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  • Jeanne Bastide, La nuit déborde

    par Michel Diaz

    Jeanne Bastide, La nuit déborde,
    éditions de L’Amourier,
    Collection Thoth, 2017.



    Lecture de Michel Diaz



    La narratrice a quatre-vingt-douze ans. Elle est dans une maison de retraite, plutôt bien entourée, dans un lieu qu’elle dit agréable. Elle ne marche plus, ne peut plus se lever, et dépend désormais des autres pour les actes les plus ordinaires. Nous ne sommes pas là, on le devine à maints détails, dans ce qu’on appelle un « mouroir » et c’est, de la part de l’auteure, un choix de lieu non négligeable qui lui permet d’évacuer de son ouvrage toute une part de ce spectacle insoutenable de détresse humaine — qui plonge dans l’effroi qui n’est pas préparé à s’y confronter, un choix qui lui permet de suivre les options narratives qui conduisent son texte.

    La narratrice est cette vieille femme dont la mémoire, nous dit-elle, défaille, et dont les souvenirs quelquefois s’enchevêtrent. Mais elle parle, se parle.

    « Je me parle, je discours. À qui s’adresser ici ? Je ne veux pas mourir du quotidien de ce lieu. »

    Voilà, décor planté, le personnage principal de ce qui se joue juste avant que tombe le rideau.

    « La vie ne commence pas — elle se continue sous une autre forme. C’est comme pour les histoires… toujours la même, chaque fois différente. »

    Ce sont là les premières lignes du livre de Jeanne Bastide, La nuit déborde, texte qui se termine par ces mots :

    « Tant de fois, j’ai laissé derrière moi les cendres de celle que j’ai été pour continuer à avancer. Je suis fatiguée maintenant. Tous ces deuils m’ont épuisée.

    La mort est-elle un lieu où on se repose de la vie ? »

    Le mot « vie », qui ouvre et conclut cet ouvrage, comme on ouvre et referme des parenthèses, en est, tiré d’un bout à l’autre de ces pages, le vrai fil conducteur. Certes, la vieillesse et la fin du cycle des jours constituent la matière la plus apparente de ce long monologue intériorisé dont les mots sont aussi, nous l’avons noté, ceux de « cendres », « fatiguée », « deuils », « épuisée », mais « la mort », ici, est moins attendue dans la résignation (pourtant présente tout du long), qu’envisagée dans un perpétuel étonnement et s’avançant comme une étrangeté à laquelle rien ni personne ne peut nous préparer.

    « Qui pourrait m’aider à supporter ce qui va arriver ? » se demande la narratrice qui ne dit pas « ce qui va m’arriver », mais qui, en ne se plaçant pas du seul point de vue de son drame personnel, fait de la mort « ce qui arrive », cette énigme, l’interrogation essentielle sur laquelle repose la tragédie de vivre.

    Pourtant, face à la mort, il n’y a que la vie qui vaille, et face aux forces qui déclinent et au corps qui ne répond plus, face aux affres de la vieillesse et aux misères qu’elles imposent, il y a encore les souvenirs, heureux ou malheureux — qu’importe, puisque désormais tous ont même importance et témoignent de ce qu’a été le cours d’une existence — et ce qui reste encore de désir à puiser au fond de ce « verre vide » que la narratrice a le sentiment d’être devenue.

    « Une belle tendresse pour toi, Georges. Je crois que mourir serait se perdre dans cette douceur-là. »

    Le désir, oui, ce qu’il en reste :

    « Maintenant que je peux plus marcher, j’ai le désir d’un chemin où les pas rythment mes pensées. »

    Désir encore de désirer, angoisse de ne plus le pouvoir, quand elle se disait, quelques pages avant,

    « [l]e plus difficile, c’est quand le désir s’amenuise — qu’il devient pâle, tout pâle, comme quelqu’un qui est malade. C’est là que la peur arrive. »

    La peur arrive cependant, et monte au long des pages, et se précise, mais la vieille dame clouée au fond de son fauteuil, parle, parle, se parle, n’arrête pas de se parler, de discourir, dresse sa digue, mot à mot, et mot sur mot, et s’y épuise comme d’autres se sont épuisées à dresser « un barrage contre le Pacifique », digue que les heures de chaque jour viennent battre inlassablement, ne cessent de fragiliser, la réduisant à un mince cordon de sable, un empierrement dérisoire.

    Pourtant, la vie est là, encore, comme une herbe s’accroche au mur ou pousse entre les dalles, ou comme le lichen s’incruste dans la pierre :

    « […] quelquefois, je laisse aller, ou plutôt j’accueille ce qui m’arrive. Des pensées brutes, pas encore ordonnées. J’ai tellement plaisir à les laisser advenir. »

    La vie, « fragile, au bord de la mort. Et tellement ardente à l’intérieur. Avec une obstination animale. »

    La vie, tant qu’il reste un peu de lumière, un espace de ciel à travers la fenêtre, et un peu d’air à respirer.

    « Condamnée à vivre. Vivante à perpétuité. Jusqu’à la mort. »

    Aller au bout de sa fatigue, vaille que vaille, jusqu’au bout de sa résistance, au terme de l’épuisement, n’est-ce pas encore lutter pour ne pas renoncer, tenter d’avoir le dernier mot, aussi pauvre soit-il ?

    « Maintenant que je ne peux plus marcher, je voudrais sentir se déployer tout l’espace de la mémoire que le manque de pas a rétréci. »

    « Vouloir », « sentir » encore, élargir ce qui reste d’espace intérieur, c’est de ces mots-là que s’éclairent les dernières pages du livre dont on sait bien, pourtant, qu’une nuit imminente les guette.

    Un pareil petit livre, sous la plume de quelqu’un d’autre, aurait vite fait de nous désespérer. Sous celle de Jeanne Bastide, aussi grave et sombre qu’il soit, il est plutôt une invitation à se battre pour ce que la vie est, dérisoire peut-être, mais à s’y raccrocher quand même, obstinément, comme fait le lichen à la pierre nue, et à l’aimer encore, tant qu’il y en a. Et avec elle, ces précieux restes de conscience et de lucidité.



    Michel Diaz
    D.R. Texte Michel Diaz
    pour Terres de femmes
    [7 avril 2017]







    Jeanne Bastide  La nuit déborde





    JEANNE BASTIDE


    Jeanne Bastide
    Source




    ■ Jeanne Bastide
    sur Terres de femmes


    [comme si le temps] (poème extrait du Jour se déplie)
    La Fenêtre du vent (note de lecture d’AP, parue dans la revue Europe)
    Intimité de la lumière (extrait)
    Lucarnes (lecture d’AP)
    La nuit déborde (lecture d’Alain Freixe)
    Rouge enfance (lecture d’AP)
    [La petite fille du passé] (extrait de Rouge enfance)
    Un déjeuner de soleil (lecture d’AP)
    Un déjeuner de soleil (extrait)
    Un silence ordinaire (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    une page consacrée à La nuit déborde de Jeanne Bastide





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  • Françoise Oriot | Combat à recommencer



    COMBAT À RECOMMENCER



    Pierre dans la douceur
    déchirant le voile frêle de l’eau tendre
    Raide d’ignorance et de souffrance
    j’ai déchiré déchiré

    Entêtement de cette pierre que l’eau perdait
    Brutalité des mots et des cris
    pour que la pierre s’émiette
    et qu’enfin l’eau la prenne

    Force des mots et des cris
    pour oublier la pierre
    et la tendresse déchirée
    Puissance des mots qui finissent
    par justifier la pierre
    leur source
    Force assoiffée des mots qui consolent des cris
    La pierre devient socle
    pour que jamais ne revienne la souffrance
    de l’eau frêle et du voile tendre.



    Françoise Oriot, « IV. Perdue choisie », À un jour de la source, Éditions de L’Amourier, Fonds Poésie, Collection dirigée par Alain Freixe,  2015, page 93.






    Françoise Oriot, A un jour de la source





    FRANÇOISE  ORIOT


    Françoise Oriot NB
    Source



    ■ Françoise Oriot
    sur Terres de femmes

    À un jour de la source (lecture de Michel Diaz)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions de L’Amourier)
    la fiche de l’éditeur sur À un jour de la source
    → (sur le site des éditions de L’Amourier)
    une notice bio-bibliographique sur Françoise Oriot





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  • Françoise Oriot, À un jour de la source

    par Michel Diaz

    Françoise Oriot, À un jour de la source,
    Éditions de L’Amourier, Fonds Poésie,
    Collection dirigée par Alain Freixe,  2015.



    Lecture de Michel Diaz





    Bien sûr les pierres dressées
    Ph., G.AdC







    C’est sous forme d’hommage discret à René Char (auquel sont empruntés les mots de son titre) que se présente cet ouvrage divisé en quatre chants, « Guetter les signes », « Bien sûr les pierres dressées », « J’ai jeté ma pierre » et « Perdue choisie ».


    À un jour de la source, mais combien de pas pour l’atteindre ?… Impossible distance à combler pour qui marche les pieds meurtris et l’âme fatiguée, vers un là-bas qui est ce que nous y faisons advenir, impossible distance, mais la seule à franchir pour qui veut étancher la soif de son désir et y goûter, du bout des lèvres, « la fragile raison de la vie ».

    Car la vie est ici, maintenant, en deçà de toute illusion d’un monde transcendant, puisque « aucun mystère / ni d’ici ni là-bas ne (nous) requiert », et l’on peut se risquer à entendre ainsi (comme on jette une pierre à l’éternel silence du Très-Haut), cet « oasis là-bas / vous ne l’atteindrez pas », puisque encore en dépit de tous nos mensonges, de nos mythes et paraboles, cette oasis « n’existe pas ».

    Nous voici en tout cas dans la contingence, dans un monde sans dieux, responsables uniques de nos caprices, livrés à notre seule solitude humaine et aux entreprises de sa folie, sous l’œil indifférent des astres, n’ayant sous le soleil des jours que la flamme de l’espérance à toujours inventer pour obstinément témoigner de l’infinité du réel, en approcher la source, et « pour retenir le rythme du chant ».

    C’est bien la vie, et sa multiple profusion, dans ce qui se murmure à notre oreille du lourd secret des choses et que masquent nos mots sur nos lèvres, que le poète invite dans ses pages et exalte à voix retenue, même métaphoriquement, sous la forme du végétal, de l’animal, du minéral, comme dans ses aspects les plus élémentaires — ceux de l’eau et du feu, de la terre et du vent, l’arbre, la lune, la pie ou l’araignée. Ces textes, habités des diverses présences du monde, nous en proposent une approche sensible, une re-connaissance qui nous le restitue intense mais fiévreux, où s’exerce l’enjeu le plus grave qui soit, celui d’appartenir en bonne intelligence à la communauté des êtres et des choses dont nous ne sommes que les douloureux, fragiles, mais indispensables maillons de la chaîne.

    Car vivre est, en effet, expérience mortelle, épreuve de douleur qui « jette la tête contre les murs », mais ne nous laisse d’autre choix, souvent, puisque « souffrir c’est vivre encore », c’est-à-dire essayer de persévérer dans notre être. Être au monde, c’est être du monde, mais otages non consentants de la finitude de notre temps terrestre qui ne nous nourrit de lui-même que pour autant qu’il nous dévore. Être du monde fait de nous des « êtres-pour-la-mort », figurants d’une pièce où s’imposent « la pluie cinglante / la montagne qui crache ses laves / le froid mortel / l’océan qui engloutit ».

    Françoise Oriot sait que le drame de l’espèce humaine et son désordre permanent, insulte à l’ordre impermanent des choses, ont aussi pour décor la mise à feu et à sang des espérances, et la violence du monde, les crimes et massacres organisés, « le mépris / la délation », et ce qui fait de nous des égarés sans boussole ni horizon. Et l’on peut se permettre de penser à Shakespeare qui estimait que le « malheur du temps [était] que les fous guident les aveugles ». Sommes-nous devenus plus sages ?

    Ces textes ne font pas silence sur ce qui fonde le tragique de notre présence au temps et au monde, un monde où « il faudrait », nous dit l’auteure, « réveiller la moitié de l’humanité / et consoler l’autre moitié ». La voix est souvent douce, mais surtout ferme et grave, et cela lui suffit, comme on chante dans la pénombre ou qu’on prie à voix basse, à se faire l’écho de ces cris dont l’horizon rougeoie et qu’ils peuplent, là-bas, tout autour, de « colonnes de cendres ».

    Dans ces pages, c’est l’aujourd’hui du monde qu’elle invite, et dont elle nous demande d’en « guetter les signes » avec elle. Et contre le silence de l’indifférence ou la peur, avouée ou masquée, qui nous jette toujours à la gorge de l’Autre, elle se fait devoir humain et fraternel de n’avoir pas, sous les bourrasques, « hurlé avec les loups ».


    Et c’est dans ce compagnonnage fraternel que nous avançons à travers ces chants qui interrogent le mystère d’être de ce monde, l’énigme que nous sommes à nous-mêmes « entre deux gouffres d’inconnu », ayant toujours à faire avec ce qui nous hante et au plus profond nous tourmente, et qui sont nos propres démons.

    Vivre, c’est cheminer sur l’étroite ligne de crête qui relie ces deux bords de nous-mêmes qui ne se rejoignent qu’à l’horizon, à l’endroit même où nous ne sommes plus qu’un nom, vide de toute présence, mais qui à lui seul nous résume pour l’infini des temps. Vivre, nous dit Françoise Oriot, c’est s’avancer, face offerte au soleil, essayer de capter cette « intelligible lumière » dont nos yeux aveuglés ne peuvent rien saisir, sinon cette brûlure où se consume toute vérité. Mais malgré l’inquiétude qui traversent ces pages, ces mots de désenchantement face à ce monde dont nous sommes de très mauvais gérants et de bien ingrats locataires, et face au Mal dont nous ne sommes que les seuls artisans, l’auteure nous confie encore que, parfois, lui « revient sans colère », et aux heures de grâce, le sentiment « que le tragique avive au plus vif / l’humain dans l’humain ».

    C’est bien cette notion « d’humanité », mais éclairée de grave bienveillance et de lucide compassion, qui constitue la trame de ce livre, car demeure toujours ce qui, en toute poésie, mot contre mot comme font pierre contre pierre, embrase la parole et lui donne son sens : atteindre le bord de la source, « atteindre le rivage » pour « s’agenouiller sur la plage/sauve ».

    Le dernier chant de cet ouvrage, qui en fait son point d’orgue, le prolongeant dans ce qu’il a d’intime et de plus personnel, évoque l’entrelacs dans lequel, s’exaltant, se fortifient d’eux-mêmes et s’abîment les rapports amoureux. Succédant aux ivresses des sentiments et aux « rires d’après le plaisir », cette ascension, à l’empyrée du cœur et des corps confondus dans l’étreinte, de cette « étoile double / au centre de gravité commun », surviennent, comme en tout amour qui s’achève, le déclin et la solitude, la perte et ce que l’on devine de la mort quand ne demeure plus en nous que « le fantôme de la fuyante jouissance ». Mais là aussi, comme en toutes les pages qui précèdent, l’auteure se rassemble pour ne pas céder aux mots de la douleur, et pour que ne vienne plus l’entamer la souffrance, fait des cris retenus la parole qui la libère. Ainsi, « la pierre devient socle » sur lequel elle assoit la « force assoiffée des mots qui consolent des cris ».


    « L’eau est lourde à un jour de la source », écrivait René Char. Françoise Oriot nous montre ici que marcher vers la source, en usant de persévérance et de force d’insoumission, peut nous aider, qui la lisons, à la rendre un peu plus légère. Contre l’infortune des temps et le questionnement anxieux sur ce qu’à nous-mêmes nous sommes, comme contre les voix discordantes du cœur, il lui reste, tenace, ce qui reste au « chèvrefeuille harassé / contre le mur de la cour », la volonté fervente de rester en éveil et de traduire en mots ce que nous conservons en nous, vivant, de la beauté du monde, qui se traduit ici, dans le partage, par « le grand bonheur de savoir donner / au printemps / des fleurs blanches et parfumées ».



    Michel Diaz
    D.R. Texte Michel Diaz
    pour Terres de femmes
    [Tours, 1er octobre 2015]







    Françoise Oriot, A un jour de la source





    FRANÇOISE  ORIOT


    Françoise Oriot NB
    Source



    ■ Françoise Oriot
    sur Terres de femmes

    Combat à recommencer (poème extrait d’À un jour de la source)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions de L’Amourier)
    la fiche de l’éditeur sur À un jour de la source
    → (sur le site des éditions de L’Amourier)
    une notice bio-bibliographique sur Françoise Oriot





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  • Gérard Cartier, Le Voyage de Bougainville

    par Marie-Claire Bancquart

    Gérard Cartier, Le Voyage de Bougainville,
    Éditions de L’Amourier, Fonds Poésie,
    Collection dirigée par Alain Freixe,  2015.



    Lecture de Marie-Claire Bancquart


    Bougainville-carte
    Source







    Gérard Cartier a déjà publié de nombreux recueils, qui se caractérisent par un fort rattachement au temps de l’histoire, trait assez rare dans notre poésie d’aujourd’hui.

    Né à Grenoble, près du Vercors, Gérard Cartier revient souvent sur la Résistance, ses aventures et grands moments, et les secrets qui l’entourent encore. Elle l’attire comme l’héritage d’une énergie particulière. Avec Le Voyage de Bougainville, le poète nous fait entendre une voix très différente. On sait que le grand navigateur du XVIIIe siècle découvrit des mondes inconnus, et des peuples à la morale et aux croyances très différentes des nôtres, et que Diderot devait célébrer dans son Supplément au voyage de Bougainville.

    Au premier abord, le livre de Gérard Cartier peut sembler bien loin de cet écrivain : il aborde en effet, successivement, l’ensemble des connaissances de notre temps, « histoire naturelle », « géographie », « sciences », « histoire », « littérature », dans des suites de poèmes dont les pages sont couronnées par des indications propres à chacune des sciences : en latin (mais facile à comprendre) pour l’histoire naturelle, en longitudes/latitudes pour la géographie, etc.

    C’est dire si la structure est travaillée. Mais ce n’est pas pour dessiner une courbe ascendante. Car chacune des suites marque une évolution négative. Ainsi la « géographie » n’offre certes pas la suite de découvertes intéressantes de Bougainville, mais évoque la mort, le sexe décevant, les mauvais compagnons, les opprimés, les lieux inquiétants, ou malsains, ou médiocres.

    C’est dans « Histoire naturelle » que se manifeste le plus évidemment un ton personnel de séparation, de malaise, de futur bouché. On sait que Gérard Cartier est un ingénieur de haut niveau, qui a travaillé à Eurotunnel (tunnel sous la Manche) et pour la liaison transalpine Lyon-Turin. Ces travaux apparaissent avec des aspects pénibles dans « Histoire Naturelle », à la page titrée « Homo sapiens » : les pieds glissent dans la boue, suivent le « dédale d’oubliettes », parmi des fragments de squelettes ; tout cela évoque fortement notre destin de « singe barbouillé de latin » et « destiné à mourir en scène », comme Molière…

    Est-ce à dire que le livre veut exprimer une déception totale, ou du moins une angoisse majeure ? – Non, mais un état de recul, d’examen personnel, que le poète compare aux examens spirituels des Chartreux voisins de son lieu de naissance. Gérard Cartier a écrit son recueil au moment où il atteignait l’âge de la retraite, qui signifiait, compte tenu de son métier, un changement radical de son mode de vie.

    Voici donc un témoignage très intéressant sur un temps de la vie. Ce moment de pessimisme, de désenchantement et d’interrogation, bien des lecteurs l’ont connu, le connaissent ou auront à le connaître. Ils auront le privilège d’en lire l’évocation dans cette belle langue qui est propre à Gérard Cartier, avec ses césures qui rythment les vers de manière inégale, et donnent un dynamisme à l’ensemble.

    Quant à un renouveau des intérêts profonds du poète, quelque chose nous dit que dès maintenant, nous pouvons peut-être avoir des raisons de l’espérer… mais laissons un peu de temps au temps…



    Marie-Claire Bancquart
    D.R. Texte Marie-Claire Bancquart







    Gérard Cartier, Le Voyage de Bougainville.jpg 2





    GÉRARD CARTIER


    PORTRAIT DE GERARD CARTIER
    Image, G.AdC



    ■ Gérard Cartier
    sur Terres de femmes

    .La duplicité. (poème extrait des Métamorphoses)
    Les Métamorphoses (lecture de Maëlle Levacher)
    Le philtre (extrait de Tristran)
    Tristran (lecture de Nathalie Riera)
    [Terra nullius] (extrait de L’Ultime Thulé)
    Le Voyage de Bougainville (lecture d’AP)
    .Par moi on va dans la cité dolente… (poème extrait du Voyage de Bougainville)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Gérard Cartier
    → (dans la sonothèque de la revue Secousse)
    des extraits d’une première version du Voyage de Bougainville, lus par l’auteur
    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    la page de l’éditeur sur Le Voyage de Bougainville





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  • Gérard Cartier | .Par moi on va dans la cité dolente…




    .Par moi on va dans la cité dolente…



    L’âme éduquée au noir de fumée
    Une bougie filante un psautier un crâne fêlé
    L’âme de chair s’épouvante sondant en soi
    L’abîme       si aride la vertu si
    Atroce la fournaise des tourments prodigieux
    Qui d’un homme accompli font un enfançon
    Théâtre des ténèbres des anges membraneux
    Fulminant dans leur langue sommaire
    Hoquets cris de gorge claquements de langue
    Autant de vices classés avec art autant
    De supplices chevalets crocs de fer
    Fourneaux et gibets       à lasser l’imagination
    De monstrueux dévots nous promettent encore
    Les machines peintes aux murs de Novalese
    Hélas quand la terre s’ouvrira où irai-je
    Tant de fautes       écheveau bariolé
    Soixante ans des âpretés des voluptés de chair
    Des vins barbaresques d’Alba      est-il
    Une heure où les songes montrent nos destinées
    Je vois déjà les ailes      et la fumée



    Gérard Cartier, « Littérature » in Le Voyage de Bougainville, Éditions de L’Amourier, Fonds Poésie, Collection dirigée par Alain Freixe, 2015, page 87.







    Gérard Cartier, Le Voyage de Bougainville.jpg 2





    GÉRARD CARTIER


    PORTRAIT DE GERARD CARTIER
    Image, G.AdC



    ■ Gérard Cartier
    sur Terres de femmes

    .La duplicité. (poème extrait des Métamorphoses)
    Les Métamorphoses (lecture de Maëlle Levacher)
    Le philtre (extrait de Tristran)
    Tristran (lecture de Nathalie Riera)
    [Terra nullius] (extrait de L’Ultime Thulé)
    Le Voyage de Bougainville (lecture de Marie-Claire Bancquart)
    Le Voyage de Bougainville (lecture d’AP)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Gérard Cartier
    → (dans la sonothèque de la revue Secousse)
    des extraits d’une première version du Voyage de Bougainville, lus par l’auteur
    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    la page de l’éditeur sur Le Voyage de Bougainville



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  • Rienzi Crusz | Élégie pour le père de l’Homme-Soleil



    Le modulor de Le Corbusier  tu marchais sans effort du même pas qu’Euclide et Pythagore
    Image, G.AdC







    ÉLÉGIE POUR LE PÈRE DE L’HOMME-SOLEIL




    Père,
    tu étais un grand mathématicien,
    tu aimais Dieu et le fruit du jambu*.




    Comment, moi, enfant, pourrais-je
    tracer seulement une tangente
    à tes géométries parfaites,
    les vastes après-midi de ton esprit
    où tu marchais sans effort
    du même pas qu’Euclide et Pythagore ?




    Et comment saurais-je composer
    cette prière mathématique
    que fut ta vie, ta quête
    de l’équation ultime,
    ce quelque chose qui copulait
    du ciel à la terre,
    de la terre au ciel ?




    Je sais. Je vais prendre mes pastels
    et tracer une tangente parfaite
    juste au bout de ta langue :
    ah, le fruit du jambu !
    Avec quels frissons je secouais l’arbre,
    et toi et moi
    partagions la pulpe douce
    dont rêvait notre bouche.




    Rienzi Crusz, L’Amour là où les nuits sont vertes, Éditions de L’Amourier, Fonds Poésie, 2014, pp. 57-58. Traduit de l’anglais (Canada) par Isabelle Métral. Avant-dire par Yves Ughes.





    __________________________________________
    * jambu : syzygium samarangense, ou jambousier rouge, de la famille des myrtacées, au feuillage persistant, aux fruits rose à rouge vif, croquants et juteux, en forme de petites poires. C’est l’arbre sous lequel le prince Siddhartha méditait avant de renoncer à sa vie princière pour devenir le Bouddha Gautama, fondateur d’une communauté de moines errants, « le bouddha pur et parfait que certains croient avoir été téléporté instantanément au Sri Lanka.







    Rienzi Crusz, L'Amour là où les nuits sont vertes







    ■ Voir aussi ▼

    → (sur poets.ca)
    une notice bio-bibliographique sur Rienzi Crusz
    → (sur le site de L’Amourier éditions)
    une page sur L’Amour là où les nuits sont vertes de Rienzi Crusz





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  • Alain Freixe | À l’étrangère



    Une robe rêvée rouge avec dans l'oil ma lumière d'hier quand il faisait noir
    Ph., G.AdC







    À L’ÉTRANGÈRE



    une nuit toujours rôde
    par les terres du jour
    une obscurité fantôme
    un sombre cadencé
    un noir de sous terre
    couleur de caverne humide


    où je vois des flammes
    d’avant les flammes
    se balancer
    où j’entends une neige
    d ’après la neige
    se perdre


    c’est là
    comme un printemps
    suspendu
    dans mes yeux
    ouverts pour ne pas voir
    pour tracer
    cette lueur
    qui sous mes doigts
    entre mes mots
    commence


    silence
    d’avant tous les silences
    attente
    d’après toutes les attentes
    qui va au rythme
    de la main
    des lignes
    des images qui tournent
    de la spirale qui refuse
    de rendre au temps
    ses origines


    à remonter ce désordre
    on sent l’air
    une fraîcheur de pente
    qui s’impatiente


    le jour
    se prendra-t-il
    à ce fil
    de clarté
    sans bord






    plus tard
    quand il sera l’heure
    de retourner
    aux assiettes
    entrebâillées sur les noms
    aux verres
    à vider sous les images
    aux piqûres
    de lumière pour le sang
    aux buées sur la vitre
    au monde
    à son tournis
    sans autre visage
    que celui de cette toupie
    qui hoquette
    au milieu d’une rue
    entre les flaques
    et le ciel

    je chercherai l’enfant
    sur l’asphalte
    où traînent
    les restes de l’ombre
    d’une robe rêvée rouge
    avec dans l’œil
    ma lumière d’hier
    quand il faisait noir




    Alain Freixe, « Porter le temps » in Vers les riveraines, Éditions de L’Amourier, Collection Fonds Poésie, 2013, pp. 51-52-53-54.







    ALAIN FREIXE


    Alain Freixe par Marc Monticelli





    ■ Alain Freixe
    sur Terres de femmes

    Vers les riveraines (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Vers les riveraines (lecture d’AP)
    [on serait à couvert sous les arbres] (autre extrait de Vers les riveraines)
    Bleu plié au noir
    Contre le désert (lecture de Michel Diaz)
    Contre le désert (lecture d’AP)
    Septième pas (extrait de Comme des pas qui s’éloignent)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de L’Amourier éditions)
    une page sur Vers les riveraines
    → (sur Terres de femmes)
    Alain Freixe & Raphaël Monticelli | Chère
    P/oésie, le blog d’Alain Freixe : La poésie et ses entours
    → (sur Terres de femmes)
    Serge Bonnery et Alain Freixe, Les Blessures de Joë Bousquet, 1918-1939 (lecture d’AP)





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