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  • Jean-Michel Maulpoix | Un poète au jardin


    UN POÈTE AU JARDIN




    D’où vient que lire au jardin procure un plaisir à nul autre pareil ? Assis sur un banc de bois ou une chaise de fer, à l’ombre de ce tilleul, près de ce massif qui embaume et qui bruisse, je suis le cortège silencieux des mots qui se faufile dans la palpitation du soleil et l’agitation des feuilles. Et voilà que ces mots paisibles m’entraînent dans leur promenade. Ils ne sont plus tout à fait les mêmes. On pourrait les croire soulagés de l’obligation de nommer, plongés dans une espèce de rêverie heureuse… Ni la lumière, ni le parfum des fleurs, ni le chant des oiseaux, ni même le calme du lieu, ne suffit à expliquer ce bonheur de lecture, non plus que l’oisiveté confiante que semble retrouver la langue … Lus dans le calme d’un jardin, les mots sont comme nous : ils se plaisent au monde ; ils s’y reposent et s’en délectent, au lieu de l’affronter. Oui, il peut arriver qu’eux aussi soient heureux, et c’est le cas en cet endroit ! Le bonheur n’est-il la résultante d’une certaine conjoncture : un ensemble de circonstances, un concours de faveurs, une qualité d’harmonie ?

    On dit parfois de certains dons que ce sont des cadeaux du ciel. Lire dans un jardin est un cadeau terrestre. Une sensation de surabondance s’attache au simple fait d’être simultanément présent au monde et à la langue. Assis, un livre entre les mains, c’est comme si je me trouvais deux fois accueilli et deux fois protégé : entouré de signes, entouré de fleurs. Lire est alors une manière de se rapprocher, non de s’enfuir. Descendre mot à mot dans la substance du sensible… Tout à la fois enclos et délivré… Vivant dans l’entrouvert du livre et du jardin…

    Souvenez-vous de la fenêtre « ouverte un peu sur le petit jardin » par où s’échappe l’air apeuré, « bien vieux, bien faible et bien charmant » que Mlle Mathilde Mauté joue au piano dans le dernier vers de la cinquième « Ariette oubliée » des Romances sans paroles de Paul Verlaine… Ou rappelez-vous la vieille porte, elle aussi entrouverte, que l’on pousse pour entrer dans le sonnet « Après trois ans », troisième des Poèmes saturniens :


    Ayant poussé la porte étroite qui chancelle

    Je me suis promené dans le petit jardin

    Qu’éclairait doucement le soleil du matin

    Pailletant chaque fleur d’une humide étincelle.


    Quand ainsi le livre s’entrouvre comme une porte ou comme une fenêtre sur un jardin, voilà que paraît s’accomplir la complémentarité inespérée du sensible et du sens. Les mots, qui ressemblent tant à des feuilles ou des fleurs séchées coincées entre les pages de ces herbiers que sont les livres, rencontrent autour d’eux leur floraison, leur sève, leurs couleurs, peut-être même leur parfum. Ils éclosent. Et voilà que la richesse du sens se fait complémentaire de celle de la nature. Un jardin est une chambre sans murs où l’on vient lire, non pour mieux s’endormir, mais pour mieux entrer dans l’intimité du monde.

    J’aime lire auprès de l’herbe, avec le vent et le commentaire indiscret des oiseaux. Et j’aime que les mots se disposent en massifs ou en bouquets dans un poème. Rapprocher poésie et jardin est une idée simple, assez belle, et dont la justesse n’a pas échappé aux poètes… […]



    Jean-Michel Maulpoix, « Attaches et attachements », Anatomie du poète, éditions Corti, Collection En lisant en écrivant dirigée par Bertrand Fillaudeau, 2020, pp. 139-141.






    Jean-Michel Maulpoix  Anatomie du poète 5




    JEAN-MICHEL MAULPOIX


    Jean_Michel_Maulpoix
    Source




    ■ Jean-Michel Maulpoix
    sur Terres de femmes


    Bouchoreille (extrait des 100 Mots de la poésie)
    La mâture de la mer est illusoire (poème extrait d’Une histoire de bleu)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Corti)
    la fiche de l’éditeur sur Anatomie du poète
    le site de Jean-Michel Maulpoix





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  • Aurélie Foglia, Comment dépeindre

    par Angèle Paoli

    Aurélie Foglia, Comment dépeindre,
    éditions Corti, Domaine français, 2020.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Vol Plané
    Aurélie Foglia, Vol Plané
    in « Grands sujets »
    70 x 90 cm
    Source








    UNE VIE IRRATTRAPABLE




    Comment dépeindre. Est-ce une interrogation ou bien une recommandation quant à la bonne voie à suivre ? Quelle acception la poète Aurélie Foglia a-t-elle voulu donner à cet infinitif ? Faut-il entendre celui-ci dans son sens originel, celui attesté dès le XIIIe siècle — « enduire de couleur » — ou dans l’acception à spectre élargi de « représenter, brosser, décrire » ? Ou alors faut-il tenir ce [dé] pour un préfixe privatif d’origine latine [dis], lequel désigne une privation, un éloignement ou une séparation ? Comment dépeindre ? S’agit-il de représenter ou de faire disparaître ? Peut-être l’un et l’autre simultanément. Ou bien l’un puis l’autre alternativement. Comme le suggère la suite de verbes :

    « décrire peindre écrire dépeindre désécrire. »

    Le titre choisi par Aurélie Foglia, Comment dépeindre, ne laisse en rien pressentir la réponse. La table des matières ouvre la voie sans être pour autant totalement explicite. Le recueil est en effet organisé en quatre temps, quatre Saisons. La subordination entre poésie et peinture y est affichée : « À la manière de la main » (Saison I), « Peindre avec la langue » (Saison III). Les trois premières Saisons évoquent les sens : le toucher, la vue (« Avoir à voir », Saison II), le goût. L’intitulé de la Saison IV est plus énigmatique : « Vous désarticulées ». Qui est ce « vous » ? Pour quels démembrements ? Explicite est la violence qui ressort de cet intitulé. Qui aiguille l’attention du côté de la disjonction et de la séparation. Il faut cependant attendre la lecture de la Saison IV pour que soit véritablement mise au jour la tragédie qui a fait basculer la poète du bonheur d’être, grâce à la peinture, à la douleur insurmontable engendrée par « l’œuvre de la violence ».

    Aussi faut-il voir dans ce recueil poétique, par-delà un cheminement ascensionnel vers la création et la naissance, une véritable catabase. Une chute brutale irréversible. Une descente aux enfers.

    Le poème en incipit de Saison 1 ouvre d’emblée sur l’univers de la peinture et pose en quatre vers initiaux l’essence du lien que la poète noue avec la toile :

    « devenir l’espace

    d’une toile personne

    qui creuse la peinture

    à mains nues ».

    Un désir/un projet, une symbiose, un acte, un outil.

    La poète développe par la suite, dans la manière graphiquement distendue des poèmes qui lui est propre, ce qu’il faut entendre par là. Manière d’être, manières de vivre et de peindre étant intimement accordées. La poète dit aussi ce qu’elle n’est pas, ce qu’elle se refuse à être et à faire. Ce qu’elle ose, sans retenue, sans réserve, avec détermination. Et ce désir, omniprésent, de faire corps avec sa peinture, de peindre avec son corps. Son travail — sa manière donc — est celui d’une exploratrice qui cherche à déceler ce qui se passe au tréfonds d’elle-même, au plus secret d’elle-même. Ce qui, pour elle, compte avant tout, c’est le geste, celui que lui dicte son corps. Ce geste qui lui permet d’aller de découverte en découverte. Et ce qu’elle découvre, c’est la prédominance en elle de l’intime et fusionnelle présence de l’arbre. L’arbre au centre, son désir le plus vital. Sa vérité.

    De poème en poème se précise l’art de peindre d’Aurélie Foglia. La poète s’affirme comme peintre en action dans son corps-à-corps avec la toile. Elle se fond à elle, respire par elle, en elle et avec elle, colle à la matière qui prend forme. La poète dépeint — au sens de « décrit » — étape par étape, le parcours franchi en symbiose avec l’acte de peindre : le choix de la toile, les essais, le rôle des doigts. Car, dans cette mise en œuvre, hors les doigts, il n’est nul pinceau, nul outil intermédiaire qui puisse prolonger la gestuelle du bras. Et les arbres de surgir avec la couleur. Et les verts de gagner en fluidité. De même les vers glissent-ils de l’un à l’autre sans outil grammatical de corrélation. De sorte que sont possibles plusieurs lectures, envisageables plusieurs interprétations selon la manière dont s’opère la lecture, le passage d’un syntagme à un autre. De sorte aussi que la lecture que l’on imaginait de prime abord discontinue, syncopée en raison des grands interlignages d’un vers à l’autre, se révèle être d’une grande fluidité. Rythmée par un flux intérieur qui rejoint l’intime. Ainsi de ces vers, parmi tant d’autres :

    « aimant tant sa masse de verts

    propulsée par les ciels et les cieux

    il n’y a personne

    comme un arbre pour être

    ce liquide fluide se prend

    pour un fleuve à l’arrêt

    débite son son sans fin ».

    La première Saison de cette action painting est une saison heureuse. La joie de créer s’accompagne d’une exaltation sensuelle. À faire surgir, à mettre au monde, à être soi-même mise au monde :

    « joie urgente

    pénétrée de silence

    sensuel piège

    la gestuelle d’elle ».

    Quelque chose survient qui part du regard, qui tournoie dans le regard. Une circularité qui a à voir avec la vie. Dans cette perception suraiguë, l’arbre joue pleinement son rôle. Il aiguillonne le désir, sert d’étais, tend ses appuis d’équilibre, accompagne le geste dans toute sa force et toute sa profondeur. Lors de cette élévation lente et progressive, Aurélie Foglia assure sa propre surrection :

    « j’ai un travail

    je caresse des arbres

    je fais pousser des arbres

    sous mes doigts

    le geste est

    celui du surgissement

    ils vont vite

    je les pousse » .

    De cette double et complice surrection (celle de l’arbre/celle de la peintre) naît la peinture. Et avec elle, l’affirmation que « dépeindre » est ici brosser « le portrait du paysage ».

    La seconde Saison, « Avoir à voir », place le regard au premier plan. Une saison qui s’affirme aussi dans ce qu’elle a de vif et de violent :

    « la joie jusqu’à

    la jouissance ».

    La saison, qui s’ouvre sur le « travail de marqueterie » de l’artiste, met aussi l’accent sur une « angoisse de joie », oxymore qui accompagne la descente de la poète en elle-même, en un lieu qui la tient à distance, dans un silence qui ne connaît pas les mots. Un avant et un après se dessinent, qui marquent un cheminement progressif tant sur le plan de l’art que de la méthode. La peintre prend des risques, elle ose, invente, se conforte dans les exigences de la liberté prise. Les couleurs éclatent, qui laissent entrevoir « un moi mal mélangé » (je souris au passage à la lecture de ce vers qui me fait songer à James Sacré). Avec le mimosa, arbre de prédilection, le jaune prend toute sa force, laquelle se dit dans ce vers quasi pesquésien (comment ne pas penser en effet aux jaunes du Juliau de Nicolas Pesquès ?) :

    « le jaune est la couleur de jouir ».

    Dans le même temps, ce regard ouvre l’espace sur le lien qui s’établit entre le mot et la chose qu’il est censé représenter, entre le mot et la couleur. L’écart ne cesse de s’agrandir. Peut-être la couleur réussira-t-elle là où le mot révèle son inaptitude ? Et pourtant non. L’expérience s’avère semblable. La peinture s’affirme comme reproduction, comme tentative de représentation, avec tous les écueils constitutifs de cet acte même :

    « si je reproduis un arbre

    ne se montre pas

    un arbre

    n’est pas un arbre ».

    […]

    « j’imite mais

    manque la réalité ».

    Peinture et poésie ? Un point commun lie poésie et peinture, peintre et poète. Dans l’un et l’autre actes de création, l’artiste s’expose, prend des risques. Dérange/déroge/« déloge ».

    Dans les toiles exécutées par la poète, l’arbre est bien au centre, tutélaire. Fondement du paysage existentiel d’Aurélie Foglia. Il est cet abri qui l’accueille tout entière, à la fois son double et sa nature profonde. D’où l’importance d’un geste dénudé, libéré de toute attache et par là-même fragilisé :

    « je veux peindre un tableau

    à l’aveugle

    réfugiée dans mon geste

    tâterai les membres de l’arbre

    long ensemble de traces

    se détacheront sur la feuille de moi ».

    Le geste est un geste refuge, livré à lui-même, uniquement consenti à lui-même pour faire advenir la femme dans sa pleine arborescence.

    Dans la troisième Saison, « Peindre avec la langue », la poète expose ce qu’elle n’est pas, ce qui est inné en elle :

    « je ne suis pas

    peintre à l’origine…

    viens de la bouche ».

    Sans doute la poète extériorise-t-elle, sous l’implicite du mot « bouche  », ce qui est en lien avec ce muscle étrange et ambigu qu’est la langue. Parole/parler/langue/écriture. Guetteuse de signes, habitée par un rituel inconnu, la poète dit sa jubilation. Elle « réinvente » ce corps et, au-delà, un « art scribal » qu’elle découvre dans le bonheur. Et ce bonheur passe par les yeux, dans la façon inouïe qu’ils ont de trouver dans les formes peintes une extravagance tout à la fois physique et mentale. Au cœur de cette jouissance onirique explosive-délirante, la peinture semble pouvoir supplanter un temps l’écriture. La poète se retire au profit de l’acte de peindre. Pourtant, peinture et écriture vont l’amble, un écho s’affirmant « entre peindre et poème ». L’écriture intervient, qui rend à la langue son pouvoir, met en branle une musique baudelairienne, fait surgir les accords, joue avec les silences et les points d’orgue :

    « l’émulation me prend

    comme une musique

    à la mer ».

    Peut-être, dans ce contexte musical, la couleur fait-elle aussi office de piment :

    « la couleur pique

    la langue ».

    Sons couleurs images se disséminent sur la page, ce qui n’empêche nullement le désarroi d’affleurer, l’abattement d’émerger :

    « je peine je peins

    je n’ai pas l’art ».

    Même si Aurélie Foglia définit son travail d’écriture comme « une sorte de journal d’ate/lier » ou encore une « chanson de gestes », sans cesse revient sous sa plume la question de la préséance. La peinture ? L’écriture ? L’écriture est première ; la peinture est venue après : « écrire m’a appris à peindre ». Mais davantage que l’écriture, la peinture a à voir avec le corps. Et l’on revient là à l’essentiel. Peindre avec le corps, c’est donner à la couleur sa fréquence cardiaque, son souffle vital, le souffle de la nature restaurée. C’est faire du corps lui-même une œuvre. La peinture prend le pas sur l’écriture, affirme sa toute-puissance :

    « peindre représente

    la possibilité

    de ne pas peindre

    avec des mots ».

    Là où la langue montre ses insuffisances, son inadaptation à dire, les doigts, eux, agissent, agiles à prendre la mesure du geste. La peinture, cet « art tellement tactile », met tous les sens en alerte. Il arrive parfois que s’accomplisse une complicité langue/doigts, et que se fasse l’osmose :

    « ma main peint

    avec ma langue peint

    à la main ».

    Jusque très avant dans le recueil, seule la relation intime de la poète avec l’arbre et la peinture est donnée. Une histoire qui s’inscrit dans le prolongement des hommes de la préhistoire :

    « ma pratique remonte

    à l’époque où l’homme avait plus

    de mains ».

    La poète chante dans ces trois saisons une genèse heureuse :

    « il a fait beau beaucoup

    au pays de peindre ».

    Avec la Saison IV se déploie la descente aux enfers. Quelque chose est advenu, qui n’avait pas donné de signes et qui plonge soudain la poète-peintre dans un profond désespoir. Les arbres sont désormais des « fantômes ». Impuissants, ils n’ont pu se défendre, ils ont été démembrés, « désart/iculés ». Détruits. Ils n’existent plus, se sont effacés. Réduits à l’état de cadavres. Désormais absents. Quelque chose s’est produit, qui tient de la tragédie. Privé d’images, privé des arbres et de leurs toiles, l’ouvrage devient un livre de deuil et les poèmes de la saison, un long thrène douloureux. Le titre du recueil fait irruption, porteur de son interrogation sans réponse :

    « comment dépeindre

    ce qui n’a plus d’existence ».

    Étape par étape se dit l’histoire de l’après-bonheur. Le récit d’un carnage survenu par une nuit d’hiver, en l’absence de la poète dans sa chambre-atelier. Éventration/défenestration/destruction. Un « articide » qui scelle le dénouement dramatique d’une relation d’un couple en proie à la violence conjugale. La vengeance d’un époux jaloux a eu raison de l’œuvre peinte

    « devenue

    son œuvre

    seule

    l’œuvre de la violence ».

    Comment survivre à cette douleur, comment dès lors exister tout en étant dépossédé de soi ?

    « je n’ai plus rien je suis

    en train d’être avalée

    par l’œuvre devenir

    impersonnelle ».

    Pour autant la vie se poursuit pour les autres. Dans l’indifférence ou l’incompréhension. Pour Aurélie Foglia, réduite à l’errance et à l’exil hors de chez elle et hors d’elle-même, la vie est devenue « irrattrapable ».

    Comment dépeindre, un recueil poétique fort. Bouleversant et beau.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Aurélie Foglia  Comment dépeindre




    AURÉLIE FOGLIA


    Foglia
    Source




    ■ Aurélie Foglia
    sur Terres de femmes


    [décrire peindre écrire dépeindre désécrire] (extrait de Comment dépeindre)
    Entrées en matière (lecture de Tristan Hordé)
    Entrées en éléments (extrait d’Entrées en matière)
    Gens de peine (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Gens ne s’appellent pas] (extrait de Gens de peine)
    [tic-tac de la pluie] (extrait de Grand-Monde)




    ■ Voir aussi ▼


    le site d’Aurélie Foglia
    → (sur le site des éditions Corti)
    la fiche de l’éditeur sur Comment dépeindre d’Aurélie Foglia





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  • Aurélie Foglia | [décrire peindre écrire dépeindre désécrire]



    Aurélie Foglia bandeau







    décrire peindre écrire dépeindre désécrire



    écrire m’a appris à peindre



    faire des tableaux de peaux

    avec de la toile tendue

    sur mes os bat comme

    un tambour l’éclosion

    cardiaque de la couleur



    ou la nature retrouvée

    comme une sauterelle morte

    dans un tableau de Van Gogh



    il est plein



    de n’être pas



    signé



    mon corps est-il



    mon œuvre



    aucune eau ne marque comme l’encre la peau



    on la poésie mange


    n’importe quoi


    se met


    de la mort jusqu’aux oreilles



    les mots à présent sont

    de trop sous la main

    ne me manquent pas


    peindre représente

    la possibilité

    de ne pas peindre

    avec des mots


    j’aime me passer

    des mots ne marquent

    pas ne ren

    voient à rien


    avoir autre chose dans le corps

    que la langue pénible difficile

    manque quand on la demande


    mais les doigts tout de suite

    à la poursuite du geste

    qu’ont les arbres quand ils

    s’échappent de leurs troncs


    et qu’ils dansent là-haut

    en lançant leurs antennes

    se détachent sur fond

    d’hommes jusqu’à percer


    je m’écrie l’arbre

    tient à la langue

    par toutes ses racines


    nous remâchons

    de la viande de bois

    à chaque repas

    on me regarde

    j’avale de travers

    laisse mon poignet

    suivre le fil


    à tâtons


    ma main peint

    avec ma langue peint

    à la main


    je mélange des douleurs


    ternes font crier les vives


    la mort rougit la terre


    le sexe en creux



    Aurélie Foglia, « Saison III. Peindre avec la langue », Comment dépeindre, éditions Corti, Domaine français, 2020, pp. 74-81.






    Aurélie Foglia  Comment dépeindre




    AURÉLIE FOGLIA


    Foglia
    Source




    ■ Aurélie Foglia
    sur Terres de femmes


    Comment dépeindre (lecture d’AP)
    Entrées en matière (lecture de Tristan Hordé)
    Entrées en éléments (extrait d’Entrées en matière)
    Gens de peine (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Gens ne s’appellent pas] (extrait de Gens de peine)
    [tic-tac de la pluie] (extrait de Grand-Monde)




    ■ Voir aussi ▼


    le site d’Aurélie Foglia
    → (sur le site des éditions Corti)
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  • Silvia Baron Supervielle | [que j’aille par le nord]


    [QUE J’AILLE PAR LE NORD]




    que j’aille par le nord
    où s’avancent mes pas
    ou que je reste au sud
    saisie par mes pensées
    que je voyage ailleurs
    sans mémoire imaginant
    un souvenir dépouillé
    de distance et de rivage
    que j’habite les règnes
    du rêve ou les empires
    de la passion tout sera
    équidistant du même
    centre imprenable



    Silvia Baron Supervielle, « Peu à peu », L’Eau étrangère [éditions Corti, 1993] in En Marge, poèmes choisis, éditions Points, Collection Points Poésie, 2020, page 350. Préface de René de Ceccatty.





    Silvia Baron Supervielle montage




    SILVIA BARON SUPERVIELLE


    Silvia Baron Supervielle portrait
    Source




    ■ Silvia Baron Supervielle
    sur Terres de femmes


    Alphabet des lieux remarquables (poème extrait du Pays de l’écriture)
    Le marcheur séparé (autre poème extrait du Pays de l’écriture)
    [le soleil remue les miroirs] (poème extrait de Sur le fleuve)
    10 avril 1934 | Naissance de Silvia Baron Supervielle (+ un autre extrait du Pays de l’écriture)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    un Portrait de Silvia Baron Supervielle (+ un extrait de La Distance de sable)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Points)
    la fiche de l’éditeur sur En marge





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  • Florence Robert, Bergère des collines | Notes d’agnelage, du 20 mars au 25 avril

    Éphéméride à rebours




    Florence Robert et l'une de ses brebis
    Florence Robert et l’une de ses brebis prête à mettre bas
    Source








    NOTES D’AGNELAGE, DU 20 MARS AU 25 AVRIL




    Naissances. Boursouflures, sang, liquides visqueux, poches, chairs outrées, outrancières, sanguines, ce qui s’est savamment construit en cinq mois se détache, travail des hormones et des chairs profondes, le miracle est tout entier sous mes yeux, dans mes mains, l’agneau qui arrive a l’air mort, blafard et mou, couvert de sa poche, puis, un hoquet, ça part, un faible bêlement parfois, ça commence au grand air après cinq mois de refuge dans la plus douce des grottes. Les agneaux naissent déjà malaxés par la vie du troupeau, les rythmes, les rots de rumination, la presse des ventres, ils connaissent. Et c’est toute la fragilité d’être dehors qui est troublante, après ces mois de brassage maritime. Comme il est sec, l’air. Comme est dur le sol, comme est lourde la mère qui se couche trop près de son petit. Chaque matière a sa consistance, rude, éprouvée. Après l’indéfini du liquide amniotique, après le long sommeil du venir au Monde, la mortelle subtilité des choses se prononce. La vie profère sa vérité simple et sans appel. Il faut y aller, ou non. Un hoquet, la tête se redresse, le mucus s’écoule et libère les naseaux, la mère lèche avidement le liquide qui couvre son dernier-né. Premières secondes.

    Il faudra de quoi les nourrir, un liquide facile à digérer, complet, riche en protéines pour grandir vite, facilement accessible, à la douce température du corps, distribué à volonté, et riche en anticorps. Il faut du colostrum puis du lait dans un pis à deux trayons. Ça tombe bien, la nature est bien faite. Les plus vigoureux, encore tout humides, font leur première tétée en moins de quinze minutes. D’autres auront besoin d’aide à plusieurs reprises. Et quelle histoire parfois pour mettre enfin le trayon dans la bouche avide et maladroite. Surtout que les agneaux détestent qu’on leur touche la tête. Quelle patience, quelle expertise, quand l’agneau est humide, froid maintenant, tout collant et qu’on est très fatigué. Il est arrivé à chacun d’avoir envie de laisser tomber, il boira plus tard, ou jamais, cet imbécile. Si l’agneau est très faible, il faut tout de même le faire téter en asseyant la brebis, en le couchant entre ses jambes, en déclenchant la succion par l’envoi d’un petit jet de lait sur la langue, mais pas trop de lait, qui risque de l’engorger e de le dégoûter de téter, puis introduire le trayon dans la bouche. Si l’agneau tète, il est sans doute sauvé. Sinon, il est mal parti. Un coup à prendre, dit-on. Il est hors de question de s’énerver, l’impatience est bannie de notre maternité !

    Va-t-il respirer, s’est-il levé, a-t-il bu, n’ai-je pas oublié de désinfecter le cordon de celle-ci, de celui-ci, cent fois, les questions et les réponses se succèdent. Notre vigilance est intense. Nous n’arrêtons pas.

    Les placentas, qu’il faut absolument enlever du fumier, me font l’effet de serpents vigoureux mollement animés, et mes mains en gardent une sensation étonnamment présente et… mouvante, comme si je les tenais encore. Fouiller les brebis procure la même impression, au cœur même de l’animal, parfois très loin, jusqu’au deux tiers de l’avant-bras. Une fois la main engagée, yeux ouverts, les yeux au bout des doigts, je ne vois plus rien, tout est rouge. Rouge sang, rouge vivant. Un agneau est là et je ne sens que ses os. Chair et liquide amniotique se mélangent, je ne peux distinguer que les os du crâne et des pattes avant, et, parfois, de façon inquiétante, un œil mou sous la pression.

    […]




    Florence Robert, Bergère des collines, éditions Corti, Collection Biophilia, n°18, créée par Fabienne Raphoz, 2020, pp. 81-83.





    Florence Robert  Bergère des collines






    FLORENCE ROBERT


    Florence Corbière
    Source





    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site des éditions Corti)
    la fiche de l’éditeur sur Bergère des collines (+ un autre extrait [PDF])
    → (sur Colibris)
    Chronique : La Bergère des Corbières #5 « Fin de gestation : des émotions fortes ! », par Florence Robert
    → (sur YouTube)
    Le pastoralisme en Corbières. Parole d’éleveur : Florence Robert






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  • Peter Gizzi | Scratch Ticket



    SCRATCH TICKET




    Confetti in April
    Confetti in May

    This was the last party
    the animal sun asleep

    O stymie dewy surprising thing
    Leaf, you have arrived again

    The web is on the vine
    and the cricket clicks

    If the blue toned arc
    inside the vender’s luck

    If time itself doubled back
    and unwound the string

    How is it this afternoon
    being wide be also crystal —

    the total vista bright
    Let this and that begin

    O wind remember the tune
    Bird, enough of your trill





    Peter Gizzi, The Outernationale, Wesleyan University Press, Middletown, CT 06459, 2007, pp. 17-18.







    Gizzi couv








    AU GRATTAGE




    Confetti en avril
    Confetti en mai

    C’était la dernière fête
    le sommeil du soleil animal

    Ô chose mouillée trouée surprise
    Feuille, te revoilà

    La toile est sur la vigne
    et le criquet clique

    Si l’arc aux tons bleus
    dans la chance du vendeur

    Si le temps lui-même faisant demi-tour
    et déroulant sa corde

    Comment se fait-il que cet après-midi
    bien qu’immense soit aussi cristallin —

    la perspective totale et lumineuse
    Que ceci et cela commencent

    Ô vent souviens-toi de la musique
    Oiseau, ça suffit tes trilles





    Peter Gizzi, L’Externationale, Éditions Corti, Série américaine, 2013, pp. 25-26. Traduction de Stéphane Bouquet.






    Peter Gizzi  L'Externationale




    PETER GIZZI


    Peter Gizzi_NewBioImage_Credit-ElizabethWillis
    Ph. D.R. Elizabeth Willis
    Source





    ■ Peter Gizzi
    sur Terres de femmes


    Bolshevescent (autre poème extrait de The Outernationale)




    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur poets.org)
    une notice bio-bibliographique sur Peter Gizzi
    → (sur YouTube)
    une lecture par Peter Gizzi de huit poèmes extraits de The Outernationale et leur traduction en français (sauf le dernier) par Stéphane Bouquet (“Une panique qui peut encore me tomber dessus”, 1.2.3.4.5 + “Spectre sans titre d’Amherst” + “Un jardin occidental” + “L’Externationale”) [gale­rie éof, 15, rue Saint-Fiacre – 75002 Paris | 29 mai 2012]






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  • Béatrice Leca | [Le lac est une île gardée par les arbres]





    [LE LAC EST UNE ÎLE GARDÉE PAR LES ARBRES]




    Le lac est une île gardée par les arbres, qui tantôt la masquent tantôt se courbant, ployant comme des cordes, en révèlent des zones et les paysages mystérieux. La terre est incertaine : un pas et le chemin se ferme. Les cieux et les eaux sont à peine séparés, des formes attendent dans l’argile, la vase, qu’un rayon de chaleur les touche. Certains rochers couverts de mousse crissent et chantent. Les taches minuscules des grenouilles jaillissent parfois — bleus marbrés, rouges striés d’ocres, les pattes écartées sur le vide. Il y a peut-être des montagnes au loin, irisées de neige et qui se mêlent au ciel : les bruits voyagent longtemps avant de se cogner contre la pierre. Cependant, comme un animal ou une statue, un silence solennel garde les alentours. Au-dessus du lac il n’y a rien : nul battement d’ailes, nul vol, nulle quête.

    Le paysage s’éloigne, puis se rapproche. Les joncs tournent autour de l’étrange animal puis s’immobilisent — jaunes, verts mats dans la légèreté du jour. Les roseaux autour de lui forment une forêt de fines lances. Là-bas des papillons pâles, peut-être une glycine. Des boutons serrés et secs parsèment le sol : aubépines, églantiers. Par endroits ont éclaté des fleurs jaunes, épaisses et neuves, une odeur de chair monte de leurs cœurs offerts et l’étrange animal voudrait lécher ces épines minuscules ou ces perles rouges que le sable n’a pas encore avalées. Son cœur tangue et cogne contre le vide : toujours les mêmes arbres les mêmes herbes l’entourent. Feuilles plus fines que le papier, et coupantes comme une lame. Baies dures, sculptées dans l’améthyste et la cornaline, épines souples, tiges amères. L’étrange animal court dans le paysage immobile. Le vent ne l’atteint plus, ni les ombres serrées des roseaux. Le lac disparaît. Un instant il s’étonne d’un goût revenu dans sa gorge, le sucre de certaines feuilles ou des fruits passés. Il ne croque ni les baies ni les tiges, car il se souvient que certains parfums, certains sucs enchantent l’esprit et l’égarent.

    Insectes, marais. Dunes hérissées de branches creuses, empreintes aussitôt recouvertes chemins effacés, légers éboulements où les grains coulent comme si des serpents serraient au-dessous leurs anneaux. Des trésors ensevelis glissent vers le centre de la terre : anneaux noircis et couronnes d’argent, couteaux d’os, tambours, colliers, robes, cornes, dents, gants et rubans s’enfoncent, se perdent — le fil cède la trame se déchire, sur l’ivoire, le bois et le corail les fleurs et les noms gravés commencent de s’effacer. Qui creusera ce sable-là ? Les sommeils des rois est paisible, sur leur tombe leurs calmes yeux peints sont grands ouverts. Le pays est vaste nul mouvement n’y marque les heures. La course de l’étrange animal reste enfermée dans son cercle vain. Derrière le voile mouvant des feuilles le lac allume des cristaux, qui scintillent et disparaissent. La nuit ne vient pas, ni le soir. C’est midi : l’étrange animal s’allonge et laisse le soleil entrer en lui. Quelque chose flambe presque aussitôt : toutes les couleurs sèchent et s’annulent dans cet œil énorme.



    Béatrice Leca, L’Étrange Animal*, Éditions Corti, Collection Domaine français, 2019, pp. 100-103.






    Beatrice Leca  L'Etrange Animal




    __________________________________
    * NOTE D’AP : ouvrage disponible en librairie le 17 janvier 2019.





    BÉATRICE LECA


    Beatrice Leca
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Corti)
    la fiche de l’éditeur sur L’Étrange Animal de Béatrice Leca
    → (sur le site de France Culture)
    L’étrange animal de Béatrice Leca





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Aurélie Foglia | [tic-tac de la pluie]



    [TIC-TAC DE LA PLUIE]




    tic-tac de la pluie

    qu’une cime capte

    rediffuse en boucle

    quelqu’un s’ouvre

    à sa fenêtre la part

    de poésie existante

    il fait vert

    dans la magie de n’attendre

    rien ignorant

    à quel point

    regarder grandit

    ne cherchant plus l’enchant

    ement des lignes

    se passent
    d’emphase inutile

    d’en faire plus

    pour détendre l’atmosphère



    est-ce que tu t’épanouis ?


    oui



    poussant la porte de volière





    s’a

    perçoivent en levant

    l’humble tête

    branches battant

    dans les combles

    qu’un soleil lustre

    malgré de grands

    cumulus craie

    des arbres se détachent

    d’un gris esprit smoky

    flirtant avec le noir




    la nuit porte ses fruits




    Aurélie Foglia, Grand-Monde, Éditions Corti, Domaine français, 2018, pp. 49-50.






    Aurélie Foglia  Grand-Monde






    __________________________________
    NOTE d’AP : Aurélia Foglia a aussi publié Hommage à Poe et Entrées en matière sous le nom d’Aurélie Loiseleur.





    AURÉLIE FOGLIA [LOISELEUR]


    Foglia
    Source




    ■ Aurélie Foglia [Loiseleur]
    sur Terres de femmes


    Comment dépeindre (lecture d’AP)
    [décrire peindre écrire dépeindre désécrire] (extrait de Comment dépeindre)
    Entrées en matière (lecture de Tristan Hordé)
    Entrées en éléments (extrait d’Entrées en matière)
    Gens de peine (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Gens ne s’appellent pas] (extrait de Gens de peine)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Corti)
    la fiche de l’éditeur sur Grand-Monde





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  • Fabienne Raphoz, Parce que l’oiseau

    par Angèle Paoli

    Fabienne Raphoz, Parce que l’oiseau,
    Éditions Corti, Collection Biophilia, 2018.



    Lecture d’ Angèle Paoli



    VOL DE PIGEON  A BERLIN
    « approcher les oiseaux sans les déranger,
    les suivre dans leurs moindres déplacements
    sans qu’ils prennent ombrage de la présence humaine »
    Ph., G.AdC









    « J’ÉCRIS, COMME D’AUTRES DANSENT LA TARENTELLE »




    Jubilatoire. Tel est le qualificatif qui me vient spontanément à l’esprit en lisant en écrivant à partir et autour des « carnets d’été d’une ornithophile ». Parce que l’oiseau. L’ornithophile (à ne pas confondre avec l’ornithologue), c’est Fabienne Raphoz, dont je suis de tout temps une lectrice assidue et admirative. Parce que l’oiseau, justement. Dont elle parle si bien, en poésie ou en prose. Et, à chaque lecture, c’est la jubilation qui domine. Une jubilation communicative qui est d’abord celle de la poète. Le terme, du reste, revient à plusieurs reprises sous sa plume d’observatrice — silencieuse respectueuse et tendre — des frondaisons des bois et des arbres où gîtent ses nombreux amis.

    « Nommer, les langages, scientifiques ou vernaculaires, ne sont finalement que variations multiples sur un même thème : une commune jubilation. »

    Ou encore, à propos de l’Hypolaïs polyglotte* :

    « un vrai embrouillamini et une grande jubilation d’ajouter un son inconnu à ma petite encyclopédie sonore personnelle. »

    Et plus loin :

    « Jubilations multiples, le savant américain qui nous servait de guide, non seulement pour établir l’édition naturaliste de ses propres Voyages qui allait bientôt paraître en français, mais aussi pour suivre la piste des oiseaux sur laquelle il nous arrivait de croiser un de ces gigantesques Magnolia grandiflora, dont la grosseur du tronc attestait le grand âge. »

    Les jubilations de la poète sont multiples. Les miennes le sont pareillement.

    Amie des sous-bois des forêts, des histoires qui les habitent, de leurs habitants, souvent minuscules et invisibles — et dont la vie est pourtant perceptible pour celui/celle qui sait tendre l’oreille — et qui se manifestent par un tintamarre joyeux et ininterrompu, Fabienne Raphoz est poète des oiseaux, experte talentueuse ès chants et infinies modulations des oiseaux ; mais aussi rompue aux secrets de leurs vies et mœurs, parades amoureuses et plumages, nidifications et migrations, vie de couples et voyages. Une passion qui nourrit la poète depuis son enfance savoyarde et qui se poursuit aujourd’hui encore dans sa nouvelle existence :

    « J’ai réfugié mon pays natal du Faucigny entre deux petites départementales peu fréquentées des Causses du Quercy, dans une de ces maisons sorties d’une vie antérieure et qui vous dit : “c’est ici”. Au moment précis où je commence ce livre, le 30 juin, 9h38, un Troglodyte mignon est à peu près le seul de sa classe à percer le silence. »

    Ainsi s’ouvre la « Chronique du Colombier », le premier chapitre de ce livre-manifeste et chant d’amour.

    Ainsi l’éditrice-poète-ornithophile n’a-t-elle de cesse d’observer d’attendre d’enregistrer d’arpenter les terres d’ici et d’ailleurs, corps en suspens, œil et oreilles aux aguets, munie de jumelles pour approcher les oiseaux sans les déranger, les suivre dans leurs moindres déplacements sans qu’ils prennent ombrage de la présence humaine. C’est tout un art, un art de vivre et de faire, fondé sur le respect, l’écoute et la discrétion. Le silence. Parce que les oiseaux sont ses amis. Des amis dont nous avons tant à apprendre :

    « L’infime toujours, à sauver, cet infime qui nous sauve, provisoirement. »

    Ornithophile, il faut en vérité l’être pour s’interroger, dès le saut du lit et jusqu’à la nuit tombée, sur les allées/venues des passereaux Sittelles torchepots merles Grives draines mésanges grimpereaux… sur les cohabitats des différentes espèces, leurs interrogations (eh, oui !) ainsi que celles qu’elles suscitent chez l’observatrice et son compagnon B. Mais, sur l’échelle des humains à même de distinguer le kschè-kschè- kschè de la pie-grièche du Hûit du Pouillot véloce ou du Huuuit du Pouillot de Bonelli (pour n’évoquer ici que ces quelques flûtistes), Fabienne Raphoz est davantage qu’une simple amatrice et admiratrice. Elle est pour moi – qui aime les oiseaux mais qui ne m’y entends guère – une ornithophile de talent. Une érudite (même si je ne suis pas certaine qu’elle partage cet avis ou ce terme). N’empêche. Il entre dans sa passion une prodigieuse exigence de précision. Quasi scientifique. Organisée, Fabienne Raphoz partage l’exercice de son art entre expérience du terrain et travail en bibliothèque. Sur le terrain, petit enregistreur et carnets en mains, elle capte, note, griffonne. Plus tard, de retour dans son Colombier, elle classe, relit/relie puis compulse les nombreux ouvrages qui composent sa bibliothèque. Ouvrages anciens d’ornithologues confirmés. Elle vérifie complète rédige. Parce que les oiseaux. Une passion. Qui commence « dans un geste ».

    Fabienne Raphoz emprunte au poète américain George Oppen ces mots qui pourraient la définir :

    « ouvrir la fenêtre et dire, voyez, un monde existe ».

    L’invitation au voyage est multiple. Parfois sur place, autour du Colombier, parfois en terres lointaines, Égypte, Amérique, Galapagos… Ce faisant, Fabienne Raphoz entraîne dans son sillage la lectrice jubilante que je suis. Et la tient à l’affût d’une foultitude d’oiseaux dont les noms aux étymologies étonnantes ravissent. Dans ce foisonnement d’images, la voici embarquée et bientôt égarée en des déambulations labyrinthiques à travers taxinomies clades genres ordres familles… Une complexité qui la convainc d’aller dénicher dans sa propre bibliothèque les trois modestes ouvrages qu’elle tient à portée de main.

    En effet, à défaut du Géroudet et du Deroussen, je me contente pour ma part du Guide vert des oiseaux de France publié par les éditions Solar ; d’Étymologies des noms d’oiseaux de Pierre Cabard et Bernard Chauvet ; et d’une édition plus rare (numérotée et datant de 1932), héritage sans doute d’une grand-tante d’origine celte : Les Jours et les Nuits des oiseaux, de Jacques Delamain (Stock). Voyage à travers les langages, les espaces sonores, les inventions architecturales des oiseaux, le « dimorphisme sexuel », la biodiversité. Exubérante et exaltante biodiversité. Une forme de bonheur. Et un étonnement « pour cette incroyable vie qui n’a jamais été réduite à zéro. »

    Voyage dans l’espace mais aussi dans le temps, jusqu’aux ancêtres ptérodactyles du Pliocène, jusqu’aux traces laissées dans le sol meuble des carrières calcaires de Crayssac (Quercy) par les ptérosaures :

    « Je suis un enfant comme tout le monde, sauf que je ne savais pas que toute cette fabuleuse faune avait laissé des traces tout près du Colombier, et que La Plage aux Ptérosaures était un vrai haut-lieu de la paléontologie… »

    Des animaux volants aujourd’hui disparus, nous voici de retour au Colombier et à ses hôtes. Roitelet triple-bandeau, « Troglo » mignon, Fauvette à tête noire, Rougequeue à front blanc… Sans parler des geckos des murailles, des éphippigères stridulantes, du Petit Rhinolophe (« qui sort de chez lui » tous les soirs). Et de Lady Hulotte qui dialogue, yeux grands ouverts, avec l’ornithophile de céans.

    Chaque chapitre de cette chronique en pays animalier — car une longue chaîne d’animaux petits et grands trouve place parmi les oiseaux — est un bonheur et un enrichissement. L’humour de Fabienne Raphoz, sa simplicité, sa modestie, sa tendresse envers la nature, son humanité, la profondeur de sa réflexion, son sens de la précision mais aussi la richesse de ses interrogations et recherches, la poésie qui élime les aspérités d’une approche difficile, le plaisir qu’elle a à partager avec d’autres son bonheur d’ornithophile, sont autant de pistes qui conduisent tout droit au plaisir du texte. Lequel culmine parfois au cœur d’« une rêverie babélisée » sur les Pouillots ou des Moqueurs polyglottes ; sur « la langue d’éros » du paradisier ; sur les « araignées-loups » des sous-bois, qui « stridulent » comme les grillons et « tambourinent » comme les pics. Et qui font dire à la poète :

    « J’écris, comme d’autres dansent la tarentelle ».

    Quant à moi, j’ai une tendresse particulière pour Lady Hulotte qui a élu domicile dans « le Grand Pin majuscule du Colombier »… Axis mundi de la chouette.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



    _________________
    * : « Lorsque l’espèce est nommée selon la taxinomie en vigueur, elle porte une majuscule ».






    Fabienne Raphoz  Parce que l'oiseau





    FABIENNE RAPHOZ


    PORTRAIT DE FABIENNE RAPHOZ
    Image, G.AdC




    ■ Fabienne Raphoz
    sur Terres de femmes


    Géologie (extrait de Blanche baleine)
    « Leçons semblables aux oiseaux » (note de lecture d’AP sur Jeux d’oiseaux dans un ciel vide)
    Procellariiformes (extrait de Jeux d’oiseaux dans un ciel vide)
    Terre sentinelle (note de lecture d’AP)
    [Qui voit ?] (extrait de Terre sentinelle)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Corti)
    la fiche de l’éditeur sur Parce que l’oiseau
    → (sur Diacritik)
    Les terrains d’écriture de Fabienne Raphoz : Parce que l’oiseau, par Laurent Demanze





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  • Caroline Sagot Duvauroux | Une source




    UNE SOURCE




    J’aurais aimé écrire sur Bernard Noël, bien que ce fut souvent fait, mais je ne sais pas, j’ignore pourquoi. L’urgence de l’écouter voir, peut-être. Le regarder prêter l’oreille à ce qui n’a pas encore parlé, à tout ce dont la langue fut coupée, s’insurger contre l’ordre insupportable du monde, contre le saccage d’une bibliothèque palestinienne par le colon.

    Non, pas envie de parler de lui mais avec lui. Et même de ne pas trop parler mais qu’il soit là près d’une fenêtre avec un arbre au moins derrière la fenêtre et tout l’arpentage de l’arbre jusqu’au feuillage et puis le poitrail rouge de l’oiseau d’hiver pour outrepasser le feuillage et s’enfuir du palais des vents qu’avait pour lui bâti l’arbre patient. Ce serait l’aube. Nous regarderions des métaphores d’arbres et d’oiseaux se métamorphoser dans la petite gorge palpitante en quelques notes qui vocalisent vivre. Nous ne dirions pas c’est trop tard ni levons-nous mais peut-être faut-il couper le rameau mort ou bien : laissons-le fabriquer la forêt. Nous irions juste après la porte d’un jardin regarder s’enfuir les graminées de nos enclos. Et nous boirions un verre pour cesser un instant de compter les blessés. La lumière déchirerait la lumière du vin blanc. L’œil éperdu de beau nous volerions cinq minutes camarades à la faillite du monde.

    Je ne lui dirais pas ce qu’il mit en mes mains d’audace ni de grâce, ni que j’ai suivi lettre à lettre et levées de silence, de l’amour à la dissolution d’être, les cascades que son désir remontait, ni que j’ai recueilli de sa voix la parole que l’arc passe au saut des barricades. Je ne dirais rien pour ne pas troubler l’ignorance de l’aube ni surgir. Je sais qu’il écoute surgir.



    Caroline Sagot Duvauroux, « Retour à la prairie », in Un bout du pré, Éditions Corti, Collection « en lisant en écrivant », 2017, page 84.






    Sagot pré 2






    CAROLINE SAGOT DUVAUROUX


    Caroline Sagot Duvauroux 2




    ■ Caroline Sagot Duvauroux
    sur Terres de femmes

    Le Livre d’El d’où (lecture d’AP)
    [La poésie ne traduit pas] (extrait du Livre d’El d’où)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    Le silence serait-il l’enjeu de la parole ? (extrait du Livre d’El d’où)
    [Baie](extrait de Canto rodado)
    [Être serait-il le reflet d’une hypothèse… ?] (extrait de ’j)
    L’eau puissante ? (extrait de Aa Journal d’un poème)
    Le Buffre (lecture de Tristan Hordé)
    [Je dissone] (extrait de L’Herbe écrit)
    Mais avant (extrait du Buffre)
    Le Vent chaule (lecture d’AP)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site José Corti)
    la page consacrée à Un bout du pré, de Caroline Sagot Duvauroux




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