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  • Laure Gauthier, Kaspar de pierre

    par Angèle Paoli

    Laure Gauthier, Kaspar de pierre,
    éditions de La Lettre volée, Collection Poiesis, 2017.



    Lecture d’Angèle Paoli






    CECI N’EST PAS DE LA POÉSIE



    Tout comme il y a une élision ou une ellipse entre le J et le L, première et troisième personne, l’une et l’autre consonne marquées par l’absence d’élément vocalique, celui dont il est question ici, dans le récit de Laure Gauthier, est un enfant « troué ». Non pas trouvé. Mais « troué ». Son histoire d’emmuré vivant, d’être maltraité séquestré — par qui et pour quelles raisons secrètes ? Coupable, de quoi ? Nul ne le sait au juste —, est une histoire à trous. Une histoire dont l’Europe va s’emparer en boucle, la malaxant à l’aune du « kitsch du positivisme », la triturant la meublant d’interprétations multiples et la rejetant tout aussi bien. Mais aussi et surtout, pour Kaspar Hauser (car c’est bien de lui qu’il s’agit), une histoire de manques et d’incomplétude originelle que rien ne viendra jamais combler.

    « entre l’os et le muscle il n’y a pas le cartilage du désir », déclare le « J ».

    Trous multiples. Depuis celui de la naissance non clairement ni définitivement élucidée jusqu’aux trous multiples d’une existence marquée par une succession de tuteurs et d’abandons, ainsi que par une intolérable souffrance. Tel est « Kaspar de pierre ». Celui dont le langage porte les séquelles de ce que fut sa vie. La vie d’un être prisonnier des murs et des pierres qui l’ont vu grandir, jusqu’à ce que l’évasion advienne :

    « suis sorti du trou comme l’on reviendrait à la vie. »

    Convoqués sommes-nous à écouter ici et à suivre, en ces pages, « la poésie de l’enfant placard » relue et revisitée dans cet étrange Kaspar de pierre. Du récit connu et ressassé au cours des temps, Laure Gauthier propose une réécriture originale, renouvelant ainsi par son inventivité et par sa lucidité le questionnement qui accompagne sa recomposition. Ce faisant, elle dénonce les outrances d’une société bourgeoise satisfaite et bien pensante, avide de faits divers alimentés par ses propres manques, grossis de ses désirs avortés ; et néanmoins habile à affubler l’histoire du jeune homme d’interprétations hasardeuses vouées à l’oubli dès que la curiosité première aura été comblée.

    « Vous m’avez tatoué tous les messages, suis devenu la vitrine de vos manques », se révolte Kaspar sous la plume de Laure Gauthier.

    Mais il faut reprendre la « ballade » en amont de « l’embouchure terrible » vers laquelle elle court. Avant qu’il ne reste de Kaspar « qu’une incantation sans liturgie. »

    Étrange ballade en effet que celle d’un marcheur qui « avance dans un élan pétrifié ».

    Une « ballade » pourtant (dans le sens de « poème à danser »), pour que vive peut-être à nouveau, dépoussiéré-déshabillé de ses multiples guenilles, Kaspar Hauser — dans ce que furent les béances de l’énigme la plus troublante du XIXe siècle. Ballade grinçante qui se mue en « stances » violentes, si l’on se place du côté de celui qui a séjourné de longues années dans le cachot comme un animal vautré dans sa bauge :

    « moi-bête     vais te hurler des stances, les stances à l’enfant cochon. »

    Le recueil s’ouvre in medias res, au beau milieu d’une marche. Marche (I). Laquelle trouve peut-être un écho dans Rue (I).

    « Ai couru, nu d’automne vers les maisons basses/Et jl courr sans peur vers l’enfant lépreux »

    La phrase d’ouverture se détache (Marche I et Rue I) en caractères gras comme il en sera de même ailleurs, dans d’autres stèles de facture identique, ponctuant le récit à cadences régulières. L’errance du jeune homme se poursuit — le nom de Nuremberg apparaît en cours de route — avec une déclinaison de cartes : Maison (3)/Abandon (3)/Diagnostic (2) dont le nombre varie (2 et 3). L’ensemble — qui se clôt sur une section intitulée «  Résumons-nous » — repose sur une construction complexe. Plus complexe que l’impression qui s’en dégage à première lecture.

    On pourrait aisément reconstituer une partie du puzzle à partir de ces phrases/stèles, en sautant à cloche-pied par-dessus le texte courant. On trouve là l’absence de pronom personnel, l’élision des voyelles [ə] et [i] ou la fusion du [j] et du [l], le redoublement consonantique, graphies phonétiques d’une forme de bégaiement. La langue souvent achoppe, qui roule sur elle-même sans pouvoir poursuivre sa course. On y croise des allusions aux chroniques bourgeoises de l’époque où eut lieu cette mésaventure. Ainsi que l’évocation de la fugue. Nuages nature silence. Ou au contraire, bruits et murmures. Certaines phrases font allusion à la blessure que d’autres continuent d’alimenter :

    « Sans mot, sans désir, outre à la vie, on va me remplir là-bas,

    des copeaux de tous les ébréchés »

    Autant de signes égaillés, semés au fil des cartes, qui donnent un semblant de forme à l’histoire de Kaspar, laquelle se parachève au cœur du texte. Son passé (« futur antérieur ») d’enfant placard, séquestré ; ses tuteurs successifs et les abandons que l’enfant eut à subir… son présent fait de rien et de nulle part, qui transforme le jeune homme en errant, ses difficultés à être, à respirer, à gonfler ses poumons d’un air nouveau, inconnu, propre à donner le vertige et à faire tituber celui qui découvre le monde et s’ouvre à lui.

    « Sourde éloquence d’une tête pleine d’air et de bruits de bris ».

    Mais qui, en dépit de ses hésitations, s’évertue à transposer son bégaiement sur la page froissée pour mettre au clair les bribes de ses ânonnements.

    Comment vient-on au langage lorsqu’on a été coupé de tout et des autres depuis les origines ? Par quels apprentissages parvient-on à l’écriture lorsqu’on a été privé de toute affection et que l’on est un être réduit à l’état de « gamelles vides » ? C’est ce que le récit interroge à maintes reprises. Le langage naît-il simultanément au retour à la vie ? Ou nécessite-t-il, au contraire, un long temps d’accoutumance aux sons, « bouche cousue d’angoisses » ?

    « Moi qui allais découvrir les nuages et l’écrit à la même seconde,

    (ce que me dit l’évasement du souvenir)

    entendis le papier se froisser à la lettre illisible que

    jl devvv tracer

    soudain

    et qui signifia bientôt : MARCHER »

    Les questions ouvrent sur des gouffres, des emboîtements de gouffres qui incluent Kaspar et son lecteur ; autant de « trous blancs/Qu’ils n’ont cessé de remplir », confie-t-il. Jusqu’à former des « mausolées de vers ». Kaspar ne peut s’empêcher au passage d’égratigner et de railler tous ceux, poètes et chroniqueurs, qui se sont empressés de gloser sur son cas et d’enfler son histoire, confisquant dans le même temps à Kaspar ce qui lui appartient en propre. Ses souvenirs :

    « L’on s’agenouillera éloquent et mélancolique devant les taches

    dans mes phrases à venir,

    Muré = sans expérience = cœur pur= verbe premier = poésie ! »

    Ceci n’est pas de la poésie, semble souffler « l’enfant sans mots »… « aux amateurs de poésie », lesquels « applaudissent dans la foire des mots bigarrés. » À moins que ce ne soit Laure Gauthier en personne qui se gausse, elle qui écrit un peu plus loin : « Oh le marché de la poésie ! »

    Quels mots en effet pour dire « tous ces endroits brutalisés » en lui ? Quels mots siens, décapés des mots des autres ? Quels mots pour dire la lapidation la pétrification de l’infans tout entier habité par les éclats et brisures qui sont en lui ?

    Et si l’histoire de « Kaspar de pierre » était également une métaphore de tant d’autres histoires dont nous sommes les témoins complaisants et aveugles ? Dont celle du bégaiement de poètes convaincus de l’authenticité de leurs mots et de leur bien-fondé ? Peut-être est-ce là l’ultime leçon que lance vers nous ce dernier Kaspar Hauser ? Une leçon dont Laure Gauthier esquisse les traces, en filigrane. Sous « le voile des sons ». Sotto voce en quelque sorte.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Laure Gauthier  Kaspar de pierre 2






    LAURE GAUTHIER


    Laure Gauthier
    Source




    ■ Laure Gauthier
    sur Terres de femmes

    Je neige (entre les mots de villon) [lecture d’AP]
    J’écris toujours dans la neige [extrait de je neige (entre les mots de villon)]
    Marche 1 [kaspar de pierre]
    kaspar de pierre (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Réinvestir la forêt] (extrait de La Cité dolente)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de Laure Gauthier)
    une fiche bio-bibliographique
    → (sur linked in)
    une fiche bio-bibliographique
    → (sur le site de Laure Gauthier)
    une fiche sur kaspar de pierre
    → (sur le site Les Découvreurs)
    une lecture de Kaspar de pierre par Georges Guillain
    → (sur le site de la revue Secousse #23)
    une note de lecture de François Bordes sur kaspar de pierre [PDF]
    → (sur remue.net)
    Laure Gauthier | Kaspar de pierre | 1 (autre extrait de kaspar de pierre)
    le site des éditions de La Lettre volée





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  • Laure Gauthier | Marche 1 [kaspar de pierre]




    Kaspar_hauser
    Kaspar Hauser,
    dessin de Johann Georg Laminit (1775–1848)







    MARCHE I
    (extrait)




    Jl attrapp des images au vol, comme ils étouffent les papillons,
    et tiens ma tristesse en bandoulière,


    même des pierres      ignorais le nom

    ai tout vu là, pour la première fois.

    Que de feuilles il y avait, soudain

    et tous ces vents qui bruissèrent alors dans mes silences

    moi qui n’ai vu que murs et porte

    sans savoir que les uns retiennent et l’autre ouvre

    sans l’éprouver



    L’humidité m’a reconnu facilement,

    l’agonie du réveil, l’impossible souvenir du gouffre premier,

    le premier cri

    du matin,

    l’absence de caresses,

    vagues de manque,

    tête brumisée d’absences

    d’où aurais      appris que la souffrance se jette vers,

    que la douleur a une direction

    Aucun animal de ma taille ne passe l’horizon     et      n’en déduis rien, jamais.

    Et la caresse de mes rubans qui hachurait la journée ?

    traits de biais, ont strié la poussière de la cache

    Encore mouillé de murmures, sans qu’il n’ait fallu se lever,

    Alors que les questions n’étaient que des trous blancs

    Qu’ils n’ont cessé de remplir



    Mon silence

    avait recouvert tous les bruissements de feuilles, tous les pas,
    aucune étreinte

    les pierres, même elles, se sont retournées à moi, et n’auront plus
    jamais la force d’accueillir un enfant,

    c’est intenable, pensaient-elles.

    Et      ignore forcément tout du mausolée de vers qu’on m’a dressé
    toujours à nouveau, et

    L’on s’agenouillera éloquent et mélancolique devant les taches
    dans mes phrases à venir,

    Muré=sans expérience= cœur pur= verbe premier= poésie !

    ai construit avec mes tuteurs mes premiers souvenirs,     ai fait
    album, fabriqué à mon corps défendant une chrchronologie

    Sans fracas s’envole la maison des silences

    Tout me laisse à présent,

    Loin des pierres qui me regardent

    Et     vacille à la vie

    Et tous ces yeux en la ville qui m’attend

    Et l’écume de ses pourquoi



    Laure Gauthier, « MARCHE I » in kaspar de pierre, éditions de La Lettre volée, Collection Poiesis, 2017, pp. 16-17-18-19.



    ___________________________________________________
    NOTE : kaspar de pierre est le 52e volume de la collection Poiesis éditée en partenariat avec la revue La rivière échappée (fondée en 1989 par François Rannou) et soutenue par la Fédération Wallonie-Bruxelles. Cet ouvrage sera disponible en librairie le 22 novembre 2017.


    NOTE DE L’AUTEURE : « L’histoire de l’enfant trouvé Kaspar Hauser est devenue un mythe moderne et appelle des réécritures. Dans kaspar de pierre, kaspar parle de lui-même en “jl” dans une tonalité inventée entre le moi et le soi ; il parle à tous les temps ; il n’arrive pas à Nuremberg, mais on le trouve en marche vers cette ville, imaginant l’arrivée dans différentes maisons de tuteurs (maison 1, maison 2, maison 3), on l’entend avant chaque nouvelle déchirure (abandon 1, abandon 2), et on lit des diagnostics que la société pourrait faire de lui (diagnostic 1, diagnostic 2) – kaspar bipolaire ? L’enfant trouvé jette un regard rétrospectif vers sa grotte première tout en anticipant son idéalisation poétique ; il refuse d’être le “séquestré au cœur pur” (Françoise Dolto) ou encore le “pauvre Gaspard” (Verlaine) : il est un enfant maltraité, un enfant-placard au langage sauvage et impuissant qui échappe aux catégories et à la curiosité comme aux abandons successifs. Il est à la fois un cas de maltraitance que l’on ne peut mettre en vers et comme un des premiers cas de faits divers ayant attiré la curiosité de l’Europe bourgeoise. »







    Laure Gauthier  Kaspar de pierre 2






    LAURE GAUTHIER


    Laure Gauthier
    Source



    ■ Laure Gauthier
    sur Terres de femmes

    Je neige (entre les mots de villon) [lecture d’AP]
    J’écris toujours dans la neige [extrait de je neige (entre les mots de villon)]
    Kaspar de pierre (lecture d’AP)
    kaspar de pierre (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Réinvestir la forêt] (extrait de La Cité dolente)



    ■ Voir aussi ▼

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    une lecture de Kaspar de pierre par Georges Guillain
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    une fiche sur kaspar de pierre
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  • Hélène Sanguinetti | [Ma trouvaille de tout à l’heure]





    Helène Sanguinetti  Domaine des englués







    [MA TROUVAILLE DE TOUT À L’HEURE]



    Ma trouvaille de tout à l’heure : ♠ = ♥ tout comme ↓ = ↑
    Question de point de vue.
    « Tu ne vas pas devenir optimiste ? » Je t’entends.



    Je prends les jours l’un après l’autre, à vrai dire ils me prennent, j’écoute les sonates de Brahms, une notamment et sans cesse, absolument lyrique et tendre, soudain plus que violente, comme on peut aimer cela parfois quand on attend ce qui ne peut arriver, l’impossible, ce sont des passages romantiques en tous points, qui laissent un jeune homme échevelé sur le rocher devant la mer ou en haut de la tour.
    Ou bien dans les récits courtois qui m’enchantent depuis toujours.
    Dame, dis-je alors, je viens pour vous, mais ne suis pas encore le chevalier de votre penser. Comment le devenir ? Beau doux Sire, répond-elle, serait-ce vraiment à moi, croyez-vous vraiment telle chose, de vous le dire, quand il s’agit de toucher sur ma peau ce qui se passe à l’intérieur ? Dedans est dehors depuis que naquis. Sur mon visage, tout est là, écrit et peint.
    Je dis : Dame, présentement, je déteste toute expression, toute lecture, toute interprétation, et tout ce qui s’y rapporte de près ou de loin. Ne cherche qu’une ligne qui bouge et va.
    Elle me répond : alors, doux Sire, ne restez pas ici. Ici n’est pas votre pays. Allez plus loin dont ne sais rien.



    Tu n’as pas compris le rébus !? Pique = cœur à l’envers. Ou presque, en soustrayant couleur et pied. Couleur pour la joie, pied pour ce qui racle et met des cordes, des boulets.
    C’était hier et je respirais mieux.



    2 pies sautillent dans le verger des « maîtres », elles emporteraient mon cœur. Et le trouvant devant la porte, tu le reconnaîtrais ? C’est le martinet retrouvé mort hier sur le trottoir, ou le papillon tout blanc, seul à se poser sur une lavande éclatante, c’est quoi un cœur ?




    Hélène Sanguinetti, « Lettre au bord », I in Domaine des englués, suivi de Six réponses à Jean-Baptiste Para, éditions de La Lettre volée, 2017, pp. 35-36-37.






    Sanguinetti quatrieme de couv





    HÉLÈNE SANGUINETTI


    Hlne_sanguinetti_par_guidu
    Ph., G.AdC



    ■ Hélène Sanguinetti
    sur Terres de femmes

    [Premier soleil] (autre extrait de Domaine des englués)
    Alparegho, Pareil-à-rien (note de lecture d’AP)
    De quel pays êtes-vous ? (extrait d’Alparegho, Pareil-à-rien + bio-bibliographie)
    De la main gauche, exploratrice (I)
    De la main gauche, exploratrice (II)
    De ce berceau, la mer (extrait de D’ici, de ce berceau)
    À celui qui (extrait de Hence this cradle)
    Et voici la chanson (note de lecture d’AP)
    [Automne vivant et adoré] (extrait de Et voici la chanson)
    Le Héros (note de lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    La vieille femme regarde en bas
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    un Portrait de Hélène Sanguinetti (+ un poème extrait de De la main gauche, exploratrice)



    ■ Voir aussi ▼

    (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes) une fiche bio-bibliographique sur Hélène Sanguinetti
    → (sur le site de la revue Secousse)
    une lecture de Domaine des englués par Gérard Cartier [PDF]





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