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  • Déborah Heissler, Sorrowful Songs

    par Angèle Paoli

    Déborah Heissler, Sorrowful Songs,
    Collection voix de chants,
    Éditions Æncrages Co, 2015.
    Préface de Claude Chambard.



    Lecture d’Angèle Paoli



    SOUS LES SILENCES DE BLANCHE, UNE POÉSIE DE L’ESQUISSE ET DE L’EMPREINTE



    «  Un triomphe, une querelle d’ongles à la cloison des feuillées. Toucher absolu de la distance qui nous sépare désormais. »

    Ainsi s’ouvre, par ces deux phrases mystérieuses et quasi antithétiques, Sorrowful Songs de Déborah Heissler. Deux phrases qui obsèdent par leur douceur et qui ne cèdent leur part d’étrangeté qu’à la lecture. Lecture lente grave triste mais paisible cependant, et recueillie, de ces admirables « petites proses ». La séparation est au cœur de ces pages. Séparation irrémédiable d’avec l’être aimé emporté un soir par la mort. Séparation — d’avec le monde des vivants — d’avec ceux qui ont péri dans le monde obscur des camps de la mort. Pourtant, au cœur même de la tragédie humaine qui se devine dans l’estompe, la beauté demeure, insolente parfois dans son « triomphe », « querelle d’ongles à la cloison des feuillées. » Mais le chant qui irrigue ce recueil est avant tout celui, doux et lent / fusionnel de l’amour.

    « Ton visage

    est celui que je cherche. »

    ou encore :

    « Bruissements du ciel comme une main. Blanche.

    Je te visage. » (in II, « Rien que le ciel ouvert »)

    Ou encore, dans le final :

    « aimée Tu

    qui me nocturnes. » (in III, « Chambre où te perdre »)

    Trois mouvements guident nos pas dans la valse triste de Sorrowful Songs. Trois chants de tristesse ponctués par quatre dessins de Peter Maslow. Trois compositions introduites par un poème-exergue de Thomas Johnson (« Soprano »), dont les vers annoncent les espaces mentaux du nouveau recueil de Déborah Heissler. La musique et ses octaves la fenêtre qui donne sur le jardin la branche d’un arbre la courbe bleue d’une veine qui s’incurve dans le cou (d’une femme ?). Un glissement feutré s’opère sur le seuil entre dedans et dehors, extérieur et intime. Tempo dominant et récurrent, la lenteur, qui engendre tristesse douceur et paix.

    Le titre choisi par la poète — Sorrowful Songs — fait référence de manière explicite à la Symphonie des chants plaintifs écrite par le compositeur polonais Henryk Górecki en 1976 — l’année même de la naissance de la poète. Cette Symphonie n°3 (opus 36), composée de trois mouvements lents, est une œuvre dédiée à ceux qui ont péri dans les camps de la mort. Le registre de cette œuvre ne peut être que grave, et l’impression qui s’en dégage est celle d’une plainte monotone qui jamais ne cesse. D’une répétitive tristesse qui longuement s’étire. Les visages invisibles de la Shoah s’insinuent entre les lignes, se glissent sous le visage paisible de Blanche.

    D’autres notes musicales affleurent entre les pages de Sorrowful Songs de Déborah Heissler, références explicites à d’autres compositeurs et à d’autres créations musicales. Bach / Stravinsky. Exaudi orationem meam. La Symphonie des psaumes pour chœur et orchestre. Ici le psaume 38 de David. « Exauce ma prière ». Boulez et Char : Le Marteau sans maître. Et Claude Debussy. Le prélude pour piano Des pas sur la neige. Lente douceur effacement.

    Le premier chant donne sur le jardin d’une belle endormie « Jardin – Elle Endormie », dans la simplicité naturelle d’une énonciation : « Blanche est morte. Elle est morte hier soir. » De l’autre côté de la fenêtre commencent les journées sans elle, dans le bourdonnement vacant de « l’essaim des heures ». Elle morte, lui sur le seuil se regarde vieillir ; vieillard épris de poésie, emprise discrète de Philippe Jaccottet. Elle, de musique. Une vie s’efface un peu plus loin, derrière la fenêtre, rideau de pluie papiers épars sur le bureau, quelques notes encore présentes mais déjà lointaines, des traces à peine d’un passé encore vibrant de ses étreintes, de ses ferveurs, et qui lentement s’en va vers l’oubli.

    « Passez. Oubliez tout.

    Oubliez qu’elle était devenue arbre et qu’elle lui tendait les bras, ombre au soleil, chèvrefeuille noué au cœur, cathédrale à la chute du jour, gisant », dit l’amant devenu vieillard.

    Blanche ou l’oubli. Souvenir d’un titre qui s’immisce malgré moi, « là où la vérité doit être inverse » ; Blanche comme la neige qui s’annonce dans les jours à venir de Sorrowful Songs. Tout cela à pas feutrés. Les petites proses, comme des tableaux en demi-teintes. Pour dire la vie la mort, la traversée dans le silence, la modestie, le presque effacement. Avec des touches de bleu pour tenter de cerner la brûlure des « corps lyriques ».

    « Trêve des corps précipités et bleus. Je ne sais ni quelle étreinte, ni même l’image, qui pourraient les prolonger. »

    Tonalités tristes sans repos d’une tristesse sans retour. Ainsi le laissaient entendre les vers de Thomas Johnson :

    « A garden

    Where the terne, restless

    On a plum branch

    Prepares to migrate

    Down the blue curve

    Of that veine

    Deep in your neck ».

    Pourtant, par-delà la mort, le chant de la vie continue de s’immiscer dans la mémoire de celui qui accompagne, derrière la cloison, la présence-absence de l’autre. Tout ce qui hante encore un lieu — elle « devenue arbre » ; énigme d’un espace qui parle d’Elle tout en suggérant ce qu’elle n’est plus.

    « Je me souviens    De deux petites filles

    qui gravissent l’escalier. »

    Il est vrai que celui qui l’aimait continue de lui parler, de s’adresser à elle depuis les frondaisons des arbres, et jusque dans le gisant du jour. Tout, dans ces lignes, se noue dans le doigté, le suggéré, l’effleuré, à peine, de manière légère. Ainsi le temps progresse-t-il au rythme de la neige, de sa brûlure indolore :

    « Dans quelques jours – demain peut-être même, il neigerait. Debussy résonne tout près de la fenêtre. »

    De même la mort se vit-elle dans cet espace à peine souligné qui convient si bien à Blanche. Et qui ne tardera pas à devenir aussi celui de l’autre.

    « Elle était devenue ombre et lui tendait les bras

    Blanche

    murmures d’ombre et d’ébène… »

    Chaque poème — parfois deux, qui se font écho — est annoncé par un titre — il conviendrait de faire une lecture spécifique des titres — et la neige qui tombe vient encore adoucir les mots qui demeurent ; ensevelir sous sa chute douce ce qu’il reste d’images, « les arbres et leurs fruits de bure, givrés légèrement », comme cernés dans la blancheur et le silence. Les silences de Blanche, de quels non-dits sont-ils tissés ? Seul l’instrument de musique, dans ses envols dans ses excès dans ses silences mêmes, peut parvenir à susciter une attente que la poésie, selon Blanche, ne parvient nullement à combler.

    La poète, elle, avance à pas feutrés dans l’esquisse et les empreintes. Tout ce qui entoure la mort se vit dans la nuance d’un chant crépusculaire. Dans la lumière cendrée du jour à son déclin. Ainsi de la présence discrète des oiseaux (messiaeniques oiseaux au Pays de la Meije ?), lesquels n’existent que dans le titre Oiseaux, neiges et fruits. Et que le lecteur perçoit pourtant « derrière les rideaux » et dans le ciel. Au point qu’il est convaincu de les avoir croisés dans le poème.

    C’est sans doute au cœur de cette énigme que se tient la force poétique de Déborah H. C’est dans ces esquisses qu’elle puise son talent. C’est sur ces lacis de traces à peine suggérées que se construit son écriture. Sur ce décalage permanent entre le dit et le non-dit qui innerve l’œuvre de la poète, et qui fait de la voix de Déborah Heissler l’une des plus singulières de la poésie contemporaine. Autant de qualités qui ne nuisent jamais à la musicalité bouleversante de Sorrowful Songs.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Déborah Heissler, Sorrowful Songs




    DÉBORAH HEISSLER


    Deborah Heissler Guidu
    Image, G.AdC




    ■ Déborah Heissler
    sur Terres de femmes


    Les Nuits et les Jours (lecture d’AP)
    Je ne peux oublier (poème extrait des Nuits et des Jours)
    « Des pas dans la neige » (poème extrait de Sorrowful Songs)
    La protection des pierres (poème extrait de Près d’eux, la nuit sous la neige)
    Près d’eux, la nuit sous la neige (lecture d’AP)
    sur l’herbe sèche ce jour (poème extrait de Chiaroscuro)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    loin (poème extrait de Comme un morceau de Nuit, découpé dans son étoffe)
    → (dans la galerie Visages de femmes) le poème « 
    Errance »



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Wikipedia)
    l’article consacré à Déborah Heissler
    le blog de Déborah Heissler



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  • Luis Mizón | [Derrière la garde-robe]



    Philippe Hélénon
    Philippe Hélénon, « Tout est écrit dans le corps »








    [DERRIÈRE LA GARDE-ROBE]


    I


    Derrière la garde-robe il y a une ville
    à tiroirs
    où personne n’habite
    draps oreillers couvertures
    dessus dessous
    trousseau d’un fantôme
    enfermé dans l’armoire
    nappes et serviettes en abondance
    brodées d’initiales énigmatiques
    d’étonnants objets théâtraux

    tout est écrit par le corps
    sans que la main droite sache
    ce que fait la main gauche
    le linge immaculé raconte
    des histoires cryptées

    près de la flamme
    les taches deviennent visibles
    on voit la trace de la machinerie
    les effets spéciaux

    la scène sombre du balcon
    les aveux des amoureux
    les hésitations des comédiens
    les soupirs des jeunes poètes
    les traces de l’amour et de la haine

    l’oubli n’a rien effacé

    je respire dans les draps
    un parfum de falaise
    je vois les vagues se briser
    dans les criques et les anses muettes

    je caresse en toute liberté
    la peau sensuelle de l’oubli
    ses secrets dégagent
    une odeur de mousse
    grotte
    lumière et vide

    les mystères des genoux
    le coin de la chambre où le soleil
    cache ses bijoux

    le soleil

    je respire la nudité de l’oubli

    son odeur monte à mes narines
    et
    il
    m’est
    délectable

    le linge danse à la fenêtre
    l’armoire danse avec le vent

    j’écrase sur le mur
    le minuscule corps du délit
    où se cache le temps



    Luis Mizón, Corps du délit où se cache le temps, Éditions Æncrages & Co, Collection « voix de chants », 2014, s.f. Dessins de Philippe Hélénon.






    Luis Mizon, Corps du délit où se cache le temps.jpg 2





    LUIS  MIZÓN


    Luis Mizón
    Source



    ■ Luis Mizón
    sur Terres de femmes

    L’exil
    La Maison du souffle
    Un troupeau de vaguelettes



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Luis Mizón
    → (sur le site de France Culture)
    Luis Mizón dans Ça rime à quoi de Sophie Nauleau (émission du 23 novembre 2014)
    → (sur le site des éditions Æncrages & Co)
    la fiche de l’éditeur sur Corps du délit où se cache le temps de Luis Mizón
    → (sur Images de la poésie)
    une lecture de Corps du délit où se cache le temps, par Laurent Albarracin





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  • Fabrice Caravaca, La Falaise  

    par Isabelle Lévesque

    Fabrice Caravaca, La Falaise,
    Éditions Æncrages & Co, 2014.
    Illustration de couverture d’Olivier Orus.



    Lecture d’Isabelle Lévesque



    La falaise. Le cheminement de l’homme qui rencontre la
    falaise. L’homme ne fait pas demi-tour. Il reste possible de
    longer longtemps la falaise.




    Du général, se dresser et partir. La falaise : représentation d’une façade insurmontable et paradoxale, ascension ou chute ? Verticalité, en tout cas, pour « l’homme » qui parcourt les textes en prose de cet ensemble qualifié de « récit » en première de couverture.

    Sur cet espace : la marche, mouvement du livre de Fabrice Caravaca et cœur de la perception du narrateur.

    Qui est cet homme qui marche au bord de la falaise, découvrant la marche, ses pieds, le monde qui l’entoure ? Est-ce l’homme primitif, celui que le sculpteur Paul Dardé a représenté, observant le village des Eyzies depuis le bord de la falaise ? L’histoire a oublié le nom du premier qui se leva. Il dut regarder ses pieds avec étonnement. Et puis se demander que faire avec ses mains qui portaient sans doute jusqu’alors le même nom que ses pieds. On dit que la station debout, libérant les mains, permit le développement du cerveau de l’homme. Ainsi l’homme de Fabrice Caravaca s’interroge sur son corps de l’intérieur, sur ce qui l’entoure, sur ce qui se passerait si…

    Et cette rivière qui coule au pied de la falaise qu’arpente l’homme du livre, est-ce la Vézère, la Dordogne ?… Mais non, elle n’a pas encore de nom, c’est la rivière et c’est l’homme. Les noms viendront plus tard.

    Peut-être est-ce aussi cet Homme (avec majuscule) qui marche d’Alberto Giacometti, penché roidement en avant, dont les pieds si grands, épais et lourds ont tant de mal à se détacher du sol, et qui pourtant marche vers l’avenir.


    L’homme qui marche voit de haut, de sa hauteur. Ses mains libres participent à l’exploration :

    « Ainsi la main serait tout à la fois le pied et la tête. »

    Si bien que le cheminement réel, l’avancée du marcheur, impose une lecture du monde où les oiseaux, par exemple, sont à portée de main, proches, ils déterminent la perception du paysage au point que le repère, la référence, ce n’est plus le marcheur mais le corps de l’oiseau saisi dans l’arrêt du mouvement après l’orage :

    « Les cheveux de l’air trouvent l’odeur de l’oiseau mouillé. »

    Deux règnes rapprochés, aviaire et humain, grâce à l’élévation. Comme les couleurs en ce ciel rapproché pour « de nouvelles propositions ». Les constructions syntaxiques portent ce déplacement du point de vue. Le dit du réel se double d’une parabole, par la réserve de sens que constitue la falaise (sa connotation de gouffre, le risque que le mot suggère). C’est « l’homme » encore ici concerné en ces courts textes individués qui suivent une trame cependant, celle du paysage soumis à l’altitude. Les présents, de ce fait perçus comme itératifs, semblent énoncer une loi propre à l’essence de la falaise. Les déterminants définis dominent (l’homme, la falaise, les couleurs) et confirment la valeur d’exemple de ce récit, mythe inventé d’une falaise à laquelle tout homme se confronte – ou qu’il refuse – autant que marche réelle d’un narrateur qui éprouve dans son corps l’avancée et la confrontation.

    Le « panorama » à l’horizontalité proclamée n’exclut pas la plongée (chute) en soi, mimétique mouvement du dehors en l’homme imprimé. À l’extérieur, à l’intérieur : parallèlement le sens propre et le figuré. La comparaison d’ailleurs est une construction récurrente du texte (« comme un fruit bien trop mûr », « comme un cœur d’animal »…), sa force concrète supplée la difficulté de représenter le mouvement. On s’avance au bord, et la langue cerne le vertige qui pourrait faire reculer. Ce déplacement (avancée, perdition possible, repli, intériorité gagnée) se lit dans la phrase qui claque ou s’allonge :

    « Tout l’intérieur de l’être ainsi parcouru dans l’ombre du ciel et aussi comme l’ombre révélatrice de l’être qui jusque-là avançait avec ses mains. »

    Des adverbes structurant la marche à celui de manière qui s’efforce de rendre compte de la progression (lue dans le ciel), la phrase se développe, la proposition subordonnée précise l’état antérieur (intérieur aussi) du marcheur. Travail de langue où domine une alternance de phrases nominales, au début du texte en particulier, et l’amorce de périodes longues où le détail se loge dans les adverbes et les propositions subordonnées. Musique différente, le rythme change comme indicateur des tonalités à saisir.


    L’homme qui marche doit faire l’expérience difficile du déséquilibre pour avancer. Lever un pied, c’est un risque inconnu des quadrupèdes. Mais, la marche devenue habitude, il n’y pense plus.

    Ici le mouvement cherche à trouver le geste, à le renouer à des démarches antérieures, ancestrales mais pas seulement, qu’on pourrait atteindre ainsi :

    « Et le prochain pas est toujours différent. Annonciateur d’un éventuel bouleversement, d’un morcellement de l’être entier dans la marche. »

    Ce futur se lit dans les noms, il n’est pas prophétique mais gît sur la faille au bord de la falaise. Le sol en garde une empreinte – où retrouver le lexique du livre imprimé – la surface plane ainsi révèle « l’être tout entier ».

    La falaise garde cette marche et la suite des jours :

    « Au matin, la marche reprend contact avec les lumières. »

    Amorce d’un verset biblique (mais il manque le premier, le deuxième jour…) et utilisation d’un présent d’éternité. Épopée de la falaise ou de la marche ? Saisir en ce topique ce que l’être aura appris, retenu :

    « L’homme pendant qu’il regarde au-delà de la falaise a des pensées. Ou il croit comme on prie. »

    Marche du « rêve », rappelé, cyclique, immobile. L’intériorité explorée, découverte, invite à la méditation. Les couleurs s’esquissent, grâce amorcée qui se fixe en l’être.

    Cache-cache : les nuages, l’ombre et le narrateur, le rythme régulier rappelle le battement du cœur. La parole lyrique assume ses coupes nominales autant que son débordement syntaxique. La marche devient représentation mentale féconde, instrument de connaissance :

    « Pure création de l’esprit et rêves se réalisant. »

    Magie du poème se substituant à la marche réelle, restant lié à la figuration d’une falaise de l’origine autant qu’à celle de la destination de l’être ; le ciel en sa médiation verticale faisant passer d’un paysage, d’une couleur, à l’autre.

    Compter les pas : impossible. Il faut envisager le bord de la falaise comme une frontière matérialisant l’arrêt, la marche intériorisée de celui qui par sa pensée enclenche le mouvement : elle est saisie d’une conscience. Deux bords de falaise rejoints en un pont miraculeux et l’être se trouve transformé de l’intérieur par son consentement à la marche – comme il respire.

    La pluie fréquente est source de rites, elle invite à la danse (comme résultat, et non plus celle qui ferait venir l’eau), un prélude aux couleurs suivant les nuages présents ou poussés par le vent.


    « L’homme » et « la falaise » initient tant de phrases du récit qu’une équivalence se pose, lien infaillible d’un lieu à celui qui fait plus que l’occuper. Le cadre vertical devient identité. Station debout ? pas seulement… Une avancée et la poussée verticale ou la chute. « Étoiles » suivies, pas à pas, bain d’étoiles en nuit noire, l’être nu dans l’eau ou l’air éprouve sa nature enfin révélée. Premier jour, premier homme, une constante réactivée, le poème la tente, intégrant la falaise et l’homme. Le pas n’est plus distinct du paysage, il fait corps :

    « C’est toujours une nouvelle marche qui franchit de nouveaux territoires. Les empreintes des marches passées ne sont pas des empreintes mais appartiennent aux paysages. Elles sont inscrites dans la terre. »

    Naissance de la sente sous les pieds du marcheur, bientôt sentier, plus tard chemin, peut-être. La marche modifie l’homme, mais le paysage aussi.

    Aux présents succèdent des infinitifs intemporels : ils inscrivent le mouvement, le geste en la terre (manger, faire passer, réaliser, découper, écraser, nourrir). Les actes sont ritualisés et la couture devient invisible, elle disparaît. « L’homme », premier homme ou celui de ce jour et demain, les trois suivent ce chemin. Évoluent sans que le passage du temps efface ce qui fut. Reproduction et infime, changement de chaque avancée : rien ne se contredit, histoire et mémoire intègres. Cercle au bout – pas de migration :

    « Soc précis de la charrue du corps. »

    Soc et sillon, trace et falaise où sur le bord retourne en long. Son territoire. Ses pas graphient le sol : « [p]our permettre aux pieds l’envol et aussi bien l’élan », « dans l’écriture de sa marche ». Il ne retourne pas vers : il va, creuse sa boucle, danse sa ronde, son territoire :

    « Il élabore des itinéraires qui lui font peindre sur le sol des sortes de cercles. Depuis le ciel ce doit être très beau. »



    Isabelle Lévesque
    D.R. Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes







    Falaise 2





    FABRICE CARAVACA


    FabriceCaravaca
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Æncrages & Co)
    la fiche de l’éditeur sur La Falaise




    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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