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  • Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel

    par Emmanuel Merle

    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel ,
    éditions  Arfuyen, Collection « Les Cahiers d’Arfuyen »,
    volume 228, 2016.



    Lecture d’Emmanuel Merle


    « TU ES LANGUE EN CE PAYSAGE »




    Au commencement, la nuit et le silence.

    Et l’autre soi-même qu’on ne saurait comprendre clairement.

    Au commencement de l’existence, l’absence de repères : la nuit en plein jour, la nuit à l’intérieur de soi. On dirait que les visions qu’on s’autorise sont à l’extérieur, derrière une vitre-écran, inaccessibles, et tout autant en soi, dans l’esprit et dans le corps, internes et comme vivant leur propre vie :

    « Tes yeux sont les tessons d’une fenêtre d’hiver

    que le givre recouvre tu grattes pour y voir au dehors la glace

    fondue »

    Où est l’emplacement de la vie, se demande celle qui

    « (sait) dormir alors

    qu’on ne sait plus déjà

    qu’un rêve a englouti le jour. »

    La folie rôde dans le même espace mental que l’espérance. Enfermée en soi, enfermée dans le monde incompréhensible encore, la « narratrice », naissant peut-être, mais déjà dépositaire d’une mémoire de l’humain, se heurte à l’immédiate présence du réel lorsqu’il est encore indifférencié, encore Un. Et pourtant la blessure est là, de toute éternité, semble-t-il, la blessure qu’il faut ravauder d’une manière ou d’une autre : se faire arbre et « comme l’arbre [n’avoir] qu’une parole de feuille » ou « à sa bouche [avoir] peut-être la lune », ou bien « penser enfin OISEAU ».

    Car il y a une blessure déjà, et une menace encore. Quelque chose peut surgir à chaque instant, dans la ville, sur le chemin, « un monstre s’est tapi dans la chrysalide », qui est déjà venu, qui peut venir encore. Le Minotaure, la « tête de cerf », s’agite à la lisière du regard et

    « il ne restera du jeu d’hier

    rien, sauf

    quelques osselets

    l’ivoire dur du ciel »

    La voix est rauque qui crisse dans les vers, comme d’avoir trop crié.

    Comment vivre pleinement avec le manque initial ? Qu’est-ce qui va « rempli[r] les marges », alors même que « les pages sont vides » ? L’ensemble du recueil est une interrogation sur le pouvoir du langage, une tension permanente entre l’impossibilité de la parole et le pouvoir incroyable des mots. Ça commence par la mise à distance de soi, par l’apostrophe récurrente à la « petite fille », qui à la fois appelle celle qu’on n’est plus, qu’on regrette de ne plus être, qu’on redoute d’être à nouveau, et à la fois confirme qu’une part de soi est restée cette enfant. Et même que c’est certainement cette part qui autorise l’écriture de l’adulte :

    « Petite fille

    quand les feuilles se seront détachées

    absorbées par la terre

    les arbres dormiront nus debout

    (c’est ce qu’elle dit

    mais ce n’est déjà plus sa bouche qui parle) »







    Holdban Guidu
    Ph., G.AdC






    Les mots peuvent-ils dire l’immédiat de la sensation, l’évidence d’un regard, le souvenir palpable d’un être ? Vieille question, vieille tension. « Plutôt qu’un poème, c’est toi que je veux écrire ». Faut-il s’abreuver de mots, remplir des pages de cahiers avec des listes qui diraient tout, ou tenteraient de le faire, juste pour le foule rassurante des choses, juste pour la sonorité des mots rares, des mots que la science naturelle pose sur les êtres simples des fleurs et des arbres ? Cette profusion soudaine est-elle suffisante ? Les mots peuvent-ils être des « mains jetées au ciel », des « flèches » pour percer le mystère de la présence au monde, dont on sent bien qu’elle est la seule voie de guérison et la seule adhésion ?

    Ne faut-il pas se heurter au silence, l’accepter, lui qui « sourd des origines », et, par la plénitude qu’il installe dans la nature, accéder à un autre degré du langage, à la poésie, puisqu’aussi bien c’est de ce silence que « survient la parole » ?

    « À la fin l’horizon entaille claire

    sera la pointe d’un mot

    qui sans cesse recule »

    Le langage se dérobe toujours lorsqu’il veut se faire parole, et c’est uniquement dans une tentative réitérée sans cesse que se trouve la poésie. C’est au niveau de la gorge que sont liés définitivement corps et esprit, c’est à cet endroit comme un nœud que se rejoignent inextricablement le désir d’absolu et le constat de notre finitude :

    « Si je mâche mes mots, longtemps, infiniment

    c’est pour qu’ils soient de l’eau

    c’est pour qu’ils soient liquides, qu’ils soient rendus au bleu

    c’est pour que tu y plonges

    et pour que tu m’y retrouves »

    Mais au lieu de rester dans la tentation (pourtant présente) de la dissolution dans le grand Tout, de la disparition de soi, qui serait une forme d’acceptation de la solitude et de rejet du sens, au lieu d’un éparpillement mystique de soi dont on sent bien qu’il est presque souhaité, la personne qui écrit là ne peut pas nier sa simple humanité, ce qui en constitue la part la plus haute, et finalement la plus nécessaire pour qui veut savoir ce qui se passe « après » : d’où viennent ces « poèmes d’après », d’où naissent-ils ? Et où vont-ils ? La seule réponse possible, foncièrement humaine, c’est qu’ils sont adressés à l’autre, et que d’une certaine manière ils viennent de lui.

    Cécile A. Holdban ne convoque pas d’autres poètes pour s’en revendiquer : elle les nomme et elle cite leurs paroles, elle les remercie de bien vouloir lui faire une place parmi eux, à hauteur d’humanité. Sandor Weöres, Kathleen Raine, Janet Frame, Sylvia Plath, Pierre-Albert Jourdan sont d’abord ces humains qui ont dit la difficulté d’être et la gloire de vivre. Ce sont donc bien ces voix multiples qui empêchent la dissolution de soi, qui font que, penchés au bord du vide, nous pouvons nous retourner vers ceux qui, comme nous, cherchent un sens. Et nul doute que La Route de sel (deuxième partie du recueil), loin d’une vallée de larmes, soit cette voie/voix possible pour donner aux autres les paroles qui « murmure[nt]/ et [qui] porte[nt] sur une branche sacrée / la feuille qui [nous] guérira ».

    « Révélés,

    les domaines silencieux

    survolés en silence

    les tilleuls et les herbes.

    Les doigts dans la terre

    l’enfant jardine

    ressuscitant l’aïeul

    au dévers de ses mains »

    Un dernier secret : c’est une poésie entièrement tournée vers la vie. « Tourbillon est roi », écrivait Aristophane, et c’est le déplacement, le pas suivant l’autre, l’élévation rapide, le déplacement du vent que les mots de Cécile A. Holdban répercutent comme les échos d’un mouvement ininterrompu, à l’image de la vie qui va :

    « la grâce d’un geste pèse autant sur la terre que la grâce des âmes ».

    « Par la grâce du geste, elle dévêt la pesanteur. »

    Et enfin, parce que la vie est brève, et parce que nous ne devenons jamais ce que nous sommes, mais que, simplement, nous sommes ce que nous devenons :

    « Jour vif, où le corps ne pèse que le poids du mouvement. »



    Emmanuel Merle
    D.R. Texte Emmanuel Merle (avril 2016)
    pour Terres de femmes







    Cecile A Holdban






    CÉCILE A. HOLDBAN


    Cecileaholdban




    ■ Cécile A. Holdban
    sur Terres de femmes

    Poèmes d’après suivi de La Route de sel (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Il n’est pas d’autre lieu que celui de l’absent] (poème extrait de La Route de sel)
    À la fenêtre (poème extrait du recueil Ciel passager)
    Ciel passager (présentation publique de Thierry Gillybœuf)
    Hiéroglyphes (poèmes extraits du recueil L’Été)
    Toucher terre (lecture d’AP)
    Îles (poème extrait du recueil Toucher terre)
    [Suspendre ma voix] (poème extrait du recueil Un nid dans les ronces)
    Xénie
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Je ne tuerai point]



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur La Pierre et le sel) Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
    → (sur le site des éditions Arfuyen) la page de l’éditeur sur Poèmes d’après suivi de La Route de sel, de Cécile A. Holdban
    → (sur le site des éditions Arfuyen) une fiche bio-bibliographique sur Cécile A. Holdban



    ■ Emmanuel Merle
    sur Terres de femmes

    Amère Indienne
    [Cape Cod]
    Le Chien de Goya (lecture d’AP)
    Ici en exil (lecture de Sylvie Fabre G.)
    [Le rouge] (extrait de Dernières paroles de Perceval)
    Dernières paroles de Perceval (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Dernières paroles de Perceval (lecture d’AP)
    [Tout est matière, sauf ma décision] (extrait de Olan)
    [Une promesse, dis-tu]
    Emmanuel Merle & Thierry Renard | La Chance d’un autre jour, Conversation (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Emmanuel Merle & Thierry Renard | [Jour de pluie ici aussi]





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  • Cécile A. Holdban | [Il n’est pas d’autre lieu que celui de l’absent]




    [IL N’EST PAS D’AUTRE LIEU QUE CELUI DE L’ABSENT]




    Il n’est pas d’autre lieu
    que celui de l’absent

    d’autre mot que celui d’une épine sous l’écorce
    d’autre chair que celle née d’un renoncement
    d’autre temps que celui déserté par les os

    nulle ombre ne connaît son nom
    nulle merveille n’est incorruptible
    ce qu’a formé le ciel, le ciel l’a dissout
    ce qui vient à la source devra gagner la mer

    ni commencement
    ni milieu
    ni fin

    il n’est pas d’autre lieu
    que celui de l’absent.



    Cécile A. Holdban, La Route de sel in Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel, éditions Arfuyen, Collection « Les Cahiers d’Arfuyen », volume 228, 2016, page 127. Prix international de poésie francophone Yvan-Goll.



    _____________________________________
    NOTE d’AP : en novembre 2016 a paru dans la revue Europe ma recension de cet ouvrage (Revue Europe, novembre-décembre 2016 n° 1051-1052, pp. 345-346).






    Cecile A Holdban






    CÉCILE A. HOLDBAN


    Cecileaholdban




    ■ Cécile A. Holdban
    sur Terres de femmes

    Poèmes d’après suivi de La Route de sel (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Poèmes d’après suivi de La Route de sel (lecture d’Emmanuel Merle)
    À la fenêtre (poème extrait du recueil Ciel passager)
    Ciel passager (présentation publique de Thierry Gillybœuf)
    Ciel passager (présentation publique de Thierry Gillybœuf)
    Hiéroglyphes (poèmes extraits du recueil L’Été)
    Toucher terre (lecture d’AP)
    Îles (poème extrait du recueil Toucher terre)
    [Suspendre ma voix] (poème extrait du recueil Un nid dans les ronces)
    Xénie
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Je ne tuerai point]



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur La Pierre et le sel) Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
    → (sur le site des éditions Arfuyen) la page de l’éditeur sur Poèmes d’après suivi de La Route de sel, de Cécile A. Holdban
    → (sur le site des éditions Arfuyen) une fiche bio-bibliographique sur Cécile A. Holdban





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  • Anise Koltz | Ouverte



    Moi qui passe
    Ph., G.AdC






    OUVERTE




    Je traverse les mots
    en marchant sans boussole
    ma poésie est ouverte
    comme une plaine

    Je ne rencontre personne
    si ce n’est moi
    qui passe
    sans me regarder



    Anise Koltz, Je renaîtrai, Éditions Arfuyen, collection Les Cahiers d’Arfuyen, 2011 (Prix des Découvreurs de Poésie 2012) in Somnambule du jour, poèmes choisis, Éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard, 2016, page 172.







    Koltz somnambule





    ANISE KOLTZ


    ANISE KOLTZ
    Source




    ■ Anise Koltz
    sur Terres de femmes


    L’Ailleurs des mots
    Automne (extrait du Cirque du soleil)
    Béni soit le serpent
    [Dans mes poèmes] (poèmes extraits d’Un monde de pierres)
    [Gémeau] (poème extrait de Soleils chauves)
    Je me transforme (poème extrait de Je renaîtrai)
    [Je suis l’impossible du possible] (poème extrait de Pressée de vivre)
    [Qu’ai-je emprunté à la chair maternelle ?] (poème extrait de Galaxies intérieures)
    Les soleils se multiplient (poème extrait du Cri de l’épervier)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une page consacrée à Anise Koltz
    → (sur Lyrikline)
    dix poèmes extraits du Porteur d’ombre (2001), dits par Anise Koltz





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  • Antonia Pozzi, La Vie rêvée

    par Angèle Paoli

    Antonia Pozzi, La Vie rêvée,
    Journal de poésie 1929-1933,

    éditions Arfuyen,
    Collection Neige, volume 32, 2016.
    Traduit de l’italien par Thierry Gillybœuf.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Chant de ma nudité
    Ph., G.AdC





    UNE ÂME EN PROIE À L’APPEL DU NAUFRAGE




    Née le 13 février 1912, Antonia Pozzi est âgée de dix-sept ans lorsqu’elle se lance dans l’écriture de son Journal de poésie. C’est avec « La mascarade des pêcheurs », un tout petit poème très ramassé mais dense, écrit à Sorrente le 2 avril 1929, qu’elle donne sa tonalité à La Vie rêvée. La vie est déjà perçue, ce jour-là, comme une mascarade – envers du rêve. Éprise d’absolu et de pureté, torturée par le doute et par le sentiment exacerbé d’une « inanité convulsive », la jeune femme est confrontée très tôt à une inquiétude existentielle, à l’angoisse et au déchirement. Et ce, jusqu’à sa mort, onze ans plus tard. Antonia Pozzi choisit en effet de disparaître en mettant fin à ses jours. Le 2 décembre 1938.

    Le premier tome de La Vie rêvée couvre cinq années. De 1929 à 1933. Années adolescentes au cours desquelles la jeune fille écrit sa vie au fil des jours sous forme de poèmes. De manière régulière, presque quotidiennement durant l’année 1929, avec des ellipses plus importantes au cours des quatre années suivantes. Chaque poème, précisément daté, fait le plus souvent mention du lieu où il a été écrit. Milan, la ville natale d’Antonia Pozzi, étant le plus représentée. Mais aussi Pasturo, lieu privilégié des vacances familiales dans la Valsassina ; Santa Margherita, Silvaplana, Varese, Campiglio… Palermo, Kingston, Siracusa… Il arrive que le lieu d’écriture diffère du lieu évoqué par le poème. C’est le cas du poème « La petite gare de Torre Annunziata », sise aux pieds du Vésuve, poème sans doute écrit à Milan, au lendemain d’une escapade napolitaine, le 17 avril 1929.

    Tous ces points confortent le lecteur dans l’idée que l’ouvrage est bel et bien un « journal ». Quand bien même Eugenio Montale, dans un article rédigé en 1945, a refusé de voir dans cette œuvre un « journal de l’âme ». Montale proposant dans ce même article de lire le recueil comme un « livre de poésie », « témoignage des œuvres de notre temps ». Dans sa préface à La Vie rêvée, Thierry Gillyboeuf, traducteur de cette œuvre imposante, foisonnante et bouleversante, définit (subtilement) l’écriture d’Antonia Pozzi comme une « sorte de poésie diariste ». Se fondant, pour le choix de cette expression, sur le sous-titre — Diario di poesia — sous lequel l’éditeur Mondadori avait publié Parole en 1943.

    Certains poèmes ont un ou une dédicataire. Par exemple, les initiales L. B. sont celles de Lucia Bozzi, l’amie de cœur, la grande confidente d’Antonia Pozzi. Mais on trouve le plus souvent l’adresse Ad A.M.C. Ainsi le poème « Offrande à une tombe », dédié à Antonio Maria Cervi, professeur de latin-grec du lycée Manzoni. La tombe étant celle du frère de Cervi, tué pendant la Première Guerre mondiale. Fascinée par l’érudition de son professeur (de seize ans son aîné), par sa culture, par le raffinement de ses goûts, par sa passion à enseigner, la jeune fille tombe amoureuse. Avec le renoncement à cette idylle, contrariée par un veto paternel, prend fin « la vie rêvée », en 1933.

    « Oh ! pour t’avoir rêvée,

    ma chère vie,

    je bénis les jours qui restent —

    la branche morte de tous les jours qui restent,

    qui servent

    à te pleurer. »

    (25 septembre 1933)

    Quels que soient l’époque ou les lieux évoqués, une même ligne de force traverse le paysage mental d’Antonia Pozzi et l’ensemble du livre. La mort y est omniprésente. Elle se manifeste sous des formes ou métaphores diverses — « lierre noir », « chrysanthèmes », « cimetière » de rochers… — une mort que la jeune femme semble désirer. Ou, du moins, appelle de ses vœux.

    Ainsi dans « Alpage » :

    «… qu’il serait bon

    de se fracasser sur un rocher,

    et la mort serait

    vie lumineuse et certaine, à défaut d’esprit

    qui dit qu’ici Dieu n’est pas loin. »

    (Pasturo, 28 août 1929, p. 89)

    Le poème le plus impressionnant est sans nul doute « Chant sauvage », écrit un mois plus tôt. Il préfigure la mort réelle de la poète, non pas qu’il l’annonce mais parce qu’il en suggère par anticipation la trame. La poète, exaltée par la joie que lui a procurée son excursion en montagne, évoque la vision idéalisée de sa propre mort :

    « Au loin, dans un triangle de vert,

    le soleil s’attardait. J’aurais voulu

    bondir, d’un seul élan vers cette lumière ;

    m’allonger au soleil et me dénuder,

    pour que le dieu mourant s’abreuve

    de mon sang. Et puis rester, la nuit,

    étendue dans le pré, les veines vides :

    les étoiles — lapidant folles de rage

    ma chair desséchée, morte. »

    (Pasturo le 17 juillet 1929, p. 71)

    Antonia Pozzi mettra en scène sa mort le 2 décembre 1938, dans la belle nature de l’abbaye cistercienne de Chiaravalle où elle a coutume de se rendre. « Là elle avale plusieurs comprimés de barbituriques et s’allonge dans un pré voisin en attendant la mort. » (Préface de Thierry Gillybœuf ). Là, peut-être, pour la première fois, rêve et réalité se rejoignent-ils pour former un visage unique.

    Chez la jeune poète, la pensée de la mort s’accompagne de visions de pureté, de nudité, de virginité. Visions non dénuées d’érotisme, qu’elle synthétise dans les derniers vers de « Chant de ma nudité » :

    « Aujourd’hui, je me cambre nue, dans la pureté

    du bain blanc et je me cambrerai nue

    demain sur un lit, si quelqu’un

    me prend. Et un jour nue, seule,

    je serai étendue sur le dos sous un trop plein de terre,

    quand la mort aura appelé. »

    (Palerme, 20 juillet 1929, p. 77)

    La mort semble être l’aboutissement ultime et recherché de l’exaltation qui habite Antonia Pozzi. Exaltation liée à l’ascension. Réelle en montagne et requérant l’effort, l’ascension fait partie intégrante du rêve. Elle s’accentue à la tombée du jour avec le battement des cloches — « inexorables les cloches » — et culmine avec les images de mort.

    « Les cloches scandent pour moi le rythme

    d’une ascension ce soir.

    […]

    Mes pas ne quittent pas le rythme

    des cloches, ce soir :

    cloches aussi graves, pénibles et lentes

    que mon ascension.

    Soudain, au loin

    une cloche

    résonne plusieurs fois.

    Je suis au terme de mon ascension ;

    je me dépêche, j’arrive sur la cime la plus haute.

    Cela tonne. C’est la tempête sur les sommets.

    […]

    Au matin on nous retrouvera morts.

    Morts parmi les rhododendrons.

    Morts parmi les rochers

    aux visages des tombes.

    Morts par une nuit de tempête.

    Morts d’amour. »

    (Pasturo, 23 juillet 1930, pp. 103-105)

    Mourir d’aimer. Un rêve inatteignable pour Antonia Pozzi. Le plus souvent exalté par la solitude, par une mélancolie de l’âme que rien ne parvient à calmer, l’amour l’est aussi par un désir exacerbé qui transparaît dans les poèmes. Dans « Bénédiction », poème aux accents de prière et de sensualité, la poète confie à Lucia Bozzi la fièvre qui s’empare d’elle. Au point qu’il est difficile de savoir de qui parle vraiment Antonia Pozzi :

    « Tempe contre tempe

    se transfusent

    nos fièvres

    […]

    Loin,

    une grande voix d’eau

    éclate en paroles incomprises

    et te bénit peut-être,

    douce sœur,

    au nom de mon amour et de ta tristesse,

    toi, aile blanche

    de mon existence. »

    (Pasturo, 7 septembre 1929, p. 91)

    La fièvre qu’éprouve la jeune femme s’accompagne aussi d’images d’impureté qui viennent contrarier l’aspiration à la blancheur et à la légèreté de l’aile.

    Pour calmer les ardeurs de son âme incandescente et contradictoire, Antonia Pozzi échafaude un plan de fuite avec Antonio Maria Cervi. Ainsi évoque-t-elle dans « Fuite » les différentes étapes de ce plan, bâtissant au futur les gestes en partage avec son amant : « nous foulerons la couche molle/des aiguilles » ; « nous trébucherons/sur les racines »/« nous nous collerons/aux troncs » ; « et nous fuirons »…

    Le poème se clôt sur une distribution des rôles et sur l’aveu d’un rêve idyllique :

    « Et toi, tu seras

    dans la pinède, le soir, l’ombre penchée

    qui veille : et moi, rien que pour toi,

    sur la route douce et sans but,

    une âme accrochée à son amour ».

    (Madonna di Campiglio, 11 août 1929, p. 81)

    Ailleurs, dans le poème intitulé « Paix », antérieur de quelques jours, la poète invite son amant à jouir avec elle de la douceur et de la sérénité qu’elle veut lui offrir en partage.

    « Donne-moi la main : je sais combien ta main

    a souffert sous mes baisers. Donne-la-moi.

    Ce soir mes lèvres ne me brûlent pas.

    Marchons ainsi : la route est longue.

    […]

    Mais viens : marchons ; même l’inconnu

    ne m’effraie pas, si je puis être près de toi.

    Tu me rends bonne et blanche comme un enfant

    qui dit ses prières et s’endort. »

    (Carnisio, 3 juillet 1929)

    Chez Antonia Pozzi, la paix de l’âme est éphémère. Son esprit enfiévré veille, qui la met au bord de l’abîme. La folie guette, obsession liée au désir et à l’appel de la chair. Ainsi dans « Solitude », poème adressé à Antonio Maria Cervi, la poète énumère-t-elle une suite de désirs – « je voudrais attraper…/me ruer…/lutter…sombrer…/me replier…/dormir ». Et rejoint-elle, dans les derniers vers, une forme de délire pathologique :

    « J’ai les bras douloureux et alanguis

    par un désir inepte d’étreindre

    quelque chose de vivant, que je sens

    plus petit que moi […]

    Non : je suis seule. Seule je me pelotonne

    sur mon maigre corps. Je ne me rends pas compte

    qu’au lieu d’un visage endolori,

    j’embrasse comme une démente

    la peau tendue de mes genoux. »

    (Milan, 4 juin 1929)

    « Recopiés sur un cahier d’école », les « poémicules » (poesucciole) d’Antonia Pozzi portent la marque permanente d’une « âme » en proie à l’appel du naufrage. La tonalité souvent élégiaque de ses poèmes rend compte de la mélancolie qui habite la jeune femme. Mais le regard aigu qu’Antonia Pozzi porte sur elle-même et sur l’existence lui permet d’éviter l’écueil d’une spontanéité qui la conduirait inéluctablement vers un excès de lyrisme. Et même si des accents autres que les siens l’habitent par moments — les poètes Gozzano, Pascoli, Rilke, Dickinson… —, la voix qui sourd d’un poème à l’autre est légère et fluide, portée par une traduction qui l’est tout pareillement. La poésie d’Antonia Pozzi est riche de promesses auxquelles une mort précoce a mis un terme. Mais traverser la vie de la poète au rythme lent de la lecture du diario de La Vie rêvée est une aventure tendre et émouvante. Rendons hommage à Thierry Gillybœuf de s’être attelé à ce travail de tout premier ordre, et à Cécile de le lui avoir inspiré (Pour Cécile à qui ce livre doit tout). Qu’ils en soient l’un et l’autre chaleureusement remerciés.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Antonia Pozzi, La Vie rêvée





    ANTONIA POZZI


    Antonia Pozzi.5




    ■ Antonia Pozzi
    sur Terres de femmes

    Paura | Incantesimi



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    la fiche de l’éditeur sur La Vie rêvée
    le site (en italien) consacré à Antonia Pozzi
    → (sur books.google.fr)
    Antonia Pozzi ou la nuit du cœur, par Hélène Leroy
    → (sur wikipedia.it)
    l’article (en italien) consacré à Antonia Pozzi
    → (sur Chroniques italiennes | Université de la Sorbonne nouvelle)
    Antonia Pozzi, une biographie intellectuelle, par Hélène Leroy
    → (sur Nel mondo di Krilu)
    une note sur Antonia Pozzi (+ de nombreuses photographies)
    → (sur YouTube)
    un court extrait du film-documentaire de Marina Spada présenté hors-concours au Festival de Venise 2009
    → (sur YouTube)
    un extrait du livre-CD Antonia Pozzi: …verso l’ultimo sogno di sole





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Alain Suied | [Dans l’étroite faille du social]




    Un cri de lumière dont nous sommes l’écho le moins sûr.
    Ph., G.AdC







    [DANS L’ÉTROITE FAILLE DU SOCIAL]




    Dans l’étroite faille du social
    le mensonge bâtit
    une impossible demeure
    où se glisse tout le langage humain.
    Le monde habite
    une autre parole :
    un cri de lumière
    dont nous sommes l’écho le moins sûr.






    Un appel de lumière dont nous sommes l’écho le plus éloigné
    Ph., G.AdC





    Dans l’étroite faille du regard
    l’erreur projette
    une impossible lueur
    où se tisse toute l’illusion humaine.
    Le monde se souvient
    d’une autre origine :
    un appel de lumière
    dont nous sommes l’écho le plus éloigné.




    Alain Suied, « Dans l’illusion de la présence, » 4, in Le Visage secret, précédé de trois lettres inédites d’André du Bouchet à l’auteur, Éditions Arfuyen, Collection Les Cahiers d’Arfuyen, volume 226, 2015, page 77.







    Alain Suied, Le Visage secret






    ALAIN SUIED


    Alain Suied NB
    Source



    ■ Alain Suied
    sur Terres de femmes

    Pour la manière noire, 10 (un autre poème extrait du Visage secret)



    ■ Voir aussi ▼

    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des Poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Alain Suied
    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    la page consacrée à Alain Suied
    → (sur Esprits Nomades)
    Alain Suied | La poésie dérobée, par Gil Pressnitzer





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Anise Koltz | [Qu’ai-je emprunté à la chair maternelle ?]



    Avec mon dernier soupir je rendrai l’alphabet photocollage
    Photocollage, G.AdC







    [QU’AI-JE EMPRUNTÉ À LA CHAIR MATERNELLE ?]




    Qu’ai-je emprunté
    à la chair maternelle
    qu’ai-je moi-même inventé ?


    L’attraction de la terre m’a happée
    je vis clouée au sol
    je ne garde rien
    en mémoire
    de ma provenance


    Avec mon dernier soupir
    je rendrai l’alphabet




    Anise Koltz, Galaxies intérieures, Éditions Arfuyen, Collection « Les Cahiers d’Arfuyen », n°211, 2013, page 73.







    Anise Koltz, Galaxies intérieures




    ANISE KOLTZ


    ANISE KOLTZ
    Source




    ■ Anise Koltz
    sur Terres de femmes


    L’Ailleurs des mots
    Automne (extrait du Cirque du soleil)
    Béni soit le serpent
    [Dans mes poèmes] (poèmes extraits d’Un monde de pierres)
    [Gémeau] (poème extrait de Soleils chauves)
    Je me transforme (poème extrait de Je renaîtrai)
    [Je suis l’impossible du possible] (poème extrait de Pressée de vivre)
    Ouverte (poème extrait de Je renaîtrai)
    Les soleils se multiplient (poème extrait du Cri de l’épervier)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une page consacrée à Galaxies intérieures d’Anise Koltz





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Silvia Baron Supervielle | [le soleil remue les miroirs]



    Ce printemps qui dure dans la pénombre
    Ph., G.AdC






    [LE SOLEIL REMUE LES MIROIRS]



    le soleil remue les miroirs
    et ma soif vient de si loin
    que je ne saurais évaluer
    la somme de lumière noyée
    dans les courants du fleuve
    où s’allongent les nuits
    nul voyage n’est plus hardi
    que celui de ce printemps
    qui dure dans la pénombre
    ni impulsion plus intrépide
    que celle de cet espoir
    comme la terre surveille
    la pluie et les nuages
    la force du vent




    Silvia Baron Supervielle, Sur le fleuve, Éditions Arfuyen, 2013, page 123. Prix de Littérature Francophone Jean Arp 2012.




    SILVIA BARON SUPERVIELLE


    Silvia Baron Supervielle portrait
    Source




    ■ Silvia Baron Supervielle
    sur Terres de femmes


    [que j’aille par le nord] (poème extrait de L’Eau étrangère)
    Alphabet des lieux remarquables (poème extrait du Pays de l’écriture)
    Le marcheur séparé (autre poème extrait du Pays de l’écriture)
    10 avril 1934 | Naissance de Silvia Baron Supervielle (+ un extrait du Pays de l’écriture)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    un Portrait de Silvia Baron Supervielle (+ un poème extrait de La Distance de sable)





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  • Anise Koltz | Je me transforme

    « Poésie d’un jour »

    Anise Koltz, Je renaîtrai
    Prix des Découvreurs de Poésie 2012


    J’envisage d’autres possibilités de vie
    Ph., G.AdC







    JE ME TRANSFORME



    Mon poème est une cabine
    dans laquelle je me déshabille
    un rideau épais me séparant du monde extérieur

    Confrontée à mon corps flétri
    j’envisage d’autres possibilités de vie
    je trace des cercles dans le ciel
    avec les éperviers
    je vois le monde d’en haut

    Puis je me transforme en désert
    là où vie et mort se mélangent
    et où un sable charitable
    finira par me recouvrir



    Anise Koltz, Je renaîtrai, Éditions Arfuyen, Collection Les Cahiers d’Arfuyen, 2011, page 113.




    _________________________________________
    NOTE d’AP : Je renaîtrai d’Anise Koltz a obtenu le prix des Découvreurs de Poésie 2012.

    Classement du Prix des Découvreurs de Poésie 2012 :

    1ère : Anise Koltz, Je renaîtrai, Arfuyen
    2e : Edith Azam, Du pop corn dans la tête, Atelier de l’agneau
    3e : François de Cornière, Ces moments-là, Le Castor Astral
    4e : Nimrod, Babel Babylone, Obsidiane
    5e : James Sacré, America Solitudes, André Dimanche
    6e : Anita J. Laulla, Cracheurs de feu, Les Arêtes
    7e : Olivier Apert, Upperground, La Rivière échappée
    8e : Sylvie Durbec, Prendre place, Collodion

    Ce prix sera remis à l’auteure le vendredi 18 mai 2012, à 16h00, à la Bibliothèque des Annonciades, place de la Résistance, à Boulogne-sur-Mer. Cette cérémonie sera précédée d’une rencontre avec l’auteure (le même jour à partir de 14h00).




    ANISE KOLTZ


    ANISE KOLTZ
    Source




    ■ Anise Koltz
    sur Terres de femmes


    L’Ailleurs des mots
    Automne (extrait du Cirque du soleil)
    Béni soit le serpent
    [Dans mes poèmes] (poèmes extraits d’Un monde de pierres)
    [Gémeau] (poème extrait de Soleils chauves)
    [Je suis l’impossible du possible] (poème extrait de Pressée de vivre)
    Ouverte (poème extrait de Je renaîtrai)
    [Qu’ai-je emprunté à la chair maternelle ?] (poème extrait de Galaxies intérieures)
    Les soleils se multiplient (poème extrait du Cri de l’épervier)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur Les Carnets d’Eucharis)
    une note de lecture de Georges Guillain sur le recueil Je renaîtrai (+ extraits)
    → (sur Exigence : Littérature)
    une note de lecture de Françoise Urban-Menninger sur le recueil Je renaîtrai
    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une page consacrée à Anise Koltz
    → (sur Lyrikline)
    dix poèmes extraits du Porteur d’ombre (2001), dits par Anise Koltz





    PRIX DES DÉCOUVREURS DE POÉSIE


        Fondé en 1997 par la ville de Boulogne-sur-Mer sur la proposition de Georges Guillain, poète et collaborateur de la Quinzaine Littéraire, ce prix est soutenu par la ville de Boulogne-sur-Mer, le ministère de l’Éducation Nationale et le ministère de la Culture, le Printemps des Poètes, la DAAC de Lille, le CRDP… Il est inscrit au Bulletin Officiel de l’Éducation Nationale du 27-08-2009. Le Prix des Découvreurs de Poésie est décerné par un jury national constitué de lycéens et de collégiens de classe de troisième. Près de 2 000 d’entre eux, répartis sur une cinquantaine d’établissements, ont participé, tout au long de l’année et dans toute la France, à l’édition 2011-2012.




        Ci-dessous, un entretien de Georges Guillain avec Odile Bonneel pour le magazine inter CDI N° 236 (mars-avril 2012) qui présente le Prix des Découvreurs de Poésie.



    1- Quels sont les enjeux du Prix des Découvreurs de Poésie pour les jeunes ?


    Chère Odile, d’abord merci pour ton intérêt. Les enjeux dont tu me parles sont multiples. Et pour une bonne part assez faciles à deviner. Pour ne parler que de l’essentiel qui est peut-être aussi le moins souvent souligné, je crois qu’avec le Prix des Découvreurs peut s’affirmer davantage cette école de l’ouverture à la différence ou à l’altérité que l’époque – tendant à une colonisation croissante des esprits au nom d’un rationalisme économique et technocratique morbides ― rend de plus en plus nécessaire… Pour ne pas parler des replis identitaires de tous bords ! Je reste intimement persuadé que l’aptitude à passer, par exemple, d’une poète arabe d’origine syrienne parlant de la condition des femmes dans notre pays, au travail d’une jeune poète performeuse exprimant dans le langage d’aujourd’hui, sur un mode apparemment déjanté, l’angoisse de ne pas être à la hauteur des attentes de la vie, en s’arrêtant sur le tête-à-tête avec le monde et le soin de sa propre mort d’une Luxembourgeoise de haute culture de près de 90 ans, ne peut qu’ouvrir l’intelligence sensible et profonde des jeunes en les détournant de ces fausses identités simplistes auxquelles on veut les ramener ou les contraindre.

    Sur un autre plan, saisir à quel point les écritures contemporaines peuvent être libres et diversifiées ne peut qu’autoriser chacun à s’inventer son écriture, son expression propres. À comprendre aussi que l’objectif d’un apprentissage n’est pas de se soumettre à un moule, de façon définitive, mais d’acquérir, au bout du compte, une plus grande liberté. C’est ce qui ressort la plupart du temps des rencontres avec les auteurs.



    2- Comment se fait la sélection des poètes ? Que donne-t-on à lire à nos ados ?


    Je suis toute l’année et presque chaque jour à l’écoute de ce qui se fait dans le milieu poétique avec lequel je suis en relation à travers des réseaux à la fois nombreux et variés. Ce qui me permet de proposer à la sélection des ouvrages très différents tant dans leurs formes, leurs contenus, leur degré de difficulté que par la personnalité de leurs auteurs. J’ai soin également de mettre en évidence la grande diversité éditoriale qui subsiste ― mais pour combien de temps encore ? ― aujourd’hui.

    La présélection à laquelle j’aboutis sera proposée cette année à la discussion d’un comité de sélection composé de professeurs inscrits dans l’opération depuis un certain temps, de quelques élèves volontaires amenés par eux ainsi que de représentants institutionnels tels qu’un représentant de la Municipalité de Boulogne-sur-Mer, de la Bibliothèque Municipale et de la DAAC (Délégation académique Arts et Culture) de Lille. Je m’entretiens aussi régulièrement de ces propositions avec le Printemps des Poètes qui est officiellement notre partenaire depuis l’origine ou presque.

    Ce qu’on donne à lire aux jeunes ce sont donc des textes adultes, extrêmement diversifiés, parfois déroutants – comme la vie – qui cassent un peu, beaucoup, passionnément… la représentation simpliste, caricaturale, souvent trop sentimentale, et comme le dirait Witold Gombrowicz, « cucullisante », qui domine le plus souvent dans les esprits. Nos jeunes auront à trouver parmi ces textes et en fonction de leur sensibilité propre celui qui leur parle le plus, entre le mieux en résonnance avec leur expérience particulière et retentit le plus profondément en eux. Ils n’ont pas à charge de tout lire. Et chacun de la même manière. Simplement d’aller chercher par des procédures nécessairement personnelles, intimes même, plus ou moins élaborées aussi, ce qui est de nature à nourrir leur imaginaire de vie.



    3- Peux-tu témoigner sur la dynamique de lecture avec les élèves ? Comment se sont-ils approprié le prix ?


    Je pourrais, Odile, t’apporter de multiples témoignages, le prix existant depuis une quinzaine d’années. Prenons les tout derniers qui me restent en tête : je rencontrais hier un professeur de mon ancien lycée qui me disait à quel point ses élèves de premières s’étaient montrés intimidés, presque angoissés au moment d’entrer dans l’opération. C’est que, pour une des rares fois de leur vie scolaire, ils passaient de la position de « sujets » soumis à l’autorité, à celle de « Sujets » disposant officiellement du pouvoir de juger. Cette expérience n’est pas anodine. Et peut se montrer, à qui sait bien la gérer dans sa classe, particulièrement dynamisante.

    Je me rappellerai toujours aussi ces élèves d’une première d’adaptation du lycée Ribot de Saint-Omer qui avaient eu la chance de rencontrer le lauréat de l’année, Ludovic Janvier, une première fois dans leur établissement, une seconde à Boulogne-sur-Mer le jour de la remise du prix et qui, interrogés à l’oral du Bac sur la poésie et sur certains textes de la sélection, s’étaient retrouvés avec des notes fantastiquement élevées parce qu’ils avaient eu cette fois l’occasion de faire découvrir à leur examinateur « des choses qu’il ne connaissait pas ».

    L’inventivité des professeurs donne à la participation de leurs élèves toutes sortes de prolongements.

    Au collège Verlaine de Lille, et ce n’est qu’un exemple, les deux professeurs qui ont lancé leurs classes dans l’opération en profitent pour faire réaliser par leurs élèves de petites chroniques radio diffusées régulièrement sur le net grâce à la plateforme toutenson [http://goo.gl/lbk7N].

    Ce qui s’est passé l’année dernière dans la classe de 3e5 du collège du Bras d’or d’Écuires, près de Montreuil, me semble particulièrement révélateur. Voici des élèves catalogués faibles ou en difficulté qui, grâce encore au dynamisme et à la confiance de leur professeur, franchissent le pas, se mettent à lire, à choisir, puis à écrire. Ils constituent de petits cahiers de poésie, rencontrent avec moi Maram al-Masri, lisent avec elle ses textes, puis les leurs, et viennent finalement à la remise du Prix où ils seront les seuls à lire leurs propres créations devant plus d’une centaine de leurs camarades lycéens. Deux d’entre eux continuent d’ailleurs à correspondre par mail avec Maram. Deux élèves adorables aux vies malheureusement abimées.

    Et dans la foulée, tu vois, la classe a remporté un prix au concours annuel de la Ligue des Droits de l’Homme !



    4- Un ou deux souvenirs marquants, emblématiques, émouvants sur les différentes éditions du prix…


    Pour ce qui est de l’émouvant, l’exemple précédent n’en est pas dépourvu. Comme l’est pour moi le fait de constater que la plupart des participants restent fidèles à l’opération. Qu’ils l’attendent chaque année pour y lancer de nouveaux élèves. Ce qui me touche particulièrement, ce sont toutes ces rencontres où l’intervention de l’écrivain, du poète ont libéré un peu de la vie comprimée trop souvent par les rigidités scolaires. Beau de voir un regard s’allumer. De sentir des présences s’éveiller. De recueillir parfois des confidences. Et, c’est un peu l’idéale visée qui est la mienne, assumées jusqu’au bout toutes les différences d’âge, de sexe, de conditions et bien entendu d’expressions : savoir entrer à travers la chaleur et le pouvoir des mots, dans une relation confiante d’humain à humain singuliers. De vrais humains vivants.





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  • Alain Suied | Pour la manière noire, 10





         POUR LA MANIÈRE NOIRE




                            10



    Le chant s’élève au-dessus
    de l’aube
                     et tu lui réponds.


    Tu peux
                     faire face
                                       au monde.


    Tu peux te tenir droit
    et dire ta parole de chair
    et de voix et d’oubli

    adossé à la nuit
    pour porter le souffle du lointain.


    Le monde est un pur écho.


    Le chant perdu revient
    sous un autre nom.


    Le chant te précède
    quand tu lui réponds.


    Le jour s’emplit d’absence.


    Tu peux
                     faire face
                                       au monde.


    L’espace, le seul
    espace


    à la nuit
    peut chanter


    la présence que tu offres
    à la lumière future.




    Alain Suied, « Pour la manière noire », 10, Le Visage secret, Éditions Arfuyen, Collection Les Cahiers d’Arfuyen, volume 226, 2015, pp. 109-110 in Revue Continuum, n° 7, 2010, page 145.





    ALAIN SUIED


    Alain Suied NB
    Source



    ■ Alain Suied
    sur Terres de femmes

    [Dans l’étroite faille du social] (autre poème extrait du Visage secret)



    ■ Voir aussi ▼

    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des Poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Alain Suied
    → (sur le site des éditions Arfuyen)
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    Alain Suied | La poésie dérobée, par Gil Pressnitzer






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