédies qui saignent notre monde et mettent à vif la sensibilité de la poète, la tentation est de répondre : oui. Car les morts de Françoise Ascal sont innombrables, qui l’assaillent sans crier gare. Que faire de toutes ces voix ? Sinon écrire :

    « j’écris pour m’extraire de leurs songes

    rejoindre les vivants ».

    Même « absentes », les voix sont coriaces têtues tenaces, qui manifestent leur présence, tentent une percée dans la chair vive, jusque sous la peau de la poète :

    « ce sont mes bourreaux

    mes aimés »,

    écrit-elle, et l’on comprend en lisant les poèmes de ce recueil que la poète vit avec ses ombres dans le partage d’un espace qui la divise, prise entre affection pour ces fantômes siens qui l’habitent et désir de s’en détacher pour vivre enfin sa vie de vivante. Les morts de Françoise Ascal sont tribus, silhouettes sans visage, parfois venues de très loin, d’un « lointain intérieur » dont les frontières se dissolvent. D’où venus au juste et combien ? De sorte que se superposant aux voix anciennes les voix d’aujourd’hui effacent les « voix d’amont », les entraînant ainsi dans une mort nouvelle  :

    « les voix d’amont sont devenues inaudibles

    mortes ? »

    Les voix sont là qui trépignent pour l’assaillir tout entière, griffures qui s’agrippent, laissant de leur passage une empreinte semblable aux traces dessinées par Gérard Titus-Carmel pour accompagner ce recueil. La poète interroge. Elle questionne ses semblables, les interpelle avec insistance ; elle prend à partie ses contemporains, investis comme elle sans doute de la présence obsédante des morts :

    « vous-mêmes       vous connaissez       dites-moi quand et comment dites-moi à quel instant les autres tous les autres sortent de votre peau quittent votre cerveau vos pensées vos émotions vos muscles votre souffle à quel instant s’apaise assez le fracas ordinaire pour qu’un vent de solitude caresse votre visage à quel instant vous parvenez à vous détacher de la ronde au point de vous croire seul »

    Comment faire pour rejoindre un espace de solitude alors même que les voix se manifestent, exigeantes, sans laisser place au répit ? Au milieu du vacarme des voix, celui des morts d’antan mêlé aux voix sans bouche des cadavres d’aujourd’hui comment distinguer ce qui appartient en propre à la poète ?

    « est-ce que quelque chose est à moi ici dans ce cachot dévasté du XXIe siècle »

    Les maux d’une humanité exsangue, « sac de misérables créatures jetées entre ciel et terre », absorbent jusqu’à la moindre parcelle d’un moi défait, composition hybride dont il est devenu impossible de se retrancher, ne serait-ce qu’un instant :

    « est-ce que j’existe moi qui mâche les mots chaque nuit les miens les vôtres et suis sommée de veiller jusqu’au matin »

    À cette inquiétude vient s’ajouter la vision cauchemardesque d’un mur insaisissable incompréhensible qui ne cesse de s’élever, toujours plus imposant, qui enserre toujours davantage, s’immisce s’insinue jusque sous les pores de la peau :

    « il occupe la chair avec ses moellons d’angoisse ses cailloux-caillots ses os poussiéreux ses morts décomposés ses cris rentrés ses silences délétères ses fondations toujours plus profondes toujours plus envahissantes »

    « se peut-il qu’il soit illimité », s’alarme Françoise Ascal.

    Pourtant ces voix qui sont légions et qui l’habitent, la poète les écoute. Elles cachent en elles d’autres voix plus imperceptibles, qui veillent sur le monde. La poète guette. Elle se penche à la margelle du puits. Elle laisse affluer vers elle tous ces murmures qui montent. Prise dans les litanies infinies des morts, bercée par leurs longues mélopées, elle adopte pour épouser leur rythme intarissable, une écriture sans ponctuation, faisant naître sous ses mots une sorte de lallation ininterrompue qu’il faut lire sans reprendre son souffle, en épousant son flux. Seuls les blancs entre les strophes permettent de reprendre haleine mais c’est pour mieux saisir ce qui dans la langue de la poète berce notre propre voix intérieure, sensible aux allitérations aux répétitions aux analogies phoniques ainsi qu’à une cadence très personnelle. La poète compose une succession de tableaux, observations d’après nature : vaches myrtilles taupes. Partout elle cherche « la joie, la joie spacieuse/ou son reflet ou son écho/son mirage ». Mais toujours sa quête du vivant la ramène à la mort innombrable :

    « les morts sont plus nombreux que les vivants grenouilles scarabées vaches hommes femmes couleuvres enfants fourmis vieillards merles amibes millénaire après millénaire le tas des morts prospère… »

    Dès lors que la mort enserre de toutes parts, que faire ? Que faire sinon poser « des mots-sutures sur ce qui souffre ». Mais « les mots eux-mêmes blanchissent/la terre seule persiste à saigner ». Et la tentation est grande de céder à « l’effacement la disparition l’oubli ». Dans cette optique, Françoise Ascal semble privilégier la mort par les plantes :

    « plutôt confier tes nuits aux pavots plutôt avaler des colchiques mâcher de la datura te rouler dans la belladone »

    Une voix autre cependant se fait entendre. Une voix imprévue et ténue :

    « comme un fil d’Ariane une voix portée par les effluves d’un jasmin d’hiver », celle-là même qui appelle la poète et lui glisse la note de joie que nous espérons tant. Plus que jamais sans doute :

    « la vie est ronde

    l’avenir attend ton retour ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Ascal desvoixdanslobscur





    FRANÇOISE ASCAL


    Francoise Ascal par Michel Durigneux
    Ph. © Michel Durigneux




    ■ Françoise Ascal
    sur Terres de femmes


    [longtemps j’ai mâché | vos grains de grès](extrait d’Entre chair et terre)
    [Carnet, 2004] (extrait d’Un bleu d’octobre)
    [Carnet, 2011] (autre extrait d’Un bleu d’octobre)
    [tu aurais voulu l’oublier] (extrait de Des voix dans l’obscur)
    Levée des ombres (lecture d’AP)
    Lignées (lecture d’AP)
    [Je ferme les yeux et laisse le mot venir] (extrait de Lignées)
    Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Mille étangs
    L’Obstination du perce-neige et Variations-prairie (lectures d’AP)
    Rouge Rothko
    16 juillet 1796 | Françoise Ascal, La Barque de l’aube | Camille Corot
    5-10 août 2017 | Françoise Ascal, L’Obstination du perce-neige




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Poezibao)
    une recension de Des voix dans l’obscur par Isabelle Lévesque
    → (sur le site de la mél)
    une fiche bio-bibliographique sur Françoise Ascal
    le site des éditions Æncrages & Co





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  • Françoise Ascal | [tu aurais voulu l’oublier]



    [TU AURAIS VOULU L’OUBLIER]



    Tu aurais voulu l’oublier
    ou ne jamais l’entendre
    mais tu tendais l’oreille stationnais près de la margelle guettais malgré l’interdit

    tu guettes encore

    tu ne veux pas manquer le moindre de ses murmures mélopées sanglots litanies bercements tout cela qui vacille dans l’ombre de jour comme de nuit tout cela qui coule et roule dans sa voix secrète sa voix d’eau souterraine sa voix cachée retirée du monde mutique volontaire campée dans un refus de forêt noire non pas de pacte avec la lumière pas d’étreinte avec le bleu du ciel toujours elle veillera le malheur

    elle n’entend pas les vivants qui l’appellent elle a quitté leur table depuis longtemps elle est avec eux les morts ses morts pour eux seuls sa langue se délie elle leur parle les rassure ils sont nombreux ne vieillissent pas à celui en tenue de soldat elle confie qu’elle ne tardera pas à cet autre elle chant une comptine

    tu cherches les morts tu te demandes si toi aussi tu as des morts partout dans la maison tu les cherches les siens les tiens tu crois les apercevoir entre les cloisons ajourées de la grange les surprendre dans le craquement du plancher il leur arrive de te frôler quand tu t’attardes dans les friches un soir de lune tu les devines terrés au fond du puits

    est-ce que les morts parlent
    tu lances tes mots dans l’énigme la peur te répond
    la peur trace des cercles au centre tu perds ton nom

    tu aurais aimé l’oublier
    ou ne jamais l’entendre
    mais tu guettes encore

    tu ne l’entends plus

    elle est devenue ton ombre



    Françoise Ascal, Des voix dans l’obscur, Éditions Æncrages & Co, Collection Ecri(peind)re, 2015, s.f. Dessins de Gérard Titus-Carmel.







    Ascal desvoixdanslobscur





    FRANÇOISE ASCAL


    Francoise Ascal par Michel Durigneux
    Ph. © Michel Durigneux
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    ■ Françoise Ascal
    sur Terres de femmes


    [longtemps j’ai mâché | vos grains de grès](extrait d’Entre chair et terre)
    [Carnet, 2004] (extrait d’Un bleu d’octobre)
    [Carnet, 2011] (autre extrait d’Un bleu d’octobre)
    Des voix dans l’obscur (note de lecture d’AP)
    Levée des ombres (note de lecture d’AP)
    Lignées (note de lecture d’AP)
    [Je ferme les yeux et laisse le mot venir] (extrait de Lignées)
    Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli (note de lecture d’Isabelle Lévesque)
    Mille étangs
    L’Obstination du perce-neige et Variations-prairie (lectures d’AP)
    Rouge Rothko
    16 juillet 1796 | Françoise Ascal, La Barque de l’aube | Camille Corot
    5-10 août 2017 | Françoise Ascal, L’Obstination du perce-neige




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél)
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