Étiquette : éditions Bruno Doucey


  • Frédéric Jacques Temple | Un clou pour voyager


    UN CLOU POUR VOYAGER


    À Oxana Khlopina



    Avec l’enfant que je suis encore,
    j’avance vers un terminus masqué.
    Je suis toujours monté
    dans les trains de lumière et de nuit
    pour traverser les royaumes du rêve,
    sauf dans les chemins de fer glorieux :
    Harmonika-Zug
    Transsibérien
    Orient-Express.
    D’illustres voyageurs me les ont fait prendre.

    Maintenant j’interroge un gros clou biscornu,
    relique de rouille égarée dans le temps,
    recueilli sur un rail fantôme de la steppe,
    qui me fait entendre la cadence
    et les sifflets stridents des longs trains noirs
    roulant sans fin dans des fumées lointaines
    vers Zagreb
    Venise
    Novossibirsk
    Bratislava.




    Frédéric Jacques Temple, Par le sextant du soleil, éditions Bruno Doucey, 2020, page 53. Préface de Bruno Doucey.





    Frédéric Jacques Temple  Par le sextant du soleil 2




    FRÉDÉRIC JACQUES TEMPLE (1921-2020)


    Frederic Jacques Temple Ph. ©Pierre Bolszak
    Ph. © Pierre Bolszak
    Source





    ■ Frédéric Jacques Temple
    sur Terres de femmes


    L’Oregon Trail (poème extrait de Foghorn)
    Méditerranée (poème extrait de Phares, balises et feux brefs)
    Mai 2011 | Frédéric Jacques Temple, De la musique avant toute chose (extrait de Divagabondages)
    Été (poème extrait de Profonds pays)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site des éditions Bruno Doucey)
    la fiche de l’éditeur sur Par le sextant du soleil
    → (sur le site du Figaro)
    Frédéric Jacques Temple, le « poète humaniste » languedocien, est mort, par Thierry Clermont
    → (sur le site de Libération)
    Frédéric Jacques Temple, poète aux tréfonds, par Mathieu Lindon (6 août 2020)
    Les univers de Frédéric Jacques Temple
    → (sur Lyrikline)
    plusieurs poèmes de Frédéric Jacques Temple dits par Frédéric Jacques Temple
    → (sur le site de France Culture)
    Un écrivain, poète, bourlingueur. Au coeur du monde… Rencontre avec Frédéric-Jacques Temple (émission Tout un monde par Marie-Hélène Fraïssé, 2 avril 2013)
    → (sur le site de France Culture)
    Frédéric Jacques Temple dans Ça rime à quoi ? de Sophie Nauleau (1er juin 2014)
    → (sur Recours au Poème)
    Frédéric Jacques Temple, Poèmes en Archipel, par Annie Estèves





    Retour au répertoire du numéro d’août 2020
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Michel Baglin | À quai


    À QUAI




    Désormais j’entre dans les gares
    par effraction, par l’arrière,
    du côté des grelots des passages à niveau,
    du côté des friches rebelles,
    des voies déposées,
    des wagons à l’abandon
    sombrant dans les herbes folles
    et les souvenirs qui s’éteignent.

    J’avance en me demandant
    à qui peuvent bien parler
    la maison du garde-barrière
    et son jardin en jachère,
    à qui tout ceci saurait-il en secret
    raconter encore
    des histoires de trains fous,
    ou pousser des gosses
    à se tordre les pieds
    sur les cailloux du ballast
    jusqu’au dépôt déserté,
    jusqu’aux carcasses de la casse
    où l’on s’initie à tout âge
    au grand voyage.

    Sous les horloges des quais,
    j’avance dans le silence
    des horaires suspendus.
    Faute de remonter le temps,
    je remonte les trains.
    Je n’attends rien.
    Plus personne n’en descendra.
    Ma vie est faite.




    Michel Baglin, « Faux départs », Un présent qui s’absente, éditions Bruno Doucey, 2013, pp. 43-44.





    Michel Baglin  Un présent qui s'absente




    MICHEL BAGLIN (1950-2019)


    Michel Baglin
    Ph : David Bécus
    Source





    ■ Michel Baglin
    sur Terres de femmes


    Sentier d’automne (poème extrait de L’Obscur Vertige des vivants et autres approches)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Recours au poème)
    Un présent qui s’absente, Entre les lignes (lecture de Philippe Leuckx)
    → (sur La Pierre et le Sel)
    un entretien avec Michel Baglin (17 mai 2013)
    → (sur Terre à ciel)
    une page sur Michel Baglin
    → (sur Esprits Nomades)
    une page sur Michel Baglin





    Retour au répertoire du numéro de juillet 2020
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Souad Labbize | Baluchon d’exil, 23



    BALUCHON D’EXIL, 23




    Le troisième jour
    pour remplir ma gourde
    j’ai percé les ampoules
    de mes pieds
    lapé l’encre
    du passeport
    mâché le papier officiel
    les initiales de mon nom
    se sont imprimées sur mes lèvres

    le septième jour
    j’ai chaussé mon euphorie
    survolé la dernière dune
    vers la rive nord du mirage

    le quarantième jour
    je me suis présentée
    à la cérémonie des diplômes
    le désert m’a remis
    une attestation honorifique

    je me suis assise
    sur un amoncellement d’os
    j’ai attendu le passeur




    Souad Labbize, « Baluchon d’exil », 23, Je franchis les barbelés, éditions Bruno Doucey, Collection L’autre langue, 2019, page 33.






    Souad Labbize  montage 2





    SOUAD LABBIZE


    Souad Labbize  portrait 2
    Source




    ■ Souad Labbize
    sur Terres de femmes


    [J’ai pisté tes traces] (extrait de Brouillons amoureux)





    Retour au répertoire du numéro de juin 2020
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Fabienne Swiatly | [Instantanés de vie]

    [INSTANTANÉS DE VIE]




    Service public ! Elle répond aux usagers qui râlent de devoir partager les toilettes avec des migrants. Sur une feuille format A3 elle a traduit le mot de bienvenue en une dizaine de langues. Certains jours, elle réveille son anglais avec de jeunes Afghans qui sans cesse la questionnent. Ensemble, du bout des doigts, sur le papier glacé de l’atlas, ils remontent les routes, traversent les mers, sautent les frontières. Récits plus précieux que n’importe quel livre à emprunter.



    Deux éditeurs, deux écrivains, un président d’association et le journaliste qui distribue le temps de parole. Six petites bouteilles d’eau minérale et leurs verres en plastique attendent sur la table basse. Dans le public une majorité de femmes venues parler de littérature, pas rancunières de se voir si peu représentées sur scène. L’une dit à sa voisine qu’il faudrait, d’un même élan, quitter la salle et laisser ces messieurs entre eux. Chut ! lui répond celle-ci, j’écoute.



    […]



    Sabots blancs qui adhèrent au caoutchouc du sol, elle fait voyager le résident tassé dans une chaise roulante. Elle l’emporte jusqu’à la salle commune où le téléviseur a bien du mal à fixer les regards malgré le rictus blanc émail du présentateur. Elle viendra le chercher à l’heure des visites, en attendant il s’endort et le présentateur s’agite pour rien. De ses mains libres, elle frictionne son bas du dos puis l’arrière de sa nuque. Le pastel des murs est une absence de couleur.



    Fabienne Swiatly, Elles sont au service, éditions Bruno Doucey, Collection « Soleil noir », 2020, pp. 30, 31, 66.







    Fabienne Swiatly  Elles sont au service



    FABIENNE  SWIATLY




    Fabienne Swiatly
    Ph. © Fabienne Swiatly






    ■ Voir | écouter aussi ▼



    le site de Fabienne Swiatly

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Fabienne Swiatly

    → (sur le site des éditions Bruno Doucey)
    la fiche de l’éditeur sur Elles sont au service

    → (sur le site de rfi)
    Fabienne Swiatly, poétesse de services (Vous m’en direz des nouvelles, 29 février 2020)









    Retour au répertoire du numéro d’avril 2020
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Maram al-Masri, Métropoèmes

    par Michel Ménaché

    Maram al-Masri, Métropoèmes,
    éditions Bruno Doucey, collection « L’autre langue », 2020.
    Préface de Murielle Szac
    [en librairie le 5 mars 2020].



    Lecture de Michel Ménaché



    Maram al-Masri est bouleversée à vie par la tragédie syrienne. En exil depuis plus d’une vingtaine d’années, elle est partout au cœur du monde, en empathie avec les solitaires et les exclus qu’elle sort de leur anonymat pour les avoir croisés dans le métro parisien. Cela vibre dans Métropoèmes, son dernier recueil écrit directement en français. Murielle Szac saisit l’intention avec justesse dans sa généreuse préface : « Maram est poète et de cet univers souterrain, parfois glauque, parfois triste mais toujours fascinant, elle a ramené des textes qui, soudain, par la magie du poème, habillent chaque être d’un manteau d’humanité. » L’auteure emprunte toutes les lignes du métro, mentionne les directions et les stations d’arrêt sur image. De l’une à l’autre, elle ouvre ses divers itinéraires d’instantanés-poèmes par une citation en pleine page. Poésie dans le métro avec Nazim Hikmet, Guillaume Apollinaire, Michel Baglin ou Nikos Kazantzakis : « Si le cœur de l’homme ne déborde pas | d’amour ou de colère, | rien ne peut se faire en ce monde » (Le Christ recrucifié).

    L’exclusion et la déréliction se montrent ou se dissimulent avec plus d’intensité dans les méandres du métro qu’au grand jour. L’isolement et le manque génèrent pour certains le sauve-qui-peut permanent.

    À Barbès-Rochechouart, mendiants, « vendeurs à la sauvette »…

    « […] disparaissent

    comme des souris »

    […]

    « Marché des pauvres

    pauvres clients

    pauvres marchands. »

    À Montparnasse-Bienvenue, l’auteure n’ayant pas de monnaie dans son sac ne trouve qu’un chewing-gum à déposer dans la paume ouverte d’un passager pauvre. Comme dans une scène de Buñuel, la chute est tristement comique :

    « Il le porte à sa bouche qui s’ouvre comme un parapluie souriant.

    Il n’a pas de dents. »

    Parmi les instantanés recueillis, elle s’émeut, à République, non sans une touche d’humour, devant un SDF endormi sous le grand panneau publicitaire présentant

    « la photo d’un lit

    et d’une chambre aménagée

    par IKEA ».

    À Château d’Eau, elle porte ce même regard d’humour et de tendresse sur des migrants de la capitale sublimant leur dure réalité dans un imaginaire métissé :

    « L’eau des paroles

    court dans la rue

    L’eau du fleuve Congo

    roule dans Paris

    L’eau a un château

    où les rois et les princesses

    couverts de bagues et de chaînes dorées

    marchent pieds

    nus. »

    À Gare d’Austerlitz, la beauté triomphe quand le métro s’élève à ciel ouvert. La poésie de Maram al-Masri, avec une concision extrême, ré-enchante aussi le monde :

    « Dans le métro aérien

    j’ai vu

    les arbres qui saignaient

    des gouttes de sang blanc

    Personne ne s’est douté

    que l’assassin

    était le printemps. »

    L’auteure n’est pas extérieure aux scènes qu’elle donne à voir. À Châtelet, sa sensibilité émotionnelle réagit à la simple observation d’un couple qui la renvoie à elle-même :

    « J’ai vu un homme qui te ressemble

    dans un wagon du métro

    et en face de lui

    une femme

    qui ne me ressemble pas

    Et j’ai été triste. »

    Syrie au cœur, Maram al-Masri reste bouleversée par les tragédies qui déchirent et endeuillent effroyablement les pays du Moyen-Orient. À la station Pont-Neuf, place Mahmoud-Darwich, elle est captive d’un écran animé de toute la violence du conflit armé :

    « je me vois gémissante sur un trottoir

    je vois ma mère qui hurle

    […]

    je vois Abraham, Moïse, Jésus, Mohamed

    blessés, orphelins, cadavres

    je vois Dieu

    […]

    N’oublie pas la Syrie

    n’oublie pas le Yémen

    n’oublie pas

    le monde

    m’a dit la poésie. »

    Maram al-Masri retient la leçon de Victor Hugo : « Tout a droit de cité en poésie » (préface des Orientales).




    Michel Ménaché

    D.R. Texte Michel Ménaché
    pour Terres de femmes







    Maram al-Masri  Métropoèmes





    MARAM AL-MASRI


    Maram Morges
    Ph. : angèlepaoli
    Morges, avril 2015





    ■ Maram al-Masri
    sur Terres de femmes


    Un furesteru mi feghja (extrait de Cerise rouge sur un carrelage blanc)
    [elle a légué à ses enfants une mère qui rêve] (extrait de Je te regarde)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Bruno Doucey)
    la fiche de l’éditeur sur Métropoèmes
    → (sur Babelmed)
    Rouge poétique sur grisaille quotidienne
    → (sur Interromania, Centru culturale Università di Corsica)
    plusieurs pages sur Maram al-Masri (+ vidéo)




    ■ Autres lectures de Michel Ménaché
    sur Terres de femmes


    Anne-Lise Blanchard, Les jours suffisent à son émerveillement
    Mireille Fargier-Caruso, Comme une promesse abandonnée
    Paola Pigani, Le Cœur des mortels
    Florentine Rey, Le bûcher sera doux





    Retour au répertoire du numéro de mars 2007
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Frédéric Jacques Temple | Méditerranée



    Stael
    Nicolas de Staël, Plage de Syracuse, 1954
    © Sotheby’s








    MÉDITERRANÉE


    à Max Rouquette



    L’antique mer
    toujours qui sera jeune,
    celle des Argonautes
    et des enfances,
    de turquoise orne ses vagues
    qu’ont vues les matelots d’Ulysse
    et Pythéas le grand nocher
    de nos parages,
    dans leurs barques ventrues
    aux couleurs du soleil.
    Mer androgyne
    aux écailles d’émail,
    et ses yeux innombrables
    ouverts comme des héliotropes.


    Je n’ai pas oublié,
    je n’oublierai jamais
    l’opulence de l’iode en septembre,
    l’écume
    où nous rêvions de voir surgir
    des crêtes savonneuses
    les dauphins en sarabande.
    Les voici ! Les voici !
    Et nous dansions
    avec ces joyeux compagnons
    au doux regard, aux gracieuses voltiges,
    ces petits dieux si bien civilisés
    émergeant des abysses du temps,
    qui nous faisaient l’honneur
    de leur plaisir
    dont la musique illuminait nos songes…


    Les dieux sont en exil,
    nos appels sans réponse ;
    ils n’accourent plus sur les plages
    où de l’ombre monte la lune
    au comble de l’équinoxe.


    Ils ne sont plus avec nous
    qu’au fond secret de la mémoire.






    Frédéric Jacques Temple, Phares, balises et feux brefs, éditions Bruno Doucey, 2012 (prix Guillaume-Apollinaire 2013) ; in La Chasse infinie et autres poèmes, éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard n° 548, 2020, pp. 189-190. Édition de Claude Leroy.






    Frédéric Jacques Temple  La Chasse infinie




    FRÉDÉRIC JACQUES TEMPLE (1921-2020)


    Frederic Jacques Temple Ph. ©Pierre Bolszak
    Ph. © Pierre Bolszak
    Source





    ■ Frédéric Jacques Temple
    sur Terres de femmes


    L’Oregon Trail (poème extrait de Foghorn)
    Mai 2011 | Frédéric Jacques Temple, De la musique avant toute chose (extrait de Divagabondages)
    Un clou pour voyager (extrait de Par le sextant du soleil)
    Été (poème extrait de Profonds pays)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur La Chasse infinie et autres poèmes
    → (sur En attendant Nadeau)
    une lecture de La Chasse infinie et autres poèmes par Claude Grimal
    → (sur ActuaLitté)
    Temple, la poésie partie en infinie chasse de rencontres






    Retour au répertoire du numéro de janvier 2020
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Louise Dupré | [Comment écrire depuis le cœur qui souffre animal ?]




    [COMMENT ÉCRIRE DEPUIS LE CŒUR QUI SOUFFRE ANIMAL ?]


    Comment écrire depuis le cœur qui souffre animal ? Tu reviens à la rudesse des langues velues, tu voudrais parler chien ou chat, savoir ce qu’on ressent quand une femme ferme la cage qui nous conduira à notre éternité, tu voudrais savoir si, le dernier matin, la brise prend l’odeur des feuillages ou des cendres. Tu voudrais décomposer la détresse en nanosecondes, l’avaler, la fixer dans tes os, qu’elle accueille l’ombre du poème comme une deuxième chance, un tremblement apeuré en toi, une âme indigne dont tu apprendrais à t’approcher sans mépris. Tu pourrais alors écrire je, comme si ce pronom se creusait enfin, devenait caverne, pierre poreuse qu’il suffirait de caresser de la paume pour que surgisse de l’oubli la forme des fossiles.




    […]




    [TON TERRITOIRE S’EST CONSTRUIT MALGRÉ TOI]


    Ton territoire s’est construit malgré toi sur une plaie à ciel ouvert, il inquiète les jours et leurs ailes, les nuits et leurs ailes, c’est sans repos où tu habites, un guet permanent. Tu voudrais délivrer du mal tous les oiseaux, tu attaches des clochettes au cou des chats, et tu te promènes la tête dans la grisaille des nuages en rêvant que ton geste ridicule puisse empêcher la ville de sombrer. Tu ne sauveras que quelques passereaux, mais tu agis, tu oses agir avec l’espoir d’alléger un rien la détresse, puisque la détresse risque de t’emporter. Juste un geste, et ce mot tout droit sorti d’un autre siècle, charité, que tu récupères en cherchant une posture pour vivre adossée à l’abîme.




    [ADOSSÉE À L’ABÎME]


    Adossée à l’abîme, tu apprends à squatter un peu d’air pour ta survie, ça pénètre dans ton ventre avec la poussière du sol, ça te fait pierres au foie, pierres aux reins, tu apprends à parler minéral, comme si tu voulais apprivoiser les fossiles déposés en toi, reliques des morts trop morts pour renaître au printemps. Tu portes un temps qui n’a plus souvenir des semailles ni des herbes affolées par le vent, te voilà revenue aux balbutiements d’un monde sans leçons à donner, sans terres à défendre. Tu aurais beau posséder toute la science de ton siècle, connaître des centaines de langues, aucune ne pourrait te soulager. Tu es un deuil qui se casse sans cesse contre la faille des continents, une humiliation quotidienne. Tu es là, preuve parfaite que Dieu ne sait pas exister.




    Louise Dupré, La Main hantée [éditions du Noroît, Montréal, 2016], éditions Bruno Doucey, Collection Soleil noir, 2018, pp. 36, 70, 71.






    Louise Dupré  La Main hantée






    LOUISE DUPRÉ

    Louise Dupré NB2
    Source




    ■ Louise Dupré
    sur Terres de femmes

    Jusqu’à la fin (extrait)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur L’île, l’infocentre littéraire des écrivains québécois)
    une notice bio-bibliographique sur Louise Dupré
    → (sur le site des éditions Bruno Doucey)
    la fiche de l’éditeur sur La Main hantée





    Retour au répertoire du numéro de juin 2019
    Retour à l’ index des auteurs


    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Mireille Fargier-Caruso, Comme une promesse abandonnée

    par Michel Ménaché

    Mireille Fargier-Caruso, Comme une promesse abandonnée,
    Éditions Bruno Doucey, Collection Soleil noir, 2019.



    Lecture de Michel Ménaché




    Dans son dernier recueil au titre nostalgique, Comme une promesse abandonnée, Mireille Fargier-Caruso s’interroge sur les désillusions et le désenchantement d’une génération habitée par « le désir fou de vivre » qui s’opposait à toutes les oppressions, qu’elles fussent exercées au nom du socialisme totalitaire ou dans la sphère du libéralisme déshumanisé. Si sa poésie se défend de tout didactisme, l’auteure ne se tient pas à l’écart et pose un regard inquiet sur « l’avenir ceinturé » de « notre espèce en débâcle ». Après avoir rêvé de s’accorder au monde, elle tente de goûter encore le chant du « merle moqueur », de combler le manque en recueillant toujours précieusement « le pollen d’une histoire perdue ».

    Si la foi de l’auteure en l’homme s’obstine à perdurer afin que vivre ait encore un sens, elle admet que pour elle « le ciel s’est tu depuis longtemps ». Elle oppose au pessimisme ambiant l’optimisme gramscien de la volonté et de l’action : « la vie se gagne ». Surtout, la vigueur régénératrice de l’amour la porte encore :

    « tous les soupirs des lits défaits

    de la tendresse à nos genoux

    cela nous rend plus fort ».

    Sans nier les fragilités du corps vieillissant qui rendent plus vulnérable, épuisent l’énergie vitale. L’écriture à la fois nerveuse, elliptique, rend compte de cette tension physique et morale qui s’exacerbe :

    « un jour le corps

    trahit notre confiance

    l’innommé nous déborde ».

    Le couperet de l’âge n’épargne personne. L’urgence du poème le crie sans épanchement, presque froidement :

    « pas de compte à rebours de sursis

    au bout de l’allée si courte

    quelques pelletées dessus

    définitif ».

    Jusqu’au vertige du néant, rendu perceptible par le raccourci d’une antithèse abrupte : « le rien est là si plein ». La poésie de Mireille Fargier-Caruso est d’autant plus expressive qu’elle ne dilue ni l’émotion ni l’angoisse existentielle, elle cristallise le sens, avec une économie d’images volontiers paradoxales, sans intention rhétorique :

    « très tôt on entend le silence

    comme réponse à nos questions

    on sait l’horizon troué ».

    La violence du monde, « les massacres à côté de nous », la multiplication des laissés-pour-compte, les cadavres d’enfants rejetés sur les plages, l’injustice grandissante, tous les saccages indignes résonnent dans le poème comme le gong d’une défaite des idéaux perdus ou dévoyés :

    « les écrasés

    les enlisés

    les en retrait

    les minuscules

    l’insensibilité indispensable qui dissout l’inacceptable

    ranger ses émotions

    ravage ».

    Mais l’auteure se refuse au renoncement, l’espérance du poème frémit encore :

    « vomir toute la souffrance

    un jour il faudra bien

    pour pouvoir dire ensemble

    la vie est à nous ».

    Les utopies évanouies cependant reviennent en mémoire. Elles étaient tellement fortes, tellement fédératrices :

    « on avait cru que le Nord et le Sud

    se partageraient le soleil

    on avait chassé l’au-delà

    par plus tard

    on voulait tellement croire

    l’espoir rebondit toujours ».

    Le consumérisme orchestré, le formatage des esprits continuent de nous déshumaniser : « devenir n’est pas l’avenir ». Une dérision inquiète traverse la fin du recueil ponctuée d’un vers récurrent résumant le décervelage de masse : « du pain des jeux et stéréo ». Et demain ?

    Loin de tout nihilisme, Mireille Fargier-Caruso continue de porter haut « l’émotion / des foules solidaires ». Sa poésie élague le passé des « jours abîmés / tous les chemins où Poucet s’est perdu ». Et de l’enfance retrouvée aux « lendemains qui déchantent », l’auteure garde les yeux ouverts, sans illusion :

    bien sûr on veut y croire

    l’étoile du berger en repère

    on en oublierait presque

    on vit moins longtemps que nos rêves

    […]

    resteront ‘‘les voix écrites’’

    des étoiles dans les yeux des enfants ».

    Et de citer Nietzsche à la toute fin du recueil : « Nous avons l’art pour ne point mourir de la vérité. »



    Michel Ménaché
    pour Terres de femmes
    D.R. Texte Michel Ménaché






    Mireille Fargier-Caruso  Comme une promesse abandonnée




    MIREILLE FARGIER-CARUSO


    Mireille Fargier-Caruso  portrait NB
    Source





    ■ Mireille Fargier-Caruso
    sur Terres de femmes


    [D’un coup de dent soudain] [L’hiver avance] (extraits de Comme une promesse abandonnée)
    L’arôme du silence
    [Tu avances] (poème extrait du recueil Ce lointain inachevé)
    Entendre
    Gorgée d’eau pour les lèvres sèches
    Presque rien… l’eau du poème où se désaltérer (article sur le recueil Ces gestes en écho)
    [S’arracher] (poème extrait d’Un lent dépaysage)
    silence d’avant le souvenir (poème extrait du recueil Ces gestes en écho)
    [sur la plage] (extrait de Couleur coquelicot)
    → (dans l’Anthologie poétique Terres de femmes)
    On a vingt ans (poème extrait du recueil Un peu de jour aux lèvres)




    ■ Voir aussi ▼


    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Mireille Fargier-Caruso




    ■ Autres lectures de Michel Ménaché
    sur Terres de femmes


    Anne-Lise Blanchard, Les jours suffisent à son émerveillement
    Maram al-Masri, Métropoèmes
    Paola Pigani, Le Cœur des mortels
    Florentine Rey, Le bûcher sera doux





    Retour au répertoire du numéro de mai 2019
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Mireille Fargier-Caruso | [D’un coup de dent soudain] [L’hiver avance]


    [D’UN COUP DE DENT SOUDAIN]



    D’un coup de dent soudain
    jaillit l’absurde

    gagnent la soumission     l’indifférence verglacée

    au sol nos tentatives d’aimer nos troubles
    l’assentiment des poignets réunis
    et cet essai fêlé de vivre

    la trappe de l’inadmissible admis

    le courage manque pour la liberté

    toujours la porte qui s’ouvre sur le trou
    toujours on est en transhumance

    ruissellement de mots appris
    sans cœur

    loin si loin des baisers

    de la haute mer

    des mots éteints des paroles recluses
    fatigue masquée des seins des femmes

    et cet essai fêlé de vivre

    et cet essai fêlé de vivre


    « le désert croît »






    [L’HIVER AVANCE]



    L’hiver avance
    il t’éloigne du centre

    c’est une main fermée sur toi
    dans le tranchant de l’âge

    des éclaircies trop vite usées
    un adieu proche

    inscrite en creux
    la tristesse des caresses absentes

    visage vulnérable de nos vérités

    si seulement recueillir la patience
    la sérénité parfois du crépuscule
    quand on accepte la nuit qui vient


    la libellule là tout près en dissonance
    le ruisseau court





    Mireille Fargier-Caruso, Comme une promesse abandonnée, Éditions Bruno Doucey, Collection Soleil noir, 2019, pp. 34-35.






    Mireille Fargier-Caruso  Comme une promesse abandonnée




    MIREILLE FARGIER-CARUSO


    Mireille Fargier-Caruso  portrait NB
    Source




    ■ Mireille Fargier-Caruso
    sur Terres de femmes


    Comme une promesse abandonnée (lecture de Michel Ménaché)
    L’arôme du silence
    [Tu avances] (poème extrait du recueil Ce lointain inachevé)
    Entendre
    Gorgée d’eau pour les lèvres sèches
    Presque rien… l’eau du poème où se désaltérer (article sur le recueil Ces gestes en écho)
    [S’arracher] (poème extrait d’Un lent dépaysage)
    silence d’avant le souvenir (poème extrait du recueil Ces gestes en écho)
    [sur la plage] (extrait de Couleur coquelicot)
    → (dans l’Anthologie poétique Terres de femmes)
    On a vingt ans (poème extrait du recueil Un peu de jour aux lèvres)



    ■ Voir aussi ▼

    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Mireille Fargier-Caruso





    Retour au répertoire du numéro d’avril 2019
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Hélène Dorion | Horizons 2



    HORIZONS 2



    Tout ce qu’il faut de lumière, tout
    ce qu’il faut d’ombre pour tenir au faîte
    de soi-même, être libre, crois-tu, être vraie
    pour autant que cela veuille toujours dire
    quelque chose, aujourd’hui que soufflent
    sur tes pas les vents durs
    ta main s’agrippe où persiste l’éclaircie.

    C’est en haut, tout en haut qu’est ta vie
    tu entres par le feu, tu sais
    désormais le mensonge, désormais la trahison, l’orage
    a secoué le navire, arraché les mâts, le choc
    t’a projetée si loin — soudain tu n’entends
    ni ne vois d’horizon, ne touches
    ni l’amour ni l’oubli de l’amour.

    Mais la rive, tu devines une rive au milieu de nulle part
    une voix creuse et affouille l’obscurité
    le temps bientôt remuera de nouveau
    — chaque heure contient ta destinée.




    Hélène Dorion, « I – Étrange comme la lumière » in Comme résonne la vie, Éditions Bruno Doucey, Collection Soleil noir, 2018, page 38.






    Helene Dorion  Comme resonne la vie




    ___________________________________
    NOTE d’AP : cet ouvrage est disponible en librairie le 1er février 2018.






    HÉLÈNE DORION


    Portrait d'Hélène Dorion
    Image, G.AdC




    ■ Hélène Dorion
    sur Terres de femmes

    [La pluie dessine des ombrages] (poème issu de Cœurs, comme livres d’amour)
    Par tant de visages, j’entre (poème issu de Ravir : les lieux)
    Ravir : les lieux (note de lecture de Sylvie Besson)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    un autre poème issu de Ravir : les lieux



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site des éditions Bruno Doucey)
    la fiche de l’éditeur sur Comme résonne la vie
    le site d’Hélène Dorion
    → (sur le site berlinois Lyrikline)
    huit poèmes issus de Ravir : les lieux, lus par Hélène Dorion
    → (sur le site de L’ÎLE, Centre de documentation virtuel sur la littérature québécoise)
    une notice bio-bibliographique sur Hélène Dorion




    Retour au répertoire du numéro de janvier 2018
    Retour à l’ index des auteurs


    » Retour Incipit de Terres de femmes