Étiquette : éditions Corti


  • Rae Armantrout | Saved



    SAVED




    That job.    The tabulator
    empty figures
    you enjoyed the rhythm of.

    In heaven already?



    ‘Nothing

    to speak of’
    you said.
    But I was driven.



    I read aloud

    Old Lao-Tze’s quiet field
    his empty rivers.

    Making speech a raft



    Rae Armantrout, Extremities, The Figures, Berkeley, CA, 1978.






    Rae Armantrout, Extremities









    SAUVÉS




    Ce travail.    Tabulation
    figures vides
    dont tu aimais le rythme.

    Déjà au paradis ?



    « Rien

    à dire »
    as-tu dit.
    Mais j’étais déterminée.



    Je lisais à voix haute

    Champ calme du vieux Lao Tseu
    ses fleuves vides.

    Faire de la parole un radeau



    Rae Armantrout, Extrémités, suivi de L’Invention de la faim, éditions Corti, Série américaine, 2016, page 41. Traduit par Martin Richet.






    Rae Armantrout, Extremites






    RAE  ARMANTROUT


    Rae Armantrout 2
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Corti)
    la page de l’éditeur sur Extrémités de Rae Armantrout
    → (sur Poetry Foundation)
    une page sur Rae Armantrout
    → (sur le site de Editions Eclipse)
    le texte intégral (en anglais [américain]) d’Extremities de Rae Armantrout




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  • John Ashbery | To Redouté



    TO REDOUTÉ



    To true roses uplifted on the bilious tide of evening
    And morning-glories dotting the crescent day
    The oval shape responds:
    My first is a haunting face
    In the hanging-down hair.
    My second is water:
    I am a sieve.

    My only new thing:
    The penalty of light forever
    Over the heads of those who were there
    And back into the night, the cough of finishing petal.

    Once approved the magenta must continue
    But the bark island sees
    Into the light:
    It grieves for what it gives:
    Tears that streak the dusty firmament.



    John Ashbery, The Tennis Court Oath [1957], Wesleyan University Press, Middletown, Connecticut, 1962.






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    À REDOUTÉ



    Aux vraies roses soulevées par la marée bileuse du soir
    Aux volubilis qui pointillent le jour croissant
    La forme ovale répond :
    Mon premier, un visage, vous hante
    Entre les cheveux qui pendent.
    Mon second est l’eau :
    Je suis un crible.

    Ma seule chose neuve :
    Le châtiment d’une éternelle lumière
    Sur les têtes de ceux qui étaient là
    Et de retour dans la nuit, la toux du pétale finissant.

    Une fois approuvé le magenta doit continuer
    Mais l’île d’écorce scrute
    La lumière :
    Elle souffre de ce qu’elle offre :
    Des larmes qui éraflent le firmament poussiéreux.



    John Ashbery, Le Serment du Jeu de Paume, Éditions Corti, Série américaine, 2015, page 20. Traduit par Olivier Brossard.







    John Ashbery, Le Serment du Jeu de Paume





    JOHN  ASHBERY


    Ashbery350
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Guernica)
    Houses at Night : Erica Wright interviews John Ashbery (February 8, 2008)
    → (sur le site des éditions Corti)
    la fiche de l’éditeur sur Le Serment du Jeu de Paume





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Issa Makhlouf | Les pluies des amants




    La comète
    Image, G.AdC







    LES PLUIES DES AMANTS



    La comète poursuit sa route et l’écho coloré de son rire demeure. Quand nous avons envie de la voir, nous ouvrons les portes.

    La rosée se dépose pour que les plaies se referment. C’est de la soif que naît le nuage. Il passe au-dessus de la femme et ses hymnes à la pluie battent les cloches de ses ombres cuivrées.

    Les pluies des amants tombent aux pieds des statues. Les femmes qui passent par là referment la béance des plaies comme elles éteignent les lampes avant de dormir.



    Issa Makhlouf, « L’Automne », Une ville dans le ciel, Éditions Corti, 2014, page 90. Traduit de l’arabe (Liban) par Philippe Vigreux.






    Issa Makhlouf, Une ville dans le ciel, Éditions Corti, 2014.






    ISSA MAKHLOUF


    Issa_2
    Ph. © Thierry Rambaud/
    IMA



    ■ Issa Makhlouf
    sur Terres de femmes

    Au-delà de la vue (extrait de Mirages)
    Lettre aux deux sœurs (note de lecture d’AP)
    L’écriture sourit à la mort (autre extrait d’Une ville dans le ciel)
    l’incipit de Lettre aux deux sœurs
    Celui qui part, laissons-le partir (extrait de Lettre aux deux sœurs + notice bio-bibliographique)
    Où es-tu ? (extrait de Leurs rêves endormis flottent sur les vagues)



    ■ Voir aussi ▼

    → le
    site officiel d’Issa Makhlouf
    → (sur Terres de femmes)
    « Les traversées poétiques d’Andrée Chedid »






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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Issa Makhlouf | L’écriture sourit à la mort



    L’ÉCRITURE SOURIT À LA MORT



    Y a-t-il dans l’écriture un point de départ et un point d’arrivée ? Le premier mot, c’est la rose que nous nous refusons à cueillir pour ne pas bousculer le rythme du jardin et ne pas détruire la fragrance du parfum. Le premier mot, nous le gardons pour nous et écrivons quelque chose qui lui ressemble.

    Chaque goutte d’eau que prodigue la terre ou le ciel est toujours la première. Quant au dernier mot, il vient tout seul avec l’absence.

    Le voyageur, parfois, se souvient-il qu’il est en voyage. Il ausculte son cœur et essaie d’écrire. Mais l’écrivain, lui, que peut-il bien écrire ? L’écriture a-t-elle besoin de lui pour exister ? L’écriture véritable vient de plus loin que ce babil qui papillonne sur les lèvres. C’est la force qui nous pousse à écrire, pas l’écriture.

    Nous écrivons pour mieux écouter, pour mieux pénétrer le silence qui croît sur les franges du rêve. L’écriture nous conduit vers ce que nous ne pouvons saisir qu’à l’instant où nous écrivons. Nous écrivons pour éloigner la peur, un peu comme ces voyageurs nocturnes qui éloignaient les bêtes féroces avec le feu. Nous écrivons dans l’attente de ce qui va advenir, pour nous embellir aux yeux de ceux pour qui nous écrivons, pour nous approcher de l’insondable et rendre proche ce qui est lointain.

    L’écriture, c’est le réveil des voix profondes qui sommeillent, cloches lointaines qui n’ont pas besoin qu’on les sonne pour vibrer.

    Le rayon du mot traverse le métal et ralentit le temps.

    L’écriture a un visage dont nous recherchons l’empreinte en nous-mêmes. Un seul visage qui est la clé de tous les autres.



    Issa Makhlouf, « Le Printemps » in Une ville dans le ciel, Éditions Corti, 2014, pp. 158-159. Traduit de l’arabe (Liban) par Philippe Vigreux.






    Issa Makhlouf, Une ville dans le ciel, Editions Corti, 2014.






    ISSA MAKHLOUF


    Mahklouf
    Ph. © Thierry Rambaud/
    IMA



    ■ Issa Makhlouf
    sur Terres de femmes

    Au-delà de la vue (extrait de Mirages)
    Les pluies des amants (autre extrait d’Une ville dans le ciel)
    Issa Makhlouf, Lettre aux deux sœurs (note de lecture d’AP)
    Celui qui part, laissons-le partir (extrait de Lettre aux deux sœurs + notice bio-bibliographique)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Corti)
    la page de l’éditeur sur Une ville dans le ciel
    le site officiel d’Issa Makhlouf






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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Yves di Manno, Terre ni ciel

    par Angèle Paoli


    Yves di Manno, Terre ni ciel,
    Éditions Corti,
    Collection « en lisant en écrivant », 2014.




    Lecture d’Angèle Paoli


    Un paysage intérieur rendu tangible par le langage
    Ph., G.AdC







    « LA GALAXIE POÉTIQUE » D’YVES DI MANNO




    Terre ni ciel. Terre sienne. À deux ans d’intervalles, deux titres du même auteur se suivent et semblent se répondre, écho de l’un à l’autre. Leur proximité phonique et structurelle s’impose à l’évidence. La terre est. Liée à l’appartenance. Ou implicitement niée. Territoire inconscient à explorer, « contrées interdites » que seule une certaine littérature permet d’aborder ; terre de partage peut-être et « champs » d’écriture. D’un intitulé à l’autre, la terre exige une traversée. Peut-être même une retraversée. De quel point de départ vers quel point d’arrivée ? Yves di Manno, auteur de ces deux ouvrages, n’écrit-il pas à la toute fin de Terre ni ciel ?

    « Il s’agit maintenant de tout reprendre, de tout recommencer. »

    Reprendre ? À partir d’où ? Recommencer ? Pour aller où ? Quelle totalité ce « tout » deux fois répété recouvre-t-elle ? Terre sienne renvoie à un recueil poétique, récemment publié, en 2012, aux éditions Isabelle Sauvage. Un élégant petit opus bleu nuit, comme tous les ouvrages de cette collection. Terre ni ciel, ouvrage à paraître cette semaine aux éditions Corti, est une lente traversée littéraire. Littérature rêvée des années d’apprentissage au cours desquelles le seul horizon vécu ne dépasse pas celui des habitudes ; et où les livres sont le seul recours contre le désarroi profond qui habite l’adolescent. Longues années au cours desquelles les lectures/découvertes luttent pied à pied avec les lectures/déceptions. Marquées par les essais du jeune homme aux prises avec le matériau de l’écriture, les années de formation sont jalonnées par les questionnements incessants, les rejets, les attentes et les recherches. Avec, d’une part, la quête obsédante d’un « récit introuvable » du côté de la prose. Et de l’autre, côté poésie, la quête désespérée d’une terre à inventer. Car, pour le jeune Yves di Manno des origines comme pour l’homme d’aujourd’hui, pour qui la poésie contemporaine semble ne plus avoir de secret, la poésie (de France et d’Europe) est condamnée de longue date et pour longtemps encore à ressasser toujours les mêmes formes, les mêmes images, les mêmes « complaintes horriblement fadasses ». Décidé à ne pas tomber dans le même écueil écœurant de l’expression-expansion inépuisable de l’intime, Yves di Manno — pour qui l’aventure de l’écriture n’avait alors de véritable sens que confrontée à « la grande aventure collective qui avait bouleversé » toutes les « convictions esthétiques, à la charnière du XIXe et du XXe siècle » — fait alors le choix de renoncer, provisoirement, à l’écriture poétique.

    Lenteur. Peut-être la lenteur est-elle au cœur du projet poétique d’Yves di Manno ? Length du « voyage au long cours » entrepris par l’écrivain à travers le temps, l’espace et la littérature. Lenteur de l’exploration de la « déchirure intime » qui se noue « aux confins d’un langage qui peine à naître et d’une terre qu’on ne voit pas ». Lenteur de la résurgence de « l’odyssée orientale » dont le souvenir est ravivé par la découverte de la prosodie visuelle de certains poèmes américains ; celle-là même qui sert de modèle au jeune homme et qui le pousse dans le désir d’élaboration d’un « livre-poème en constante expansion ». « Lent retour vers la poésie » qui s’accompagne, au cours de l’année 1978, de l’écriture des premières pages de Champs.

    Cependant, après de « longues années d’abstention », Yves di Manno renoue une nouvelle fois avec la poésie. Terre sienne. Est-ce un nouveau départ ? Une « nouvelle approche » ? Il semblerait en effet que s’ouvre une autre perspective, grâce à l’impulsion suscitée par la rencontre avec une autre terre d’expression. La terre picturale. Le recueil Terre sienne est le fruit de cette rencontre, qui prend corps dans l’œuvre du peintre Mathias Pérez.

    Avec l’écriture de Terre ni ciel, — dont le titre exclut la possibilité d’une poésie de l’idéal en même temps que celle d’un terreau personnel où aller puiser —, l’auteur poursuit un travail de réflexion qui s’inscrit dans la continuité de endquote, digressions (1999) et d’Objets d’Amérique (2009). Un triptyque de « poétique active », « provisoirement » clos, comme Yves di Manno l’indique en préambule et comme il semble le suggérer dans la petite phrase (donnée supra) sur laquelle s’achèvent les deux pages de « Note Bibliographique ».

    « Composition par bribes », Terre ni ciel est un montage de textes de provenances diverses — notamment de publications en revue — écrits au fil du temps, et insérés dans le présent ouvrage. Ainsi, les sept « digressions » qui composent la section intitulée « Plusieurs complices » ont toutes fait l’objet de publications antérieures : « La certitude qui vient des signes », article consacré à Marie Étienne, a été publié en 2011 dans le n° 47 de la revue NU(e) ; « du geste une écriture », texte consacré à Nicolas Pesquès, a fait l’objet, en 2010, d’une mise en ligne dans la revue numérique Terres de femmes. « La réfutation lyrique » est une reprise de la préface du livre de Mathieu Bénézet — Œuvres 1968-2010 —, publié en 2012 aux Éditions Flammarion. Il en va de même pour les autres « complices », Jude Stéfan, Paul Louis Rossi, Philippe Beck et I. Ch’Vavar. Yves di Manno s’en explique. Dans « langue lagune inconnue » (« langue lagune inconnue dont il fallait apprendre la grammaire et la science secrète, sans en épuiser la lumière… »), l’écrivain confie à Matthieu Gosztola (in Entretien avec Matthieu Gosztola, 2) que cette pratique lui vient, non d’« un schéma établi d’avance », mais d’un lent apprivoisement de « l’art du montage » :

    « Je n’ai jamais su où j’allais, ni ce que cherchaient à me dire ou à me faire dire tous ces mots, avant d’en avoir fini avec eux. Et j’ai toujours eu l’impression d’avancer dans une forêt de signes, un labyrinthe de langage dont l’écriture seule — et encore… — était susceptible de me livrer la clef. »

    On pourrait objecter que ces reprises ont un caractère de déjà-vu-déjà-lu et nuisent à l’originalité du présent ouvrage. En réalité, il n’en est rien. Matthieu Gosztola souligne fort justement que cette insertion de textes anciens dans un nouveau contexte aboutit à constituer tout au contraire une « nouvelle configuration ». Laquelle « confère » à chacun des textes « un caractère inédit ». Agencés selon un ordre précis et réfléchi, textes anciens et textes inédits diffractent un éclairage inattendu. De fait, le livre se lit d’une traite. Il n’est jamais ennuyeux ni pesant, tant l’écriture est belle et souple. Passionnant et fluide, le propos emporte sans que se relâche l’attention. On pourrait presque dire, si l’on n’avait crainte de fâcher son auteur, que Terre ni ciel se lit comme un roman. Presque. Le roman d’Yves di Manno, de son histoire, liée de manière profonde et quasi viscérale aux affinités d’écriture et de re-création du langage et de ses formes, qui ont jalonné sa quête littéraire. Depuis la rencontre en 1977 de la première « confrérie », celle des poètes liégeois qui gravitaient autour de l’éditeur Robert Varlez et de sa maison d’édition, « L’Atelier de l’Agneau », qui avait déjà publié James Sacré, William Cliff, Jude Stéfan. Jusqu’à aujourd’hui, en passant par le vaste territoire d’exploration de « L’Argentine intérieure », qui ouvre de nouvelles perspectives d’écriture. Le monde de Jorge Luis Borges et de son cercle : Julio Cortázar, Ernesto Sabato, Bioy Casares, Silvina Ocampo, Manuel Puig… Filière prolongée de « manière éblouissante » par le romancier chilien Roberto Bolaño « dont l’écriture atteste d’un projet éminemment subversif, qu’il est l’un des rares à avoir su accomplir : l’invasion de la prose par la poésie. » Puis par la « lente métamorphose du regard », préparée, notamment, dès 1978, par la confrontation décisive avec l’œuvre de l’autrichien Peter Handke, seul écrivain « en son temps dans une Europe exsangue à avoir entrevu, sans retour en arrière, une issue possible à la désagrégation du sens et à la crise formelle auxquelles sa génération était confrontée… »

    D’autres constellations, dans lesquelles viendront s’intégrer d’autres complices, prendront place dans la lenteur au-dessus des terres rêvées par Yves di Manno. Ainsi du poète Jude Stéfan dont la découverte, en 1983, des Suites slaves éblouissent le jeune homme de vingt-neuf ans. Mais il faut citer aussi les complices que furent « Denis Roche, Cholodenko, le Messagier des Poésies immédiates, le Savitzkaya des Couleurs de boucherie… Auxquels allaient bientôt venir s’agréger Michelena [Jean-Paul Michel], Paul Louis Rossi, le Hocquard des Dernières nouvelles… »

    Outre la « composition par bribes », d’autres aspects permettent de rapprocher Terre ni ciel de l’œuvre aînée : Objets d’Amérique. L’auteur reprend en effet dans le présent ouvrage une méthode déjà éprouvée antérieurement. Ainsi, de même qu’Objets d’Amérique s’ouvrait sur Prologue « X autoportraits », de même dans Terre ni ciel, une série d’autoportraits inédits (trois pour le présent ouvrage) précède la véritable entrée en lice d’Yves di Manno sur la scène littéraire et la traversée qui va en découler. Ainsi l’ouvrage s’ouvre-t-il sur « L’invention de la poésie », dont les deux premiers récits —  « Grenoble, décembre 1966 » / « Sortie d’Arles, mai 1970 » — racontent la fugue d’un lycéen, son errance le long de l’Isère ou son vagabondage vers les Saintes-Maries-de-la-Mer. Escapades a posteriori fondatrices. De cette expérience des limites, dont il écrit qu’« il n’en reviendra pas », découleront l’aventure littéraire d’Yves di Manno et sa quête obstinée d’espaces d’écriture poétique restés inexplorés.

    Soucieux d’éclairer son travail et sa réflexion par les liens que ceux-ci tissent avec la vie, Yves di Manno inscrit sa pensée à la croisée des chemins. Créant ainsi son propre territoire. Un territoire constitué de lectures fondatrices — Poèmes pour le jeu du silence, de Jerome Rothenberg ou Travailler fatigue, de Cesare Pavese (pour ne citer que ces deux titres) ; de découvertes régénératrices qui allient approches ethnographiques et poésie. Ainsi de la lecture de l’œuvre majeure de Jerome Rothenberg, Techniciens du Sacré (1968) et de celle des Chroniques des indiens Guayaki (1972), œuvre de l’ethnologue Pierre Clastres. Chacune de ces œuvres trouve un écho à sa propre écriture dans Célébrations (1980). Aux découvertes livresques s’ajoutent les rencontres vécues. Souvent décisives. Tant pour le partage de territoires communs d’affinités que pour les dialogues et l’amitié. Ceux de Chouléan, l’ami cambodgien de Saint-Ouen, avec qui Yves di Manno découvre « le continent englouti de l’épigraphie cambodgienne ». Celle aussi plus ancienne de la reconnaissance d’Ernesto Sabato qui, dans sa dédicace de L’Ange des ténèbres, écrit « d’une écriture tremblée » :

    « à Yves di Manno, / fraternellement, avec profonde / reconnaissance et admiration / E. Sabato / Santos Lugares, le 28 janvier 1978 ».

    Et l’auteur de Terre ni ciel de commenter :

    « L’envoi de ce livre, la dédicace surtout qui l’accompagnait, constituaient à ce moment précis de mon histoire le plus bel adoubement possible : pour la première fois, une main aînée se posait sur mon épaule, justifiant en quelque sorte mon rêve démesuré d’écriture. »

    Un autre « adoubement » d’importance a exercé une influence déterminante sur Yves di Manno. Celui de Bernard Noël, à qui Yves di Manno adresse, au moment de « clore l’écriture de Terre ni ciel », une longue lettre horizontale, inédite. Une lettre où l’auteur rend hommage à celui qui, en 1982, a accepté de lire Champs et de l’accueillir dans la collection « Textes ». Une adresse qui va bien au-delà de la reconnaissance — qui laisse néanmoins « entrevoir de quelle manière la littérature circule, dans la réalité et au-delà, dès lors que les signes que nous avons tracés entament loin de nous leur errance obstinée » — puisqu’elle rend compte d’une longue amitié silencieuse. Celle d’une « présence lointaine » — comme « celle d’un grand frère dont on a régulièrement des nouvelles et vers lequel on sait pouvoir se tourner. »

    L’épilogue de La Traversée du Gange, autre texte à caractère autobiographique, sert de conclusion à cet ouvrage composite qu’est Terre ni ciel. Ni vraiment un essai, ni tout à fait un récit mais qui s’apparente pourtant à l’un et à l’autre. Entre les deux extrêmes de l’ouverture et de l’épilogue viennent s’insérer quatre sections : « Nouveaux mondes », « No man’s land », « Plusieurs complices » et « Trois adresses ». Pour séparer chacune d’elles (ou pour introduire la section suivante), « Un poème inaugural ». Chacun de ces poèmes est accompagné d’une date : 1978/1983/1986/1993. Mais ni 1978 ni 1993 ne marquent le début de l’aventure littéraire ni sa fin, même provisoire.

    Pour retrouver le temps des origines, il faut remonter au temps de l’adolescence et aux fugues du lycéen en quête d’une révélation sur lui-même et sur le monde. Le temps, comme les fleuves — Isère ou Gange —, continue de couler. C’est pourtant à Vanarasi, dans la contemplation des eaux du Gange, que le poète éprouve au plus près les « très rares arrêts du temps ». Peut-être cette intuition profonde du retour de « la même scène, repassant comme une ombre soudaine devant le fleuve immobile s’écoulant » est-elle l’écho de cette dérive hors temps de l’adolescence. Une page lointaine aux contours suffisamment précis pour ramener avec elle « ce fleuve sans cesse vers lequel il (l’enfant) revient, rapide et large, assis des heures durant le long du quai sans rien considérer de bien concret sans doute, hormis le jour qui ne défile pas… »

    De cette singulière « galaxie poétique » appréhendée dans la lenteur émerge Terre ni ciel. Une œuvre riche et passionnante, qui dessine du poète un paysage intérieur rendu tangible par le langage. Et néanmoins émouvant.




    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Terre ni ciel






    YVES DI MANNO


    Yves di Manno
    Image, G.AdC




    ■ Yves di Manno
    sur Terres de femmes

    après Privas… Nicolas Pesquès (I). « du geste une écriture » (article republié dans Terre ni ciel)
    féal (poème extrait de Champs)
    Objets d’Amérique (note de lecture d’AP)
    [pour rejoindre en lisière de la page](extrait de Terre sienne)
    Yves di Manno | Anne Calas | [par transparence d’une vitre] (extrait d’Une, traversée)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Corti)
    une page sur Terre ni ciel d’Yves di Manno





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Rachel Blau DuPlessis | [It’s hard for me to talk about poetry]




    J’ai mis des mots au plus profond des poèmes  Comme au fond d’un tunnel
    Ph., G.AdC






    [IT’S HARD FOR ME TO TALK ABOUT POETRY]



    27.




    Il m’est difficile de parler de poésie. De sa singularité. Mon sentiment à l’encontre de toute raison consommable, c’est qu’elle importe. Tant de choses sont en jeu. Tant de chantiers abandonnés. Le oui et le non, en simultanéité. Le combat pour arriver à réparer, simplement même pour dire ce qui est, comment c’est, et pourquoi cela submerge d’émotion, ça, de questions constantes et jamais résolues.


    Quand je rencontre les professionnels dont le travail est d’évaluer le développement, l’aide, l’impact sur la santé, les fonctionnement des infrastructures, et l’éducation scolaire, qui vont étudier l’inégale répartition des maladies dans le monde, qui ont besoin de services, de responsabilités sociales, de changements de politique, qui mettent l’accent sur les articulations minimes qui modulent de nouveaux résultats à partir de résultats dévastateurs, qui veulent identifier l’endroit où une modification est possible, qui veulent évaluer, au moyen de critères assurés d’entrées et de sorties, le travail accompli…


    j’en reviens à mon admiration, à mes questions. Comment faire que la confrontation dont la poésie est l’expression d’une force à une intervention — de façon qu’on sente le tout en son entier


    différemment. Au-delà d’un seul, mais au-dedans aussi.


    Comment parler de niveau de l’art comme sol à partir d’où faire lever.
    Compassion, empathie, résistance. Respect pour l’inconnu, l’inconnaissable, même. Voie d’accès à l’intime complexité des langues et des structures, dans les mailles des grammaires musicales.
    Comment aller au-delà de la « technologie des solutions » en faisant de l’analyse elle-même saturation verbale. Comment produire de la résonance.


    Je me suis donc mise à écrire dans le dedans des poèmes
    J’ai mis des mots au plus profond des poèmes
    Comme au fond d’un tunnel


    pour le dire à mots très noirs.




    Rachel Blau DuPlessis, « Brouillon 85 : Tirage/Épreuve, Section 27 » [Draft 85: Hard Copy], in Brouillons, Éditions Corti, Série américaine, 2013, pp. 195-196. Traduit par Auxeméry avec la collaboration de Chris Tysh.







    DuPlessis, Brouillons






    RACHEL BLAU DUPLESSIS


    RACHEL BLAU DuPLESSIS
    Source



    ■ Rachel Blau DuPlessis
    sur Terres de femmes

    Image persistante (extrait de Tabula rosa)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site des éditions Corti)
    la page de l’éditeur sur Brouillons de Rachel Blau DuPlessis
    → (sur remue.net)
    Rachel Blau DuPlessis, Brouillons, par Sereine Berlottier
    → (sur Conjunctions)
    le texte intégral (en anglais) du Brouillon 85
    → (sur Electronic Poetry Center)
    une bio-bibliographie de Rachel Blau DuPlessis
    → (sur PennSound)
    un très grand nombre d’archives sonores et vidéos
    → (sur PennSound)
    Rachel Blau DuPlessis disant le Brouillon 85 [Section 27] ci-dessus [It’s hard for me to talk about poetry]





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Peter Gizzi | Bolshevescent





    Profondeur de champ - distance de netteté existant avant et après le sujet sur lequel on fait la mise au point.
    Source






    BOLSHEVESCENT




    You stand far from the crowd, adjacent to power.
    You consider the edge as well as the frame.
    You consider beauty, depth of field, lighting
    to understand the field, the crowd.
    Late into the day, the atmosphere explodes
    and revolution, well, revolution is everything.
    You begin to see for the first time
    everything is just like the last thing
    only its opposite and only for a moment.
    When a revolution completes its orbit
    the objects return only different
    for having stayed the same throughout.
    To continue is not what you imagined.
    But what you imagined was to change
    and so you have and so has the crowd.




    Peter Gizzi, The Outernationale, Wesleyan University Press, Middletown, CT 06459, 2007, page 79.







    Gizzi couv








    BOLCHEVESCENT




    Tu te tiens loin de la foule, à la lisière du pouvoir.
    Tu considères le bord autant que le cadre.
    Tu considères la beauté, la profondeur de champ, l’éclairage
    pour comprendre le champ, la foule.
    Tard dans le jour, l’atmosphère explose
    et la révolution, eh bien, la révolution est tout.
    Tu commences à voir pour la première fois
    chaque chose est comme la dernière chose
    seulement c’est son contraire et seulement pour un instant.
    Quand une révolution accomplit son orbite
    les objets reviennent mais seulement différents
    d’être restés les mêmes tout du long.
    Continuer n’est pas ce que tu imaginais.
    Mais ce que tu imaginais c’était de changer
    et voilà tu l’as fait, et la foule aussi.




    Peter Gizzi, L’Externationale, Éditions Corti, Série américaine, 2013, page 82. Traduction de Stéphane Bouquet.






    Peter Gizzi  L'Externationale




    PETER GIZZI


    Pour  vignette peter gizzi
    Source




    ■ Peter Gizzi
    sur Terres de femmes


    Scratch Ticket (autre poème extrait de The Outernationale)




    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur poets.org)
    le poème “Bolshevescent” dit par Peter Gizzi (+ une notice bio-bibliographique)
    → (sur YouTube)
    une lecture par Peter Gizzi de huit poèmes extraits de The Outernationale et leur traduction en français (sauf le dernier) par Stéphane Bouquet (“Une panique qui peut encore me tomber dessus”, 1.2.3.4.5 + “Spectre sans titre d’Amherst” + “Un jardin occidental” + “L’Externationale”) [gale­rie éof, 15, rue Saint-Fiacre – 75002 Paris | 29 mai 2012]







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  • Robert Duncan | Poetry, a Natural Thing



    POETRY, A NATURAL THING




             Neither our vices nor our virtues
    further the poem. “They came up
            and died
    just like they do every year
            on the rocks.”


            The poem
    feeds upon thought, feeling, impulse,
            to breed     itself,
    a spiritual urgency at the dark ladders leaping.


    This beauty is an inner persistence
            toward the source
    striving against (within) down-rushet of the river,
            a call we heard and answer
    in the lateness of the world
            primordial bellowings
    from which the youngest world might spring,


    salmon not in the well where the
            hazelnut falls
    but at the falls battling, inarticulate,
            blindly making it.


    This is one picture apt for the mind.


    A second: a moose painted by Stubbs,
    where last year’s extravagant antlers
            lie on the ground.
    The forlorn moosey-faced poem wears
            new antler-buds,
            the same,


    “a little heavy, a little contrived”,


    his only beauty to be
            all moose.




    Robert Duncan, The Opening of the Field, New York: Grove Press, 1960 ; New York: A New Directions Paperbook, 1973, p. 50.






    Robert Duncan, The Opening of the Field







    POÉSIE, UNE CHOSE NATURELLE




             Nos vices pas plus que nos vertus
    n’avancent le poème. « Ils sont venus
            mourir
    comme chaque année
            sur les rochers. »


            Le poème
    se nourrit de pensée, de sensation, d’impulsion
            pour s’engendrer    lui-même,
    urgence spirituelle bondissant aux échelles obscures.


    Cette beauté est une persistance intérieure
            vers la source
    luttant contre (dans) le courant de la rivière,
            appel que nous entendons et honorons
    dans la vieillesse du monde
            brame primordial
    d’où pourrait surgir le plus jeune des mondes,


    le saumon non dans le puits où la
            noisette tombe
    mais bataillant aux chutes, inarticulé,
            triomphant aveuglément.


    Cette image convient à l’esprit.


    Une autre : un élan peint par Stubbs,
    les bois extravagants de l’an passé
            tombés à terre.
    Le misérable poème à tête d’élan porte
            de nouveaux bois naissants,
            identiques.


    « un peu lourds, un peu maladroits »,


    sa seule beauté d’être
            tout élan.




    Robert Duncan, L’Ouverture du champ précédé de Un essai en guerre & Écrire l’écriture, Éditions Corti, Série américaine, 2012, pp. 108-109. Traduction de Martin Richet.






    Robert Duncan L'Ouverture du champ





    ROBERT DUNCAN


    Robert Duncan
    Robert Duncan, San Francisco, 1985
    Ph. John Tranter
    Source




    ■ Robert Duncan
    sur Terres de femmes

    Proofs (autre poème extrait de The Opening of the Field + une traduction française d’Yves di Manno extraite d’Objets d’Amérique, José Corti, 2009)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site José Corti)
    une fiche sur L’Ouverture du champ de Robert Duncan
    → (sur le site de The Academy of American Poets)
    une bio-bibliographie de Robert Duncan (+ plusieurs poèmes, dont un dit par l’auteur)
    → (sur Pennsound)
    de très nombreuses lectures de poèmes par Robert Duncan (archives sonores d’une exceptionnelle richesse)
    → (sur Poetry Foundation)
    une biographie de Robert Duncan (+ archives sonores)
    → (sur Poetry Center Digital Archive)
    Robert Duncan reading his poetry from and discussing his book The Opening of the Field
    → (sur Modern American Poetry)
    plusieurs pages sur Robert Duncan
    → (sur Jacket Magazine 26, octobre 2004)
    un entretien de Robert Duncan avec John Tranter (San Francisco, samedi 4 mai 1985)





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