Étiquette : éditions des Lisières


  • Kimberly Blaeser | Manoominike-giizis


    Résister en dansant







    MANOOMINIKE-GIIZIS





    Ricing moon
    when poling arms groan
    like autumn winds through white pine.
    Old rhythms find the hands
    bend and pound the rice,
    rice kernels falling
    falling onto wooden ribs
    canoe bottoms filling with memories —
    new mocassins dance the rice
    huffs of spirit wind lift and carry the chaff
    blown like tired histories
    from birchbark winnowing baskets.
    Now numbered
    by pounds, seasons, or generations
    lean slivers of parched grain
    settle brown and rich
    tasting of northern lakes
    of centuries.







    MANOOMINIKE-GIIZIS



    Lune du riz*
    quand les bras poussant sur les perches gémissent
    pareils aux vents d’automne dans les pins blancs.
    Des rythmes anciens trouvent les mains,
    courbent et battent le riz,
    les grains tombent
    tombent sur des côtes en bois
    au fond des canoés qui se remplissent de souvenirs —
    des mocassins neufs dansent le riz
    les soupirs de l’esprit vent lèvent et portent la balle
    soufflée comme des histoires fatiguées
    depuis des paniers d’écorce de bouleau.
    Maintenant numérotés
    en grammes, saisons, ou générations
    de maigres éclats de grains séchés
    s’installent bruns et riches
    ayant le goût des lacs du nord
    le goût des siècles.




    Kimberly Blaeser, « Manoominike-giizis » [« II. Hunger for Balance », Copper Yearning, Holy Cow Press, Duluth, Minnesota, 2019, p. 45], in Résister en dansant | Ikwe-Niimi : Dancing Resistance, édition bilingue, éditions des Lisières, Nyons, 2020, pp. 36-37. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Béatrice Machet.



    _____________
    * Les Indiens ne divisaient pas l’année en mois mais en lunes. Le nom de chaque lune était donné en fonction d’un événement marquant se déroulant pendant cet intervalle de 28 jours.






    Résister en dansant 3




    KIMBERLY BLAESER


    Kim-blaeser-homepage
    Source




    ■ Voir aussi ▼


    le site de Kimberly Blaeser
    → (sur Terre à ciel)
    une lecture de Résister en dansant par Jean Palomba





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Regina José Galindo | Pour chaque champ de maïs que tu brûleras


    Por cada milpa que tú quemes
    nosotros sembraremos cien semillas

    Por cada feto qu tú mates
    nosotros criaremos cien hijos

    Por cada mujer que tú violes
    nosotros tendremos cien orgasmos

    Por cada hombre que tú tortures
    nosotros abrazaremos cien alegrías

    Por cada muerto que tú niegues
    nosotros tejeremos cien verdades

    Por cada arma que tú empuñes
    nosotros haremos cien dibujos

    Por cada bala perdida
    cien poemas

    Por cada bala encontrada
    mil canciones.







    Pour chaque champ de maïs que tu brûleras
    nous sèmerons cent graines

    Pour chaque fœtus que tu tueras
    nous élèverons cent enfants

    Pour chaque femme que tu violeras
    nous aurons cent orgasmes

    Pour chaque homme que tu tortureras
    nous embrasserons cent joies

    Pour chaque crime que tu nieras
    nous tisserons cent vérités

    Pour chaque arme que tu brandiras
    nous ferons cent dessins

    Pour chaque balle perdue
    cent poèmes

    Pour chaque balle trouvée
    mille chansons.





    Regina José Galindo, Rage/Rabia, édition bilingue, éditions des Lisières, Collection Hêtraie, 2020, pp. 54-55. Traduit de l’espagnol (Guatemala) par Laurent Bouisset.






    Rage



    REGINA JOSÉ GALINDO


    Regina josé Galindo 2
    Source




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions des Lisières)
    la page de l’éditrice sur Rage/Rabia
    le site de Regina José Galindo





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Salpy Baghdassarian | [Au commencement j’étais une femme]



    Salpy texte 3









    [AU COMMENCEMENT J’ÉTAIS UNE FEMME]




    Au commencement
    j’étais une calculette
    mon père évalua pertes et profits
    m’insulta et s’en alla
    Ma mère qui m’a portée
    pesa son bonheur et son malheur
    m’insulta et s’en alla
    Mon frère me mit à terre
    d’un doigt écrasa les fourmis
    recensa les mortes et les vivantes
    me donna un coup de pied
    et s’en alla

    Au commencement
    j’étais une femme




    Salpy Baghdassarian, Quarante cerfs-volants, éditions des Lisières, Collection Hêtraie, 2020, page 7. Traduit de l’arabe (Syrie) par Souad Labbize. Linogravure de Maud Leroy d’après un dessin de Marion Freyre.





    Salpy Baghdassarian  quarante cerfs-volants



    SALPY BAGHDASSARIAN


    Salpy Baghdassarian  portrait NB
    Source


    Arménienne née à Alep, Salpy Baghdassarian a fui la guerre en Syrie et réside à Toulouse où elle continue à écrire en arabe et à traduire de l’arménien. Elle a remporté le second prix du concours de poésie sur MBC1 en 2010. Ses poèmes sont publiés dans de nombreux magazines littéraires et anthologies. Elle est également artiste peintre et a participé à des expositions collectives ou individuelles en Syrie, au Liban, au Canada et en France.




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site du Marché de la poésie)
    une fiche sur Quarante cerfs-volants
    le site des éditions des Lisières





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  • Felip Costaglioli | Redécorer la grotte


    REDÉCORER LA GROTTE
    (extrait)





    Je suis

    pour certains
    insolite   pittoresque

    exotique
    et parfois pour les miens

    comme l’okapi
    ou la girafe

    simplement doux
    et bon

    mais pour
    d’autres

    malveillants   insolents
    apathiques ou violents






    je suis






    un danger
    une horreur

    garçon-fille

    je marche   je parle

    comme un
    danseur




    Un jour que
    je passais

    une écharpe d’algues
    et d’orties

    autour du cou

    nu    sans doute
    à l’intérieur

    une enfant enragée

    m’a craché
    des crapauds




    Ma mère    enfin l’une d’entre elles
    celle qui vit ici    en fit des marmelades
    amènes et gluantes. Pour son goûter
    en pénitence   l’enfant les mangera
    avec du pain mouillé.





    Felip Costaglioli, « Redécorer la grotte », NU, éditions des Lisières, 2020, pp. 9-13.






    Felip Costaglioli  NU



    FELIP COSTAGLIOLI


    Felip Costaglioli NB
    Source





    ■ Felip Costaglioli
    sur Terres de femmes


    Ce que c’est (poème extrait de Ce qu’on vaut de poussière)
    Ne pas jouer avec (poème extrait de Loin de chez soi ?)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de St. Cloud State University)
    une notice bio-bibliographique sur Felip Costaglioli
    le site des éditions des Lisières






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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Iboshi Hokuto | [Ouvrant les journaux]




    Iboshi extrait







    [OUVRANT LES JOURNAUX]




    Ouvrant les journaux
    lorsque je lis un article
    sur les Aïnous,
    surgissent à chaque fois
    des pensées qui me tourmentent


    Il n’existe plus

    de pureté aïnoue

    à l’heure d’aujourd’hui

    Je regretterai toujours

    les villages d’autrefois


    En souhaitant vivre
    mais également mourir
    comme un Aïnou
    le cœur attristé je peins
    les motifs chers à mon peuple


    Reprenez courage

    ô mes frères aïnous

    Il faut souhaiter

    De grandir et prospérer

    Sur la terre comme au ciel


    Voilà que la nuit
    déjà s’est bien avancée
    Soudain malgré moi
    songeant à mes compagnons
    je me mets à sangloter



    Iboshi Hokuto | 違星北, poète aïnou (1901-1929), Chant de l’étoile du nord, carnet, édition bilingue français/japonais, Éditions des Lisières, Collection Aphyllante, 26110 Nyons, décembre 2018, pp. 36-37. Traduction et adaptation Fumi Tsukahara et Patrick Blanche. Préface de Gérald Peloux.






    Iboshi Hokuto  Chant de l'étoile du nord




    _________________________________

    Note de l’éditeur : première traduction française d’un poète aïnou, le Carnet d’Iboshi Hokuto est le témoignage poétique d’une lutte pour la reconnaissance d’un peuple. Premiers habitants de l’île d’Hokkaïdo annexée au Japon en 1869, les Aïnous (terme signifiant « les hommes », « les êtres humains ») ont dû attendre 2008 pour que l’État japonais reconnaisse leur statut d’autochtones. Avec beaucoup d’humour et parfois d’amertume, celui que l’on appela le Takuboku des Aïnous nous conte à travers ses tankas (133) et quelques haïkus (21), les vicissitudes de sa vie et de son peuple. Refusant la soumission à la langue et à la culture dominantes, Iboshi Hokuto fera de sa courte vie un appel à la dignité et œuvre de résistance.





    IBOSHI HOKUTO


    Iboshi Hokuto




    Né en 1901, Iboshi Hokuto fait partie des pionniers (avec Batchelor Yaeko et Moritake Takeichi) d’une littérature moderne aïnoue en langue japonaise. Auteur de poésie, d’essais, de contes et d’un journal, il vivra de petits boulots et luttera jusqu’à sa mort en 1929 pour la dignité de son peuple.




    ■ Voir aussi ▼

    le site des éditions des Lisières





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Ali Thareb | [Les assassins ont | des enfants]




    [LES ASSASSINS ONT | DES ENFANTS]




    Les assassins ont
    des enfants qui ont besoin de se promener
    des amantes qui les attendent
    des rendez-vous avec leurs amis
    des jardins qui requièrent davantage de soins
    des rêves ignorant tout de la fatigue des pieds
    ils sont très occupés
    c’est pourquoi nous devons mourir facilement
    mourir en évitant de les retarder



    Ali Thareb, Un homme avec une mouche dans la bouche, édition bilingue, Éditions des Lisières, 2017, page 41. Traduit de l’arabe (Irak) par Souad Labbize. Sélection du Prix des Découvreurs 2018/2019.






    Ali Thareb  Un homme avec une mouche dans la bouche






    ALI  THAREB


    Ali Thareb
    Ph. D.R.




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site Les Découvreurs/éditions LD)
    Parole et barbarie. Un homme avec une mouche dans la bouche du poète irakien Ali Thareb, par Georges Guillain





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  • Aya Mansour | Des choses qui ressemblent à la mort



    DES CHOSES QUI RESSEMBLENT A LA MORT




    Échappés des bouches des portes
    des hurlements nous poursuivent
    nous sortons
    laissant aux maisons
    le soin de garder nos larmes et nos ombres




    Les cailloux sont
    des larmes durcies
    d’enfants qui ont oublié leurs yeux
    sur les trottoirs
    en attendant des lendemains




    J’écoute le tonnerre
    cri fulgurant
    d’enfants en fuite




    Pour les morts nous sommes des fantômes
    qui cherchent au cimetière
    des ruelles
    paisibles




    Les patries nous font mal
    comme une porte qui claque sur un seul
    doigt




    Mon âme est un morceau de viande
    dans la boucherie du monde




    J’entre dans le vase de ma cage thoracique
    j’y entre et la fleur fanée n’est pas cueillie





    […]



    Aya Mansour, Seule elle chante, éditions des Lisières, Collection Hêtraie, édition bilingue français-arabe, 2018, pp. 51-53. Traduit de l’arabe (Irak) par Souad Labbize. Linogravure de Maud Leroy d’après un dessin de Marion Freyre.






    Aya Mansour  Seule elle chante 2





    AYA MANSOUR


    Aya Mansour





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur la page Livres du site des éditions des Lisières)
    la notice de l’éditeur sur Seule elle chante d’Aya Mansour





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Souad Labbize | [J’ai pisté tes traces]




    [تعقّبتُ آثارك]



    تعقّبتُ آثارك

    بعضُ العلامات

    على الثلج المتراكم من الليل

    الرغبةُ كانت أسرع من ساقيَّ

    أنفاسي المحمومة

    كانت تذيب

    أثر خطواتكِ






    [J’AI PISTÉ TES TRACES]



    J’ai pisté tes traces
    quelques indices
    sur la neige d’une nuit
    le désir courait plus vite
    que mes jambes
    mon haleine fiévreuse
    faisait fondre
    l’empreinte de tes pas



    Souad Labbize, Brouillons amoureux, Éditions des Lisières, 2017, pp. 54-55. Traduit en arabe par Mais-Alrim Karfoul et Souad Labbize.







    Souad Labbize  Brouillons amoureux





    SOUAD LABBIZE


    Souad Labbize
    Source




    ■ Souad Labbize
    sur Terres de femmes


    Baluchon d’exil, 23 (extrait de Je franchis les barbelés)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions des Lisières)
    la fiche de l’éditeur sur Brouillons amoureux





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Terres de femmes | Terre di donne : 12 poètes corses

    par Alain Nouvel

    Terres de femmes | Terre di donne
    12 poètes corses,

    anthologie bilingue (français-corse)
    coordonnée par Angèle Paoli,
    Éditions des Lisières, Collection Hêtraie
    (voix poétiques féminines bilingues), 2017.
    Linogravure de Maud Leroy.



    Lecture d’Alain Nouvel



    COULEURS DE FÉMININ(S) ?



    « rien ce soir

    rien au couchant

    rien à l’aube

    rien »

    Marianne Costa,

    « Solstice d’hiver »



    « La femme, ce continent noir », soupirait Freud, et Lacan poursuivait en affirmant : « La femme n’existe pas ». Or, Terres de femmes | Terre di donne nous donne à lire 12 « poètes » au féminin, et non pas 12 « poétesses ». C’est que le féminin n’est pas dans les images stéréotypées de « LA » femme, ou de ce que devrait être une prétendue « poésie féminine ».

    Ce que j’ai entendu, en lisant ces voix de femmes (et l’objet-livre donne à entendre-voir ces « noms de femmes », appelés l’un après l’autre, avant chaque corps de texte), c’est la couleur du féminin, et, pour tout dire, les multiples couleurs des féminins.

    Le titre du recueil, déjà, renseigne. Le pluriel est de mise. Même si ces femmes sont toutes corses (ou apparentées corses), leur île est multiple. D’ailleurs chacune est « isolée » chaque fois des autres par une page blanche, comme par une étendue marine. Avec chaque poète, nous touchons un nouveau rivage, une terre nouvelle, autre.

    « Nul ne sait que je suis étrangère », dit Catherine Getten Medori, mais nul n’ignore que nous le sommes tous, et Danièle Maoudj, dans son poème dédié à Angèle, semble répondre en évoquant les Antilles : « J’atteins la prunelle du volcan » ou encore : « La nuit des mots épice l’insomnie des archipels » […] C’est que « [m]aronne le sens de la vie », et la poésie pourrait bien m’inviter « à traverser l’épreuve de l’étrangère »…

    Que savons-nous de nos prétendues « identités », de nos genres ? Ne sommes-nous pas obscurs à nous-mêmes ? Comme le dit Anne Marguerite Milleliri : « L’enfance tremble jusqu’aux os | dans le corps d’une femme » et si « [t]remble l’absence », alors, il ne reste plus que « le risque du chemin », « ce risque d’amour qu’est l’amour », et Lucia Santucci semble lui faire écho en faisant chanter « le marin qui s’improvise sage-femme » et qui accueille dans ses bras le nouveau-né de « l’africaine, la migrante ».

    Mais c’est Hélène Sanguinetti qui apporte à cette question la réponse la plus radicale et la plus forte :

    « Le mal ? vouloir tout […] Ici, je sais qui je suis : personne. »

    C’est sur une plage que la révélation peut avoir lieu, au moment où se confondent la mer et la nuit, au moment où « deux surfaces se sont éprises, battent ensemble ». Et l’on peut également penser à ce « Personne » que fut Ulysse.

    Nous sommes nos contradictions, nous en vivons, elles nous bâtissent. « Une mère pleure », dit Marianghjula Antonetti-Orsoni déplorant la guerre qui « anéantit les couleurs de l’humanité », et Angèle Paoli évoque, elle, « l’ultime conciliabule » entre une mère et sa fille, ce passage terrible de la vie au trépas de « mamma », ce moment où « ELLE EST » tandis qu’elle n’est plus, où « elle » passe d’ici en ailleurs, où elle devient autre, où elle devient tout.

    Peut-être que l’un des traits les plus caractéristiques du « féminin » serait cette aptitude à la métamorphose, ce « oui » dit au passage, à l’accueil de l’autre, en soi ou avec soi. D’ailleurs, nous lecteurs, glissons sans cesse de la langue corse au français, du français au corse comme pour mieux entendre ce qui se dit entre les mots, ce qui s’élabore à travers eux et leur échappe. La poésie est dans cet écart, dans ce mouvement de l’une à l’autre langue : « mer masculine en notre langue, mer-femme en d’autres langues », dit Lucia Santucci. Et Marie-Ange Sebasti continue en inventant en corse le mot Migrazione, qui n’existe pas encore mais qu’elle fait exister dans son poème. Elle parle de « villes grouillantes » dans la version française de son texte, ce qui est traduit en corse par cità bufunime (mot à mot, « villes bourdonnantes »)… Nous avons besoin des deux, du grouillant et du bourdonnant, pour entendre et voir ces villes.

    Après vous avoir lues, poètes, j’ose vous dire :

    « Je me sens femme comme vous, poète et corse, comme vous. »



    Alain Nouvel
    D.R. Texte Alain Nouvel
    pour Terres de femmes




    ______________________________________
    NOTE : Les auteures :

    Marianghjula Antonetti-Orsoni, Marianne Costa, Patrizia Gattaceca, Annette Luciani, Danièle Maoudj, Catherine Medori, Anne Marguerite Milleliri, Angèle Paoli, Isabelle Pellegrini-Alentour, Hélène Sanguinetti, Lucia Santucci, Marie-Ange Sebasti.





    Terre di donne Z
    ALAIN  NOUVEL


    Alain Nouvel portrait 2
    Ph. D.R.




    ■ Alain Nouvel
    sur Terres de femmes

    une lecture d’Au nom du Nord, du Sud, de l’Est et de l’Ouest par Angèle Paoli



    ■ Voir aussi ▼

    le site des éditions des Lisières
    → (sur le site des éditions des Lisières)
    la fiche de l’éditeur sur Terres de femmes | Terre di donne, 12 poètes corses
    → (sur Terres de femmes)
    Kallistè, la Corse, ma terre de mémoire





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Alain Nouvel, Au nom du Nord, du Sud, de l’Est et de l’Ouest

    par Angèle Paoli

    Alain Nouvel, Au nom du Nord, du Sud, de l’Est et de l’Ouest ,
    Éditions des Lisières, Collection Coléoptère,
    26110 Nyons, novembre 2016.



    Lecture d’Angèle Paoli




    Baronnies
    Le pays existe. Je l’ai rencontré. Il prend la forme et l’envergure que lui
    donne l’écrivain. Il se situe à la lisière. Entre Drôme Provençale et
    Hautes-Alpes. C’est le terroir des Baronnies, avec ses hauts plateaux,
    ses vallées profondes que l’ombre habite comme les vents qui s’engouffrent
    dans les cavités des gorges, dans les failles et les grottes.
    D.R. Ph. Régine Santelli, juillet 2016








    « JE TOURNE MON REGARD VERS DEHORS »



    Elles sont sept. Sept nouvelles rassemblées sous le titre Au nom du Nord, du Sud, de l’Est et de l’Ouest. Sept récits, écrits et rassemblés ici par Alain Nouvel sous un intitulé de prière-profane, liée/livrée aux quatre points cardinaux. Un credo qui court tout au long du recueil et qui oriente l’orant :

    « “Au nom du Nord, du Sud, de l’Est et de l’Ouest” ; finalement le signe de la croix permet de bien se situer par rapport à la seule transcendance à laquelle je crois, ces astres d’où nous sommes nés. » (« Au col du Perty »).

    La maison du magicien-conteur qu’est Alain Nouvel se fait l’écho silencieux de ce credo en harmonie avec le « passage des vents, des nuages, du temps. » Comme les récits qu’elle nourrit de son esprit, elle est habitée par l’ombre qui est à elle seule « un pays, l’hiver, avec ses frontières, ses liserés et ses lisières. » Elle donne son nom à l’une des nouvelles. Danse l’ombre est bercée par les grands silences des montagnes qui la protègent. Montagne de Lure/La Baume Noire/la Nible/le Ventoux. La maison de l’auteur, un poète à la prose admirable, ravit. On se prend à rêver de s’y blottir, on s’y pelotonne, on s’y laisse bercer pour savourer, dans une demi-veille, le mystère du recueil. Le poète y vit seul. Seul avec ses songes, avec ses fantômes et ses feuillets qui s’amoncellent, ses livres, ses contes et le silence. « Un grand silence musical, transparent ». Un silence peuplé cependant de voix, vibrant de notes inouïes. Un silence qui pétrit son homme ; comme les mains pétrissent les mots ou le pain.

    « Quand je pétris le pain, les mots, toujours, vont et viennent. […] Aussi, je n’arrête jamais de pétrir ni d’écrire, c’est le même métier. » (« L’orgue et le pain »).

    Le pain, les mots la neige sont de la même essence. Pétrissables.

    « Le matin, j’ai pris un peu de neige entre mes doigts, l’ai malaxée, j’ai pensé à la farine que je pétrissais et qui résistait, tiède, à ma poussée, tandis que la neige, elle, ne résiste pas. »

    Au silence est aussi liée la musique. L’une est l’envers de l’autre. Tous deux indissociables. Pour le conteur mélomane, l’orgue joue une partition singulière. Comme celle, inédite, dont Tournelâme Fraîchardie, maître de chapelle de Rosans, est l’inventeur. Une « non-musique » semblable à « une eau de source », délivrée par un instrument muni de « deux mains expertes » qui vont se saisir de l’organiste :

    « quand l’orgue se déchaîne, je me sens vibré jusqu’à l’os, sculpté par ces deux mains des aigus et des graves. Chaque dimanche, la farine et l’eau de ma vie sont pétries par un chant nouveau. Il n’y a pas de mots pour ça. Je reste muet. Je me sens exulter et crier sous la foudre sonore de l’orgue comme un pain qui se cuit. »

    Étrange comparaison filée qui se tisse autour de l’orgue, établit des points de rencontre permanents entre divers registres qui constituent l’essence même de la prose poétique d’Alain Nouvel. Un peu plus loin, dans le même récit, on retrouve au sommet de la Nible la même exaltation :

    « Quand je franchis la porte, que je m’allonge sur le sommier de bois et que je me couvre de la tête aux pieds, j’entends longuement le vent chanter, parler, prier, et c’est comme un autre orgue qui me fait vibrer, un orgue nocturne et céleste, un orgue stellaire, le grand orgue de l’univers. »

    D’autres orgues encore peuplent les récits d’Alain Nouvel. Celui, liquide, de la roue à aubes qui jouxte sa maison.

    « Ma maison est liquide, presque, construite en galets oblongs, tout en rondeur, tout en longueur, sans aucun angle, épousant les courbes de la rive. Ma maison appelle la caresse. »

    La roue à aubes, elle, fournit au narrateur de la nouvelle — « L’orgue de la Sorgue » — une infinité de sons qui varient avec les saisons et le débit de l’eau. De quoi inventer de petits instruments comme ce « hurle-loup » qui imite « les plaintes d’une meute » ou bien cet « orgue-à-bouche-rossignol », taillé dans les branches, « sureaux et frênes creux ». Et si le narrateur tire de cet « instrument éphémère et fragile » une musique qui le bouleverse, c’est qu’elle lui révèle ce que nous sommes.

    « C’est qu’elle est comme nous dans le temps, éphémère, et que sa danse et ses trébuchements sont l’image terrible et sublimée des nôtres. Chaque son produit l’est maintenant, pour la première fois et à jamais, et puis ne sera plus. »

    La voix d’Alain Nouvel guide le lecteur. Elle le conduit en des lieux reculés mais aussi dans des rythmes et sinuosités que la langue d’aujourd’hui n’explore plus guère. On y goûte la saveur oubliée des grands textes d’Henri Bosco et de Jean Giono, paysages palimpsestes peut-être dont la lumière affleure sous les pages. On suit le marcheur infatigable sur les sentes des montagnes à la rencontre des nuages et du ciel ; à la rencontre parfois d’un chevrier ou de quelque bergère. À la rencontre de lui-même et de ces autres, ombres multiples, inattendues que l’on porte en soi. Double féminin ou ombre d’un frère défunt dès avant la naissance.

    « Une inconnue me visite dans mes rêves chaque nuit, et même… pendant mes insomnies. […] Cette inconnue, j’ai peu à peu découvert que c’était… la femme que je ne suis pas. Celle que je suis au contraire, mais par intermittence et de façon secrète… Cela fait tout de même étrange de se découvrir femme et d’observer celle qu’on aurait pu être, qu’on aurait été si… »

    Quant au frère défunt, s’il se permet de se manifester au vivant, c’est que celui-ci a « choisi de vivre avec l’ombre, avec les ombres. » Il lui parle et se confie :

    « Tu resterais plein sud, dans la lumière, je ne pourrais pas t’approcher ni t’apparaître, tu n’envisagerais même pas que je puisse avoir un visage. Mais tu es là, dans ta maison au nord, dans sa pénombre si parlante et il me semble que c’est cela, cette lumière incertaine, qui permet à mon ombre de danser avec toi. Je voulais te remercier de cela. »

    Le récit frôle parfois le fantastique. Le Horla de Maupassant rôde, « bien plus humain, bien plus tendre, bien plus animal que les Horla-robots que nous promet la science… J’ai toujours eu de la tendresse pour ce Horla. C’est qu’il est un être vivant, lui aussi, qu’il peut mourir et que le feu peut le détruire. Décidément, je suis bien trop humain pour n’être qu’un théoricien. » [« À la lumière de Baume Noire (Monologue d’un théoricien) »].

    Chaque nouvelle est différente de la précédente mais, ainsi rassemblées, ces nouvelles offrent une voix qui résonne de sa musique singulière. On y croise des personnages excentriques et mystérieux de la même envergure que le Casagrande de L’Iris de Suse, l’ultime roman de Giono. Des personnages imprévisibles, comme le géant Giovanni Strozza rencontré dans une hôtellerie abandonnée. Le décor et les personnages de cette dernière nouvelle — « La neige avant qu’elle tombe à Rémuzat » — semblent appartenir à un autre monde et l’on ne parvient plus à distinguer s’ils existent vraiment ou bien s’ils émanent des songes de l’auteur.

    On baigne dans une atmosphère sauvage, en parfaite symbiose avec la nature et le cosmos. Une force tellurique traverse, qui évoquerait celle lointaine mais toujours sensible d’une Philis de la Charce retranchée en son château-éperon, en surplomb de l’Oule (absente du récit, je m’attendais pourtant à la voir surgir au détour d’une phrase).

    « Je décidai donc d’aller vers le nord et de remonter la vallée de l’Oule, vers La Motte Chalançon. J’allais me mettre en route à pied, dans le froid coupant du petit matin d’hiver […] Ce n’était plus un chemin d’aujourd’hui, son asphalte noir bien lissé, non, c’était une route empierrée, blanche, poussiéreuse et sentant la terre. Je l’avais décidé ainsi, j’irai dans un autrefois. J’allais m’enfoncer dans un pays qui n’existait pas. »

    Le pays existe. Je l’ai rencontré. Il prend la forme et l’envergure que lui donne l’écrivain. Il se situe à la lisière. Entre Drôme Provençale et Hautes-Alpes. C’est le terroir des Baronnies, avec ses hauts plateaux, ses vallées profondes que l’ombre habite comme les vents qui s’engouffrent dans les cavités des gorges, dans les failles et les grottes. Mais la vraie maison d’Alain Nouvel est l’écriture, une écriture elle aussi à la croisée des chemins :

    « Je comprenais que ma maison c’était d’errer de mot en mot, tantôt dans une fiction finie et achevée, avec tout le confort, tout bien tracé, balisé, repeint de neuf, une forme complète, tantôt dans ces trames incertaines et fuyantes, filandreuses, pleines de trous , des haillons de pensée, des ruine en construction qui ne protégeaient pas des courants d’air. Il me fallait les deux, et surtout, me trouver devant le vide d’une route, qui s’ouvrait vers je ne sais qui, je ne sais quoi, un autre monde… »

    « Je tourne mon regard vers dehors ».

    Au dehors, une lumière dorée joue encore pour quelque temps dans le squelette de ma treille. Il fera bientôt nuit. Je referme mon livre. Mais je sais qu’il m’accompagnera dans cette traversée d’hiver.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Alain Nouvel,







    ALAIN  NOUVEL


    Alain Nouvel portrait 2
    Ph. D.R.




    ■ Alain Nouvel
    sur Terres de femmes


    Anton (lecture d’AP)
    [Tu bois, aux sources de la foudre] (extrait de Pas de rampe à la nuit ?)



    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la revue Possibles)
    une recension d’Au nom du Nord, du Sud, de l’Est et de l’Ouest par Pierre Perrin
    le site des éditions des Lisières
    → (sur le site Les Découvreurs)
    une lecture d’Au nom du Nord, du Sud, de l’Est et de l’Ouest par Georges Guillain





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